1En s’appuyant sur l’exception mathéénne, qui condamne la répudiation de la femme « nisi ob fornicationem1 », le droit canonique déclare que l’adultère est la seule raison qui permet de dénouer la servitude mutuelle. L’époux coupable y perd son droit. Cette position, qui interdisait le remariage tout en donnant les mêmes droits aux deux conjoints en cas d’adultère est – on l’a déjà signalé2 – le résultat d’un parcours qui commence pour l’essentiel au iv^e siècle et modifie le sens du verset.

2Du point de vue moral, le terme fornicatio est également employé à l’égard des époux trop ardents, pour ceux qui s’accouplent en se promettant d’annihiler le fruit de leur union, et même pour ceux qui regardent quelqu’un avec concupiscence3, mais ces actes n’impliquent pas la perte de la servitude corporelle et relèvent d’une tout autre analyse. La polysémie du latin fornicatio permet par ailleurs de parler aussi bien de fornicatio corporalis – l’adultère au sens strict – que de fornicatio spiritualis, dans le sens d’idolâtrie, et même, au sens large, de tout comportement du conjoint qui met en péril le salut de l’âme de l’autre. Cependant, les canonistes lutteront, durant la période qui nous occupe, aussi bien en ce qui concerne la fornicatio spiritualis que la corporalis, contre une inflation du sens des mots qui, partant de l’adultère strict et allant jusqu’à l’hérésie à proprement parler, peuvent dériver vers tout péché mortel, pour ce qui est de la fornicatio spiritualis, et vers toute forme impure de pratique sexuelle pour la fornicatio carnalis4. Quand on lit les textes qui portent sur la séparation pour apostasie, on constate que le parallélisme n’est qu’apparent, et cela pour plusieurs raisons. D’une part, la séparation d’avec le conjoint ne dure que tant que dure l’adhésion à l’hérésie ; deuxièmement, parce que l’on accepte la séparation seulement si le conjoint est pertinax et non en raison d’une déviation de foi temporaire, alors qu’un seul acte adultère brise l’unité de la chair qu’impose le respect de la servitude ; troisièmement, parce que, dans la fornicatio spiritualis, la séparation n’était pas imposée, alors que, dans la fornicatio corporalis, on ne peut pardonner qu’une fois accomplie la pénitence exigée ; quatrièmement, parce que l’interrogation tourne autour de la possibilité de l’extension du privilège paulinien5 – celui qui permet au pape de dissoudre un mariage entre infidèles, dont l’un aurait embrassé la foi chrétienne. En effet, le privilège n’opère dans ce cas que parce que le mariage entre deux infidèles n’est pas ratum (avec le sens de mariage entre personnes ayant reçu le baptême), alors que dans l’apostasie, le mariage est bien ratum, donc indissoluble. Mais de toutes les raisons qui font que l’homologie des fornicationes n’est finalement que formelle, la plus importante est sans doute que le droit au corps du conjoint n’est, dans l’apostasie, qu’un thème parfaitement accessoire, un éventuel moyen de dissuasion pour faciliter le retour à la vraie foi, mais en aucun cas l’enjeu de la discussion. Si l’on parle de séparation, le vocabulaire montre que ce qui compte est la cohabitation et que le vocabulaire de la servitude en est absent, tandis qu’il est absolument central dans la fornicatio corporalis.

3C’est donc de l’adultère au sens strict dont il sera question ici, celui qui produit une diuisio carnis et qui a comme conséquence la cessation de la servitude corporelle :

C.32 q.1 c.2 « Seule la fornication fait disparaître le sentiment [conjugal] vis-à-vis de la femme. Plus encore : puisque la femme a divisé la chair unique en s’unissant à une autre et qu’elle s’est séparée de son mari par la fornication, celui-ci ne doit pas la garder, pour éviter d’être frappé lui aussi de malédiction, comme le dit l’Écriture : “Celui qui garde une femme adultère est sot et impie” [Pr. 6.32]. »

4La gradation des péchés dans laquelle l’adultère s’inscrit, les punitions publiques et corporelles6, l’infamie des époux, les têtes rasées7, le fait qu’ils soient traînés et fouettés8, voire la peine de mort à laquelle peuvent être soumis les coupables, le droit de l’époux ou du père de tuer la femme prise sur le fait ainsi que son corrupteur9, sont certes d’un tout autre ordre. Ce qui intéresse l’existence même de l’adultère en tant que vulnus au lien essentiel de la servitude corporelle repose essentiellement sur deux questions : 1-À partir de quel moment et en fonction de quels actes peut-on dire qu’il y a adultère en tant que division de la chair unique ? 2-La servitude perdue peut-elle renaître ou bien ne resurgit-elle que parce qu’elle n’a jamais cessé et qu’en réalité elle a seulement sommeillé10 ?

La pénitence

5À ces deux questions portant sur la fiction de l’una caro et sur la servitude répond une solution pénitentielle que voici : une fois l’adultère commis, et sans que l’on entre dans le domaine des droits à la servitude, l’époux coupable peut effacer son péché par la pénitence, et le conjoint innocent peut pardonner, à condition de respecter les délais, sous peine, sinon, de devoir lui-même faire pénitence pendant deux ans, selon le C.32 q.1 c.411, ou pendant trois selon le pénitentiel de Théodore repris dans le C.32 q.1 c.6.

6Le thème de l’adultère est, en effet, régi par deux maîtres mots, deux notions qui permettent d’en parler selon des registres distincts. D’une part, celui de la souillure, de la contamination inhérente au péché, qui se transmet du conjoint coupable vers l’innocent, le rendant en quelque sorte adultère lui-même12, et auquel répond la solution pénitentielle. C’est une logique qui n’emploie pas le langage de la servitude. D’autre part, celui de la « division de la chair », qui s’appuie sur ce que devient la fictio de la chair unique, pleinement construite dans le langage du droit sur les choses matérielles et immatérielles. C’est cette seconde situation qui intéresse notre propos, mais une brève analyse de la nature de la première permettra de rendre compte d’un des traits qui caractérisent la seconde : l’impossibilité de rester dans le « plus ou moins » de servitude, tandis que l’on peut, à l’inverse, rester dans l’équilibre gradué entre le péché et son absolution.

7Après avoir rappelé la possibilité du pardon de l’adultère une fois que la pénitence a effacé la souillure – la seule, d’ailleurs, qui contraigne à l’éloignement charnel, puisque même la souillure de la lèpre, comme le dit Simon de Bisignano13, et même le matricide, dit Rufin14, ne rendent pas la personne contaminée ou coupable inaccessible à son conjoint –, le canon 9, passage extrait du De Cain et Abel (c. 5.16) de saint Ambroise, et précédé de la phrase « Au moment où l’on fait sortir le péché de fornication, on fait entrer la vertu de chasteté » (Cum fornicationis uitium excluditur castitatis uirtus asciscitur), dit que : « Au moment où l’on renonce à la perversité, on fait aussitôt entrer la vertu » (Cum renunciatur improbitati statim asciscitur uirtus)15.

8Laurent d’Espagne avait rédigé une glose qui sera reprise dans la glose ordinaire et à laquelle est ajouté un exemple. L’idée centrale du canon est celle de l’immédiateté du passage entre vice et vertu : « on ne peut être bon et mauvais en même temps » (bonus et malus simul aliquis esse non potest). L’analyse du « plus ou moins » de grâce, qui était problématique pour Laurent, reçoit une tentative d’éclaircissement dans la glose ordinaire avec la distinction entre infusion simple et composée : de la même manière que l’on peut parler, à propos de la phrase « le loup sort de la forêt », d’une action simple ou composée. Dans le cas de l’action composée, on peut en effet dire qu’il est à la fois vrai que le loup sort de la forêt et qu’il est dans la forêt. Il y a donc infusion de la grâce et rémission des péchés en même temps. Dans le sens simple, en revanche, le vice et la vertu ne peuvent être simultanément dans le même sujet. Cette distinction doit pouvoir rendre compte, dit la glose, de la différence entre « cette chose prescrit avant 30 ans », ou « elle n’est pas prescrite avant 30 ans16 ».

9Dans un très long commentaire sur ce passage de la glose, Guido de Baysio développe17 – à partir de la distinction entre le changement comme mouvement (motus) dans le temps, d’un point de départ (terminus a quo) à un point d’arrivée (terminus ad quem) entre lesquels l’acte est incomplet, ou comme transformation instantanée (in instanti) et complète – les sens possibles du passage entre vice et vertu, entre état de péché et de grâce. Le commentaire traduit l’influence du livre 6 de la Physique d’Aristote sur le temps et le mouvement. L’infusion de la grâce peut se dire de deux manières : simple et mixte ou composée. Dans le premier sens, qui relève de l’indivisibilité de l’instant, on ne peut concevoir la simultanéité d’états contradictoires, comme le vice et la vertu, mais on le peut dans le sens mixte, qui implique un mouvement d’un terminus a quo vers un terminus ad quem. Cela est concevable, car quand quelqu’un commence à renoncer au vice, la vertu commence à s’engendrer en lui18. Au milieu de cette longue réflexion permettant de concevoir le passage progressif d’un état à un autre, Guido précise que l’analogie faite par la glose avec la prescription n’est pas des plus heureuses : « il est impossible de comprendre [ces passages] [dans les termes] d’une prescription simple ou composée » (non possunt intelligi de simplici prescriptione vel composita)19. »

10La prescription requiert certes le passage du temps, puisqu’il en va de son essence, et l’immobilité, la négation du temps qui court, est la condition de l’imprescriptibilité20. Mais la prescription des droits du conjoint ne relève pas de cette forme de prescription, elle ne peut être progressive. En effet, il n’y a pas plus ou moins de prescription et c’est par un acte qui advient dans l’indivisibilité de l’instant que l’on perd ou que l’on récupère le droit au corps de l’autre. La logique du péché et de la pénitence peut donc être celle du continuum entre plus ou moins de péché, plus ou moins de vertu, entre le mouvement, qui implique un acte incomplet, et l’instant, indivisible par nature21. En revanche, la logique du droit à la servitude du corps du conjoint ne peut être pensée que selon l’indivisibilité de l’instant.

La forme de l’adultère

11Nous pouvons maintenant revenir aux questions concernant la servitude charnelle : 1- Quel acte fait basculer dans l’adultère et permet de dire que le conjoint fautif a perdu son droit à la servitude ? 2- Dans quels cas peut-on dire que la servitude renaît ou qu’on retrouve la possibilité de s’en prévaloir ?

12Commençons par la définition des actes considérés comme adultères. Ce thème semble être plus largement sous-entendu que d’autres par les canonistes de la période classique. Les questions qu’ils posent émergent dans les commentaires au Décret plus que chez les décrétalistes, et en particulier autour du canon que voici :

C.32 q.7 c.7 « La femme qui se remarie du vivant de son mari est convaincue d’adultère. Coupant court à toute argutie, l’Apôtre a défini très clairement qu’est adultère une femme qui, du vivant de son mari, en épouse un autre. Je ne veux pas que tu m’objectes la violence du ravisseur, la pression de la mère, l’autorité du père, la foule des proches, les pièges des esclaves, les dommages aux biens de la famille des parents. Aussi longtemps que le mari est en vie, même s’il est adultère, même s’il est sodomite, même s’il est chargé de tous les vices, et qu’il a été abandonné par sa femme à cause de tous ses crimes, il est considéré comme son mari et elle n’a pas le droit d’en prendre un autre. »

13Sodomite : voici le mot autour duquel s’ordonne le cas limite qui permet de définir au plus près l’adultère, de dire quels gestes, quel contacts corporels qualifient les époux d’adultères et entraînent la cessation de l’obligation par corps à laquelle sont soumis les conjoints. Ce que le mot signifie sous la plume de saint Jérôme est certainement moins spécifique que ce que l’on suppose en partant du sens actuel22. Ce qui nous intéresse ici est le sens que lui donnent les décrétistes, et c’est dans l’œuvre d’Huguccio23 que l’on trouve une définition qui sera reprise dans la glose ordinaire au siècle suivant. Dans les décrétales, il sera question d’adultère et d’inceste – non de sodomie –, mais sans que cela comporte une définition des actes qui réalisent la diuisio carnis.

14Huguccio considère d’abord la sodomie avec une personne autre que l’épouse. C’est le pire des adultères et il est cause de séparation. Or, que se passe-t-il si l’homme l’exerce avec sa femme ? Je crois – dit-il – que cela est également cause de séparation. Qu’en est-il s’il se livre, avec son épouse ou avec une autre ou un autre, à des pratiques qui n’ont pas lieu « dans l’organe postérieur » (in illo membro posteriori), telles que la pollution « à l’extérieur des barrières de la pudeur » (extra claustra pudoris) ou « à l’extérieur de l’organe postérieur » (extra membrum posterius), ou à l’onanisme ? Est-il possible au conjoint innocent de quitter l’époux/se coupable de telles pratiques ? Je ne pense pas, dit Huguccio, à moins d’entendre le mot fornicatio au sens large de péché mortel, car au sens strict, on doit citer le canon C.35 q.2 et 3 c.11, où l’on trouve une définition précise du rapport suffisant : l’union suffisante n’accepte pas (gl. Impedire) que la pollution extraordinaire constitue un empêchement pour un mariage avec un consanguin « quia nec est ibi sanguinis commistio, nec carnis unitas », et cela, même quand il y a eu ouverture de ses claustra ou seras24. Si l’on acceptait que ces actes soient retenus comme adultères au sens strict, dit Huguccio, il faudrait alors accepter que le seul désir adultère en soit déjà un et que l’on puisse considérer – bien qu’en vertu d’une fictio canonis – comme corrupta celle qui entend se livrer au péché de chair avant même d’y venir. Dans tous ces cas – et cela d’autant plus que, pour Huguccio, on ne peut refuser son corps au conjoint adultère avant qu’une sentence ecclésiastique n’intervienne –, on ne peut pas dire qu’il y a un adultère tel qu’il justifie une sentence de séparation des corps. On ne peut donc entendre le mot fornicatio que « suivi d’effet » (cum effectu), c’est-à-dire au sens strict qu’il vient d’énoncer25.

15Guido de Baysio26 entend clairement la sodomie comme l’acte que le mari commet avec sa propre épouse et considère qu’avec l’adultère, cet acte est cause de séparation quant au lit. Mais il rappelle qu’Innocent IV n’était pas de cet avis. Pour ce dernier, la sodomie avec sa propre épouse ne donnait pas lieu à la séparation, à moins que le mari ne tente d’attirer sa femme dans la jouissance des plaisirs coupables27. Je crois cependant, dit Guido, que l’opinion de Huguccio et Laurent est plus en accord avec la vérité.

16L’extension de la cause légitime d’abandon pour crime de sodomie sera retenue aussi bien dans la glose ordinaire que dans la somme sur le mariage de Tancrède et dans sa reprise par Raymond de Peñafort. La grande diffusion de ces textes place cette extension en position dominante, mais tout n’est pas dit, loin s’en faut, si l’on pense que même le Code de 1917 ne retient pas l’hypothèse de la sodomie ou de la bestialité comme explicitement assimilables à l’adultère afin de produire la cessation du devoir conjugal28.

Intermezzo. Quatre siècles plus tard : Thomas Sanchez et la chair

17Le monumental De sancto matrimonio du jésuite de Grenade Thomas Sanchez, dont une première édition voit le jour en 1602, constitue l’œuvre la plus extraordinaire de la Seconde Scolastique sur la matière maritale. Le texte est certes en dehors de notre période et relève d’un contexte culturel entièrement différent, mais il est intéressant de voir comment, dans la quatrième disputatio du livre X (De divortio), les termes du débat des décrétistes y sont largement repris et amplifiés.

18Il est toujours question d’établir quels gestes, quels attouchements, quels mélanges de fluides corporels produisent l’adultère, mais l’exorbitante casuistique du jésuite ajoutera d’autres thèmes à cette liste établie par les décrétistes. Ces thèmes n’étaient certes pas nouveaux et avaient déjà rejoint les listes établies par les pénitentiels, eux-mêmes délaissés par la canonistique classique29, mais sa tendance à l’exhaustivité lui vaudra à la fois une grande popularité et des réactions scandalisées qui auront pour conséquence l’inclusion de son tractatus dans l’Index librorum prohibitorum.

19Qu’est-ce qui constitue une juste cause de divorce – entendu comme la cessation de la cohabitation assortie de la possibilité, pour le conjoint innocent, de refuser, dans une certaine mesure, le devoir conjugal au conjoint coupable ? En vérité, dit Sanchez, savoir si le péché de sodomie et les autres péchés contre nature sont cause suffisante de divorce, pose de nombreuses difficultés. Certains considèrent que la sodomie n’est pas cause suffisante de divorce et s’appuient sur les arguments que voici : en premier lieu, selon Matthieu, le Christ n’a permis le divorce que pour cause d’adultère et, sur le plan pénal, l’interprétation la plus stricte est requise. En deuxième lieu, parce que les conjoints engagent leur foi seulement en ce qui concerne leurs membres « légitimes » (ceux destinés à engendrer), et de ce fait, supporter de temps en temps l’usage de la sodomie ne fait pas obstacle à l’usage naturel et nécessaire. Troisièmement, parce que, à partir de l’union sodomite, il n’y a pas d’affinité, comme le montrait le canon Extraordinaria pollutio (C.35, q.2 et 3a c.11). Sanchez est d’une opinion contraire : pour lui, la sodomie est bien cause suffisante, mais non pas pour les raisons fréquemment alléguées.

20En premier lieu, il ne retient pas l’allégation du C.32 q.4 c.11, qui reprend un passage de saint Augustin sur le Deutéronome où il est dit que « l’emploi du terme “moechia” doit faire comprendre qu’est frappé d’interdiction tout rapport sexuel illicite et tout usage non légitime de ses organes ». Ce témoignage, dit Sanchez, ne prouve rien, car la seule chose qu’Augustin affirme est que la fornication comprend l’usage illégitime des organes génitaux, ce dont personne ne doute, mais que la fornication n’est pas cause suffisante de divorce, comme ne l’est pas non plus la masturbation. Il disqualifie également l’argument selon lequel si l’on accepte le divorce pour adultère, on devrait le faire plus encore pour la sodomie, qui est un plus grave péché. Le blasphème, par exemple, est un péché plus grave encore, mais ne constitue pas pour autant une cause de divorce. En réalité, ce qui offense gravement le mariage est l’adultère et non pas la sodomie, car comme l’affirme le cardinal Cayetan († 1534), le rapport sodomitique avec une femme mariée ne profane (polluitur) que la persona qui est dans le dominium du mari, mais le coït « naturel » profane à la fois la persona et le « vase » (vas), et fait que la proles devient incertaine. Qui plus est, du point de vue de la perspective de la femme trompée par le mari, et bien qu’elle voie la semence qui lui est réservée prodiguée ailleurs, au moins celle-ci ne servira-t-elle pas à engendrer des enfants dans le ventre d’une autre femme.

21La raison pour laquelle Sanchez considère que la sodomie doit être comprise comme une forme d’adultère est la même que donne Domingo de Soto († 1560) qui affirme, dans son commentaire aux Sentences du Lombard, livre 4, distinctio 36, que le mariage fait des conjoints une seule chair et que « [le sodomite] viole de manière complète et absolue la foi du mariage, car il divise sa chair avec un autre homme ou une autre femme ». Ainsi, étant donné que la division de la chair se retrouve dans tout concubitus, naturel ou sodomitique, les deux constituent une cause de divorce. Par ailleurs, la loi du divorce ne relève pas de la matière pénale. La stricte application des normes n’est donc pas exigée et il est possible de comprendre toute fornication comme adultère et division de la chair du conjoint. Certains, dira-t-il, modèrent cette interprétation selon que la sodomie est passive ou active : la sodomie active ne peut se comprendre que comme celle d’un homme qui connaît de façon sodomitique un autre homme ou une femme, la sodomie passive peut concerner aussi bien la femme que l’homme qui « se laisse sodomiser ». Cette dernière serait moins grave, parce que « celui qui se laisse faire n’émet pas de semence » et ne donne pas à un autre l’usage du « vase » dû au conjoint (il n’est donc pas possible que de cette relation résulte la fécondation). Mais Sanchez, lui, affirme que les deux formes de sodomie divisent la chair et violent la foi du mariage.

22Il se demande alors s’il est possible de considérer comme sodomie un rapport qui a lieu entre deux femmes par le biais d’un instrument de fer, de bois ou autres matériaux. Il considère que cela ne sera cause de divorce que si on introduit de la semence dans le « vase » naturel ou « inadéquat » (praeposterum) de la femme, par le biais de cet instrument, geste qu’Avicenne considère comme possible. La femme divise alors sa chair, en position passive, comme si elle avait entretenu un rapport sexuel avec un homme, mais la divisio carnis cesserait si l’effusion de semence se faisait « à l’extérieur du vase ». Sanchez propose un début de commentaire sur cette question – dans le cas naturellement d’un usage utérin – qui va vers une anatomie hermaphrodite30, mais incline ensuite vers l’opinion du médecin Juan Fragoso, son contemporain – au Tratado de las declaraciones auquel il renvoie, dans la disputatio XCIV31 –, qui, à son tour, rapporte un récit d’Amatus Lusitanus disant qu’il s’agissait d’un fait « muy raro, y maravilloso, pero verdadero », qui s’explique par la présence de la semence d’un homme transmise d’une femme à l’autre32.

23Si, au contraire, le mari essayait de pratiquer la sodomie avec son épouse, cela ne constituait pas une cause de divorce, à condition qu’il veuille bien s’amender. S’unir avec sa propre chair sans en produire la division ne peut en effet être cause de divorce. De même, si le mari en vient à une « pollution à l’extérieur du vase » avec son épouse : comme la sodomie, il s’agit d’un péché contre nature, mais qui ne divise pas la chair. Par conséquent, bien que l’acte autorise à une séparation temporelle, il n’admet pas de séparation définitive. Mais qu’arrive-t-il s’il s’agit d’une pollutio extraordinaria avec une tierce personne ? Certains considèrent qu’en tant que péché contre nature, cette pollutio donne lieu au divorce, mais ce n’est pas l’opinion de Sanchez car, encore une fois, le mari ne divise pas là sa chair avec une autre « per concubitum » (seule cause du divorce). De même quand la semence est introduite par la bouche ou les oreilles d’un autre homme ou une autre femme, il ne s’agit pas de copule « consummata », ni naturelle, ni sodomite.

24Qu’arrive-t-il si la femme supporte des embrassements, des attouchements libidineux, des caresses sur la poitrine ? Sanchez cite Bartole et Balde qui acceptent cela comme cause de divorce et reconnaissent le droit du mari trompé à conserver la dot si l’intention de la femme était adultère. Mais le jésuite s’oppose à cette interprétation et affirme qu’aussi libidineuses et intentionnelles qu’aient été ces caresses, elles ne sont pas matière à divorce ni à rétention de la dot, car « quand il n’y a que des baisers et des étreintes », il n’y a pas de division de la chair.

25Que devons-nous dire alors dans le cas où il y a pénétration, naturelle ou par sodomie, mais sans émission séminale ? Ou bien encore, s’il y a introduction de semence sans pénétration ? Dans le premier cas, dira Sanchez conformément à la définition de coït suffisant comme mélange séminal, il n’y a pas adultère ni division de la chair, mais dans le second, oui. Sanchez confesse que cette distinction – la non-émission séminale – ne sert pas au conjoint trompé car il n’a pas les moyens de constater la véracité des affirmations et la présomption joue contre lui, mais elle est valable au for interne, auquel on peut accepter que le conjoint fautif a réalisé une copule imparfaite.

26Pour finir, s’interroge Sanchez, qu’arrive-t-il en cas de bestialité ? Cette question rappelle l’exégèse rabbinique de la Genèse 2.24 dans laquelle l’expression una caro est interprétée en termes d’exclusion de l’union avec des animaux domestiques et sauvages33. Certains considèrent que cela n’est pas cause de divorce, d’autres au contraire, que ça l’est, car bien qu’il s’agisse d’un animal, il y a divisio carnis, même si cette chair est d’une nature différente. Au contraire, et cela constitue sa dernière distinction, n’est pas cause de divorce une copule réalisée avec une femme morte ou un animal mort, car cela s’apparente plutôt au rapport avec une statue : le mot caro ne s’applique donc pas au corps mort34. Il n’y aura pas non plus divorce si de la semence qui se trouve dans l’eau du bain entre dans la matrice d’une femme, car il n’y a de copule parfaite qu’avec l’intention de copuler.

27Qu’est-ce donc que la chair ? Qu’est-ce qui constitue sa division et qu’offense donc l’adultère ? En premier lieu, seuls les « vases » de la femme sont chair, et chez l’homme, le « vase inadéquat » et le pénis. Les organes d’un animal vivant peuvent être chair, mais ceux d’une personne ou d’un animal morts cessent de l’être. Strictement parlant, Sanchez réduit encore davantage le sens du mot, dans la mesure où sa théorie s’appuie sur une logique séminale rigoureuse. S’il n’y a pas émission séminale qui arrive d’une façon ou d’une autre à l’intérieur du corps de l’autre, jointe à une intention coïtale, il n’y a pas division de la chair. La sodomie est adultère, à condition qu’il y ait eu émission séminale, car si celle-ci est nécessaire, la commixtio seminum qui crée l’affinité et réalise la copule parfaite ne l’est pas. Le divorce ne dépend donc pas de l’affinité ; sa racine est l’intention et l’acte de division de la chair, une chair qui n’est que « vases » et semence et qui peut être animale, mais doit forcément être vivante.

Logiques de la servitude

28Il nous faut maintenant revenir à la seconde question posée par les canonistes à la période qui est la nôtre. Que se passe-t-il si celui qui n’avait pas divisé sa chair devenait à son tour coupable d’adultère ?

29En 1208, Innocent III35 se prononce sur la question suivante : un homme a pris sur le fait sa femme adultère, mais par la suite il lui a également été infidèle. Peut-il, sous prétexte d’adultère, refuser son corps à sa femme ? Non, dit Innocent III, si le mari devient à son tour coupable, il ne peut cesser de se soumettre à la demande de son épouse, car « des griefs identiques se compensent et s’annulent » (comparia crimina compensatione mutua deleantur)36.

30La première remarque que l’on doit faire37 en lisant la glose ordinaire, qui est la première à évoquer les effets des crimes comparables qui s’annulent mutuellement, porte sur ce qui peut être considéré comme refus légitime du debitum : convient-il de refuser son corps au conjoint coupable dès que l’adultère est connu – à condition que « la fornication soit de notoriété publique » (publice fornicatur) et c’est bien le cas ici –, ou bien après sentence ecclésiastique ? Huguccio considérait qu’il fallait qu’une sentence intervienne, car seul le juge pouvait infliger une peine, et qu’entre-temps la servitude restait intacte. Mais Bernard de Parme souligne que cette décrétale met en évidence que le conjoint innocent peut, « en raison du seul fait » (solo facto), refuser la servitude de chair – et de citer un fragment du Digeste selon lequel il n’y a pas de retard quand la demande est irrecevable –, et il rappelle que s’il ne se refuse pas, il perdra son droit à l’accusation, affirmation que l’on peut fonder à la fois sur des canons du Décret et sur un passage du Digeste qui dénie à un homme le droit d’accuser de fornication la femme qu’il aurait épousée en la sachant coupable. Seul celui qui se prête au rapport charnel avant la sentence par ordre de l’Église conserve son droit à l’accusation38.

31Supposons maintenant que l’adultère ait été commis après une sentence de séparation ; peut-on dire que le geste la rend nulle et rétablit les droits charnels des conjoints39 ? Ce n’est pas le cas ici – aucune sentence n’est mentionnée – mais la glose à Tuae fraternitatis doit être lue en rapport avec une autre glose, qui analyse une décrétale de Clément III. Le cas40 est celui d’un certain V. qui, après la confession de sa femme reconnue adultère, puis séparé d’elle par sentence ecclésiastique, prend une autre femme et se voit obligé de reprendre la vie conjugale avec son épouse adultère.

32La glose Redire compellas à cette décrétale rappelle qu’Huguccio soutient qu’une fois une sentence prononcée, il n’y a guère le choix d’une réconciliation car « une fois la sentence de séparation prononcée par l’autorité de l’Église, aucun des deux n’a plus d’obligation envers l’autre, et chacun peut entrer dans un monastère contre le gré de l’autre ». Bernard soutient encore une fois une thèse contraire à celle d’Huguccio, lorsqu’il va dans le sens de la décision exprimée dans la décrétale qu’il glose. L’explication en est la suivante : le conjoint innocent n’est pas privé de son droit à exiger le debitum comme celui qui a commis l’adultère. Son droit à la servitude est conservé, au contraire, au-delà de la sentence. Tandis que, selon Huguccio, aucun droit sur le corps de l’autre ne demeure en latence, la sentence de séparation faisant que « chacun s’est dessaisi de son droit en se séparant de l’autre » (uterque in separatione cessit iuri suo)41.

33Revenons un moment à la longue glose Fornicationis ad X.5.16.7. Bernard de Parme rappelle42 que Jean le Teutonique43 est favorable à l’opinion d’Huguccio soutenant qu’une sentence ne peut être annulée par un délit postérieur et il en veut pour preuve l’argument du D.43.19.2 : « On ne peut invalider ni modifier les conclusions d’une affaire jugée correctement, même si un nouveau délit survient ». Il fait des allégations qui montrent qu’une fois la servitude éteinte, elle ne peut renaître, ce qui veut dire que l’adultère subséquent du conjoint originellement innocent ne constitue pas une injure, dans la mesure où la servitude n’existe plus – « puisque la servitude est levée, la fornication de l’un ne fait pas injure à l’autre » (cum servitus sit sublata, non fit iniuria alteri per fornicationem alterius).

34En faveur de l’extinction des servitudes, Bernard cite un passage du De consecratione de Gratien et le D.46.3.98.8. Le premier44 affirme que la perfidie des parents ne nuit pas à l’enfant qui a reçu le baptême45, car la régénération par l’esprit a effacé la génération par la chair et ne peut donc être à son tour effacée d’elle-même ; la chair ne reprend pas ses droits au détriment de la grâce, sinon par une impiété commise par l’enfant.

35Quant au D.46.3.98.846, il s’agit d’un fragment que l’on cite de manière récurrente pour indiquer l’impossibilité de faire renaître une obligation éteinte de manière permanente, c’est-à-dire de par sa nature même. Si j’ai promis l’esclave d’autrui, et que – sans mon intervention – le propriétaire le libère, mon obligation est éteinte. Si, par la suite, il devient à nouveau esclave, l’obligation ne resurgit pas, car on considère qu’il n’est plus le même esclave, objet de la stipulation, probablement en raison du principe selon lequel « l’affranchissement est comparable à la mort » (manumissio morti similis sit)47. Mais si au lieu d’être libéré, l’esclave est capturé par l’ennemi, l’obligation est seulement suspendue et, dès sa rentrée, il peut être redemandé en vertu du droit de retour (postliminium). De même, si j’ai stipulé de donner un bateau et que le propriétaire le démonte mais avec l’intention de le refaire, l’obligation demeure car il s’agit du même bateau, mais si le navire est démonté avec l’idée d’utiliser les planches pour autre chose, puis que l’on change d’avis et qu’on le remonte à l’identique, il s’agit quand même d’un autre navire. L’obligation n’est alors pas en latence, mais éteinte. Dit autrement, et en paraphrasant la lecture de Balde, si la mutation ne prive pas la chose de sa substance, ou s’il y a un espoir qu’elle redevienne la même, l’obligation peut cesser provisoirement, sans qu’il y ait extinction ; si, au contraire, l’espoir d’un retour au même est perdu, alors l’obligation n’est pas suspendue, elle a tout simplement cessé d’exister – il faut souligner que l’espoir du retour au même dans l’exemple du bateau tient à la volonté qui garde ou détruit la forme spécifique (species) de la chose au-delà du résultat final. L’exemple de l’esclave ne compromet d’ailleurs nullement cette interprétation : il s’agit certes du même homme, mais là n’est pas la question, car une fois redevenu esclave, c’est d’une autre res dont il s’agit48.

36La glose de Bernard de Parme opte pour la modification de la sentence et la renaissance de la servitude par le crime, car le coupable semble renoncer à la sentence qui lui permettait de refuser son corps – à celui ou celle qui s’était en premier lieu rendu coupable d’adultère : « voici l’interprétation que j’estime la plus exacte : cette femme a la possibilité de réclamer son mari nonobstant la sentence, car le mari a renoncé à cette sentence en commettant un adultère après la sentence49. » C’était également l’opinion de Vincent d’Espagne et de Tancrède50 : celui qui commet à son tour l’adultère après la sentence semble avoir renoncé à ce jugement qui déliait son corps du devoir conjugal.

37Or, savoir si la servitude est susceptible de disparaître entièrement ou si elle couve toujours sous la cendre est un enjeu majeur et le choix de Bernard de Parme ne fait pas l’unanimité. Deux siècles plus tard, le dernier des grands canonistes du Moyen Âge, le Panormitain, signale (ca. 1436) en effet la contradiction qui existe entre la glose Fornicationis ad X.5.16.7 et la glose Viro ad C.32 q.7 c.351. Alors que la première considérant que le principe « des griefs identiques se compensent et s’annulent » justifie la renaissance de la servitude même après la sentence de séparation prononcée par le juge et sans intervention ultérieure de celui-ci, et que cela devient l’opinion commune, la glose ordinaire au Décret, ainsi qu’Innocent IV52 et Guido de Baysio considèrent, eux, qu’une fois la sentence prononcée, les conjoints ne peuvent plus agir par eux-mêmes. La femme, dans ce cas, ne peut prétendre être spoliée car elle a perdu son droit à la servitude. Seul le juge peut « restaurer le mariage compte tenu du délit » (reintegrare matrimonium ratione delicti), et, dit le Panormitain, cette lecture « a ma faveur, vu qu’elle est plus exacte » (tamquam verior mihi placet)53. Pour cesser de se prêter au debitum, l’époux innocent n’a par contre pas besoin d’une sentence. Le canon Agathosa (C.27 q.2 c.21), dans lequel il est question d’un homme entré dans un monastère en raison de l’adultère commis par sa femme sans qu’il y ait eu intervention du juge, serait sinon invalide. Ainsi, « pour abolir cette servitude conjugale » (ad perdendam istam servitutem coniugalem), il suffit de se prévaloir du droit que Dieu a donné aux conjoints de pouvoir quitter celui qui fornique54.

38Une additio55 de Alexandre de Nevo († 1485) au Panormitain retourne à l’opinion mainstream de Bernard de Parme selon lequel un crime d’adultère commis après sentence autorise tout de même le premier conjoint infidèle à redemander le debitum. Il distingue, dans son commentaire du Panormitain, deux arguments : l’efficacité de la sentence et la renaissance d’une servitude. La sentence, dit-il, s’annule d’elle-même pour trois raisons : parce qu’elle contient comme condition implicite « que le mari observe la chasteté » (si vir servaverit continentiam), et que de ce fait celui qui pèche après la sentence renonce à s’en prévaloir et, plus encore, parce que la cause de la sentence devient une « non-cause », car celui qui agit contre une sentence « éteint celle-ci, comme si elle reposait sur une erreur » (extinguit ipsam, tanquam sit in errore fundata). Alexandre de Nevo renvoie à Bartole sur le D.12.7.2 : la sentence n’est pas injuste, mais la cause devient une non-cause et cesse d’exister56. Quant au régime de survie de la servitude, Alexandre allègue les commentaires d’Antoine de Butrio à X.5.16.7. Ce qui est éteint ne peut revivre, à moins qu’une nouvelle cause ne le fasse resurgir, et on peut, en ce sens, citer le Sextus 5.13 De regulis iuris : « Le temps n’affermit pas ce qui n’est pas d’emblée fondé sur le droit. » Il faut donc bien distinguer la cessation de l’exercice d’un droit et celle de la perte de l’habitus de ce même droit : si l’habitus demeure, il n’y a pas, en revanche, de véritable résurgence du droit, car on ne fait que retirer l’objet qui faisait obstacle à son exercice57.

Lazare, les servitudes et l’impuissance

39L’exemple de Lazare servira de cas limite pour penser ce qui s’éteint sans espoir ou ce qui, au contraire, peut reprendre vie après un temps de latence. Dans la C.32 q.7 c.2 – une citation d’un texte augustinien – on affirme que même si l’on se sépare du conjoint adultère, le lien de mariage demeure et seule la mort peut le dénouer. Le passage compare le mariage au baptême, qui reste intact même chez celui qui a été excommunié. Huguccio évoque là la question habituelle (quod solet fieri) sur la femme de Lazare58 : peut-il redemander sa femme une fois revenu à la vie ? Non, dira-t-il, il ne peut pas la redemander car « le mariage a été dissout lors de sa mort » (in eius morte dissolutum fuit matrimonium) ; mais alors, s’il l’épouse une seconde fois, est-il bigame ? Non, car la bigamie est produite par la division de la chair en deux épouses et non par deux mariages59. Cependant, si l’on dit que celui qui ressuscite peut, en raison du postliminium, récupérer ses droits, cela implique-t-il que sa femme, même si elle s’est remariée, doive lui être restituée dans la mesure où ce second mariage est nul et le lien avec le premier demeure ? Non de droit, mais il peut y aspirer de aequitate60. Dans ce passage, Huguccio s’oppose à G(andulphus de Bologne) et à « quosdam alios ». Le débat tournait autour de la nature de la mort de Lazare. Huguccio soutient qu’il n’y a là qu’une mort ordinaire, celle qui est due en raison du péché originel, tandis que G. et ses adeptes soutiennent qu’il faut distinguer entre mort naturelle destinée à punir le péché originel, et mort miraculeuse destinée à manifester la puissance divine, car cette dernière laisse survivre le péché originel dans l’âme, ce qui, d’une certaine manière, suppose davantage une cessation d’existence qu’une mort entraînant l’extinction d’un être dans sa spécificité pleine et entière. Ainsi, G. et les siens considèrent que Lazare peut tout récupérer, une fois revenu de ce transit, pourrait-on dire, de manifestation de la toute-puissance divine. Il est comme celui qui revient de captivité et qui a vu ses droits suspendus par une fiction de mort. Il doit donc, de droit, récupérer sa femme, même si elle s’est remariée, ou bien son épiscopat, quand bien même un autre en aurait été investi. Mais ceux-ci, dit Huguccio, prennent « des vessies pour des lanternes ». Lazare, en effet, a été tout à fait mort et l’être qui revient à la vie peut éventuellement récupérer son épouse (si elle a gardé le veuvage) ou son siège d’évêque (s’il est resté vacant), seulement de equitate, et en aucun cas de droit61.

40La glose ordinaire au Décret62 reprend Huguccio : Jean le Teutonique affirme que le mariage est dissout par la mort, comme le sont les sociétés, et que la mort, comme dit un passage de l’Authenticum, efface tout. Elle n’efface certes pas le baptême, ni l’ordination, parce que dans le baptême il y a union de l’âme à Dieu (donc de ce qui est immortel à ce qui l’est également). En revanche, dans le mariage, il y a union d’un corps à un autre ; donc la mort les sépare. Mais Bartholomé de Brescia ajoute en fin de paragraphe un renvoi à une question de sa plume qui est moins tranchante et semble même pencher quelque peu en faveur de la continuité des droits du ressuscité.

41Dans la quaestio dominicalis dont l’incipit est Esto quod aliquis sit resucitatus63, Bartholomé passe en revue les arguments en faveur de l’extinction des droits de celui qui est mort, parmi lesquels celui qui veut que la mort efface tout et celui du D.46.3.98.8 précédemment analysé. Il rappelle ensuite qu’on ne dit pas de quelqu’un qui ressuscite immédiatement qu’il est mort (De poen.di.1 c.21, D.15.3.10.6) ; que si la mort a été la cause de la dissolution du mariage, l’effet cesse quand cesse la cause (dictum post D.61 c.8) ; que celui qui reçoit du préteur la restitutio in integrum récupère tout (D.4.1.5) et que, de même, si la restitution décrétée par le prince permet de récupérer les biens, les dignités et les honneurs, celle qui est voulue par le prince des princes, celui qui ramène à la vie, doit a fortiori lui permettre de récupérer ces choses – épouse et biens – qui comptent moins que la vie même (dictum post C.2 q.3 c.8) ; en effet, si l’on concède le principal, l’accessoire est forcement concédé (X.1.29.5), et par le droit de retour (postliminium), celui qui revient de captivité et avait été donné par fiction comme mort, récupère tout (D.49.15.19pr et 49.15.20.1). Par ailleurs, celui qui a renoncé à parler avec les anges et à contempler la majesté divine ne peut, en revenant à la vie, voir sa situation s’aggraver au point (D.50.17.87)64 qu’il perde aussi sa femme, et si son absence est justifiée, elle ne nuit pas à sa demande, or, un appel divin constitue une cause on ne peut plus juste (X.2.27.18). La solutio ne tranche pas. Tancrède dit qu’il récupère tout ; Huguccio, lui, nie qu’il puisse récupérer femme ou bénéfice ; mais G. et d’autres disent que par droit de « quasi postliminium » il peut redemander sa femme, même si entre-temps elle s’est remariée.

42Guido de Baysio adoptera la même argumentation en ajoutant l’opinion favorable à la restitution pleine de Johannes de Fantutis65, puis la quaestio sera reprise par Jean d’André, mais dans un autre contexte et avec l’omission d’un argument, celui concernant l’abandon des échanges avec les anges et de la contemplation divine.

43Le thème de Lazare – qui, parmi les décrétistes, était, selon Huguccio, fréquemment convoqué dans le cadre de la réflexion sur la renaissance de la servitude corporelle dont la cessation ou l’extinction avaient résulté de l’adultère de l’un des époux – fut aussi utilisé par Vincent d’Espagne pour penser la fin de l’impuissance, dans le cadre d’une décrétale d’Innocent III, principale sedes materiae de l’impuissance féminine66. À propos de Fraternitatis67, qui traite de la femme qui serait arcta au point que, sans une intervention miraculeuse, elle ne puisse être connue par son mari, Vincent évoque en effet la question de la femme de Lazare. La référence à Lazare n’est pas reprise dans ce contexte par la glose ordinaire, ni par les premières grandes sommes de Geoffroi de Trani, Innocent IV et l’Hostiensis, mais elle est l’objet d’un développement considérable chez Jean d’André, qui reprend la quaestio de Bartholomé de Brescia68. C’est sans doute le thème du miracle qui appelle le cas de Lazare, et non celui de l’impuissance, mais il n’empêche que la quaestio prendra ensuite racine dans le contexte de l’impuissance69 et servira même à penser les cas d’impuissance s’avérant ne pas être définitive, après avoir été un topos de la controverse sur l’extinction d’une servitude d’une extraordinaire résilience.

***

44Les deux questions que les canonistes posent pour penser la prescription du devoir de chair – à savoir la forme de l’acte et les conséquences sur la servitude corporelle – doivent répondre de manière précise à la fiction de l’una caro en établissant ce qui est susceptible de la diviser. Il ne s’agit donc pas d’établir la gravité d’un acte. Aucune répulsion, même la lèpre – à laquelle la 1 Compilatio et le Liber Extra70 consacrent un titre dans lequel on déclare que si le conjoint malade demande le debitum, il n’y a là aucune exception au précepte apostolique qui oblige le conjoint sain à s’y soumettre71 –, ne justifie le refus du corps au conjoint qui le demande ni ne fait cesser la servitude.

45L’adultère est certes un péché mortel, mais ce n’est pas cela qui est en jeu, puisque la servitude ne cesse pas – pas plus d’ailleurs qu’elle n’est réactivée – en raison de fautes, mêmes plus graves que l’adultère. Les gestes qualifiés comme tels, d’adultères, ne sont pas jugés à l’aune de la hiérarchie des péchés, mais bien à l’aune de ce qui détruit l’unité de la chair.

46Si la sodomie avec une tierce personne, par exemple, ne pose pas de question particulière et est immédiatement qualifiée de divisio carnis, la sodomie avec sa propre épouse, en revanche, est une exception que certains canonistes acceptent comme cause de cessation de la servitude – mais que d’autres, tels Innocent IV, rejettent –, la seule, puisque au contraire d’autres actes tout aussi contre nature commis avec le conjoint ne sont pas acceptés comme argument de séparation quant au lit.

47La logique du commentaire a pu influencer les conclusions des canonistes – même s’il serait bien imprudent de considérer que c’est le seul élément en jeu. La réflexion sur la sodomie a en effet comme sedes materiae le C.32 q.7 c.7, c’est-à-dire un extrait des lettres de Jérôme destiné à empêcher un remariage en prétextant la conduite scandaleuse d’un premier mari, dans la mesure où, quoi qu’il fasse, le lien demeure. Le passage met les deux mots côte à côte : adultère et sodomie. Or, le premier ne subsume pas le second. Ce sont deux actes distincts, que la logique textuelle a pourtant conduit à traiter ensemble. L’acceptation de la sodomie avec sa propre épouse comme cause de cessation de la servitude est, quoi qu’il en soit, une exception qui ne s’est jamais définitivement imposée et qui n’est jamais entrée de force dans la seule structure guidant véritablement l’interprétation des juristes : celle de la division de la chair, seule cause de la cessation de la servitude charnelle en dehors de la mort.