1La volonté de Clément VI de doter l’Église d’instruments qui illustrent, si l’on veut reprendre des catégories de Michel Foucault, la transition entre le pouvoir pastoral et la gouvernementalité, inscrits dans une théologie des œuvres et des mérites qui enracine l’action de l’Église dans le monde terrestre, peut également se lire dans la canonisation de saint Yves – ce qui ne signifie pas, de même que dans le cas du jubilé de 1350, qu’il n’y eût pas également des motivations politiques immédiates. En effet, Yves de Tréguier est mort en 130335 et, dès le règne de Clément V, entre 1312 et 1314, le duc Jean III de Bretagne demande au pape de faire une enquête canonique sur la vie, les vertus et les miracles de l’official de Tréguier. La demande est renouvelée sous Jean XXII et, en décembre 1329, le frère du duc et l’évêque de Tréguier se rendent à Avignon. Le 26 février 1330, le pape décide l’ouverture d’une enquête et nomme trois évêques commissaires36. La procédure se met alors en route, telle qu’elle s’est formalisée dans le dernier tiers du xiii^e siècle, en particulier sous l’influence du canoniste Henri de Suse (Hostiensis)37. Les prélats interrogent collectivement 500 témoins et recueillent 249 dépositions individuelles, mises en forme par les notaires qui les accompagnent pour être copiées dans le procès de canonisation, produisant un premier niveau de construction de l’information38. Déposé devant le pape et le consistoire durant l’été 1330, ce procès est ensuite, toujours selon la procédure, confié à une commission de trois cardinaux qui en extraient un rapport ordonné sur la vie et les miracles d’Yves, constituant ainsi un second filtre juridique et bureaucratique. Le rapport est présenté au consistoire le 4 juin 1331, mais, alors que la cause est jugée et décidée positivement, l’affaire est suspendue au dernier moment39.

2La cause, laissée de côté durant tout le règne de Benoît XII, reste très affaiblie au début du règne de Clément VI par la guerre civile qui a éclaté après la mort du duc Jean III, en 1341. Mais, en 1345, le demi-frère du duc meurt à son tour, laissant momentanément le champ libre à Jeanne, la nièce, épouse de Charles de Blois40. Ce dernier reprend à son compte la canonisation d’Yves, fait le voyage d’Avignon et dépense sans compter pour la faire aboutir au mois de mai 134741. L’ensemble de ce récit est retracé par Clément VI lorsqu’il prend la parole une première fois le samedi 18 mai, en consistoire public. Son discours est construit selon les règles classiques d’une collation en trois parties. La première, très courte, invoque le Seigneur pour qu’il apporte son appui à l’entreprise. La seconde partie relate les étapes que nous venons de résumer, tout en proposant sa propre justification de la reprise de la cause. Le pape reprend le modèle du songe pontifical : Yves lui est apparu et lui a demandé pourquoi sa canonisation était abandonnée42. Le pape lui a répondu qu’il allait s’en charger, mais fournit aussi deux justifications plus personnelles. L’une est géographique, car la mère du duc de Bretagne, premier promoteur de la cause, était limousine, comme lui43 ; l’autre chronologique, car Yves est mort à cinquante ans, accédant à la gloire céleste à l’âge exact où Clément VI est devenu pape, parvenant à la gloire terrestre, cependant pour souffrir au service des chrétiens tandis qu’Yves pouvait jouir de la vision béatifique44 – ce qui rappelle la manière dont les sermons sont tissés de notations biographiques et de jeux d’échos avec la vie de Pierre/Clément.

Le discours de canonisation (18 mai)

3Le pape en arrive ensuite au cœur de la procédure, l’opération de canonisation elle-même. Avant de prononcer la sentence de canonisation selon la formule45, Clément VI résume les mérites et les miracles du nouveau saint. Ce faisant, après le double filtre du procès de canonisation et du rapport des cardinaux, et avant la bulle officielle de canonisation et la rédaction de l’office du nouveau saint, une nouvelle strate d’écriture vient recouvrir la vie du saint. Le matériau concernant la vie et les miracles d’Yves est réorganisé une troisième fois, dans une perspective canonique mais surtout théologique. Clément VI ne connaît d’Yves que ce qu’il a pu lire dans les deux textes de 1330 et 1331, et cette lecture est elle-même orientée dans un sens tout à fait particulier.

4Le pape commence par présenter les mérites du saint selon huit points : la foi catholique d’Yves, son ascétisme, son souci des pauvres, son zèle de prêtre dans les offices et les prières, son humilité, sa pureté, la qualité de sa pastorale, enfin sa spiritualité46. Chaque point est construit de la même manière : le pape expose à l’aide du dossier de canonisation les grands traits du comportement du nouveau saint, puis les commente avec une succession de citations bibliques qui rapprochent Yves des grandes figures testamentaires47. Ce travail montre que Clément VI s’est penché avec précision sur le dossier d’Yves. Il n’emploie quasiment jamais le procès de canonisation lui-même ; presque tout le discours est composé à partir du rapport de la commission cardinalice. Le pape a tendance à utiliser en priorité les rubriques confectionnées par les cardinaux, qu’il reprend souvent telles quelles48. Cependant, ce travail de montage n’est pas de la copie pure et simple. Clément VI a parfois recours non pas seulement aux rubriques des cardinaux, mais aux annexes mentionnant les textes des témoignages. Sur certains points, il pense que les cardinaux ont écarté certaines idées importantes et il cherche dans les annexes des éléments pour étoffer une démonstration qui lui tient à cœur49, tandis qu’il regroupe parfois des éléments que les cardinaux avaient dispersés dans plusieurs rubriques.

5Ce travail de lecture et d’écriture se double, dans le cas des récits concernant la vie, d’une surimposition typologique de modèles bibliques, qui concerne également la partie touchant aux miracles. Le même processus de filtrage et de sélection est à l’œuvre. Au cours du procès de canonisation, les témoins racontent ce qu’ils considèrent comme étant des miracles réalisés par Yves, de son vivant ou bien après sa mort. Dans leur rapport, les cardinaux et leurs collaborateurs collationnent ces récits pour recomposer une série de miracles considérés comme authentiques, réordonnés selon une liste rubriquée et numérotée. Dans le cas d’Yves, la liste des cardinaux comprend cent dix miracles. Dans cette liste, produit d’une procédure juridique et d’un travail littéraire, le pape opère à son tour une sélection pour en retenir treize qui lui paraissent plus significatifs. Il suit de très près les récits du rapport des cardinaux, ne modifiant qu’un ou deux détails de peu d’importance, sinon en enlevant les noms propres, comme pour donner une sorte de valeur générale, exemplaire à ces récits miraculeux50.

6On pourrait penser que le pape n’a aucune originalité et ne fait que recopier ses sources. Cependant, une analyse détaillée montre que le travail de composition des données collectées dans le dossier est significatif de la portée que Clément VI veut donner à cette canonisation. Se dévoilent à travers ce discours de consistoire les grandes lignes d’une théologie de la sainteté dont on ne connaît guère de formulation pour le milieu du xiv^e siècle et qui prend place dans un projet réformateur complémentaire de celui qui a alimenté la théorie des indulgences. Le premier élément frappant dans le cas d’Yves est le déséquilibre entre la place accordée à la vie et aux vertus d’Yves, et celle faite aux miracles. Clément VI consacre environ huit fois plus de place au récit de la vie d’Yves qu’à celui de ses miracles. La papauté tente de contrôler les formes de dévotion populaire appuyées sur une fervente croyance dans les miracles du saint et veut promouvoir le saint comme modèle de vie chrétienne51.

7Les choix du pape au sein de chaque catégorie, miracles et vertus, ne sont pas moins intéressants. Sur ces treize miracles retenus, trois sont des miracles ante mortem : nourriture miraculeuse, vêtement, exorcisme. Le saint homme n’est pas de son vivant un faiseur de mirabilia, son plus grand miracle devient la perfection de sa vie52. En revanche, les miracles post mortem et leur dimension thaumaturgique restent spectaculaires53 : il y a trois guérisons (aveugles, paralytiques), mais surtout sept résurrections d’enfants54. On peut s’interroger un instant sur la signification de ce choix, qui peut être interprété de deux façons. Ou bien le pape a voulu signifier par là la puissance du saint, en choisissant une forme impressionnante de manifestation, destinée à frapper l’auditoire. Ou bien, après avoir opéré une véritable sélection dans les six premiers miracles, il s’est laissé aller, pour finir son discours, à prendre en bloc une succession de miracles – l’un est répété deux fois, ce qui est peut-être un signe que cette partie n’a pas forcément été dite telle quelle55. Dans tous les cas, ces miracles, qui montrent la résistance du modèle thaumaturgique, n’occupent qu’une place mineure dans le texte de Clément VI.

8En revanche, le pape s’attarde bien plus longuement sur la vie et les vertus de saint Yves. Non seulement cet intérêt est en lui-même révélateur d’une conception de la sainteté qui passe par une vie exemplaire, mais de plus le choix fait parmi les vertus est significatif. On est ici aux antipodes du travail sur les miracles ; le pape a soigneusement sélectionné dans le dossier de canonisation des éléments à mettre en valeur. Il est donc intéressant de comparer ce choix avec les statistiques proposées par J.-C. Cassard56, à propos de la fréquence des mentions des vertus d’Yves dans le procès de canonisation. Si l’on retrouve à peu près les mêmes éléments, perfection de vie, constance dans l’effort, profondeur de la foi, souci des pauvres, rectitude de conduite, soumission aux supérieurs, quelques discordances sont révélatrices de la doctrine pontificale en matière de sainteté.

9Clément VI commence par l’affirmation de la bonne foi catholique du saint, alors qu’elle tient une place marginale du point de vue des témoins, qui ne se posent même pas la question. Ce préalable est une manière de rappeler le magistère de l’Église romaine et l’importance primordiale de l’adhésion à cette Église pour tout chrétien. On retrouve ensuite l’ascétisme, la pureté, l’humilité, mais on remarque surtout que le souci des pauvres joue un rôle plus grand pour le pape que dans les témoignages. Ce point vient en troisième position dans son discours, juste derrière la foi et l’ascétisme, et surtout, c’est le plus développé. Pour la population interrogée, la pauvreté de saint Yves n’est qu’un des aspects de sa vie, liée à l’humilité, et elle tend à s’effacer dans le culte local au profit de la thaumaturgie. D’ailleurs, aucun pauvre ou presque n’est interrogé dans le procès57. Au contraire, le pape met en avant cette vie pauvre comme l’un des éléments les plus importants de saint Yves.

10Cette nouvelle perspective se traduit également par un autre aspect, montrant comment la papauté construit un saint qui n’est pas celui révéré à Tréguier mais qui correspond en revanche aux enjeux théologiques et spirituels du milieu du xiv^e siècle : il s’agit de la figure du bon pasteur, car saint Yves est le seul prêtre canonisé du Moyen Âge. Alors que ce thème tient une place marginale dans les récits des témoins, les cardinaux ont déjà mis en avant cette caractéristique dans leur rapport. Clément VI la reprend en lui faisant une place particulière dans son discours. Sur huit points développés, deux concernent la vie de prêtre d’Yves : l’un célèbre sa piété et son application à célébrer messes et offices, l’autre la qualité de sa pastorale et de sa prédication. La papauté vise ainsi à promouvoir une nouvelle figure de la sainteté, celle du prêtre local, proche de ses paroissiens et en particulier des plus humbles, qui est d’abord un bon serviteur de l’Église, se sanctifiant par l’exercice de sa tâche pastorale, à travers messes et prédications. L’émergence de cette figure au milieu du xiv^e siècle, à un moment de forte montée des courants critiques, apparaît comme le point de départ d’une défense et d’une illustration de l’Église, première esquisse des saints prêtres catholiques de la modernité58.

Le sermon du 19 mai

11La sélection opérée par Clément VI est révélatrice d’une conception de la sainteté qui n’est pas seulement liée au cas particulier d’Yves, comme le montre le sermon prononcé le lendemain, le 19 mai, pendant la messe, qui a beaucoup moins retenu l’attention des historiens depuis que les Bollandistes l’ont considéré comme sans intérêt59. Il s’agit d’un véritable sermon destiné à être prononcé lors d’une messe. Le propos est beaucoup plus spirituel et fait une place majeure à la méditation de passages bibliques, mais la division générale ressemble beaucoup à celle du discours : les mérites et les miracles. Saint Yves reste le point de départ mais, à l’occasion de sa canonisation, Clément VI formule les positions théologiques qui le guident sur la question de la sainteté. Le grand intérêt de ce sermon est donc de donner une portée générale aux choix faits dans le discours de la veille, en particulier au privilège accordé aux mérites par rapport aux miracles.

12La partie consacrée aux mérites est classique du point de vue de la réflexion théologique : elle est surtout l’occasion de rappeler les fondations scripturaires de l’importance des mérites aux yeux de Dieu. C’est la seconde moitié du sermon qui apporte des éléments plus singuliers. Au lieu de suivre la technique classique de développement par distinctions scolastiques et autorités bibliques, le pape se lance dans un développement de type universitaire, correspondant au genre de la question quodlibétique : Utrum videlicet miraculorum operatio debeat me ad alicuius canonizationem movere60. Conscient d’une évolution de la sainteté, Clément VI éprouve le besoin de faire en quelque sorte un point théologique sur la doctrine de la canonisation, telle qu’il l’a mise en pratique pour saint Yves. Comme en ce qui concerne les indulgences, son pontificat marque une volonté de clarification des bases théologiques de l’Église de la fin du Moyen Âge.

13Dans cette question quodlibétique, le pape présente successivement des autorités en défaveur de l’importance des miracles, puis en leur faveur, et introduit les catégories d’analyse d’Augustin et de Thomas (supra, contra, praeter)61. Il propose ensuite une résolution du problème qui expose la position de l’Église à propos des miracles. Il affirme que ce ne sont pas les miracles qui sont le moteur de la canonisation, ce qui explique le peu de place qu’il leur consacre dans le discours sur saint Yves. Il reprend d’abord la base de la théologie des miracles telle que la scolastique du xiii^e siècle l’a construite, par exemple Bonaventure ou Thomas : Dieu est le seul agent des miracles, et non pas le saint, tout miracle ne se fait qu’en invoquant Dieu et par sa grâce62.

14Le pape affirme ensuite que les mauvais hommes peuvent, grâce à la magie et aux invocations, faire des mirabilia qu’on peut parfois prendre pour des miracles63. Qui plus est, Dieu étant tout-puissant et ses desseins parfois impénétrables, il peut très bien faire faire des miracles à de mauvais hommes : les miracles ne peuvent donc pas être considérés comme des preuves de sainteté, cela risque d’être source d’erreurs64. Le problème est cependant plus compliqué, car la procédure canonique oblige à ce que l’on prouve que le saint a fait des miracles. Comment respecter cette exigence, alors que le pape vient de démontrer qu’ils n’étaient pas des preuves de sainteté ?

15Clément VI se lance alors dans la dernière partie de la résolution du problème où il propose une voie moyenne faisant une place aux miracles, tout en la réduisant le plus possible. Il utilise le critère de la vie et de la doctrine de l’homme qu’il s’agit de juger : comme on ne peut rien savoir des seuls miracles, il faut que ces miracles soient accompagnés d’une vie et d’une doctrine exemplaires, c’est-à-dire authentiquement chrétiennes, pour pouvoir envisager la canonisation65.

16Il ajoute deux garde-fous à ce critère qui était déjà bien connu avant lui. Tout d’abord, les miracles d’un vrai saint durent dans le temps, à la différence de ceux d’un mauvais homme ou d’un magicien : c’est toute l’importance des miracles post mortem de saint Yves66. Ensuite, le pape introduit un dernier argument d’autorité : sur les questions de foi et de doctrine, Dieu ne laisserait pas l’Église militante errer67. Donc si l’Église militante, c’est-à-dire le pape en l’occurrence, ultime juge en matière de foi et de doctrine, décide de mener à bien une canonisation, il est sûr qu’elle a l’appui de Dieu. Ce faisant, Clément VI donne une justification théologique forte à la réserve pontificale de la canonisation : il faut que ce soit le pape lui-même qui canonise, car c’est finalement la seule garantie que le candidat aux autels soit un vrai saint. L’examen de ses mérites et de ses miracles est ainsi en dernier lieu garanti par Dieu lui-même, à travers le vicaire du Christ. Cela permet de justifier qu’on se préoccupe des miracles dans la procédure malgré leur remise en question en tant que preuve : de toute manière, Dieu est l’ultime garantie.

17Cette position théologique est remarquable : elle montre l’importance accordée par la papauté à la sainteté68, à la procédure de canonisation et à sa centralisation, mais témoigne aussi de la prudence de l’Église face aux miracles. Émerge une conception exemplaire de la sainteté recentrée sur les mérites terrestres qui devient un instrument pastoral, grâce à la machinerie de la procédure canonique. À travers Yves, première figure de prêtre canonisé, se dessine une modernité religieuse, celle de l’ouvrier de Dieu, du prêtre de base, du pasteur, de l’ami des pauvres, qui doit fournir un idéal aux fidèles qui rêvent d’une Église plus évangélique. Dans le prolongement des canonisations de Jean XXII et avec le secours de la théologie thomiste, le pape renforce l’idée d’une communion des saints69, ainsi que celle d’un salut par les mérites terrestres70, qui tient à distance le surnaturel mais également la seule grâce. À cet égard comme à propos des indulgences, le pontificat de Clément VI apparaît comme un moment de réflexion pour une papauté déjà aux prises avec les courants réformateurs et qui ébauche des propositions théologiques et spirituelles dont la Contre-Réforme est l’héritière directe.