Charles-Félix ou Carlou-Félis la visite à Nice d'un symbole féodal (novembre-décembre 1826)
p. 453-465
Texte intégral
1Dans la longue histoire de Nice savoyarde, il est peu de souverains qui aient laissé, aujourd'hui encore, la trace de leur règne dans la mémoire collective des Niçois. En effet, pas moins de vingt-trois princes de la Maison de Savoie se sont succédés de 1388 à 1860, sans qu'apparemment, aujourd'hui, plus de trois d'entre eux soient encore reconnus comme ayant régné sur Nice. Le moindre des paradoxes n’est pourtant pas cette méconnaissance, mais plutôt l’effet de la culture inverse : on identifie Charles VI de Valois mais pas Amédée IX, François Ier sans Charles III, Louis XIV sans Victor-Amédée II.
2Trois de ces princes de Savoie peuvent donc prétendre à une certaine reconnaissance, au sens propre du mot, de la part des Niçois. Le premier, Amédée VII, volontiers confondu avec son fils Amédée VIII, comme le fondateur de l'union entre Nice et la Savoie ; le second Emmanuel-Philibert, comme une sorte de bienfaiteur guerrier du milieu du XVIe siècle, et dont la popularité n'est pas étrangère à l'existence d’une rue portant son nom dans le quartier du Port ; le troisième, enfin, Charles-Félix, immortalisé par une statue qui domine ce même port.
3Parmi ces trois hommes, la popularité des deux premiers est, somme toute, surfaite. Bien peu de Niçois peuvent en effet les identifier avec précision, soit qu'ils les ignorent totalement, soit qu'ils ne sachent que vaguement qui ils étaient, et ce qu'étaient la Maison et les Etats de Savoie. Seuls restent les noms, et encore, sans doute, grace à la toponymie.
4Il n'en est pas de même pour le troisième. Cela ne signifie en aucun cas qu'il faille attendre des précision historiques sur le personnage de la part de l'homme de la rue. Mais tout au moins, on attribue à ce prince un rôle historique à peu près correct, ayant un lien avec le port, et surtout bien d'autres facultés en rapport avec l'attitude de la statue elle-même. Notons cependant que le costume dont elle est vêtue égare souvent le passant, qui tendrait à faire vivre Charles-Félix à la Renaissance !
5La question qui se pose au chercheur est donc : pourquoi lui et pas un autre qui, à d'autres titres, aurait mérité que ses sujets se souviennent de son règne ?
6Dès que la recherche commence, la réponse s'impose évidemment : parce que, de son vivant, ce roi était populaire à Nice, peut-être plus populaire qu'aucun de ses prédécesseurs et de ses successeurs. Et puis, parce qu'après sa mort, grâce à sa statue, il l'est resté.
7Populaire, Charles-Félix le fut et l'est encore, mais moins par ce qu'il fit que parce que son existence reste visible. Les raisons qui l'expliquent sont patentes et claires, nous le verrons. Mais ces raisons-là, qui touchent au fond à l'impalpable souvenir, sont-elles les seules ? N'en trouverions-nous point d'autres ? Leur recherche nous conduira donc à dégager deux autres aspects du personnage, éclairés par sa vie et son séjour niçois. L'un, politique, qui fait de l'homme et du souverain un individu-type de l'Ancien Régime, une sorte de féodal égaré au XIXe siècle. L'autre, symbolique, qui permet de tirer de l'ambiguité même de ce caractère les grandes lignes de la spécificité niçoise.
Les sources d'une popularité symbolique : le voyage de 1826
8Le personnage de Charles-Félix peut donc être considéré comme emblématique. Or cette caractérisation, unique comme nous l'avons vu, vient d'un seul événement, pris dans un contexte et concrétisé par un "lieu de mémoire", le site de sa statue.
9Il ne saurait être question de détailler toutes les circonstances du voyage du roi à Nice. En les résumant, nous tenterons d'en extraire ce qui explique la longue et familière présence de Charles-Félix aux côtés des Niçois.
Chronique d'un séjour niçois
10Dès 1824, Charles-Félix et son épouse, la reine Marie-Christine de Naples, avaient envisagé de se rendre à Nice. La municipalité en avait d’ailleurs prévu l'éventualité, et rendu hommage aux souverains en baptisant du nom de Roi le pont reliant la place Victor à la rive droite du Paillon1, et ce à l'occasion de la fête de son saint patron, saint Charles-Borromée (4 novembre 1824). Puis, en 1825, la fontaine Saint-Jean-Baptiste, dans le faubourg du même nom, devient la fontaine Marie-Christine2.
11Ce n'est cependant qu'en 1826 que le Palais confirme la venue du roi. La municipalité, qui désire l'accueillir avec faste, décide alors d'engager des travaux d'embellissement : on restaurera le Palais royal, dégradé par son affectation en hôpital militaire sous la Révolution, pour la somme de 62 166 lires ; on ouvrira une nouvelle porte dans les Terrasses des Ponchettes et on élargira le quai de Ràuba Capèu. Enfin on affecte une somme de 50 000 lires aux festivités à offrir aux souverains et on prévoit de doter 12 orphelines dont les mariages seront célébrés en présence des monarques.
12Les marques de déférence ne sont pas absentes : une Garde d'Honneur est constituée, composée de 60 représentants de la fine fleur de la noblesse et de la bourgeoisie commerçante de Nice, et les marchands de la ville s'accordent sur le principe de l'érection d'une statue du roi.
13Enfin, la date du voyage est communiquée par le Palais : ce sera pour le début du mois de novembre 1826, et le séjour n'a pas de durée déterminée. L'idéal, pour les Niçois, aurait été d'obtenir que l'arrivée du roi coïncide avec sa fête patronale, le 4 novembre donc, mais il semble que Charles-Félix ait préféré célébrer cet événement à Gênes, où il doit inaugurer le théâtre qui porte son nom.
14Les documents nous fournissent-ils une explication sur les raisons du choix de cette année 1826 pour ce voyage ? A vrai dire, nous devrons nous contenter d'une hypothèse. Le roi, qui connaissait déjà la Sardaigne, le Piémont et Gênes, devait envisager de visiter la totalité de ses Etats dès son accession au trône, en 1821. Cependant, il faut attendre 1824 pour qu’il manifeste cette volonté, et la mette en œuvre en se rendant en Savoie. Ce retard de trois ans peut être expliqué par cette réflexion de F. Cognasso3 : Charles-Félix ne se sentit vraiment roi qu'à la mort de son frère Victor-Emmanuel Ier, et cette mort survint en 18244. Dès lors, pleinement investi de sa charge, il est probable que les projets de voyage dans ses provinces aient pu se former dans son esprit.
15Dans ce cadre, après les possessions italiennes, il ne restait plus que la Savoie et Nice à attendre sa visite. Ce fut chose faite pour la première en 1824 et 18265, et donc, pour la seconde, au cours de cette même année.
16L’itinéraire choisi pour cette visite devait être le plus confortable : les souverains utiliseraient la voie maritime, au départ de Gênes, préférable au passage du col de Tende. Ils débarqueraient à Villefranche pour ensuite séjourner à Nice et y visiter les environs.
17Le 3 novembre 1826, les équipages royaux, qui avaient, eux, emprunté cette route de Tende, faisaient leur entrée à Nice, suivis d'une unité de la Garde royale. Dès le lendemain, à la grande fierté des Niçois, c'est au tour de la Garde d’Honneur formée pour l'occasion de parader en grand uniforme, à l'occasion de l'inauguration de la nouvelle Porte Marine6. Le soir même, la ville est illuminée, mais la pluie attriste la fête.
18L'arrivée des souverains était attendue pour le 7, mais une bourrasque retarde leur flotille entre Gênes et Oneille, et ce n'est que le lendemain que la frégate "Marie-Thérèse", qui les porte, fait son entrée dans la rade de Villefranche. A 11 heures, Charles-Félix et Marie-Christine débarquent et reçoivent l'accueil des autorités militaires de la Darse, avant de partir pour Nice où ils font leur entrée, par la place Victor, à 15 heures. Là, réception par les consuls et les autorités administratives, remise des clés et départ pour le Palais royal, dans une voiture dont les chevaux ont été dételés et qui est tirée à bras par des marins7. C'est par la rue Ségurane, Ràuba Capèu et la nouvelle Porte Marine8, au milieu d'une foule considérable que les souverains rejoignent leur résidence, qu'ils traversent par le fameux passage du rez-de chaussée9 pour se rendre à un Te Deum célébré à Sainte-Réparate. Ils reviennent ensuite au Palais, où ils reçoivent la noblesse et les notabilités, ayant "un mot aimable pour chacun"10. Le soir, Leurs Majestés assistent à une représentation théâtrale dans une salle accolée à la Chapelle de la Miséricorde et augmentant sa contenance.
19A compter de ce 8 novembre, les activités des souverains seront immuables : tous les jours, quand le temps le permet, promenade en voiture jusqu'au Magnan et, le soir, représentation théâtrale, à laquelle ils se rendent en voiture (du Palais royal à la Chapelle de la Miséricorde !) tandis que les consuls et les gardes d'Honneur y vont à pied. Heureusement, quelques manifestations troubleront cet ordonnancement assez répétitif.
20Le dimanche 12, ils président de leur fenêtre le banquet et le bal de mariage des douze orphelines dotées par la ville, et leur remettent 60 lires chacune. Le 15, visite du couvent de Sainte-Claire en compagnie de l'évêque. Le 16, grande réception au Palais : chaque communauté du Comté, précédée d'un porte-bannière, offre au souverain les produits de son terroir et LL.MM. "ont témoigné beaucoup de reconnaissance aux marins qui portaient les présents"11. Le 18, suivi d'un cortège de 40 voitures, le roi va jusqu'à la frontière, rencontre le maire de Saint-Laurent, accompagné du curé et de quatre gendarmes, au milieu du pont du Var et le reconduit jusqu’à la berge française, politesse que le maire se hâte de lui rendre en le raccompagnant jusqu'à la rive sarde. Le lendemain, on assiste à l'épisode de la "Pêche de Gala" depuis les Terrasses, puis à un feu d'artifice. Le 22, on visite le sanctuaire de Laghet et la "tour" de La Turbie. Le 23, on remet des prix aux vainqueurs des joutes données dans le port. Enfin, les 27 et 30, c'est l'apothéose avec la Fête de l'Agriculture, place Victor, à laquelle les monarques assistent depuis le balcon de la chapelle des Pénitents bleus, et le grand bal offert par la Ville sur les Terrasses en présence de LL.MM.
21Le mois de décembre s'écoulera plus tranquillement, seulement marqué par les fêtes de Noël, les rituelles promenades en voiture jusqu'au Var ou au Magnan et les représentations théâtrales.
22Le 30 décembre, escortés par une foule estimée à 16 000 personnes12, les souverains quittent Nice pour Villefranche. C'est à cet instant précis, quand Charles-Félix et la reine Marie-Christine remettent le pied sur le pont de leur frégate, qu'ils font leur entrée dans les cœurs des Niçois.
23Pourtant, une autre donnée, tout aussi importante, est éclairée par ce séjour de deux mois : comment et pourquoi, en plus des raisons invoquées plus haut, les Niçois purent-ils s'attacher à un souverain qui, objectivement, n'a rien d'attachant ?
Les mystères d'une personnalité : Charles-Félix, un roi hors de son temps
24Nous avons pu constater combien la légende prit le pas sur la réalité quand elle raconta le séjour niçois du souverain. Peut-être était-ce parce que Charles-Félix éprouva un véritable "coup de foudre", partagé par ses sujets, pour Nice et son comté (qu'il ne visita d'ailleurs pas). Pourtant, rien, dans la personnalité du souverain, ne laissait présager pareille réaction. On aurait pû même craindre le pire si l'on se réfère à tout ce que le roi lui-même, dans son journal, avoue franchement détester : en vrac, les intellectuels, les bourgeois, les Turinois, les Savoyards mais pas la Savoie, les Sardes et les révolutionnaires, ce qui, socialement et géographiquement représente tout de même une bonne partie de ses sujets. Or, de cette détestation générale, naîtra en contrepoint cette somme toute explicable affection pour les Niçois.
Une personnalité de second plan
25C'est le moins que l'on puisse dire quand on examine la vie et le règne de Charles-Félix. Chacun des épisodes de cette vie laisse dans le roi une trace indélébile et un souvenir qui se traduit par l'inventaire dressé plus haut. Le malheur voulut qu'il vécut à un moment de l'histoire où les rois commençaient à s'effacer devant les peuples. Sans doute est-ce cela qu'il n’admit jamais, ce changement qui venait bouleverser un ordre séculaire dans lequel il se sentait si bien parce qu'il lui évitait de penser, mais l'imposait comme une référence absolue et incontestable.
26En tant que cadet, Charles-Félix, né en 1765, ne reçut que fort peu d'éducation. Il avait en effet trois frères aînés (le futur Charles-Emmanuel IV, le futur Victor-Emmanuel Ier et le duc de Monferrat, mort lors de l'exil sarde) tout à fait prêts à endosser à sa place les responsabilités de la Couronne. Parvenu sur le trône au terme d'une somme d'événements malheureux, il en gardera toute sa vie une sorte de méfiance à l'égard des intellectuels, coupables de remuer le monde avec leurs trop fortes pensées. Bien que fondateur de la future Académie Albertine13 et de la Compagnie Royale Dramatique, on ne peut oublier les révocations dans l'Université consécutives aux événements de 1821.
27De cette carence dans son éducation, ses biographes14 purent déduire un caractère casanier, indolent et routinier jusqu'à la maniaquerie, où le respect scrupuleux de l'ordre tient lieu d'imagination, d’intelligence et de sens politique. Le devoir d'un roi était donc, dans cette optique, de protéger et de défendre ce qui EST, ni plus, ni moins, c’est-à-dire ce qui était sous l’Ancien Régime et dans les Etats de Savoie : la religion, le pouvoir absolu, l’indépendance nationale, l'unité sociale15. Rien d'étonnant dans ces conditions à ce qu'il trouve, à chacun de ses groupes qu'il déteste, de bonnes raisons de le faire.
Un souverain "de caractère"
28Le sort des intellectuels étant réglé, chaque épisode de sa vie nous donne l'explication recherchée.
29Charles-Félix n'aime pas les bourgeois car ils favorisent les mouvements libéraux, tels que ceux de 1821. Il n'accepta pas, d'ailleurs l'abdication de son frère avant que celui-ci ne lui ait confirmé son intention de se retirer définitivement, et librement16. Et, conséquemment, il entretint à l'égard de son cousin le futur Charles-Albert, qui avait eu l'imprudence d'accepter une régence soutenue par les rebelles, une rancœur durable17.
30Il n'aime pas les Turinois car ceux-ci, par deux fois, ont renversé l'ordre monarchique établi : en 1798 quand, sous la pression des Français de Joubert et des Jacobins, ils chassèrent son frère Charles-Emmanuel IV et toute sa famille, dont lui, de la capitale, et en 1821, en contraignant à l’exil son second frère Victor-Emmanuel Ier.
31Il n'aime pas les Savoyards pour l'accueil que ceux-ci firent aux révolutionnaires français en septembre 1792, rompant le lien de fidélité à l'égard de leurs princes.
32Il n'aime pas les Sardes pour les avoir pratiqués durant sept ans (1799-1806), en tant que vice-roi de Sardaigne, et avoir essuyé pas moins de quatre complots jacobins et une révolte paysanne.
33Enfin, il abhorre les révolutionnaires qui sont sources de chagrins familiaux et de troubles politiques. Chagrins familiaux car il les tient pour responsables de la mort de son père Victor-Amédée III prisonnier dans Turin (1796) et de son frère Charles-Emmanuel IV en exil à Rome (1819) après son abdication en 180218. Ajoutons que Charles-Emmanuel IV avait épousé la sœur de Louis XVI, Marie-Clothilde de France, et que deux des propres sœurs de Charles-Félix, Marie-Josèphe et Marie-Thérèse de Savoie, étaient mariées, la première à Louis XVIII, la seconde à Charles X ! Troubles politiques car sa Maison leur doit un exil misérable en Sardaigne, la confiscation de tous ses Etats, l'annexion de Nice et de la Savoie, puis du Piémont et, durant seize ans, une humiliante position d'assistés face aux autres couronnes européennes dont les subsides deviennent indispensables.
34Au terme de ce catalogue, il reste au souverain bien peu d'aspects sympathiques, et l'on est en droit de se demander ce que les Niçois de 1826 trouvèrent donc à cet homme si peu engageant.
35Politiquement, il est certes pourvu des qualités de ses défauts : franchise et fermeté dans la réalisation de ses objectifs, quitte à employer des voies parfois contestables, comme en 1821 l'appel aux Autrichiens pour remettre de l'ordre dans son nouveau royaume. Mais s'il demeure intraitable lorsque cet ordre sacré est en danger, il n'accepte pas pour autant de cautionner des actes de tyrannie à ses yeux excessifs19, ni de transiger sur les principes d'indépendance qu'il estime essentiels. C’est ainsi qu'il écrira à son frère Victor-Emmanuel Ier, à qui Napoléon propose d'échanger l'ensemble de ses possessions contre un Etat autour de Massa : "On ne peut traiter des sujets parmi lesquels nos ancêtres ont vécu pendant huit siècles, et auxquels les Savoie doivent leur existence". Et c'est bien sur cette conception de ses rapports avec ses sujets que va se faire la rencontre avec les Niçois.
Un coup de foudre miraculeux ou la genèse d'un symbole
Naissance et développements d'une légende dorée
36En effet, c'est à compter du départ des monarques que, de leur séjour d'abord, et de son souvenir ensuite va naître une série d'anecdotes qui toutes, rapportent la grande bonhomie du roi et la bonté de la reine à l’égard des Niçois. Puis, quand le temps de l'annexion par la France sera venu, apparaîtront les références à la statue.
37A l'instant où il remonte à bord de la "Marie-Thérèse", le roi, ne pouvant plus retenir ses larmes mais refusant de montrer son émotion, s'enferme dans sa cabine pour y pleurer tout son saoul, au désespoir de quitter ses braves sujets niçois20. Sans doute remis de son chagrin, quelques instants plus tard, un autre auteur nous le présente sur le pont, s'émerveillant en piémontais, et avec une naïveté touchante de la vélocité avec laquelle se fait la manœuvre de départ du voilier21.
"Le roi, qui n’a jamais vu un pareil spectacle, reste abasourdi d'admiration et, n'y tenant plus, se retourne vers la reine qui se tenait au milieu d'un groupe d'officiers et lui dit : "Christina ! Ven un poù a vedè Casterviei coul suo tourloutoutoù, couma fa bin marcià la barca !" [22]. Et, levant la main fermée et plaçant son pouce entre ses lèvres, il se mit à singer le commandant et son porte-voix."
38L'auteur lui-même avertit son lecteur que, depuis ce voyage, les Niçois considèrent avec affection le roi Charles-Félix comme un "bounias sensa trou de judici"23.
39Mais, outre l'aspect anecdotique, cet épisode vaut que nous nous attardions un instant, comme exemplaire de la naissance d'une sympathique légende.
40Le 3 mars 1799, celui qui n’est encore que le duc de Genevois arrive à Cagliari pour y prendre le commandement des restes de l'armée sarde. Comment, sinon en bateau ? Il quitte la Sardaigne en 1816 pour Gênes. Comment, sinon en bateau ? Et de Gênes à Nice, le 8 novembre 1826, comment a-t-il voyagé, sinon sur la "Marie-Thérèse" ? A moins donc de posséder une éternelle âme d'enfant, ce dont par ailleurs Charles-Félix ne semble pas doté, il paraît fort improbable, pour ne pas dire suspect, que la manœuvre d'un voilier puisse encore susciter chez le roi un tel émerveillement. Voilà donc un épisode sans doute apocryphe, mais qui conforte à merveille l'image débonnaire que les Niçois se sont forgée au contact quotidien du souverain.
41Tous les auteurs insistent d'ailleurs sur la familiarité avec laquelle les souverains abordent les Niçois. A l'occasion du banquet de mariage, de la visite à Sainte-Claire, de la Fête de l'Agriculture, du bal sur les Terrasses, ils reçoivent des présents, ont un mot aimable pour les parents, et sutout, par leurs sorties et leurs promenades journalières, se montrent beaucoup à leurs sujets24. Toutes choses qui, pour être protocolaires et convenues, n'en émerveillent pas moins les Niçois qui ne sont pas coutumiers du fait. Même si cette familiarité n'explique pas tout, comme nous le verrons par la suite, elle éclaire déjà un aspect de notre propos.
42Le prolongement indirect de ces affectueux sentiments, on le retrouve dans la familiarité avec laquelle les Niçois considèrent la statue du souverain, qui domine le port depuis son inauguration le 4 novembre 1828. Mais ce sentiment se transpose, après l'annexion, dans une sorte de rapport trouble où l’attachement et le mépris se confondent. L'attachement, ce sont les expressions moqueuses issues de l'attitude du roi statufié, dont le geste désigne le port qu'il fit agrandir et que nous laisserons à l'ethnologue le soin de recenser de manière exhaustive. Mais quel débiteur n'a pas envoyé son créancier "se faire payer par Charles-Félix", c'est-à-dire tout simplement se jeter à l'eau, quelle mère de famille n’a pas menacé ses enfants de la main de marbre vengeresse ? Le mépris, c’est la destruction rituelle du doigt désignant les bassins quand, en 1851, Victor-Emmanuel II décide de supprimer le port-franc, doigt que la ville de Nice ne parvint jamais à faire définitivement réparer.
43C’est en cela qu'à travers la visite de 1826, un premier symbole se dégage : Charles-Félix incarne à travers sa statue cette fidélité de Nice aux Savoie, fidélité pluri-séculaire que les rois d'Italie trahirent en négligeant, puis en abandonnant le Comté. Ce fut donc sur elle que l'on se vengea, ce fut elle que l'on chargea de tous les péchés de la politique risorgimentale et de l'attirance-répulsion à l'égard de l'Italie naissante et si proche géographiquement et culturellement.
44Mais là n'est pas le seul aspect que l'on puisse retenir de cette visite.
Les lieux de mémoire
45Outre la statue, Charles-Félix bénéficie d'un "quadrillage" très pertinent du terroir niçois, dans ses lieux les plus sensibles, qui associent à travers plaques et monuments le passage du roi à la vie quotidienne de la ville25.Faut-il y voir une volonté politique ou le fruit d'une heureuse coïncidence ? Nous trancherions volontiers en faveur d'une troisième hypothèse : la manifestation d'un attachement peut-être inconscient qui conjugue ville de Nice et Maison de Savoie.
46Le premier de ces monuments est bien sûr la statue, fruit de la volonté de la classe bourgeoise marchande de Nice, dont nous avons déjà donné les sources chronologiques. D'un point de vue artistique, le ciseau du sculpteur ne s'est pas illustré dans cette représentation convenue de la majesté royale, et l'auteur en demeure d'ailleurs inconnu. D'un point de vue symbolique, le point qui est à nos yeux le plus important réside dans le rapport entre la figure royale et l'aigle posé à ses pieds. Cet aigle, à la poitrine ornée de la croix de Savoie, c'est Nice. Son attitude est plus parlante cependant : la tête levée, c'est un regard quasi énamouré qu'il porte au souverain, lui si petit, regard et attitude qui sollicitent la protection. Quand on sait les débats que provoquèrent l'orientation de la tête de l'aigle dans l'interprétation héraldique des armes de Nice, voilà une manifestation qui ne prête pas à épilogue.
47Les autres monuments sont moins présents, mais, toujours, on les retrouve au cœur de la vie niçoise. Le pont a aujourd'hui disparu, comme a disparu la colonne offerte par la communauté juive niçoise et dressée sur la place Charles-Félix. Restent cette place, au bout du cours Saleya, par où le roi entra dans la ville, et la colonne des Serruriers, érigée en 1827, puis démontée avant de réapparaître aujourd’hui au carrefour rue Mascoïnat-boulevard Jean Jaurès. Enfin, et c'est une question que nous posons, que faut-il penser de ce portrait officiel de Charles-Albert, destiné au Sénat et aujourd'hui au musée Masséna où le jeune roi, figuré en costume de cérémonie et en pied, se détache sur un arrière-plan composé d'une représentation de la statue de Charles-Félix et de l'entrée du port26 ?
48Port, vieille ville de Nice, Laghet, musée Masséna, autant de lieux où la sensibilité niçoise se développa et se perpétua longtemps et où elle rencontra le souvenir de Charles-Félix.
Une heureuse conjonction
49Sans doute est-ce ainsi que se qualifiera le mieux le coup de foudre qui frappe Nice et son roi à cette période, et qui peut, encore, expliquer la persistance du souvenir de leur rencontre.
50Pour les Niçois, il ne fait aucun doute que la venue de Charles-Félix est un événement primordial. En un temps où la rivalité avec Gênes s'accroît, où les thèses risorgimentales se construisent et se développent, où la tourmente française et napoléonienne a laissé des traces de grandeur, les Niçois guettent le moindre signe qui, de Turin, leur rappellerait l'attachement que leur porte la Savoie. Un attachement qui, en termes concrets, signifie développement économique et prestige politique. Dans cette période-clé pour l’histoire de Nice de la restauration sarde, les Niçois attendent un roi, un souverain qui les respecte, les écoute et les protège. Certes, Victor-Emmanuel Ier, en route pour l’exil, passa par la ville en 1821 et y fut reçu. Mais ce n’était plus qu'un ex-roi, au règne entaché d'une abdication peu glorieuse. Certes, Charles-Albert y vint en 1836 et y reçut un accueil chaleureux. Mais ce fut lui aussi qui, en franchissant le Tessin en 1848, ouvrit la voie du trône d'Italie à sa Maison, et contribua donc à en éloigner les Niçois. Décidément, le seul qui se comporta en "bon" roi, ce fut bien Charles-Félix27.
51Celui-ci avait d'ailleurs toutes les raisons d'agir ainsi. Il reçut à Nice l'accueil déférent et respectueux qu'il attendait de tous ses sujets et que lui refusaient les Turinois, entre autres. Dans son esprit étroit, il retrouva les formes immémoriales empreintes de féodalité à travers l'hommage en corps des communautés du Comté, ou le quasi "tour de ville" qu'on lui fit faire à son arrivée, formes que l'ancienneté rendait éminemment importantes aux yeux de celui qui voulait, peut-être, renouer avec un concept médiéval du pouvoir, comme sa volonté d'être enterré à Hautecombe peut le laisser entrevoir28.
52C'est peut-être en cette heureuse conjonction qu’il faut trouver la raison profonde de la survivance d'une personnalité point assez forte pour s'imposer par ailleurs. Mais au-delà même de ces considérations, et en matière de conclusion, qu'on nous permette de mettre en perspective les symboles multiples que recèle, au-delà de l'homme, la figure emblématique de ce souverain inconnu.
53Un premier symbole, involontaire, rapproche le roi Charles-Félix, et le comté de Nice. L'un comme l'autre, quand le nationalisme est près de triompher, demeurent les produits culturels d'une invraisemblable suite de coïncidences historiques dont la première n'est autre que la Dédition de 1388. Nous ne voulons éclairer ce symbole que par l'absence d'unité linguistique, ce facteur si éminemment jacobin, aussi bien dans le Comté qui parle français à Guillaumes, gavouot à Ilonse, nissard à Villefranche, ligure à Menton, et italien dans ses actes juridiques, que dans l'esprit du roi qui parle piémontais à ses domestiques, français à ses frères et italien à ses administrateurs.
54Le second symbole, nous voulons le voir dans cette diversité même, de laquelle jaillit une unité aussi forte qu'un sentiment national. Le comté de Nice, tel qu'il survécut de 1388 à 1860, est un accident historique. En 1388, quand il se détache de la Provence, il n'en est qu'un morceau, sans caractéristique particulière, sans unité interne, partagé entre trois évêchés et deux archevêchés, divisé en circonscriptions administratives dont certaines seront coupées en deux par la nouvelle frontière, parcouru de féodaux qui, souvent possessionnés sur l'autre rive du Var, éprouvent pour la riche Provence une langoureuse et politique affection29. L'unité qui le fait encore aujourd’hui ressentir comme une entité "à part", il va la former au cours de ces cinq siècles, autour des princes de Savoie et de la ville de Nice dont tout laisse à penser qu'ils en ont été les ciments essentiels. Et dans ce contexte de 1826, où la modernité pointe, ce n'est pas au nom d'une hypothétique nation piémontaise que Nice accueille le roi, mais en lui manifestant ce qui lui tient lieu, avec force, de sentiment national : la fidélité jurée en 1388 et jamais démentie.
55Le troisième enfin, celui qui sans doute passa le plus inaperçu en ce jour de réjouissance que fut le 8 novembre 1826, les syndics Ratti, Gioan et Rués le tenaient entre leurs mains : les clés d'or de Nice qu'ils remirent à leur roi, ces clés si chargées de sens, avaient été fabriquées à Paris, comme, au cœur de l'allégeance, l'anticipation de la rupture.
Notes de bas de page
1 Entre la place Garibaldi et la rue Defly actuelles.
2 Cette fontaine, dite fontaine des Tritons, fut déplacée par la suite et orne aujourd'hui la place Saint-François.
3 Cognasso (F), I Savoia, Dall'Oglio, Milano, 1971.
4 Ce ne fut qu'à cette date que Charles-Félix accepta que l'on batte monnaie à son effigie.
5 Rappelons que c'est à l'occasion de ce voyage en Savoie que Charles-Félix lança les travaux de restauration de l'abbaye de Hautecombe, où il choisit de reposer après y avoir réinstallé des moines de la Consolata de Turin.
6 L'inscription rappelant cette inauguration par les consuls Ratti, Gioan et Ruès est encore visible sur la face nord du linteau de la double arche située à l'extrémité est du cours Saleya.
7 L'épisode du "dételage" de la voiture royale donna lieu à une curieuse polémique, où l'on prétendit justement que, loin de représenter la ferveur populaire, les marins avaient été payés par la municipalité pour se livrer à cette "sportive" démonstration (in Doublet (G), "Re Carlo-Felice a Nizza Maritima", in Fert, vol. III, no l, Rome, 1931.
8 La place de l'extrémité est du cours Saleya, devant cette porte doublée plus tard, s'appelle, aujourd'hui encore, place Charles-Félix.
9 C'est ce passage, aujourd'hui la porte cochère du palais de la Préfecture, dont la fermeture pour des raisons de sécurité par les autorités françaises, provoqua dans les années 1880, une polémique sans fin.
10 Serrat (J.H), in "Séjour à Nice, en novembre 1826, de LL.MM. le Roi et la Reine de Sardaigne", par Dieude-Defly, in Nice historique, 1938.
11 Serrat (J.H), Ibid.
12 Alors que la ville compte moins de quarante mille habitants... ; Serrat (J.H), op. cit.
13 L’Académie, et ce n'est peut-être pas un hasard se consacre exclusivement à la peinture et à la sculpture. Point de littérature, donc. Peut-être l'auteur inconnu de la statue du port en était-il issu ?
14 Barengo (U), "Nel centenario della fine di un regno", in Fert, vol. III, no l, Rome, 1931.
15 "Chacun doit faire son devoir à la place où il a été mis par Dieu" (Degli Alberti (M), Lettere inedite (Carlo-Emanuele IV, Carlo-Felice, Carlo-Alberto), Torino, 1901).
16 Il ne prit le titre de roi que le 19 avril 1821, soit cinquante jours après l'abdication, et retarda la frappe des monnaies à son effigie (cf. note 4).
17 Après l'affaire de mars 1821, il envoya Charles-Albert en Espagne aux côtés de l'expéditon du duc d'Angoulème (1823) et écrivit à son frère l’ex-roi Victor-Emmanuel : "Ainsi, ou qu'il (sic) se fera casser la tête, et tout sera fini à son égard, ou qu’il peut se mettre dans le cas de réparer en partie les torts qu'il a eu" (Cognasso (F), op. cit.).
18 De son vivant, il n'a pourtant guère de considération pour lui, puisqu'il écrit de Sardaigne, dès 1801 : "le Roi est un pauvre homme et une clique gouverne à sa place : le Roi est ce qu'il est, le ministre Chialamberto un poltron, le médecin du Roi un fripon et la Reine est sotte comme un pot."
19 Quand son chef de la Justice de Sardaigne vient lui rendre compte d'une sentence de mort dans une affaire de droit commun, voici sa réaction : "...il [le chef de la Justice] est entré en disant "Bonne nouvelle". Parce que je souhaite qu'on rende la Justice, il me prend pour un empereur Néron. Celà m'a tant fait venir la bile que je me suis senti de lui donner un coup de poing sur les dents et de lui faire avaler tout de suite sa bonne nouvelle" (Barengo (U), op. cit.).
20 Serrat (J.H), op. cit..
21 Borea (G), "Souvent dei autre", in Lou Cairèu, 1929.
22 "Christine ! viens voir Casterviei, avec son tourloutoutou, comme il fait bien marcher le bateau !" ; précisons qu'un "tourloutoutou" n'est autre qu'une petite trompette de carnaval, pour enfants.
23 "Brave homme, sans trop de jugement".
24 Ajoutons cet épisode sur lequel Serrat insiste avec attendrissement : alors que l'on s'apprétait à dételer sa voiture, le 8 novembre, le roi protesta contre cet excès d'honneur, protestation elle aussi convenue dans laquelle on préféra voir un signe de simplicité de mœurs.
25 Charles-Félix est, à notre connaisance, le seul prince de la Maison de Savoie à "bénéficier" d'un aussi grand nombre de lieux de mémoire encore existant dans le Comté.
26 Ce portrait est de 1832.
27 Serrat rappelle d'ailleurs que, durant son séjour, "Il [Charles-Félix] a fait beaucoup de promotions, de comtes de barons, de chevaliers, des pensions et des augmentations de pension, des cadeaux...". Toutes choses qui laissent de bons souvenirs dans une bourgeoisie souvent vaniteuse...
28 Le 13 avril 1822, Charles-Félix assista à une prestation de serment collective des grands corps de l'Etat, à Turin, par laquelle ils s'engageaient personnellement aux côtés du roi, en réaction aux événements de 1821. Ne pourrions-nous point y voir une autre manifestation de cet attachement anachronique pour des relations de fidélité, "d'homme à homme" au sens médiéval du terme, qu'éprouverait un Charles-Félix par ailleurs méfiant à l'égard des structures rationnelles, "intellectuelles" et hiérarchiques du pouvoir moderne ?
29 Pour ne citer qu'un exemple, on peut se référer, aussi bien aux trames des Grimaldi de Beuil qu'aux tentations des Lascaris de Tende...
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