1Un des épisodes qui montrent le plus clairement l’inscription de Clément VI dans la continuité d’un exercice du pouvoir pontifical mêlant puissances temporelle et spirituelle au sein d’une aspiration rénovatrice est la décision de faire de l’année 1350 une année jubilaire1, à la suite de l’institution du jubilé par Boniface VIII en 1300. Tout commence à la fin de l’année 1342, lorsqu’une ambassade de Rome vient demander au pape de rentrer en Italie. En janvier 1343, le pape délivre un discours solennel sous la forme d’un sermon tenu devant les ambassadeurs et donne une réponse dont l’argumentaire principal mérite d’être rapidement analysé, car il pose avec netteté le problème du lien entre Avignon et Rome2.

Le sermon de 1343 aux ambassadeurs romains

2Le sermon est organisé à partir d’un verset thématique, Desidero vos videre (Ad Ro., 1). Le pape commence le développement en expliquant les raisons pour lesquelles il désirait voir les représentants de Rome, en affirmant répondre au nom de son autorité de successeur de Pierre3. Sept raisons sont invoquées. Il affirme successivement qu’il voulait voir les émissaires romains parce que le pape est l’époux de Rome4, qu’il est le dépositaire de la potestas et l’auctoritas5, que Rome est son siège6, qu’il a une dévotion particulière pour saint Pierre et saint Paul7, qu’il craint la menace des Turcs et la sécession des Grecs8, qu’il veut améliorer le gouvernement de l’Église9, enfin parce que se pose le problème de son retour à Rome10.

3Dans les deux points qui concernent le lien particulier du pape avec la ville de Rome, Clément VI produit une argumentation plus détaillée car il est conscient du reproche que le séjour avignonnais lui fait encourir. Or à ces deux occasions, il mobilise non pas la théologie, mais la philosophie logique, comme il l’avait fait contre Pierre de Cugnières en 1329, témoignant de la continuité d’une pratique qui vise à produire d’emblée un effet de domination en mettant tous les instruments intellectuels possibles au service de la papauté. Ainsi, lorsque le pape émet l’idée que, Rome étant son siège, il devrait absolument y retourner, il la critique immédiatement dans le langage d’une question quodlibétique. Il affirme alors que l’époux de l’Église universelle n’a pas un siège propre. Il le démontre à partir d’une analyse logique du terme « propre » qui prouve que Rome est le siège propre du pape parce qu’il est le seul à la posséder, mais qu’il détient aussi toutes les autres églises11. De même, dans le dernier point où il est explicitement question du retour, le pape commence par expliquer que Pierre doit piloter le navire de la chrétienté dans la tempête, c’est-à-dire les guerres entre la France et l’Angleterre, et entre l’Aragon et Majorque, et qu’il se trouve plus près géographiquement des conflits en restant pour le moment à Avignon12. Il affirme ensuite sa volonté de rentrer, mais répond, sur la base d’une argumentation logique sur le nécessaire et le contingent, que son retour est nécessaire, mais que la date étant contingente, il ne peut pas la préciser13.

4Il n’est cependant pas sûr que ces détours logiques aient été suffisants pour contenter les ambassadeurs romains. Alors que la première partie du développement a refusé leur demande principale, le retour du pape, la seconde apporte une réponse positive à leur autre demande, comme une sorte de compensation. Cette autre demande consiste en l’institution de l’année 1350 comme année jubilaire, sur le modèle de celle créée par Boniface VIII en 1300, mais qui ne devait se tenir que tous les cent ans :

Vous êtes venus pour demander l’indulgence pleine et et salutaire, c’est-à-dire que l’année jubilaire, qui fut établie par Boniface, notre prédécesseur, de centenaire en centenaire, soit désormais établie de cinquantenaire en cinquantenaire14.

5La fin du sermon est consacrée à cette question du jubilé, qui pose deux problèmes principaux liés à l’héritage bonifacien. Non seulement le jubilé avait été institué comme séculaire, mais de plus la bulle de Boniface VIII ne comportait guère de justification théologique du mécanisme par lequel la rémission plénière était accordée aux fidèles à cette occasion. Clément VI doit reprendre ces deux points, illustrant combien ce projet lie intimement réforme spirituelle et puissance pontificale.

6Le premier point abordé est celui de la justification théologique du jubilé. Le pape commence par affirmer son autorité éminente en la matière, en tant que successeur de Pierre et dépositaire des clés qui permettent de lier et de délier aussi bien sur Terre qu’au Ciel15. Après avoir fourni une justification rapide du raccourcissement du délai à cinquante ans, à savoir faire profiter plus de gens de la grâce, car il est rare de pouvoir vivre assez longtemps pour participer à un jubilé qui n’a lieu que tous les cent ans16, Clément VI aborde le cœur de la justification, la notion d’utilitas, pour le peuple chrétien qui peut ainsi être guidé plus sûrement vers le Salut17, une notion qui organise également sa conception de la recherche intellectuelle. À cette occasion, il introduit sous la forme d’une question rhétorique le concept théologique central, celui de thesaurus ecclesie, avant de répondre doublement18.

7La construction de cette réponse est représentative de la doctrine de Clément VI. Alors qu’il est au cœur d’un problème théologique majeur de l’Église, son premier argument est emprunté à Aristote : le bon législateur doit agir pour faire de bons citoyens19, ce qui montre combien le gouvernement de l’Église est désormais pensé en des termes politiques. Le second explicite le recours au trésor de l’Église. Le pape ne le disperse pas, mais au contraire l’accroît, parce que ce trésor, constitué par les mérites de la passion du Christ, du sang des martyrs et des oraisons des saints, ne peut qu’augmenter grâce à cette indulgence qui conduit les hommes à la béatitude20. Le mécanisme du jubilé repose donc principalement sur cette idée qu’il y a un trésor de l’Église qu’on peut vider pour racheter les péchés et remplir par les mérites, et qui assure la circulation du salut entre ici-bas et au-delà. Le pape passe cependant rapidement sur ce point et revient sur la justification du moment choisi, c’est-à-dire du passage du rythme jubilaire à un intervalle de cinquante années, en puisant largement dans la Bible, les écrits des Pères ainsi que la science des nombres pour expliquer la légitimité du nombre 50.

La bulle Unigenitus et le trésor de l’Église

8Parallèlement à ce discours est rédigée une bulle datée du même jour, le 27 janvier 1343, et destinée à être publiée le 18 août 1349, fixant les conditions canoniques du déroulement du jubilé21. Une partie de l’argumentation du pape dans son sermon aux Romains se retrouve dans ce texte, qui est le seul legs de Clément VI au Corpus Juris Canonici, ce qui n’en est que plus remarquable22. Cette bulle vient compléter la bulle de Boniface VIII et donne la formulation juridique définitive du jubilé. Même s’il n’y a pas de parallèle textuel avec le sermon, le style de chancellerie étant très éloigné de la parole du prédicateur, les deux textes sont suffisamment proches pour montrer que Clément VI est lui-même intervenu dans la rédaction de cette bulle.

9On y retrouve beaucoup des traits de sa pensée théologico-politique, dont on constate ici, par son intégration au droit canon, qu’elle n’est pas seulement un discours mais une pratique, avec des effets très concrets sur l’Église. La bulle commence par une longue introduction rappelant l’incarnation du Christ, mort pour le salut des hommes, motif très courant pour introduire à la construction d’un système d’échange entre le Ciel et la Terre sous le contrôle de l’Église et de son chef, le pape23. Le pape donne ensuite la justification théologique du système des indulgences qui se met en place à travers la rémission plénière du jubilé, en présentant avec plus de détails que dans son sermon la théorie du thesaurus ecclesie. Ce trésor dans lequel puiser pour remettre les péchés a été constitué par les mérites accumulés. Son usage est réservé à saint Pierre et à ses successeurs qui peuvent donc décider, pour une certaine occasion, d’en faire bénéficier les fidèles de manière partielle ou plénière, sans que son épuisement soit à craindre, dans la mesure où les mérites du Christ sont infinis.

10Ce passage sur le thesaurus ecclesie est l’apport essentiel de la bulle à l’héritage de Boniface VIII, même si les autres aspects ne sont pas négligeables, trahissant le lien avec le sermon, quand elle justifie le passage à cinquante ans par l’exemple de la loi mosaïque24 ou l’argument de la durée de la vie25, ou témoignant des enjeux symboliques du passage de Rome à Avignon, lorsqu’elle adjoint Saint-Jean de Latran aux deux principales basiliques à visiter pour obtenir l’indulgence. Il importe donc de revenir sur la genèse de la théorie du trésor de l’Église et sa signification pour la chrétienté de la fin du Moyen Âge.

11Lorsque Clément VI installe cette notion au cœur du dispositif canonique sur l’indulgence, il concrétise un lien esquissé depuis deux siècles entre la notion de jubilé et l’idée d’une rémission des péchés26. La notion de jubilé, héritée de la pensée juive, figure dans l’Écriture. L’année jubilaire est définie en Lévitique 25, en lien avec la fête de l’expiation qui se trouve au Lévitique 1627. Jérôme introduit cette notion dans sa traduction et la définit au sens littéral comme remissionis annus. C’est au xii^e siècle, dans le contexte du renouveau des études bibliques et des contacts avec la pensée juive, que des théologiens comme Pierre le Mangeur ou Hugues de Saint-Victor en donnent une élaboration spirituelle, tandis que saint Bernard fait de l’indulgence de croisade un jubilé du peuple chrétien28. La théologie développée par Clément VI dépasse ici largement l’horizon de la scolastique universitaire du xiii^e siècle, pour plonger ses racines dans la renaissance du xii^e siècle. Le tournant dans l’usage de la notion se fait au début du xiii^e siècle sous l’impulsion d’Étienne Langton, qui institue en 1220 un jubilé pour le cinquantième anniversaire de la mort de Thomas Becket, incluant l’idée d’une rémission des péchés pour les participants29. Ce faisant, Étienne Langton marque la première institutionnalisation de la pratique, dans le contexte de l’essor de la pastorale confessante de l’après-Latran IV. Le jubilé est alors conçu comme un instrument de réforme spirituelle du peuple chrétien, ce qu’il est sans doute encore au milieu du xiv^e siècle. L’archevêque anglais investit ainsi dans son idée du jubilé à la fois la théologie du sacrement de pénitence et la possibilité que les mérites du martyr puissent remettre les péchés de ceux qui l’honorent, reconvertissant la doctrine de croisade de saint Bernard en un pèlerinage qui est aussi intérieur.

12Tous ces éléments, intégrés progressivement par la papauté à partir d’Innocent IV, sont repris par Clément VI. C’est de cette manière qu’on peut interpréter le passage du sermon où il dit que, plutôt qu’à Rome, c’est à Jérusalem que le pape devrait aller, avant de démontrer au contraire que le Christ a envoyé ses apôtres à Rome. C’est aussi une façon de faire le deuil de l’idée de croisade (Saint-Jean d’Acre est tombée en 1291), reconvertie en une autre forme de jubilé du peuple chrétien, pour reprendre l’idée de Bernard. Cependant, Clément VI ajoute à cette idée de jubilé, qui était sans doute aussi celle de Boniface VIII, la théorie du trésor de l’Église telle qu’elle se développe à partir de Hugues de Saint-Cher, reprenant l’idée que les mérites des saints peuvent aider les pécheurs30. C’est surtout dans la grande scolastique du milieu du siècle que se définit ensuite une doctrine de l’indulgence qui n’est plus seulement une juridiction spirituelle de miséricorde, mais le recours à un trésor de mérites infinis et réversibles. Chez Thomas, l’indulgence est la rémission plénière des péchés en vertu des mérites communs à toute l’Église, contenus dans le trésor de l’Église, et dont seul le pape peut disposer31.

13Cela rend possible le fait que le jubilé puisse se confondre avec l’indulgence plénière promulguée de manière solennelle et universelle par le souverain pontife, en vertu de la plenitudo potestatis. Le mot de jubilé n’apparaît pas dans la bulle de Boniface VIII qui proclame l’indulgence pour l’année 1300 (Antiquorum habet), mais seulement dans la bulle de clôture à Noël 1300, Ad honorem Dei. C’est pourquoi on peut considérer comme fondamentaux l’apport de Clément VI et sa justification, à travers la question jubilaire, de toute la théorie et de la pratique des indulgences dans l’Église du xiv^e siècle. Son implication personnelle est d’autant plus probable que, dans un sermon de croisade prononcé en 1333, Pierre Roger a déjà recours par deux fois à la notion de « trésor de l’Église » qu’on peut ouvrir pour y puiser des indulgences32.

14En défendant cette théorie, Clément VI participe à la construction d’une économie des mérites et de la grâce qui caractérise plus largement les évolutions de l’Église de la fin du Moyen Âge, mettant l’accent sur l’importance des œuvres dans le salut et sur la circulation des biens matériels et spirituels entre monde terrestre et monde céleste33, définissant un nouvel horizon collectif pour la société chrétienne d’Occident. L’entrée dans le droit canon de l’héritage de la pastorale de Latran IV et de la théologie scolastique des xii^e et xiii^e siècles montre non seulement une nouvelle facette des liens entre savoir et pouvoir, mais surtout la manière concrète dont le pape a pensé agir en faveur du peuple chrétien. En venant combler par une justification fortement charpentée une pratique inaugurée par Boniface VIII sans fondement théologico-canonique satisfaisant, Clément VI a doté l’Église du xiv^e siècle d’un puissant instrument de purgation spirituelle. Nous avons aujourd’hui du mal à le percevoir tant la violente critique de la théorie des indulgences et de ses abus a été au cœur de la réforme luthérienne, et tant cet épisode jette rétrospectivement une ombre sur les projets réformateurs de la papauté de la fin du Moyen Âge, à commencer par ceux de Clément VI, qui étaient déjà en décalage avec les attentes d’une partie des fidèles du temps. Sans doute est-ce parce que, précisément, le mouvement de dissolution de l’ecclesia au sens le plus catholique et romain du terme était suffisamment avancé au milieu du xiv^e siècle pour que la proposition de Clément VI, fondamentale d’un point de vue ecclésiologique et sociologique, fût en même temps à l’origine d’une ligne de fracture entre l’Église du pape, qui n’était plus l’ecclesia, et une société chrétienne qui, à certains égards, ambitionnait la réorganisation des rapports entre pouvoir, institution et ce qu’on va appeler à l’époque moderne « religion ». Cependant, il importe de rappeler que, avec cette bulle du jubilé, c’est à l’ensemble de la « comptabilité de l’au-delà », selon l’expression de J. Chiffoleau, tellement caractéristique de l’Église romaine de la fin du Moyen Âge, que Clément VI donne un fondement théologique, définissant ainsi les coordonnées intellectuelles d’un débat qui, lorsqu’il se poursuit au xvi^e siècle avec Luther, continue de faire référence directe à la position de Clément VI34.