1Les chapitres précédents ont montré comment les grands hôtels d’Asie orientale, à Séoul, à Tôkyô, à Pékin ou à Shanghai, se sont inscrits dans la production globale de la ville moderne. Icônes de la richesse et de la modernité, ces lieux jouent également un rôle important dans l’organisation urbaine et le réseau des dynamiques métropolitaines. Or les grands hôtels ne sont pas seulement étroitement intégrés à la ville matérielle et fonctionnelle.

2Ce chapitre se propose de poursuivre la réflexion sur les grands hôtels de Séoul en analysant leur situation dans les dynamiques sociales. Comme dans la plupart des très grandes villes d’Asie, l’hôtel de luxe est un lieu de sociabilité important pour les nouvelles bourgeoisies urbaines issues de la croissance. L’usage local de l’hôtel est, on le verra, au moins aussi important que la fonction d’hébergement des voyageurs.

3Quel est le poids de la clientèle locale dans le fonctionnement du grand hôtel ? En quoi le grand hôtel est-il un lieu important de la sociabilité urbaine ? Les pages qui suivent se proposent de répondre à ces questions en essayant de voir comment s’articulent les deux fonctions de l’hôtel : hébergement des touristes et hommes d’affaires de passage, et espace de loisirs à destination de la clientèle locale.

L’importance de la clientèle locale

4Les statistiques fournies par la Korea Hotel Association permettent d’analyser pour l’année 2000 la part des clients étrangers et celle des clients coréens dans le chiffre d’affaires des hôtels, pour les chambres et les autres services.

5Dans tous les hôtels, la part des clients étrangers dans le chiffre d’affaires lié à l’activité hébergement est très importante, variant de 76 % (Amiga) à 95 % (Lotte) selon les cas. En moyenne, pour les quinze hôtels étudiés, les étrangers sont responsables de 88 % du chiffre d’affaires pour cette partie de l’activité. Les variations d’un hôtel à l’autre ne sont guère significatives, dans la mesure où elles ne sont pas logiquement corrélées à l’origine des clients. À l’hôtel Lotte, comme à l’hôtel Hilton par exemple, près de 95 %du chiffre d’affaires pour les chambres sont le fait de clients étrangers. Mais ce niveau élevé dans les deux cas correspond à une structure de clientèle différente : domination des hommes d’affaires américains et européens au Hilton, prépondérance des hommes d’affaires et des touristes en provenance d’Asie du Sud-Est, du Japon et du Moyen-Orient, au Lotte.

6Seul l’hôtel Amiga se signale par un chiffre significativement plus faible qu’ailleurs, avec 76 %seulement du chiffre d’affaires de l’activité hébergement dus aux étrangers. Cet hôtel, qui est le seul parmi les actuels « super luxe » de Séoul à avoir été promu à cette catégorie en 1999, c’est-à-dire quatre ans après son inauguration, est aussi un hôtel relativement peu connu des Occidentaux. Grand hôtel à destination des voyageurs coréens et asiatiques (Japonais, Chinois, Asie du Sud-Est), l’hôtel Amiga est aussi celui dont le chiffre d’affaires total repose le plus majoritairement sur la clientèle locale (61 %).

7Dans tous les hôtels, la part de cette dernière est largement majoritaire pour tout ce qui concerne les autres services (réceptions, restauration, etc.). Au cours de l’enquête, les informateurs ont tous confirmé son importance dans les recettes de leur établissement. La dynamique du « complexe de luxe » constitue d’ailleurs une différence majeure avec des hôtels européens de catégorie similaire. En Europe, l’activité réception-restauration-services divers (clubs de sport, piscine, sauna…) ne fonctionne pas bien dans les hôtels de luxe, qui, d’une manière générale, n’attirent guère les populations locales. Au contraire, en Corée, le grand hôtel tire en moyenne 40 % de ses recettes de la consommation locale qui se répartit en deux types de clientèles distinctes.

TABLEAU 1. La structure du chiffre d’affaires des hôtels « super luxe » à Séoul en 2000

8Il y a d’abord les professionnels (entreprises, associations, institutions, etc.), pour lesquels l’hôtel constitue à la fois une sorte de palais des congrès, de centre de séminaires et d’espace de réceptions. C’est ainsi que – pour évoquer un exemple emblématique parmi les très nombreux qui m’ont été donnés au cours des enquêtes – la société Hyundai Motor tient sa cérémonie annuelle de présentation des nouveaux modèles de voitures à l’hôtel Hyatt1.

9En second lieu, les membres de la bourgeoisie urbaine, à titre privé, fréquentent assidûment les équipements de loisirs, les cafés, les bars et les restaurants des grands hôtels – pas seulement pour le plaisir de goûter à la cuisine occidentale, car les restaurants coréens, japonais et chinois ne désemplissent pas. Certains services reposent ainsi presque entièrement sur la fréquentation d’une clientèle de proximité, comme les clubs de sports des hôtels, où presque tous les clients sont Coréens. C’est le cas des 700 membres du health club de l’hôtel Chosun. Sur les 1 600 membres du fitness club de l’Intercontinental Hotel, seule une petite vingtaine ne sont pas des Coréens.

La fréquentation de l’hôtel, signe d’un rang social élevé

10Il est possible d’observer que la part des Coréens dans les recettes des hôtels est en moyenne plus importante pour les établissements situés au sud du fleuve (hôtels de Kangnam au sens large), avec pour certains d’entre eux (Intercontinental, Ritz-Carlton, Amiga) plus de 80 %des recettes restauration-réception divers dues aux Coréens. Par ailleurs, tous les hôtels dont la clientèle locale entre pour 50 % au moins dans le total des recettes appartiennent à la zone de Kangnam (arrondissements du sud-est de la ville) : le Lotte World, l’Intercontinental, le Ritz-Carlton et l’hôtel Amiga. Inversement, la part des clients coréens dans le total des recettes de l’hôtel est inférieure à 48 % – et même plus proche de 40-45 % en moyenne – pour tous les hôtels du nord de la ville.

11Ces variations, bien que légères, sont significatives et à relier aux zones de résidence de la bourgeoisie séoulienne qui ont basculé de la rive nord vers la rive sud depuis les années 1970. Les grands hôtels de Kangnam sont en effet situés à proximité des grands ensembles d’appartements (ap’at’u tanji) haut de gamme où se sont installées les classes moyennes et supérieures entre 1975 et 2000 (Gelézeau 2003). Pour les hôtels de Kangnam (en particulier le Ritz- Carlton, l’hôtel Renaissance et l’Intercontinental), l’atout stratégique en terme de localisation que constitue la proximité des zones de résidences d’une clientèle à hauts revenus (Kangnam mais aussi la ville nouvelle de Pundang située plus loin vers le sud) a toujours été souligné dans les entretiens de l’enquête. Finalement, la consommation des bourgeoisies urbaines est, à elle seule, assez importante pour apparaître dans la comptabilité des hôtels.

12L’effort commercial réalisé par les grands hôtels en direction de la clientèle locale (professionnelle et privée) est donc considérable. Aux moyens classiques de diffusion de l’information publicitaire (médias et notamment journaux, brochures, catalogues, etc.) s’ajoutent, pour la publicité destinée aux professionnels, le sponsoring et le système des « clubs de secrétaires » (pisŏ club), par lequel les hôtels récompensent les secrétaires en fonction des réservations effectuées pour leur société2. Un des clubs de secrétaires de l’hôtel Lotte, comprend environ 1 000 secrétaires qui reçoivent 1 point de bonus pour chaque tranche de réservation de 100 000wons (environ 80 euros). Vingt points de bonus donnent droit à un bon d’achat d’une valeur de 20 000 wons dans le grand magasin Lotte. En une année, certaines secrétaires arrivent à gagner jusqu’à 700 000 ou 800 000 wons (jusqu’à plus de 650 euros) en bons d’achat – ce qui donne une idée du volume des réservations effectuées par leur société. À cela s’ajoutent d’autres avantages comme des tickets de cinéma gratuits et, pour les cinquante secrétaires qui ont accumulé le plus de points, un voyage annuel (la Thaïlande en 1998, la Malaisie en 1999)3.

13Pour les usagers locaux de l’hôtel à titre privé, tous les grands hôtels proposent des cartes de membre payantes qui, pour une somme annuelle s’élevant à environ 250 000 wons (200 euros), donnent accès aux divers équipement (club de sport, sauna, piscine, etc.) et offrent des réductions dans les restaurants et même sur les chambres. Les membres reçoivent des lettres d’informations mensuelles ou trimestrielles sur les événements organisés par l’hôtel : soirées spéciales, semaines à thèmes, etc.

14La plupart des cartes de membres des hôtels fonctionnent en partenariat avec d’autres sociétés. Celle de l’hôtel Chosun (Chosun Premium) fonctionne par exemple en partenariat avec le grand magasin Shinsegae et avec les restaurants filiales de l’hôtel à l’aéroport de Kimp’o et à Apkujŏng. Autre exemple, la carte de membre « or » (Gold Membership Card) du Ritz-Carlton, dont le prix s’élevait à 200 000 wons annuels en 2000 (160 euros), autorise l’entrée permanente au club de sport, des réductions dans les restaurants, sur les offres spéciales et fonctionne en partenariat avec Diners Club.

15Au cours de l’enquête, les informateurs ont beaucoup insisté sur l’importance de l’action commerciale en direction de cette partie de la clientèle locale qui fréquente le cinq étoiles parce que cela fait partie de son image et de ses obligations sociales. Pour la bourgeoisie urbaine, posséder la carte de membre d’un grand hôtel constitue, comme le fait d’habiter dans tel ou tel grand ensemble d’appartements haut de gamme, de faire fréquenter à ses enfants toutes sortes d’instituts para-scolaires, de pratiquer les rencontres matrimoniales ou d’autres habitudes particulières, un signe de prestige social.

Double fonction du lieu et saisonnalité hôtelière

16La double fonction du lieu engendre un rythme alterné dans la fréquentation de l’hôtel sur l’année, lié aux différentes « saisons » d’affluence, et à la semaine.

17Sur l’année, les mois de juillet-août et décembre-janvier constituent une période plutôt creuse en termes d’hébergement : l’affluence des touristes (sauf pour les hôtels de loisirs comme les deux hôtels Lotte et l’hôtel Walker Hill) ne compense pas totalement la chute de fréquentation des hommes d’affaires. En revanche, l’activité réception-banquet est importante en décembre-janvier, avec un pic de grandes réunions professionnelles en fin d’année. En juillet-août, les réceptions des sociétés et institutions sont moins nombreuses, ce qui explique pourquoi, en août 1999, la levée de l’interdiction pour les grands hôtels d’ouvrir leurs salles aux réceptions de mariage a constitué un véritable enjeu, permettant de compenser aussi la relative baisse d’activité en cette saison. Parmi les hôtels qui ont fait l’objet d’une enquête détaillée, seul le Walker Hill a déclaré ne pas vouloir se lancer sur le créneau.

18À ce rythme annuel se superpose un rythme hebdomadaire qui concerne à la fois les voyageurs (souvent moins nombreux le week-end) et les usagers locaux du grand hôtel qui, on l’a vu, se répartissent en deux clientèles distinctes.

19Les professionnels, c’est-à-dire les sociétés, instituts, associations et autres, occupent les salles de réunion et de conférences de l’hôtel pendant la semaine, plutôt en journée. Pendant le week-end en revanche, l’espace de l’hôtel est très investi pour un usage privé qui peut prendre des formes extrêmement variées : réceptions et banquets, rencontres matrimoniales au café ou au salon de thé, rencontres amicales ou familiales dans les restaurants ou dans les bars, usage des salles de sports, etc. Là encore, l’ouverture des grands hôtels aux réceptions de mariage a été la grande affaire de l’été 1999, la plupart des hôtels ayant déjà de nombreuses réservations avant même l’entrée en vigueur de la loi. Au cours des enquêtes, deux hôtels (le Plaza et le Shilla) se sont déclarés « leaders » sur le créneau. Dès juillet 1999, l’hôtel Chosun avait un carnet de réservations pour une vingtaine de mariages, c’est-à-dire deux mois environ de pleine activité à raison de deux ou trois mariages par week-end. Pendant la semaine en journée, la fréquentation espaces d’ailleurs, théâtres de prestige 197 des restaurants, bars et équipements de loisirs comme les clubs de sports et les saunas est aussi beaucoup due à la part féminine de cette bourgeoisie urbaine4.

20D’après les entretiens, cette structure chronospatiale de la fréquentation des grands hôtels leur a permis de surmonter la crise de l’hiver 1997-1998 sans difficultés financières majeures, grâce au principe des vases communicants. Les pertes d’activités ont en effet surtout été enregistrées du côté de la clientèle locale, en raison des restrictions budgétaires ayant entraîné, dans les entreprises, l’annulation d’un grand nombre de réceptions et de conférences (ce qui constitue une part importante de l’activité de restauration). Pour la plupart des grands hôtels, ces pertes auraient été compensées par l’augmentation de la fréquentation des hommes d’affaires, ayant profité de la chute du won pour s’installer dans des hôtels de meilleure catégorie. La crise aurait également stimulé la fréquentation des hôtels par les voyageurs étrangers en suscitant les déplacements exceptionnels en Corée d’experts internationaux et de représentants d’entreprises soucieuses de défendre leurs intérêts dans une période d’instabilité économique.

Types d’hôtels et image de l’hôtellerie de luxe

21On a déjà présenté, dans le chapitre 2, une première typologie des grands hôtels de Séoul en fonction de leur place dans le processus de production global de la ville. Il est possible à présent d’élaborer une deuxième typologie à partir d’autres critères intégrant l’importance de la clientèle locale, l’origine géographique de la clientèle étrangère, la nature des séjours des voyageurs, les prix pratiqués pour les chambres et plus généralement le style de l’hôtel tel qu’il a été possible de l’analyser à travers les entretiens de l’enquête.

22Un premier type d’hôtel correspondrait au style « palace coréanisé », avec des hôtels anciens et/ou ancrés dans l’histoire de la ville, soit sur le plan événementiel, soit sur le plan architectural, une clientèle équilibrée entre tourisme et affaires, des prix plutôt plus élevés que la moyenne. L’hôtel Chosun et l’hôtel Shilla appartiennent sans hésiter à ce groupe et sans doute le Plaza (en son temps bâtiment le plus élevé du centre-ville) et le Renaissance (construit par Kim Sugŭn, architecte qui a compté dans l’histoire de la ville5).

23Le Hilton, le Hyatt, les deux hôtels Intercontinental pourraient, quant à eux, former le type « hôtel d’affaires grand luxe international », caractérisé par une part prépondérante des hommes d’affaires dans l’activité d’hébergement, un lien étroit avec les grandes multinationales de l’industrie touristique (affiché dans le nom des hôtels), des prix moyens et une clientèle étrangère très internationale.

24Un troisième type d’hôtel est constitué par des hôtels très récents (moins de dix ans), localisés à proximité des grands ensembles d’appartements du sud-est de la ville et dont l’activité repose un peu plus sur la fréquentation locale que sur l’hébergement, comme l’hôtel Amiga, le Ritz-Carlton, le J.W. Marriott, qui pourraient constituer une forme de « grand hôtel-complexe de luxe local ».

25Les deux hôtels en situation périphérique, le Swiss Grand Hotel et le Walker Hill, peuvent constituer un type à part d’hôtel de loisirs et résidence en poumon vert. C’est d’ailleurs à l’hôtel Walker Hill que les « Bleus » ont établi leurs quartiers au moment de la récente Coupe du monde de football en 2002.

26Les deux hôtels Lotte pourraient constituer un dernier type, celui de l’hôtel de loisirs urbains de la zone Asie, en raison de la part importante des groupes de touristes venus d’Asie (du Japon en particulier) prise dans l’activité hébergement de l’hôtel, qui constitue un relais vers le loisir de proximité : shopping dans l’hypercentre ou visite du parc d’attractions du Lotte World. Cependant, l’hôtel Lotte du centre-ville, par la place qu’il occupe dans l’histoire de la ville et le style rococo tout à fait original de la décoration intérieure qui démarque l’hôtel d’un grand hôtel d’affaires classique, peut également rentrer dans la catégorie du « palace coréanisé », ce qui renverrait le Lotte World dans un groupe plus large des hôtels de loisirs avec le Swiss Grand Hotel et le Walker Hill.

27Cette typologie souligne les différences existant entre les grands hôtels de Séoul, dont le caractère spécifique est apparu au cours de l’enquête par l’analyse d’un profil où les critères mentionnés plus haut sont entrés en jeu.

28Il a été d’autant plus surprenant de constater que les employés du service de relations publiques interrogés sur le style de leur hôtel (plutôt hôtel d’affaires/de tourisme) insistaient souvent sur la dimension « hôtel d’affaires international », quel que soit l’hôtel et même si l’analyse du profil de l’hôtel aboutissait à un type différent.

29Le cas de l’hôtel Lotte est sur ce point particulièrement révélateur. L’hôtel Lotte est en effet un hôtel de tourisme puisque plus de 50 %des nuitées sont le fait de touristes et que le gros de la clientèle de l’hôtel est constitué de groupes dont les réservations sont confiées à des agences de voyages. L’origine géographique de la clientèle montre une domination des Asiatiques (notamment des Japonais : 50 %clients) qui sont responsables d’environ 80 %des nuitées. Finalement, l’hôtel accueille assez peu de voyageurs indépendants et très peu d’hommes d’affaires occidentaux. Or ces caractéristiques de l’hôtel paraissent entrer en conflit avec l’image qui devrait justement être celle de l’hôtel Lotte pour attirer non seulement les voyageurs occidentaux mais aussi et surtout stimuler la fréquentation de la bourgeoisie locale qui va dans le grand hôtel « pour avoir l’impression d’être à l’étranger ».

30Pour le Lotte, l’image d’hôtel de tourisme semble être un handicap, au point que l’hôtel prévoyait en 1999 de s’équiper d’une salle de vidéoconférence, alors même que l’investissement n’était pas justifié sur le plan économique. En 2000, il était aussi question de modifier la décoration rococo de l’hôtel, pourtant très appréciée par les clients japonais et moyen-orientaux (plus nombreux au Lotte que dans les autres hôtels), pour se conformer à un style international plus discret susceptible de modifier l’image de l’hôtel.

31Le cas de l’hôtel Lotte est certes un cas particulier, mais il suggère que pour les clients locaux, une grande part de l’attrait qu’exerce le grand hôtel réside dans son image de « lieu de séjour d’hommes d’affaires occidentaux ». En témoigne le peu de succès que rencontrent les chambres de style coréen, qui existent en petit nombre dans tous les hôtels car elles sont imposées par la loi de promotion du secteur touristique (1961). D’après les enquêtes, ces chambres ne rencontrent aucun succès auprès des clients étrangers et ne sont guère prisées également par les Coréens, qui les louent parfois pour pouvoir utiliser l’espace en famille (ce qui n’est d’ailleurs pas du tout apprécié par la gestion de l’hôtel). Finalement, ces chambres ne sont occupées qu’environ un mois par an. Le succès du grand hôtel auprès de la bourgeoisie urbaine repose beaucoup sur son image d’occidentalité, suggérant l’élégance, le raffinement et la distinction – qualités recherchées par des établissements de luxe.

Les lieux du nouveau et de l’évasion

32La compétition que se livrent les grands hôtels entraîne, comme on l’a déjà suggéré, une véritable course à l’innovation, qui se concrétise d’abord par la rénovation permanente des établissements. Dans certains hôtels, la réfection concerne chaque année un à plusieurs étages de chambres, ainsi qu’un ou deux établissements de restauration. À l’hôtel Hyatt par exemple, trois ou quatre étages de chambres sont rénovés chaque année, si bien que, depuis l’inauguration de l’hôtel (1983), l’ensemble des intérieurs du bâtiment a été rénové au moins deux fois. D’autres hôtels rénovent l’ensemble de leur intérieur sur trois ou quatre ans, comme le Plaza, qui a rénové toutes ses chambres par tiers entre 1994 et 1996 ou le Chosun (tout proche) qui a fait de même entre 1996 et 1999. Inversement, une des faiblesses reconnues de l’hôtel Renaissance (ouvert en 1988) réside dans la faiblesse de ses rénovations : l’hôtel a perdu des parts de marché auprès de la clientèle locale à cause de son image un peu « vieillotte ». Le même problème d’image un peu passée a été évoqué en 2000 par l’informateur du Walker Hill, justifiant les rénovations considérables entreprises notamment en vue de la Coupe du monde de football de 2002.

33Cette rénovation permanente des hôtels, d’abord liée aux exigences de la clientèle du grand hôtel en terme de confort – qu’il s’agisse des voyageurs et des clients locaux – n’est pas a priori une spécificité des grands hôtels séouliens et concerne d’une manière générale l’hôtellerie de luxe. Mais, au cours de l’enquête, tous les informateurs ont insisté sur le fait que le grand hôtel devait offrir les équipements les plus nouveaux et les plus modernes, et se situer à la pointe de la tendance dernier cri. Le maître mot, entendu au cours de nombreux entretiens, a été celui de trend setter (ce qui lance la mode, la tendance). Le grand hôtel, par excellence le lieu du nouveau et de la modernité, doit figurer parmi les lieux à la mode que fréquente la bourgeoisie urbaine. Or la mode change vite à Séoul et tel lieu qui fut un temps la coqueluche de la jeunesse dorée de Kangnam est boudé l’année d’après, car un concurrent aura inauguré un restaurant ou un bar plus branché – qui sera bientôt imité. Au cours de l’enquête, tous les hôtels ont ainsi insisté sur les innovations de leur établissement (cuisines ouvertes, nouveau style de bars, nouvelles tendances en matière de gastronomie, etc.).

34Lieu de la tendance dernier cri, le grand hôtel constitue enfin, pour la clientèle locale qui vient s’y divertir, un espace d’évasion, une fenêtre ouverte sur le monde extérieur. Dans chaque hôtel, la tournée des restaurants et des bars permet presque de faire le tour du monde dans la même soirée, mais de manière toujours assez standard, car on retrouve d’un hôtel à l’autre les mêmes établissements : les restaurants japonais, chinois et coréen, le buffet international (américain) et la cafétéria des halls sont les plus fréquentés par la clientèle locale. À ces lieux quasi institutionnels s’ajoutent, selon les hôtels, un restaurant français ou italien, voire les deux comme au Hilton, un ou deux bars, ainsi qu’une discothèque, sans oublier bien sûr l’épicerie fine (ou deli) et/ou la boulangerie- pâtisserie (ou bakery).

35Tous les lieux proposent une décoration correspondant à la nourriture proposée. Au Hilton, on peut ainsi prendre l’apéritif sous les tropiques, dîner en Corée et boire un verre en Angleterre avant d’aller danser… en Égypte. Les hôtels organisent par ailleurs des soirées de dépaysement, avec des décors fastueux : Saint-Pétersbourg, les Antilles firent ainsi partie des voyages proposés en 1999 par le Hyatt à sa clientèle – notamment les porteurs de la carte de membre. À ces événements exceptionnels s’ajoutent des semaines à thème dans tous les restaurants et tout au long de l’année. À l’automne 2000, la lettre d’information de l’hôtel Ritz-Carlton offrait aux porteurs de la carte « or » un mois de promotion de la cuisine méditerranéenne (Espagne début octobre, puis Italie) à la cafétéria et au buffet international. Début septembre, la boulangerie-pâtisserie offrait des promotions sur des paniers « spécial ch’usok6 », tandis que la discothèque proposait quelques semaines plus tard des soirées halloween.

36C’est aussi sur ce thème de l’évasion et du voyage que fonctionnent les offres combinées (package) que proposent tous les hôtels. Ces produits conçus à destination des clients locaux afin de stimuler la fréquentation des chambres pendant le week-end connaissent un succès grandissant depuis cinq ou six ans. En août 1999, l’hôtel Plaza proposait par exemple deux types d’« offres combinées spécial lune de miel » (Honeymoon package) : pour 200 000 wons (170 euros environ), l’une d’entre elles donnait droit à une nuit à l’hôtel pour deux personnes, deux cocktails de bienvenue, deux petits-déjeuners au buffet, l’usage gratuit du club de sport et du sauna, un panier de fruits, un cadeau, une photo de mariage et enfin un trajet à l’aéroport par la navette de l’hôtel. Aux classiques « Spécial lune de miel » est ainsi venue s’ajouter une floraison d’offres combinées de week-ends romantiques, pour toutes les occasions : les « Rêve d’été » (Plaza, 19997), « Automne romantique » (spécial chus’ok 1999 au Hilton) et autres « Vole mon cœur » (Ritz-Carlton, automne 2000) constituent, pour la clientèle locale, l’occasion d’une escapade brève et dépaysante à quelques minutes de chez soi, dans un monde à part aux lisières de la réalité, un peu « comme dans un film » (selon les termes mêmes de la lettre d’information du Ritz-Carlton, automne 2000).

37Finalement, l’hôtel est le lieu où l’on voyage tout en restant à Séoul. N’oublions pas que, malgré le choix de l’extraversion économique qui a accompagné le développement du pays, la Corée est restée relativement fermée au monde extérieur : ce n’est qu’au cours des années 1980 que les voyages à l’étranger se sont libéralisés pour les Coréens (en 1983 pour les personnes âgées de plus de cinquante ans et en 1989 pour l’ensemble de la population). Conjugué à ces restrictions en termes de déplacement, un pouvoir d’achat longtemps limité – même pour les catégories moyennes et supérieures – a réduit les voyages à l’étranger. Or aller à l’hôtel donne l’illusion de voyager et fournit une compensation d’autant plus prisée au voyage réel et lointain que les périodes de congés sont restreintes en moyenne à deux semaines par an.

38À Séoul, les grands hôtels constituent, pour la bourgeoisie locale, les lieux privilégiés d’une consommation à caractère ostentatoire liée à la nécessité d’affirmer son rang social. En même temps, l’hôtel moderne et luxueux est le lieu où l’on va pour se donner l’impression de voyager et pour être en contact avec l’Occident. D’une certaine manière, c’est même la fonction d’hébergement des voyageurs occidentaux qui stimule la fonction de l’hôtel comme complexe urbain de commerces et services de luxe. Dans le système de représentations des populations locales (en Corée comme dans bien d’autres pays d’Asie), l’occidentalité est un signe de prestige permettant d’afficher un rang social élevé (Grimaud 1986 ; Lett 1998).

39Lieu du contact symbolique et réel avec l’Occident, le microcosme que constitue le grand hôtel fournit à la bourgeoisie locale un des espaces privilégiés de la mise en scène de son rang social.