1En Provence, l’historiographie relative à la question des statuts des communautés « de villes moyennes ou de villages », pour reprendre une expression d’Édouard Baratier, distingue généralement deux espaces à l’intérieur desquels les universitates sont apparues et se sont dotées de représentants ainsi que d’une organisation administrative. À l’ouest du comté, entre Aix et le bas Rhône, les premiers consulats ruraux sont généralement donnés comme des imitations du mouvement communal urbain. Les plus anciens remontent aux années 1210-1240. Ainsi, à Fos, on note la présence de consuls dès 1206 et ils apparaissent aux Saintes-Maries-de-la-Mer en 12331 ; à Lansac, près de Tarascon, la charte de donation du lieu au Temple par Hugues de Baux, en 1234, ne mentionne pas d’universitas, cependant trois ans plus tard, en mars 1237, la communauté en conflit contre le commandeur du Temple d’Arles est représentée par quatre consuls2. Édouard Baratier donne ces premiers consulats comme étant liés à des situations de conflits contre les seigneurs, les villageois gagnant ainsi quelques libertés en s’organisant face au pouvoir dominant, ce que semble confirmer le cas de Lansac. Plus au nord, une autre région dans l’espace provençal a été concernée par ce mouvement. Ce sont les terres formant les hautes vallées des Alpes, à l’est du comté, ainsi que le comté de Forcalquier. Ici encore, l’apparition des consulats est précoce et concerne la première moitié du xiii^e siècle. Les comtes catalans de Provence auraient ainsi cherché à abaisser la puissance des grandes familles féodales dominantes dans la région en accordant des libertés aux villages, notamment autour de Seyne-les-Alpes, tout en s’introduisant dans l’administration de ces localités par le biais d’un bayle participant aux droits du consulat3. Plus à l’est enfin, autour de Nice ou encore dans la baillie, devenue viguerie, du comté de Vintimille et du val de Lantosque, les consulats ruraux obtenus des seigneurs peuvent être attestés dès la seconde moitié du xii^e siècle, rappelant dans leur principe l’organisation des campagnes lombardes4. Si tous les villages, cependant, ne connaissent pas ce degré de maturation et d’organisation, on peut toutefois noter que passées les années 1270, les mentions d’assemblées d’habitants et de syndics se multiplient. Elles seront encore très présentes à la fin du xiv^e siècle. Si le mouvement semble donc bien attesté, c’est cependant en termes d’histoire politique générale qu’il a été le plus souvent envisagé, depuis l’essor de l’émancipation des communautés face au pouvoir seigneurial, puis de leur domestication par le pouvoir souverain fermement établi à la fin du xiii^e siècle. Il faut également rapprocher cette évolution institutionnelle des bourgades et villages de celle que connaissent les grandes villes provençales, avec l’organisation des premiers consulats dès la fin du xii^e siècle puis la disparition de ces formes institutionnelles dans les premières décennies du xiii^e siècle à Grasse (1227), Nice (1229-1230), Tarascon, Avignon, Arles (1251), ou encore Marseille (1257)5. Les communautés, cependant, conservent la capacité à s’assembler et à délibérer, dans le cadre du gouvernement de leurs affaires courantes ou dans le contexte des assemblées représentatives qui se mettent en place, en Provence, à partir du milieu du xiv^e siècle6.

2La problématique retenue ici, centrée sur la forme même des textes, leurs modes de rédaction et les acteurs qui en sont à l’origine, permet de reprendre la question par un autre biais en dépassant quelque peu une certaine vision téléologique de l’avancée du pouvoir souverain au détriment des libertés locales. Afin de mener l’analyse, nous avons choisi d’articuler notre propos sur un cas particulier bien documenté, qui ne relève pas à proprement parler du comté de Provence – puisqu’il s’agit de la communauté de Bédoin située au pied du mont Ventoux dans le diocèse de Carpentras –, un cas connu de l’historiographie notamment par l’édition de la charte de franchises obtenue en 1264 du seigneur Barral de Baux, et dont on peut compléter le dossier par un petit ensemble documentaire conservé aux Archives départementales des Bouches-du-Rhône7. La charte de 1264 relève d’un groupe de « statuts » accordés par ce seigneur à trois localités de l’arrière-pays de Carpentras qu’il dominait – Bédoin, Caromb et Loriol – qui correspondent à une deuxième vague d’octroi de franchises dans cette région, après celles des diocèses de Cavaillon et d’Apt entre 1237 et 12478. Les deux confirmations de statuts que demandèrent et obtinrent les hommes de Bédoin, en 1291 et 1295, abordent la problématique de la préservation des franchises sous l’administration pontificale et de l’éventuelle transformation subie par ces textes aussi bien sur la forme que sur le fond. Au début du xiv^e siècle, le préalable posé par les hommes du lieu à la prestation du serment dû à leur nouveau seigneur souligne et confirme cette évolution qui tend à conférer à la charte de 1264 le rôle de matrice de véritables statuts. Cet exemple sera éclairé par un ensemble d’autres textes qu’il éclairera à son tour en retour, ensemble dont nous le rapprochons sur le fond, sans postuler a priori de similitude formelle entre les deux, issus de la région voisine de Forcalquier. Il s’agit des statuts – ou identifiés comme tels par l’historiographie – de Saint-Michel-l’Observatoire datés de 12429 et des deux sentences d’arbitrage concernant la bourgade de Reillanne en 1254 et 125510. Ces textes présentent des situations comparables d’écriture ou de réécriture d’actes que l’on peut assimiler à des statuts. Ils donnent à voir les pratiques scripturaires des communautés provençales de la fin du xiii^e siècle dans le sens où ces dernières sont à l’origine de leur transcription sous forme d’actes authentiques, et permettent ainsi de poser la question des acteurs de manière dynamique et contextualisée.

3Afin de retracer ce processus, commun à de nombreuses communautés provençales, nous nous attacherons dans un premier temps à définir ce que sont des franchises, selon l’exemple de la charte octroyée à Bédoin le 19 septembre 1264, puis nous analyserons la manière dont ces franchises se sont transformées, entre les années 1290 et 1330, pour se muer en de véritables statuts avant de revenir, dans un troisième et dernier temps, sur la question des acteurs de cette métamorphose.

Franchises : la charte de Bédoin, 19 septembre 1264

4Disparue des archives dans son état originel, la charte de franchises octroyée à la communauté de Bédoin par son seigneur Barral de Baux en septembre 1264 est connue des historiens grâce à l’édition qu’en donnat en 1913 l’archiviste Hyacinthe Chobaut, fondée sur un vidimus du texte daté de 174211. Cette édition regroupe en fait trois chartes octroyées par le seigneur Barral entre septembre et octobre 1264 aux communautés voisines de Bédoin, Caromb et Loriol. La charte de Bédoin est la première délivrée, le 19 septembre 1264 ; donnée à la communauté des hommes et des « personnes militaires » du lieu, elle comporte 26 articles dont certains ont une portée politique considérable pour ce qui a trait à l’organisation de l’universitas : elle autorise ainsi celle-ci à s’assembler quand elle le voudra et à instaurer des syndics ou procureurs qui pourront représenter, défendre la communauté mais aussi lever des taxes sur elle assimilables à des sortes d’amendes pour franchises non respectées. Bédoin est loin d’être une seigneurie négligeable. C’est le 21 août 1240 que Barral I^er de Baux, devenu en 1235 sénéchal du comte de Toulouse Raymond VII dont il avait épousé la nièce Sibille d’Anduze, reçoit en fief de ce prince, en récompense de son soutien dans le conflit qui l’oppose alors au comte de Provence Raymond-Bérenger V, la seigneurie majeure12 de plusieurs localités du Comtat Venaissin dont le comte de Toulouse a obtenu l’investiture impériale en septembre 1234 : Monteux, Sarrians, Caromb, Entraigues, Loriol et Bédoin entrent ainsi sous sa domination13. En mai 1251, Barral prête l’hommage vassalique à Alphonse de Poitiers, héritier du comte Raymond VII14. C’est ainsi logiquement l’approbation du comte Alphonse qui est requise lors de l’octroi de la charte de privilèges à Bédoin en 1264.

5Le contexte de cet acte est généralement donné comme celui du départ à la croisade de Barral qui, à la recherche de quelques subsides destinés à subvenir à ses besoins militaires, aurait vendu – fort cher d’ailleurs pour ce qui concerne Bédoin – l’octroi de franchises aux principales communautés de ses possessions comtadines. Afin de bien saisir la nature de ces actes et d’en comprendre la portée politique, il nous faut cependant revenir sur ce contexte. Le besoin d’argent du seigneur Barral en cette année 1264 est incontestable et attesté également par un ensemble d’autres actes relatifs aux transactions financières ayant eu lieu à l’occasion du mariage de son fils Bertrand III avec Philippa, la fille du comte de Valentinois Aymar III de Poitiers15. Le niveau social de Barral de Baux est celui d’un très grand seigneur, à l’égal d’un comte, dont les destinées politiques le conduisent à prendre part aux grands événements de son temps sur l’échiquier géopolitique de la Méditerranée occidentale. Or, la grande affaire de la seconde moitié des années 1260 dans cet espace est celle de la conquête du royaume de Sicile par Charles d’Anjou, à l’appel du pape, pour laquelle ce prince a besoin du soutien militaire de tous les grands de Provence. Le départ à la croisade de Barral de Baux n’est, pourtant, pas immédiat car, tout au moins pour ce qui est de la participation à cette entreprise de ses terres comtadines, un obstacle de taille subsiste. S’il souhaite répondre, en effet, à l’appel du pape et lever des troupes en Comtat, il lui faut au préalable obtenir l’accord du comte de Poitiers Alphonse, auquel il a prêté hommage et qui est, ici, son seigneur direct. En juin 1265 encore, force est de constater que ce prince n’a pas délivré son vassal de son serment qui lui permettrait de participer à la croisade angevine. À cette date, en effet, le pape Clément IV – l’ancien archevêque de Narbonne Gui Foucois – écrit au comte de Poitiers afin de l’informer du fait que Barral de Baux, conformément à l’engagement pris d’aller à la croisade lorsqu’il prêta hommage à Alphonse, se tient à la disposition du comte avec ses hommes d’armes. Il a, jusque-là, refusé de céder aux prières à lui adressées tant par le pontife que par Charles d’Anjou, bien que ceux-ci affirment avoir un pressant besoin de son aide afin de mener à bien la conquête du royaume de Sicile, attendant que le comte Alphonse le délivre de son serment. Le pape prie ainsi ce prince de rendre à Barral sa liberté et l’informe qu’il a déjà donné des ordres en ce sens au prévôt de l’Église de Carpentras16. Le seigneur Barral se retrouve ainsi au centre d’une sorte de course à la faveur pontificale qui semble opposer Charles d’Anjou à son frère Alphonse en ces années 126017 ; sa ligne de conduite en ce domaine est alors celle d’une application stricte des règles de la fidélité féodale. On comprend dès lors mieux en quoi cette opération politique a pu être un atout pour le seigneur des Baux dans cette région, comme le suggère la mise en scène, au sens propre, si ce n’est de l’engagement dans la croisade et du soutien militaire apporté à la cause pontificale par son fils Bertrand, du moins d’une forme de défense des valeurs militaires qu’ils engendrent par le biais d’une fresque réalisée en 1285 ornant l’un des murs de la tour Ferrande de Pernes-les-Fontaines18. Si Barral a levé des troupes, c’est conformément à la fidélité vassalique due au comte de Poitiers – comme l’atteste indirectement la charte de Loriol qui précise que Barral s’interdit la levée de soldats si ce n’est par ordre du comte de Toulouse – et selon un sens de l’honneur chevaleresque que revendique ce personnage19. Sur le fond, les motivations de l’octroi des franchises semblent aller dans ce même sens : les textes sont vraisemblablement en partie liés à la nécessité d’organiser le service militaire dû en ces lieux dans le respect des règles féodales, ce que précise indirectement l’article XII de la charte de Bédoin relatif à la levée de la cavalcade.

6Le modèle de rédaction suivi par la charte accordée à Bédoin est celui d’une charte-sentence : la division en item, l’emploi du lexique juridique de la donation – mera et spontanea voluntate nostra – place la franchise comme le produit de la volonté seigneuriale, un effet de sa grâce, qui vient récompenser des services rendus mais crée aussi par là un état d’exception, une relation d’obligés dont rend compte le vocabulaire du service et de la fidélité. À ce stade, nous pouvons émettre l’hypothèse selon laquelle la charte de 1264 se présente comme une négociation catégorielle entre le seigneur et les habitants de Bédoin. Elle emploie ainsi un vocabulaire qui ne tient peut-être pas tant au contexte qu’au type même de procédure qu’elle met en œuvre. La négociation en face-à-face20 est, en effet, un mode typique du rapport féodal et seigneurial, qui autorise une certaine mise en scène de la bienveillance délivrée par le dominant et fonctionne sur le principe de la négociation au cas par cas, sans ordre apparent ni logique dans l’énoncé des décisions formant le dispositif. Le contenu des franchises octroyées souligne ce procédé, qui mêle immunités fiscales, liberté de circulation et de possession, réitération des droits de la communauté sur les eaux et les terres du mont Ventoux21, à la cavalcade (article XII) et à la levée de la queste féodale aux cinq cas (article XIX). Les témoins de cette première charte sont en majorité des chevaliers issus des localités environnantes. A priori, ce pacte ne se renégocie pas et ne s’amende pas ; il est d’ailleurs uniquement juré par le donateur, son épouse et son fils, ainsi que théoriquement par le seigneur majeur de Barral – Alphonse de Poitiers – ici représenté par son sénéchal en Venaissin Jean d’Arcis22.

7Tout cela pourrait, cependant, n’apparaître que comme une simple figure de style puisque la fin de la charte montre que celle-ci a été achetée par les hommes de Bédoin au prix de 20 000 sous tournois. La rhétorique juridique peut être, cependant, beaucoup plus emphatique et traduire une véritable culture juridique curiale du rédacteur, comme le montre la charte de Caromb datée du 30 septembre :

Nobis Barrallo domino Baucii ac domino pariter dicte ville de Carumbo ut fideles nostri reverenter nobis obediunt et devotissime famulant, volentes ipsos et successores eorum novis et dignis libertatibus et immunatibus decorare et honores honoribus addere et beneficia beneficiis sociari, de nostra pura, bona, gratuita et spontanea voluntate.

8En l’occurrence, c’est Raymond Malisanguinis, notaire public d’Alphonse de Poitiers, qui semble avoir rédigé ces actes à la demande conjointe de Barral, des communautés et du sénéchal Jean d’Arcis23. Ce personnage pourrait être le même que le Raymond Malisanguinis que l’on rencontre couramment dans les sources du Comtat Venaissin dans les années 1275-1295. Ce dernier est assez bien connu de l’historiographie : noble comtadin issu de l’administration d’Alphonse de Poitiers, il prête hommage au pape en février 1274 avec les nobles de Pernes et apparaît après 1274 en tant que viguier du Venaissin pour le compte de l’administration pontificale, une charge administrative de représentation dans des affaires locales très concrètes comme des bornages24. Second du sénéchal, il est le seul titulaire connu de cette fonction25. On le retrouve ainsi mentionné dans une lettre du pape Martin IV datée du 13 juillet 128326. En 1284, c’est encore en tant que viguier du Venaissin qu’on le voit officier à l’occasion de négociations menées avec les nobles de Pernes pour leur renoncement à leurs droits au consulat27. À la fin des années 1280, il semble avoir acquis la charge de sénéchal28 ; on le retrouve également dans l’entourage du sénéchal lors de la rédaction des statuts du Venaissin en 1275-1276. Sa maîtrise des formes et du vocabulaire juridiques explique sans doute que la charte de Bédoin, telle du moins qu’elle apparaît dans les années 1290, ressemble beaucoup à des statuts : le terme capitulus est ainsi employé à l’occasion d’un article (VI), Raymond Malisanguinis précise en outre dans le protocole final qu’il a rédigé l’acte en 45 lignes sous la forme de chapitres. L’ensemble est donc bien perçu comme de véritables statuts, mais sans doute pas dès 1264. Si la confusion entre franchises, coutumes et statuts est bien présente en effet dans la documentation29, elle n’est véritablement attestée qu’à la fin du xiii^e siècle, à la suite d’un processus de transformation de ces textes comme le montre l’exemple de Bédoin.

9L’enjeu pour la communauté est alors de faire reconnaître la validité juridique de cette charte par l’autorité dominante en Venaissin à partir de 1274, c’est-à-dire le pape, par le biais des officiers de justice le représentant et de transformer ainsi son contenu en véritable droit local. Au-delà, il s’agissait également pour les habitants de Bédoin de tirer parti du contexte et des possibilités de négociation offertes par l’administration pontificale alors en charge de la garde du castrum. On peut reconstituer l’histoire de cette bataille juridique menée entre les années 1290 – que l’on peut considérer comme la phase de naissance des statuts au sens propre – et 133030. À la suite d’une plainte lancée par Bertrand de Baux, le fils de Barral, Alphonse de Poitiers fit révoquer, en effet, le 20 février 1268, la charte octroyée à Bédoin, au prétexte qu’une charte de franchises se devait d’être approuvée par le seigneur féodal du concédant, ce qui mettait en doute par là même – bien qu’indirectement – son authenticité31. Cependant, le 30 mai 1291, quatre hommes de Bédoin vinrent trouver le juge du Venaissin à Pernes afin de lui demander de publier, authentifier et rédiger la charte de 1264 sous la forme d’un acte public notarié32. Le 4 mai 1295, deux représentants de l’universitas de ce même lieu – Rostaing Giroline et Pierre Brocherii – vinrent à Mormoiron trouver le juge du Venaissin Barthélemy Grosso et le sénéchal Raymond Malisanguinis afin de faire reconnaître la validité des franchises en produisant la demande adressée en 1291. Ils profitaient par là des difficultés rencontrées par le seigneur de Baux face au recteur du Venaissin liées à des tractations financières dont les seigneuries comtadines étaient le gage. À la fin des années 1290, en effet, Bertrand de Baux semble perdre, peut-être pour un temps seulement, la domination formelle des castra de Bédoin, Loriol et Entraigues dont la garde passe à l’administration pontificale. Ainsi, en novembre 1296, ce seigneur rachète Bédoin et Loriol au recteur Jean de Grailhac qui contrôlait ces villages depuis quelque temps. En 1298 cependant, les recteurs Francezi font l’acquisition des trois castra pour la somme de 7000 livres tournois ; en mars 1301, une assemblée réunie à Avignon à l’initiative de Bertrand de Baux s’élève contre la prise de possession effective des trois seigneuries par le recteur du pape, sans doute à la demande du pontife. Bertrand fait comme s’il ne connaissait pas la raison de cet accaparement, préférant vraisemblablement prétendre qu’il n’avait fait que gager les villages33. La transformation des libertés de Bédoin en statuts véritables peut sans doute être datée de cette époque – la fin des années 1290 – qui voit la donne changer par la possibilité offerte à la communauté de négocier avec une administration princière plus formelle ; en tout cas, l’évolution du vocabulaire utilisé pour désigner le texte des franchises le suggère. Pour le comprendre, il convient d’évoquer un petit point de contexte, relatif à la circulation en branche féminine du patrimoine représenté par les seigneuries comtadines de Barral de Baux, que l’on peut éclairer grâce aux documents conservés aux Archives des Bouches-du-Rhône. Ces documents mettent l’accent sur les premières décennies du xiv^e siècle, époque au cours de laquelle les Baux semblent avoir recouvré la pleine domination sur Bédoin. Cécile de Baux reçut le 21 octobre 1314 les castra de Bédoin et Caromb en dot de son frère Barral II de Baux, lui-même petit-fils de Barral I^er et fils de Bertrand III34. Le 3 mai 1335, la dame qui venait de recouvrer ses biens dotaux exigea l’hommage de divers feudataires de Caromb et Bédoin ; à cette occasion il était rappelé comment ces deux castra lui avaient été assignés en dot lors de son mariage avec Raymond-Guillaume de Budos – une seigneurie située en Aquitaine, près de Bordeaux35 –, puis comment ils étaient passés entre les mains de son fils aîné, Raymond-Guillaume, dont elle assura la tutelle à la mort de son mari ; en 1335, Bertrand de Budos, le fils cadet devenu héritier de son frère décédé, restitua à sa mère ses biens dotaux36 ce qui occasionna la prestation d’une série de serments.

10Ainsi, en 1335, les hommes de Bédoin demandent-ils, en préalable à la prestation du serment de fidélité dû à leur nouveau seigneur Cécile de Baux, qu’elle s’engage à servare et custodire libertates, usus et consuetudines ac bonum statum dicti loci37. Cela reprend les termes du serment prêté par Barral et sa famille à la suite de la rédaction de la charte, mais ajoute quelques précisions juridiques intéressantes : l’emploi du terme statu, qui n’apparaît pas en 1264 – à comprendre ici au sens de bon état juridique car négocié, consenti par toutes les parties et donc garant de paix – et l’association des termes usus et consuetudines – également absente du texte de 1264 qui n’évoque que les franchises, immunités et libertés. Cette dernière précision correspond, quant à elle, à une distinction juridique et rhétorique entre droit objectif et droit subjectif déjà attestée au milieu du xii^e siècle dans l’Italie communale et démontre la transformation opérée de ces franchises devenues coutumes, c’est-à-dire ayant acquis force législative. L’expression bonum statum peut également renvoyer à l’idée de l’utilité publique, d’un état sain et équitable, utile au bien commun, selon une thématique courante du langage politique des communautés dans les années 1300-1330. Selon toute vraisemblance, la charte que les hommes de Bédoin demandent à Cécile de jurer en 1335 correspond ainsi à la version authentifiée en 1295 et non à l’accord de 1264. Dès 1297, on rencontre d’ailleurs à Pernes des syndics élus ad statuendum et statuta faciendum ; l’expression statuta devient ensuite fréquente dans la documentation38. Avec cette distinction, on sort de la logique de l’octroi gracieux de privilèges pour entrer dans celle du droit de la communauté que les différents capitula servent à constituer et à réformer.

11Pour Bédoin, à partir des années 1330, les libertés transformées en statut dans les années 1290 deviennent un droit opposable au seigneur. Ainsi, le 30 octobre 1340, le lieutenant du juge et viguier de Carpentras – Jacques Pelleti – juge-t-il en faveur de l’universitas de Bédoin contre Cécile, qui s’était approprié l’usage de l’eau venue du Ventoux au préjudice de la communauté, cette décision étant prise à la suite de la production par les hommes du lieu de la charte de 1264 probablement dans sa version de 129539. La promesse de 1335 était donc formelle et nécessitait l’affirmation juridique du statut par la démonstration de son caractère probatoire. Le processus se retrouve ailleurs ; il tend à renforcer la constitution de la communauté – par le biais de ses représentants – en actrice de l’énonciation du droit local et de la conservation de sa mémoire40. Dès 1264 cependant, quelques indices permettent de penser que la similitude avec des statuts, au sens propre, se renforce par le fait que la charte reconnaît la communauté constituée en interlocuteur du seigneur par le biais de représentants (article IX). La mise en forme juridique du texte de 1335 achève le processus en faisant apparaître l’intervention de plusieurs notaires locaux en charge chacun d’un rôle spécifique : le notaire public de Bédoin – Guillaume de Artigiis – pour ce qui est de la rédaction des protestations émises par les hommes préalablement à la prestation du serment à Cécile – qui contiennent donc la formule usus, consuetudines et bonum statum –, un notaire de Carpentras, maître Raymond Robert, qui rédige un instrument public pour le compte de l’universitas de Bédoin, et des juristes témoins de l’acte qui en valident la forme : Durand Brunelli, juge ordinaire de Bédoin et Pierre Christofori, juriste de Grambois dans la baillie d’Apt. Peut-on aller jusqu’à parler de l’existence d’un réseau local de juristes ? On peut, en tout cas, affirmer leur forte présence due à la proximité de plusieurs centres juridiques importants : Avignon, Carpentras et Arles. À Loriol, le 30 avril 1335, la charte de 1264 est lue publiquement par un notaire qui la copie à la suite de la mention de la promesse du seigneur de la respecter.

Statuts : naissance d’un droit local

12La forte présence de notaires bien implantés localement ne doit pas surprendre, de nombreuses attestations de ce phénomène jalonnent l’historiographie provençale et témoignent de connaissances juridiques bien diffusées jusque dans les plus petites localités41. Cela explique vraisemblablement l’adoption rapide d’une synonymie entre les termes « coutumes » et « statuts », selon une chronologie qui semble achevée en ces lieux à la fin des années 1290. Ce que l’on voit clairement se mettre en place à la fin du xiii^e siècle est, de fait, la capacité des communautés à se constituer en interlocuteur collectif du seigneur, voire à confisquer d’une certaine manière le pouvoir d’édicter le droit local. C’est là l’un des enjeux principaux de la transformation qui s’opère entre franchises et statuts. Car plus encore que leur forme juridique, ce sont les modes induits de la négociation, implicite ou explicite, avec la communauté qui confèrent à nos textes une grande similitude, qu’on les nomme franchises ou statuts.

13Afin d’éclairer notre propos, prenons l’exemple des statuts de Saint-Michel-l’Observatoire (Alpes-de-Haute-Provence) bien connus des historiens de la Provence, datés d’octobre 1242, qu’il convient de rapprocher du serment prêté en septembre 1243 directement au comte de Provence par les consuls, seigneurs et milites du lieu. L’objectif politique de Raymond-Bérenger V est alors d’instaurer un lien féodal avec la communauté qui permette une reconnaissance par cette dernière du majus dominium comtal42. De fait, ces statuts se présentent avant tout comme un acte de fidélité féodale, les différents item qui concernent l’ensemble de la communauté – et particulièrement ceux se rapportant au consulat et à son administration – apparaissant très secondaires. La forme du texte est celle d’un procès-verbal de décisions prises dans le cadre d’une réunion publique : le bayle de Forcalquier, représentant du comte en 1242, ou Raymond-Bérenger V lui-même en 1243, commencent par convoquer l’assemblée du lieu devant eux (congregata universitate dominorum et militum et populi dicti castri) afin de prononcer oralement une exposition du droit local. Cependant, il ne s’agit pas d’une parole publique à sens unique mais bien d’un mode de communication au sens propre selon la distinction opérée par Joseph Morsel43, puisque les représentants de la communauté prennent également la parole en un jeu de réponses introduites par la formule : confessi fuerunt ex certa scientia et publice recognoverunt. On retrouve la même mise en scène et en forme à Reillanne, dans les années 1250, ou encore en Vésubie, à Belvédère en 129544. Le cas de Reillanne mérite que l’on s’y arrête. Deux conflits y opposent, en décembre 1254 puis en mars 1255, les milites et les probi homines aux coseigneurs du lieu à propos des statuts du consulat – désignés en ces termes en 1254 : consuetudines et antiquus consulum statu – qui ont été « détériorés » par la création d’un bayle et d’un juge par les seigneurs45. Le rétablissement solennel du consulat par les seigneurs, sanctionné par un échange de serment, ramène provisoirement la paix. Le conflit ressurgit cependant le 8 mai 1255 ; les parties s’en remettent alors à l’arbitrage de la comtesse Béatrice de Savoie qui désigne des arbitres. Le préambule de l’acte expose les motifs du différend qui ressortissent du non-respect des statuts par les seigneurs puisque ceux-ci prétendent supprimer le consulat, changer la dénomination des consuls en bayles – c’est-à-dire leur enlever l’autonomie de leur juridiction –, lever des tailles, hériter des personnes mortes sans descendance, contrôler les dots et exercer toute juridiction sur l’ensemble du territoire. Les nouveaux statuts résultant de l’arbitrage sont jurés en parlement public le 18 décembre 1255 et confirmés en mars 1258, puis à nouveau en janvier 1350.

14L’expression ex certa scientia, que l’on trouve également évoquée dans les statuts de Saint-Michel, implique ici la concertation, la délibération préalable, d’ailleurs explicitement mentionnée à Saint-Michel en 1242, et indirectement en 1243 par l’engagement pris par le comte de Provence de ne pas diminuer, changer ou aller contre les droits ainsi établis sine eorum communi consilio et consensu. Ce n’est pas le sens généralement attribué par le droit savant à cette expression46 qui trouve ainsi un usage dans les pratiques politiques des communautés qu’il convient de remarquer. La forme délibérative est également introduite dans la charte de Forcalquier datée de 1217 par l’allusion qui y est faite au conseil – consilium – des hommes de ce lieu qui ont « introduit » dans la coutume générale et « approuvé » la clause de l’exhérédation des filles dotées. Comme l’a montré Noël Coulet à propos des actes de délibérations communales urbaines de Provence qui se présentent au xiii^e siècle sous la même forme du procès-verbal47, la congregatio est ce qui est nécessaire à la validité juridique de la délibération, le consilium constituant le terme qui désigne la délibération elle-même, moment où chacun peut s’exprimer avant que la décision ne soit prise. Cette forme juridique, fixée dans les manuels de procédure tel celui d’Albert de Gandino (Quaestiones statutorum), est adoptée dans le courant du xiii^e siècle pour toute parole publique donnant lieu à un mode de juris dictio, notamment les délibérations communales mais aussi les enquêtes publiques. L’autorité ainsi exercée par ceux qui maîtrisent – ou confisquent – la parole publique est grande à l’échelle de la communauté, puisqu’elle permet de distinguer entre le droit reconnu, parce que négocié, accepté et consenti en public, et l’usurpation. Elle peut se traduire par l’emploi du vocabulaire de la décision. Ainsi, dans les statuts des communautés de Vésubie datés du début du xiv^e siècle, les mesures « émanent clairement des habitants assemblés qui “ fecerunt et ordinaverunt capitula et ordinationes infrascriptas”, ou de leurs députés expressément désignés (ordinaverunt de eorum potestate)48 ». Dès 1295, on trouve de telles expressions dans le procès-verbal d’arbitrage concernant Belvédère.

15On pourrait, a priori, douter de l’existence d’un réel débat public entre les élites – l’assemblée servant uniquement à consentir par sa seule présence – si, au détour d’une phrase, on ne percevait parfois une forme de refus et une petite altération du rituel : ainsi, à Saint-Michel, trois nobles ne prêtent pas hommage et « se séparent de l’universitas », ainsi que leurs hommes, sans que l’on connaisse véritablement la motivation de cet acte, le texte indiquant simplement à leur propos presentibus set non contradicentibus49. Ce cas n’est pas isolé, bien que peu fréquent ; on en trouve attestation en Toscane également50. Le rituel de la prestation du serment et de la promesse jurée de respecter la charte de franchises, ou les statuts, du lieu s’opère en fait selon un mode qui distingue deux temporalités d’engagement : celle de la prestation collective puis celle des reconnaissances individuelles. C’est dans ce deuxième temps qu’une fissure du consensus peut apparaître, comme le souligne également le cas de la Toscane étudié par Odile Redon. Au-delà des oppositions individuelles, qui peuvent être déterminées par une grande diversité de motivations y compris conjoncturelles, ce sont les droits de la minorité qui sont ainsi posés et leur éventuelle reconnaissance par la communauté. L’individu ne disparaît ainsi jamais complètement derrière le collectif, il ne se fond pas dans la masse ; la voix des dominés se révèle être une parole commune, attachée au bien collectif tel que déterminé par l’intérêt général, mais elle ne vient jamais complètement brouiller le rapport individuel et synallagmatique que revêt également la relation seigneuriale, un rapport « privé », en quelque sorte, voire privilégié, qui précède et double le lien de domination collective. L’exemple de Bédoin en donne une parfaite illustration. S’il n’est pas possible de déterminer précisément, en l’occurrence, le mode d’élection des syndics ni la manière dont la parole peut se prendre lors de l’assemblée publique, on peut tenter de s’attacher à l’analyse du vocable majores qui semble désigner dans la charte de Bédoin la partie dirigeante de la communauté, apte à prendre des décisions fiscales notamment et à exprimer la voix collective, qui ne pourra cependant et en aucun cas contraindre les individus pris isolément51. Hyacinthe Chobaut proposait de voir dans le terme majores la major pars, soit la majorité, mais aussi et de manière implicite les notables. Nous pouvons tirer le fil de cette lecture et avancer l’idée selon laquelle ces majores pourraient aussi bien correspondre aux coseigneurs du lieu, partie prenante de la négociation des franchises. Car le propre d’une charte de franchises est de distinguer des catégories d’hommes selon le rapport entretenu avec le seigneur52 ; ici les « personnes militaires » constituent l’une des parties contractantes, ne l’oublions pas, et quelques articles leur sont de manière évidente destinés en priorité, à l’image de l’article IV qui concerne l’estimation des chevaux et, indirectement, le marché équin qui conditionne leur capacité à maintenir leur rang53. Dans cette lente transformation des franchises en statuts, il est très vraisemblable que les intérêts de cette catégorie de la population du lieu n’étaient pas entièrement convergents avec ceux des probi homines et qu’ils pouvaient avoir profit à conserver la possibilité de nouer un rapport particulier avec leur seigneur majeur.

Auteurs : le rôle des probi homines

16La concertation, délibération, voire la consultation d’archives que peut aussi laisser supposer l’emploi de l’expression certa scientia, servent d’éléments d’évaluation par la communauté. C’est là l’outil concret de la négociation et la condition du consentement. Poser la question de qui rédige, ou se trouve être à l’origine des statuts et franchises, c’est se demander qui consent et maîtrise cette capacité à délibérer, se concerter et parler en public à partir du moment où les conditions sont réunies pour que l’on sorte d’une négociation strictement catégorielle. Une catégorie sociale, aux contours parfois peu aisés à définir, apparaît devoir être analysée : ceux que l’on nomme probi homines.

17Le rôle des probi homines peut être illustré par le cas de Bédoin sur lequel il nous faut revenir. Les démarches accomplies en 1291 et 1295 pour recréer, en quelque sorte, les statuts du lieu par une nouvelle mise en forme juridique, après l’annulation de 1268, furent vraisemblablement l’occasion de corrections ou d’amendements. Deux indices, en tout cas, peuvent le laisser supposer : le protocole final de la charte de 1264, connue uniquement par une copie du xviii^e siècle, contient cette précision : ego Raymundus Malisanguinis […] hanc cartam scripsi, signavi et bullavi et in quadragesima quinta linea hoc verbum donamus, in principio capituli praetermissi, que Hyacinthe Chobaut interprétait comme une correction apportée au texte et apposée sans doute dans l’original copié en 1742. Or, cet original était en fait le texte mis en forme en 129554. On peut ainsi émettre l’hypothèse selon laquelle la rédaction opérée en 1295 vise à renforcer l’authenticité des franchises par l’apposition des marques de validation caractéristiques de statuts faisant vraisemblablement défaut en 126455. D’une pierre, la communauté faisait ainsi deux coups : c’était tout à la fois la reconnaissance politique de la valeur des privilèges par l’autorité pontificale et leur validation juridique – a posteriori mais tout aussi performative – par le sénéchal du Venaissin qu’elle visait. De même, en 1335, il est demandé à Cécile de Baux de s’engager à servare et custodire libertates, usus et consuetudines ac bonum statum dicti loci et cetera capitula de quibus de jure reparetur. De manière plus évidente encore, la communauté de Loriol assemblée entend lecture, en 1335, de la charte de franchises qui est ensuite copiée par le notaire qui prend bien soin d’inclure au texte la ratification de Sibille, épouse de Barral de Baux56. La démarche ne surprend pas, c’est bien là en effet le rôle des représentants d’une universitas que de contribuer à édicter le droit local.

18À Bédoin, si l’expression probi homines n’est pas utilisée en 1264 pour désigner la partie « populaire » de la communauté, un article permet cependant de saisir les prémices de sa constitution : il s’agit de l’article IX qui prévoit que les hommes habitant Bédoin pourront se constituer en assemblée lorsqu’ils le souhaiteront pour choisir des syndics ou procureurs qui pourront défendre les franchises accordées et lever des amendes – dont les charges ne seront donc pas permanentes si on interprète correctement le texte. Or des syndics existent déjà en 126457. Il s’agissait donc par là, et selon toute vraisemblance, de permettre à une partie de la communauté de s’organiser, celle des populares que l’on distingue nettement en 1335 des nobles du lieu, puisque chaque entité est convoquée séparément pour prêter serment, les « personnes non militaires ou populaires » d’un côté58 et les nobiles dicti loci de l’autre59. On constate une même évolution à L’Isle-sur-la-Sorgue, où la distinction entre milites et probi homines est attestée en 1288, sans que l’on puisse affirmer qu’ils forment deux universités distinctes, ainsi qu’à Pernes en 129760. Pour ce qui est de Bédoin, la charte de 1264 marque sans doute le début de ce processus d’organisation politique, jalonné ensuite par les démarches de 1291, 1295 et sanctionné par la reconnaissance d’une entité politique des populaires lors des serments de 1335. En 1264, les franchises – en partie calquées sur la charte octroyée en 1237 par Raymond VII de Toulouse aux probi homines de Pernes pour ce qui est des leydes et péages, de la taille, de l’albergue et de la cavalcade – sont en effet accordées à l’universitas des hommes et aux personarum militarium ainsi clairement distinguées. S’il n’existe aucune preuve irréfutable que ce groupe de milites s’identifie bien à celui des coseigneurs, les exemples voisins ne manquent pas cependant pour nous inciter à le penser, tels à Monteux et surtout à L’Isle-sur-la-Sorgue qui est un consulat seigneurial61. Les noms des quatre syndics de 1264 – Bermundus, Guillelmus Alfanti, Guillelmus Reynardi et Johannes Jaussero – ne laissent que peu de doute sur l’organisation d’une forme politique en partie seigneuriale à Bédoin. En 1264, les Alfant et les Bermond, en particulier, se retrouvent parmi les coseigneurs nobles de L’Isle-sur-la-Sorgue ; les Alfant sont également coseigneurs de Méthamis et vassaux de l’évêque de Carpentras au milieu du xiii^e siècle62. À quelle date remonte cette organisation politique ? La première attestation d’un syndic à Bédoin est datée de janvier 125063, suivie d’une deuxième mention de la présence de deux syndics en ce lieu le 10 octobre 125264. On sait que si la mainmise d’Alphonse de Poitiers sur le Venaissin sonna le glas des consulats locaux, il en alla autrement spécifiquement dans le diocèse de Carpentras, où les communautés rurales déjà organisées purent se maintenir parfois jusqu’au xiv^e siècle65.

19Le vocabulaire employé dans la charte de 1264, qui évoque les syndics de Bédoin et non ses consuls, laisse penser cependant que l’organisation politique de cette communauté ne remonte pas plus haut que le milieu du xiii^e siècle. Elle s’est alors vraisemblablement nouée autour d’une association entre coseigneurs et « populaires » afin de gérer les bans66. Le nombre de syndics porté à quatre pourrait traduire l’ouverture des charges communales aux non-nobles. La donation du mont Ventoux, par le seigneur Barral, en janvier 1250, tout comme la charte de 1264 soulignent, en effet, ce qui constitue très certainement le point névralgique des statuts pour la communauté et permet la mise en place d’un droit collectif. Ces deux textes cèdent aux habitants du lieu le libre usage des eaux et des sources du Ventoux de même qu’ils autorisent les hommes à défricher les terres et à exploiter librement les espaces non cultivés. Au côté de l’établissement d’une distinction de statuts, très caractéristique d’une charte de franchises, le texte de 1264 met donc en place un certain nombre de droits collectifs qui garantissent tant la mobilité des personnes et la pérennité de leurs possessions que les droits naturels de la communauté sur son territoire. C’est ce dernier point qui fait l’objet, à partir des années 1290, d’une « sanctuarisation » par la transformation des franchises en statuts. La question des usages collectifs de l’eau, en particulier, s’avère cruciale dans cette région à partir du début du xiv^e siècle67. Elle rejaillit, si l’on peut dire, au début du xviii^e siècle – à la fin des années 1730 – à Bédoin, qui est loin d’être mal doté en la matière grâce, précisément, à la donation des eaux du mont Ventoux et à la présence d’équipements hydrauliques sous la forme de moulins notamment, mais qui connaît, comme partout ailleurs dans la région à la même époque, des conflits d’usage opposant des particuliers à la communauté68. On comprend dès lors tout l’intérêt que pouvait revêtir la copie de la charte de franchises donnée à Bédoin au milieu du xiii^e siècle, en ce début de xviii^e siècle où l’accès gratuit à l’eau – ou tout au moins au contrôle de son usage par la communauté – est perçu comme un droit pour tous.

20En 1335, les forces en présence semblent avoir évolué. Les syndics, désormais au nombre de deux, représentent alors clairement et uniquement l’universitas des probi homines au nombre, quant à eux, de 164, selon la liste de noms transcrite au bas de l’acte de serment. Il convient de replacer cet essor des probi homines dans un contexte plus général qui concerne les communautés du Comtat entre la fin du xiii^e et le début du xiv^e siècle69 où des affrontements, parfois physiques, entre populaires et coseigneurs semblent avoir été courants. La solution d’arbitrage adoptée par les officiers pontificaux fut bien souvent de rétablir des statuts ou franchises qui avaient pu être supprimés. L’intervention d’arbitres extérieurs, qui disent le droit et rétablissent de la sorte la paix à l’occasion d’un conflit par la rédaction de statuts, est une situation courante en Provence aussi à partir du milieu du xiii^e siècle, comme le montre l’exemple de Reillanne. En 1255, les arbitres désignés par Béatrice de Savoie sont des personnages importants : on y trouve l’évêque de Sisteron Humbert mais aussi un ensemble de juristes parmi lesquels Robert de Laveno – qui devient un véritable spécialiste de la définition de la juridiction de mère empire dans les années 1250-1270 en Provence, notamment par le biais des conflits de juridiction qu’il est conduit à arbitrer. Ainsi, le 23 mai 1253, agissant en tant que juge de la comtesse Béatrice, usufruitière de la baillie de Sisteron, octroie-t-il le consentement de celle-ci à la vente opérée par la commune des trois quarts de la seigneurie de Quinson à un citoyen de cette ville, Pierre de La Mure70. La même année, il intervient également au côté du juriste italien Basianus à l’occasion d’une controverse élevée entre Bertrand de Baux et les coseigneurs de Puyricard relative au mère empire que ceux-ci déclaraient tenir de l’archevêque d’Aix. La première moitié des années 1250 constitue pour lui une période de rodage, en quelque sorte, de ses conceptions sur le sujet, clairement affirmées dans les années 1260. À cet égard, la consultation de Reillanne s’avère riche d’enseignements et marque un jalon important, parce que fort détaillé, sur la définition et la répartition des droits de juridiction qu’un juriste peut concevoir entre seigneurs et communauté. Le texte établit un compromis qui reconnaît le droit de juridiction éminent des coseigneurs mais introduit également un conseil de probi homines qui devra être consulté lors de l’élection des consuls et du juge, lequel devra prêter serment de respecter les statuts.

21En 1295, le recours au sénéchal Raymond Malisanguinis par les hommes de Bédoin n’est pas, non plus, dû au hasard. L’appel à ce personnage est même très fréquent en Comtat Venaissin, notamment dans les conflits de bornage de territoires, à partir de la fin des années 1270, ce qui peut laisser penser que son choix était imposé par la papauté. Il n’est donc pas étonnant que les syndics de Bédoin y aient eu recours en 1295 pour faire confirmer les statuts et introduire par là une reconnaissance légale de dépendance vis-à-vis de l’autorité pontificale que l’on retrouve dans le texte du serment de 1335, par lequel les syndics prennent bien soin d’ajouter la formule « étant sauf, les droits de notre seigneur le pape ».

22Les statuts de Bédoin – que l’on peut dater de 1295 – correspondent en fait à une procédure à la fois juridique et d’écriture des rapports sociaux établie en plusieurs étapes formelles. La charte précède le statut et n’a sans doute pas tout à fait les mêmes objectifs politiques. Le statut institue, certes, l’organisation politique de la communauté et la maîtrise de son territoire, mais il sanctionne également sa reconnaissance juridique, dans le respect d’une hiérarchie et d’une dépendance garante de la paix, ce qui permet de comprendre pourquoi des communautés en viennent à renoncer au consulat – comme à Reillanne en 1258 – en se plaçant sous la protection et donc la dépendance du prince, ce qui ne signifie pas pour autant la perte de cette faculté à pouvoir s’assembler et à délibérer. En ce sens, il ne faut pas y voir seulement un moment de la fixation du droit local et communautaire mais bien un élément du cadre juridique général dans lequel s’insère l’exercice d’un pouvoir princier aux xiii^e-xiv^e siècle, dont les spécificités propres à chaque statut et surtout les contestations dont ils font l’objet attestent. Au-delà, c’est aussi l’essor de nouvelles élites, jalouses d’une juris dictio qui les constitue en interlocuteurs reconnus, qui se donne à voir.

23Le cas de Bédoin se révèle, au final, très caractéristique des étapes par lesquelles semblent être passée la majorité des communautés provençales entre la seconde moitié du xiii^e siècle et le milieu du siècle suivant. À une première phase de négociations catégorielles en face-à-face fait suite une forme d’édiction du droit structurée par la communauté organisée, qui débouche sur la production d’une coutume écrite que l’on jure et conserve en mémoire. Cette seconde phase, liée au contexte qui permet aux communautés de négocier avec une administration princière – pontificale en Comtat et souveraine en Provence –, est sans doute plutôt mue par des notions devenues fondamentales dans la pensée et le langage politique manié par les élites, celle du bien commun et de l’intérêt général. Elle confère aux statuts un rôle dans l’élaboration du collectif, dans la définition du vivre ensemble, qui dépasse largement – et sans doute finit par occulter – leur objectivation en instrument d’imposition de la norme.