Je suis Pierre

1Paris, lundi 9 février 1461. La ville connaît sans doute une quiétude dont elle n’a pas toujours bénéficié. Dans cette ambiance de paix relative, on jauge mieux le fonctionnement du système judiciaire. Constituées à la faveur des dérèglements de la société déstabilisée par des années de conflits, les bandes de délinquants sont poursuivies plus efficacement par la police du Châtelet. Aussi, le scandale qui éclate dans la rue des boucheries n’a pas dû laisser les riverains totalement indifférents. Les quelques pages consacrées à cette affaire dans le registre judiciaire de l’abbaye Saint-Germain-des-Prés témoignent en tout cas de la volonté du seigneur abbé ou de son représentant de ne pas laisser impunie même une modeste rébellion, au moment où, dans l’espace parisien, on reconstruit le pouvoir économique, politique, mais aussi judiciaire, instrument régulateur de l’harmonie sociale1.

2Dans ce quartier hors de Paris à proprement parler, tout porte le sceau de l’abbaye bénédictine : installés dans la partie orientale de la rue qui leur doit son nom, les treize bouchers et leur activité relèvent du seigneur abbé, justicier et propriétaire du sol ; à l’autre extrémité de cette rue des boucheries, le pilori manifeste l’autorité du seigneur ecclésiastique sur ce territoire2.

3Tout est donc calme « environ heure de une ou deux heures après midi », lorsque le prévôt de l’abbé, frère Guillaume Tuebeuf, se prélasse sur le seuil d’une maison, voisine d’une demeure appartenant à une dynastie de bouchers germanopratins, qui fait partie d’un ensemble de maisons encadrant l’entrée du faubourg3. Son hôte, Jean Bernier, a été nommé quelques semaines auparavant à un poste d’auxiliaire de justice4. Le prévôt est simplement venu discuter des affaires du quartier ou pour se faire raser et sonder l’humeur des lieux. La boutique du barbier est un lieu d’une assez intense sociabilité, tournant parfois à la violence entre voisins5. Tuebeuf est donc tranquillement « assis a luis de l’euvrer a barbier de Jehan Bernier » quand survient Pierre de la Bretaiche, boucher.

4L’air est doux en ce mois de février, mais l’atmosphère ne tarde à s’échauffer. Le boucher sans préambule demande des explications sur les raisons d’une saisie faite le matin même et vraisemblablement en son absence, réclamant « pour quoy ne a quel cause [Tuebeuf] l’avoit executé prendre sa char sur son estal ». La discussion porte d’abord sur la somme que doit Pierre de la Bretaiche qui a tardé à régler la rente due pour pouvoir exercer son activité dans le bourg6. En mars 1374, treize bouchers, confirmant un accord passé un siècle auparavant, avaient effectivement convenu avec l’abbé de Saint-Germain le règlement annuel d’une rente de vingt livres pour le bail de leurs étaux7. Bien que le boucher dénie devoir autant que ce qu’on lui réclame, le débat porte davantage sur le mode de règlement que sur la somme : « il ne lui devoit que ung escu pour ce que […] il lui avoit baillé quatre mesures de suif du prix chacune mesure de 4 s[ous] p[arisis] ». Ces sources judiciaires seigneuriales dévoilent la complexité des tractations financières qu’il s’agisse, comme ici de redevance, ou ailleurs d’échanges commerciaux8. On peut ainsi souligner le poids des produits issus de l’abattage, ici le suif, matière essentielle en particulier pour la fabrication de chandelles, qui constituent une marge bénéficiaire non négligeable pour le boucher. Le bail, pourtant défini sur des conventions collectives vidimées par le roi, semble avoir fait l’objet d’une négociation particulière. C’est en tout cas ce que prétend Pierre de la Bretaiche qui rappelle le prévôt à ses promesses faites : « il savoit bien que il lui avoit promis avant qu’il vint ondques vendre, ne tailler char […] que il ne lui paieroit que ung escu d’or ». Guillaume Tuebeuf ne répond rien, il n’en a pas le temps. Le souci du boucher se porte immédiatement sur un autre point. Il prie en effet le prévôt de bien vouloir lui « restituer la char qu’il avoit prinse et levée sur son estal ». Il est même prêt, dit-il, à échanger la viande récupérée contre une ceinture d’argent appartenant à sa femme qu’il prétend de valeur bien supérieure au prix de la marchandise confisquée. Très clairement, son obsession est que la viande soit « perie et gastee ». Il requiert d’abord de la récupérer pour la vendre et en tirer un profit, dont il sous-entend que le prévôt serait également bénéficiaire. Il enchaîne, faute de réplique apparente, en proposant du moins « que [Tuebeuf] fist priser et vendre ycelle char avant qu’elle feust » invendable.

5Après ce long monologue, Guillaume Tuebeuf prend enfin la parole, et toujours selon le témoignage du boucher, lui dit « qu’il n’en feroit riens et qu’elle ne seroit ja prisee ne vendue pour ce qu’elle estoit consignee et y eust ung beuf et que riens ne lui en seroit defalqué sur ce qu’il lui devoit, mais encore en feroit il prendre de l’autre jusques à ce qu’il feust paié de son deu ». Tout n’a donc pas été saisi de la marchandise et sur l’étal de ce boucher, au matin, il y avait l’équivalent de plus d’un bœuf, peut-être deux. Si l’on ramène ce chiffre à ceux estimés par l’auteur anonyme du Mesnagier de Paris à la fin du siècle précédent, Pierre de la Bretaiche a exposé sur son étal la quantité qu’un boucher de Saint-Germain vendait alors en une semaine9. Sauf à interpréter cette abondance comme le signe d’une formidable reprise économique, on peut juger que sans être un très gros commerçant, Pierre de la Bretaiche n’est pas non plus le dernier venu dans le quartier. Il est certes difficile de déduire la valeur exacte de la viande. Le changement radical d’humeur de l’administré nous permet juste de penser que le bœuf étalé équivaut au minimum à la valeur de 17 sous environ, c’est-à-dire la somme due moins ce qui a été déjà versé sous forme de suif : tant qu’il ne s’agit que de cette somme, le boucher tente de négocier, y compris la vente de la viande par un autre, pour couvrir ces frais ; sitôt que la dette lui apparaît comme doublée, il perd son calme.

6À la même époque, les démêlés de Jean Dauvergne, avec la Cour des Aides, nous apprennent qu’un bœuf sur pied se négocie entre 4 et 7 livres parisis10. Même en déduisant les os, les cornes, le suif, le cuir, les tripes qu’on peut supposer déjà vendus par de la Bretaiche, et qui représentent certes une valeur non négligeable sur l’ensemble de la bête, ce qui avait été saisi dépassait largement la redevance11.

7On comprend mieux l’insistance du boucher à négocier la reprise de sa marchandise. Deux autres éléments cependant éclairent l’ampleur de la dispute : l’époque de la saisie et le sens de cette exécution.

8La date à laquelle Guillaume Tuebeuf a procédé n’est pas sans importance si l’on considère que Pâques de l’année 1461 tombe un 5 avril, ce qui porte le début de Carême au 16 février. Pierre de la Bretaiche n’avait donc plus qu’une semaine et deux jours pour engranger des bénéfices avant plusieurs semaines durant lesquelles la vente serait impossible. Sa hâte à récupérer son bien tient aussi au besoin de réaliser, avant le mercredi des Cendres, le rendement d’une bête achetée à crédit à des marchands forains. L’importance du débit, peut-être encore plus intense en cette période de derniers jours « gras », insère le boucher dans un système d’endettement qui peut éventuellement le mener devant la cour et la prison du Châtelet12. Sur 19 cas de mises en prison pour dettes concernant des bouchers dans le registre d’écrous de 1488-1489, près de la moitié des causes concerne l’achat de bétail. Les registres des audiences de cette même juridiction au début du xv^e siècle laissent apparaître une concentration de condamnations dans la période du Carême. Ce temps de mévente serait alors soit un terme de paiement habituel spécifique aux bouchers, soit, et plus sûrement, un cap annuel difficile pour eux, équivalent d’une soudure, avant la reprise de Pâques.

9L’émotion de Pierre de la Bretaiche tient aussi au caractère de l’exécution judiciaire en soi. L’entêtement de Guillaume Tuebeuf à refuser de rendre ou faire vendre la chair pour obtenir les liquidités réclamées trahit le caractère aussi symbolique de cette saisie. La mainmise sur la viande n’est pas qu’une simple prise de gage, elle s’apparente davantage à une contrainte par corps. L’action du prévôt comporte la même violence, teintée d’humiliation. La marchandise saisie est trop vivante, et en tout cas, aussi périssable que le corps du prisonnier en « peril de mort et de mehaing ». Le produit doit être vendu extrêmement frais, rapidement soupçonné de corruption passé deux ou trois jours après l’abattage. Sa réputation pâtira également de cette mainmise : qui voudra encore acheter une chair que des mains non expertes ont souillée, transportée (où, d’ailleurs ?), éloignée du lieu d’abattage et de vente en dépit des interdits du métier à ce sujet ? Quand, dans les semaines précédentes, on ne trouve nulle trace d’une condamnation pour défaut de paiement, ni même de convocation à ce sujet devant la cour de Saint-Germain, la dureté intraitable du clerc trahit un règlement de compte plus personnel ou du moins un conflit qui dépasse la simple cause évoquée.

10Dans les échanges de paroles rapportées dans le registre se dévoile peu à peu la question du statut des deux hommes affrontés : « Emeu [par la menace de saisir encore d’autres morceaux, le boucher lui] dist que il estoit juge et partie et qu’il ne savoit qui l’avoit fait sy grand maistre. » Voilà que la dispute prend un tour plus personnel, portant sur la qualité des protagonistes. La suffisance du prévôt est patente : il trône au cœur du quartier des bouchers le jour même de son intervention agressive ; il ne répond pas aux interrogations ou reproches ; faisant même preuve d’un mépris provocateur, le prévôt se met – et c’est un comble – à blasphémer « en jurant le sanc Dieu que il le paieroit voulsist ou non tout au long de ce qu’il lui devoit ». Il ajoute l’injure qualifiant le boucher de « meschant home ». Dans la bouche d’un lettré, la consonance du terme est particulièrement méprisante, qui dénonce non seulement le caractère de l’individu, sous l’emprise condamnable des forces du mal, mais encore son appartenance à une catégorie sociale globalement réprouvée, celle des gens travaillant de leur main. La confusion est facile avec le mot « meschin » désignant le pauvre travailleur mécanique, voire la servante quand le mot est mis au féminin. En dépit d’une évolution dans le regard porté par la société cléricale sur les laboratores, la confusion entre artisans ou ouvriers, et catégorie de gens dangereux reste fréquente13. Le commentaire du prévôt rappelle des propos tenus sur l’année 1413 quand « se mirent sus plus fort que devant meschantes gens, trippiers, bouchers et escorcheurs, pelletiers, cousturiers, et autres pauvres gens de bas état, qui faisoient de très-in-humaines, détestables et déshonnestes besognes14 ».

11Pierre de la Bretaiche comprenant d’ailleurs bien cette critique répond qu’il est « homme marié [et qu’il] le valoit bien prestre qu’il estoit, […] aussi digne d’estre marchant que il estoit digne d’estre prevost ». Dans le concours de dignité auquel se livrent alors les deux hommes, la fonction se distingue du statut, mais tous deux prennent part à la définition de la respectabilité. Le boucher se fait peut-être l’écho, même lointain, d’un débat sur le célibat des clercs, ressurgi au début du xv^e siècle dans l’Université parisienne. L’affirmation du mariage, lien sacré et gage de respectabilité dans le lignage, est en tout cas confronté ici à la qualité d’homme d’Église15. Pourrait-on soupçonner le boucher d’un certain anticléricalisme ? Il est encore emprisonné en juin 1462, pour avoir blessé un prêtre16. Sans manquer d’audace (ou d’humour), il se fait alors requérir par l’official de Saint-Germain après s’être déclaré « clerc » ! En insistant sur son statut d’homme marié, il affirme cependant haut et fort sa valeur, celle des hommes posés, inscrits dans une famille, un quartier, une profession, dont l’honorabilité ne peut plus être contestée17. Si le laïc vaut le clerc, le boucher tient également à mettre sa profession au même rang que l’officier de justice. La référence à la marchandise plus qu’à l’art de son métier n’est pas, de ce point de vue, indifférente. Métier classé régulièrement comme interdit aux clercs dans les statuts synodaux, la boucherie reste moins honorable que le commerce18. L’Université glose sur le juste prix et la scolastique redonne aux activités commerçantes un rôle essentiel dans l’économie urbaine19.

12Pour rappeler sa dignité de prévôt, Tuebeuf ironise en promettant de lui faire bientôt « raison et justice ». Le boucher ne se démonte pas : ce n’est ni le « lieu ne es termes de ce faire ». Ne sont-ils pas effectivement à discuter devant l’échoppe d’un barbier ? Quand il ajoute qu’il « y fauldroit plus saige que lui » pour rendre la justice, Pierre de la Bretaiche remet en cause la compétence ou l’honnêteté du prévôt qu’il ose qualifier de « mauviez ». Avec un certain humour, il ajoute qu’il « faudroit [à Tuebeuf] avant [de rendre justice] avoir ses busicles ». La myopie du prévôt est synonyme de manque de clairvoyance. Dans le duel, Tuebeuf vise néanmoins juste et préférerait que le boucher « feust demourant hors de la terre et juridiction dudit Saint Germain ». Menace d’un futur bannissement ou rappel critique d’une récente immigration de l’artisan ? L’administré se laisse emporter et déclare « qu’il aymeroit mieux estre obligé en 10 écus d’or outre ce qu’il peut devoir que icellui prevost eust esté esleu a estre abbé dudit Saint Germain ». La témérité de ce laïc n’est pas la dernière des outrecuidances : qui est-il pour connaître les prétentions de Guillaume Tuebeuf et pour les commenter ?

13Nonobstant, il fait connaître son opinion et crée un scandale. Quand on instruit l’affaire, on charge l’accusé d’avoir :

grandement et oultrageusement20 injurié, tutoyé, diabloyé, maudit et conjuré de forces fievres cartaines par plusieurs foys [Tuebeuf] et de lui avoir dit plusieurs autres parolles atrosses et injurieuses plusieurs fois, a haulte voix publicquement et en plaine rue sans ce que le prevost lui eust meffait ne mesdit.

14Statut, compétence ou dignité, inscription sociale dans un espace, les trois étapes de l’injure correspondent à la définition de l’identité de l’homme médiéval. Trois semaines plus tard, le tabellion revient précisément sur ces « parolles atroces » qui représentent l’acmé de la dispute, le boucher lançant à son interlocuteur : « Qui es-tu [?] Tu es Guillaume, et je suis Pierre [!]21. » Une grande partie de la question réside dans l’affirmation de ce « je » et dans la définition de l’individu.

15La carrière de Pierre de la Bretaiche/Bretesche peut être suivie à travers 95 mentions relevées tant dans le registre de la Grande boucherie de Paris que dans les archives concernant le bourg Saint-Germain-des-Prés dont il est, semble-t-il, originaire.

16Il ne semble pas avoir de père établi dans le métier, ce qui est ordinairement la condition pour être propriétaire d’un étal. Une disposition particulière lors de sa libération fournit une éventuelle explication : il est élargi « a la caution de lui et de sa femme ». Ce rôle de l’épouse est un indice assez sûr pour affirmer que c’est par elle que Pierre de la Bretaiche s’implante véritablement dans le quartier. Résidente référencée, elle garantit, plus que son mari et son étal, le retour du prisonnier devant la justice. On ne trouve cependant jamais clairement définie l’identité de cette fille ou veuve de boucher, y compris en août 1464 lorsqu’elle est victime d’un agresseur22.

17Pierre apparaît brusquement au milieu du xv^e siècle dans le registre de la Grande boucherie et, détail touchant, il est à ce point méconnu que le tabellion écorche son nom23. Cette première altercation nous fournit un détail physique de Pierre qui est traité de « Rousseau » indiquant sans doute la couleur de ses cheveux. Ce jeune valet montre déjà de l’insolence et son caractère tumultueux lui vaut deux mois plus tard d’être condamné pour « désobéissance24 ». En septembre 1456, il est encore condamné pour avoir rudement traité d’usurier son nouveau patron25. Sur les neuf ans passés dans la halle du Châtelet, Pierre de la Bretaiche se signale par une fâcheuse tendance à la dispute, avec d’autres valets, ou encore avec la femme d’un orfèvre26.

18Relativement instable en ce début de carrière, ce jeune valet s’attache à la famille de Ladehors, au service d’Oudin, puis de son fils27. On le voit cependant prendre progressivement de l’autonomie lorsqu’en décembre 1455 puis en avril et mai 1456, il se porte en justice contre deux collègues pour obtenir des remboursements28. Il este ensuite devant la justice de Saint-Germain pour réclamer en juillet 1458, quelques sous à un laboureur du lieu qui avait été son client29. En avril 1459, il est convoqué pour porter éclaircissement sur une affaire de salaire concernant un ouvrier agricole d’origine bretonne30. L’épisode révèle à la fois une propriété du boucher dans la région de Noisy-le-Sec et une forme de notabilité qui lui fait jouer le rôle d’intermédiaire avec la communauté bretonne.

19Il s’installe définitivement (ou revient) dans le bourg Saint-Germain au plus tard en juin 1460, date à laquelle il procède au Châtelet contre Pierre de Ladehors, son ancien patron31. Les archives judiciaires de l’abbaye Saint-Germain prennent le relais. Depuis quatre ans au moins, il entretenait des liens étroits avec des habitants du bourg32. Son établissement en tant que boucher du quartier l’implique dans des règlements assez complexes33.

20Le scandale de janvier-février 1461 coïncide avec une réorganisation de la boucherie Saint-Germain. Est-ce un hasard ou l’ancien employé des maîtres de la Grande boucherie inspire-t-il les réformes ? La première mention « d’ordonnances jurées par les bouchers » date du mois de mai 1461, même si la présentation insiste sur leur ancienneté34. Le même jour, on procède à l’enregistrement des jurés, autre nouveauté en ce lieu. L’année suivante, de la Bretaiche est élu juré avec Henry le Maistre35. L’intégration a donc été très rapide.

21Sa position ne cesse de se renforcer comme en témoignent les marchés qu’il passe, concernant du suif ou des tuiles36. Il possède des terres dans le terroir de Saint-Germain sur lesquelles des collègues indélicats (fait exprès ?) laissent vagabonder leur troupeau de moutons37. Peut-être mieux conscient que d’autres des difficultés internes à la Grande boucherie, il ose faire partie de ces valets bouchers (famuli carnifices) qui se sont efforcés à une date non précisée d’ériger des étaux sur le pont Saint-Michel, au grand dam des maîtres de la Porte qui entament alors une procédure contre eux38. En avril 1466, Pierre de la Bretaiche renonce toutefois à sa fonction de juré39. Est-ce le signe qu’il abandonne la profession ou l’indice de difficultés passagères ? À la fin du mois d’août, les affaires de Pierre de la Bretaiche se dégradent puisqu’il est déjà emprisonné lorsqu’il réclame pour une dette40. Au début de 1467, une altercation avec une femme, aggravée de propos blasphématoires, provoque l’intervention d’une connaissance, le sergent Philipot de Montrouge41. Quand ce dernier « met la main sur lui », le sang du boucher ne fait qu’un tour et retrouvant sa morgue et sa force, il prend le sergent « par dessoubs le bras en lui disant que de ceste heure [lui] et led. sergent yroient tous deux en prison, et [vont] ainsi ensemble jusque devant le pilory de Saint-Germain ». Bel exemple d’une procédure accusatoire. En ce lieu symbolique, voyant que le sergent ne cède pas, guère impressionné par celui qui fut il y a peu encore « juré et garde du métier », le boucher saisit son adversaire « par la poitrine et lui dessira yllec sa chemise en la presence de plusieurs qui la estoit assemblés [et] en lui disant que par le sanc dieu pour sa puissance il ne entreroit ja prisonnier ». Il faut l’intervention de nombreux aides pour maîtriser le boucher et le mener « a force en la court et en closture de l’église de céans ». Comme si ces « grandes et oultrageuses rebellions » ne suffisaient pas, sitôt « entré en lad[ite] closture il s’en fouy bouter en franchise en l’église d’icelle ». Il n’est pourtant pas donné suite à cette affaire42. L’interruption du registre judiciaire de l’abbaye et le déficit du ou des volumes suivants empêchent de savoir comment se termine la carrière de Pierre de la Bretaiche. À peine l’aperçoit-on dans le registre des bannières en février 1470 dans le groupe très réduit des bouchers de Saint-Germain-des-Prés43. En juillet 1475, il est encore impliqué dans une bagarre entre des ressortissants du bourg et des « jurés tixerans de linge à Paris » venus faire une visite des artisans locaux44.

22Suivi ainsi à la trace, même si ces sources ont tendance à développer les difficultés et/ou les traits excessifs d’un caractère, la carrière de Pierre de la Bretaiche dénote un individu qui s’impose dans un quartier à force de volonté et d’audace. Interface entre la ville et les populations de la campagne environnante, un moment donné même en relation avec les élites urbaines de la Grande boucherie, il joue le rôle d’un individu référent tant par son activité marchande, ordinaire sinon quotidienne, que par son entregent et ses petites capacités financières. Fut-il usurier comme on l’en accuse ? Peut-être. Prêteur assurément et rarement tendre en affaire. Particulièrement remonté à plusieurs reprises contre les clercs, étudiants ou prévôt de l’abbaye, la langue bien pendue et plusieurs fois pris en flagrant délit de blasphème, il ose pourtant recourir, comme ses collègues de la rue de la boucherie Saint-Germain, à la protection de l’abbaye en tant que seigneur, ou en tant qu’asile pour échapper à la justice. Il n’hésite pas, par ailleurs, à souvent solliciter cette même juridiction afin de faire payer ses débiteurs ! D’un caractère un peu plus ombrageux peut-être que d’autres, ce qui permet de mieux le suivre dans les archives judiciaires, Pierre de la Bretaiche montre néanmoins une carrière ordinaire, ni plus, ni moins brillante que beaucoup d’autres.

23Ses démêlées avec les autorités qu’incarnent successivement le prévôt Guillaume Tuebeuf et le sergent Philippot de Montrouge illustrent également le fonctionnement de la justice seigneuriale dans Paris à la fin du Moyen Âge, faite de proximité, de querelles, de coups de force et de résistances. Les registres d’audience nous fournissent de précieux instants de vie qui nous permettent de saisir la réalité quotidienne, mais aussi les paroles, reflet aussi de la mentalité d’hommes par ailleurs restés silencieux.

24Au milieu des injures, le tribunal reprochait en 1461 à Pierre de la Bretaiche d’avoir tutoyé le prévôt. La distance du vouvoiement non seulement indique le respect dû à l’homme, mais elle garantit le positionnement de chacun dans la hiérarchie, clef de voûte de la paix sociale, pense-t-on alors, et de l’ordre qui en résulte. La scène presque finale de l’esclandre six ans plus tard est tout aussi emblématique du scandale né de la confusion des rôles : le sergent et le boucher s’empoignant mutuellement ou plus exactement se saisissant réciproquement l’un de l’autre pour mener l’adversaire devant la cour de l’abbé. Le « je suis Pierre » résonne alors comme la déclaration d’un homme d’assez peu, mais qui revendique et défend lui aussi son « honneur blessé ».