La Dédition de 1388 vue par l'intendant pierre Mellarède

1Le 22 mai 1699, Pierre Mellarède est nommé à la tête de l’intendance générale de la ville et du comté de Nice. Quatrième intendant, dans l'ordre de succession à ce poste, il est chargé d'une mission capitale : instaurer le tasso ou impôt foncier, en lieu et place du donatif jugé pas suffisamment permanent ni rentable car reposant sur le système injuste de l’affouagement. En effet, le "tas" existe en Piémont depuis Emmanuel-Philibert et a été transformé en charge ordinaire et perpétuelle, au versement de laquelle tous les biens sont hypothéqués, à la date du 16 février 1590. Ainsi, en 1624, un document financier montre qu'il est perçu dans les provinces d'Alba, Asti, Biella, Cuneo, Ivrea, Mondovi, Pinerolo (qui comprend le territoire de Saluzzo), Susa, Vercelli ; alors que le comté de Nice et son annexe, la principauté d'Oneille en sont exemptés. Mais cette réforme fiscale va se heurter à la résistance acharnée des "Principaux de la ville et du comté", regroupés au sein du Grand Conseil niçois. Ils arguent de libertés immémoriales, confirmées par la dédition de 1388, pour s'y opposer1 :

"...c'est ce qui fait cesser touts les longs discours que un Jurisconsulte de Nice a fait dans un traité qu'il a intitulé, Disputatio de juribus Civitatis Niciae, in decem articulo divisaque que J'ay cru a propos de réfuter briesvement...[S.A.R.] s'est soumis à la décision de ses Magistrats par devant lesquels son Patrimonial a fait appeler le 24 8bre 1698 : les sindicqs du Conseil de Nice, pour voir declarer qu'il avoit le libre exercice de la haute Regale... Le Prince n'at etabli ses conclusions que sur le droit ordinaire des Souverains, et la Ville at tachee de soustenir les siennes qui consistent en l’exemption des charges ordinaires et extraordinaires que le Prince impose, et peut imposer sur le reste de ses Etats ; et en la jouissance d'une franchise et d'une liberté dont Elle a dit qu’Elle etoit en possession de tout tems, et par des titres qu'Elle a produit dans le proces, et par une possession immemoriale qu'Elle a tachee de prouver ; Elle a employé dans ce proces les conventions du 28 7bre 1388..."

2Les phrases précedentes, rédigées par Pierre Mellarède, sont extraites de l’ouvrage : Sommaire de l'Histoire du Comté de Nice et ses dépendances, et des titres qui l'ont acquis à la Royale maison de Savoie, avec la désignation par ordre alphabétique des droits que S.A.R. a dans le comté de Nice, en général, et dans chaque communauté en particulier, et de ce que chaque droit peut rendre. Le tout soutenu par les citations des histoires anciens titres et reconnaissances qui établissent les susdits droit et authorité par les loix et les docteurs. Recueilli par le sr Pierre Mellarède, conseiller des pauvres en Savoye et Intendant Général de la ville et du comté de Nice. A Turin 22 juillet 17032.

3C'est dans ce véritable dictionnaire des droits des ducs de Savoie, écrit en français, dans sa première partie historique et les "Remarques sur l'histoire de Provence et de Nice pour découvrir le Tiltre qui at acquis le Comté de Nice a la Royale Maison de Savoie" qui la suivent, que sont contenus le point de vue de Mellarède sur la dédition de 1388 et son interprétation de l'histoire générale liée à cet événement.

4La controverse sur 1388 se présente ainsi :

"Il [le jurisconsulte défenseur de la ville de Nice] suppose la validité des conventions de 1388 : et c'est sur quoy il se fonde... [pourtant] ce que j'ay dit devroit suffire pour détromper la plus grande Partie des Habitants de ce Comté qu’ils se soient donnés a Amé 7me et que les contrats de 1388 soient les seuls et meilleurs Tiltres qui les ayent acquis à la maison de Savoye... Il faut donc convenir que ce ne sont pas les contrats de 1388 qui sont les tiltres en vertu desquels S.A.R. possede les Comtés de Nice, Vintimille et Barcelonne, et que les conventions qui y sont contenues ne l'ont jamais obligé ny engagé a leur execution..."3.

5L'argumentation de l'intendant -dont le but principal est bien toujours l'établissement de l'impôt foncier- comporte deux affirmations : les soi-disants privilèges de Nice n'existent pas ; de plus, ils sont fondés sur un contrat qui n'a pas de valeur.

6D’abord "Amé 7me n'a promis pour les conventions de 1388 : que de confirmer les privileges que la Ville iustifieroit par écrit d'avoir eu de la Reyne Jeanne ou de Charles de Duras, et Ladislas, & jusques a ce qu’elle en aye iustifié, la confirmation reste en suspens et sans effet...". L'immémoriale, non plus, ne peut être prouvée : "car il y manque trois choses qui sont necessairement requises pour prouver l'immémoriale ; les temoins n'ont pas deposé de l'avoir ouys dire a leurs anciens qui l'avoient ouys dire aux leurs ; ils n’ont pas dit de n'avoir jamais vu, ni ouy le contraire et ils n'ont pas deposé de l'opinion publique par les paroles". Cette possession immémoriale est, au contraire, "detruite par la deposition des temoins de la Ville qui conviennent que les ducs ont augmenté la gabelle du sel et imposé d'autres charges"4.

7Mais ensuite, et cet élément est encore plus décisif, les conventions de 1388 "sont invalides, insubsistantes, inefficaces et nulles...", si on prétend les considérer comme un contrat bilatéral. Ce dernier, n'est pas à l'origine de l'entrée d'Amédée VII dans le pays niçois ce n’est pas celuy la qui l'y at introduit, mais ce sont les conventions qui'il avoit fait le 2d aout precedent... avec Louys de Beuil a son nom et comme Procureur de Jean Baron de Beuil son frere Gouverneur du Pays, qui luy promit de le luy remettre, en suitte de quoy il entrat par Barcelonne, et arrivat a Nice dont les habitants n'etoient plus en Etat de choisir qui ils voudroient, mais contraints de recevoir le Comte Amé 7me qui etoit d’accord avec le Gouverneur, ce qui établit que la soumission n'est pas volontaire...". Il manque donc une première condition pour rendre le traité légitime. Une seconde fait également défaut : l'équité ; "car il ne faut que voir le commencement de ce contrat pour etre penetré, que toutte la charge a été du coté du Prince, et tout le benefice, et tout l’avantage du cote des Nissards, qui firent ces conventions pour avoir la paix et la tranquillité, pour se garentir de leurs ennemys qui les pressoient de touttes parts,..." Et, de toutes façons, les "Nissards n'etants pas libres... mais suiets du Comte de Provence, ne pouvoient faire la stipulation d'une chose dont ils n'etoient pas les maîtres,... la Ville ne pouvoit pas se servir des conventions de 1388 : sans accuser ses anciens habitants, qui etants suiets ne pouvoient pas se donner..."

8En conclusion : "L'erreur vulgaire des habitants du Comté de Nice, est que les Ducs de Savoye... possedent ce Pays... en vertu des contrats qu'ils ont fait avec le Comte Amé 7me dit le rouge en 1388"..., alors que ces princes n'ont pu tenir "la souveraineté de Nice d'Amé 7me qui est resté dans le tiltre de Protecteur et d'Engagiste, mais d'Amé 8me qui l'at acquis par l'investiture de l'Empereur de 1416 : et par la cession des Ducs d'Anjou de 1419 :"5.

9Pierre Mellarède est ainsi entraîné dans une analyse historique complexe, habile mais, peut-être encore, retorse. Ne lui faut-il pas écarter, simultanément, les prétentions des Niçois et celles du roi de France, tout en justifiant la conduite ambiguë du Comte Rouge ? Il va s'y employer avec un art consommé de la casuistique juridique.

10Il "n'établit pas seulement la validité de la cession de l'an 1419 [mais] établit incontestablement, que le Duc d'Aniou qui a fait cette cession, etoit le seul, vray, legitime Comte de Provence et detruit en meme tems le sentiment de Ceux qui osent dire que Charles de Duras en a été le souverain..., car quoy qu'il fut descendu de la meme tige que la Reyne Jeanne,..., ce Parentage ne luy donnoit aucun droit dans le Comté de Provence, qui n'etoit pas successif mais qui etoit alienable,..." En eût-il d'ailleurs eu, continue Mellarède, qu'en déclarant "si impitoyablement la guerre" à la reine Jeanne, après l'adoption par elle de Louis d’Anjou "et en luy ravissant si cruellement ses Etats et sa vie” il se serait "rendu indigne de la succession", comme l'ont admis les Provençaux fidèles à leur comtesse.

"Il est vray que les Comtés de Nice, Vintimille et Barcelonne et les autres Terres que S.A.R. possède dans les Alpes Maritimes suivirent aveuglement le parti de Charles de Duras ; qui les y attirat par beaucoup de privileges qu'il leur accorda,..."

11Mais, ce faisant, ils se sont placés dans une situation fausse et critique dont, seul, le comte de Savoie pourra les tirer.

"Le Comté de Nice... se voyant enveloppe de touttes parts de Ceux qui suivoient le legitime parti de Louys 2d seavoir des troupes du dit Louys, des Comtes de Tende et de Vintimille, et qui etoit menace d'une famine, et ne pouvoit avoir aucun commerce, ny secours, fut contraint de recevoir Amé 7me dit le Rouge, Comte de Savoye, Vicaire perpétuel du St Empire, à qui les seigneurs de Beuil avoient recouru... pour sortir la Ville et le Comté de Nice, Dont Jean etoit Senechal et Gouverneur, du malheur et du peril ou Elle se trouvoit,..."

12Mais, alors, cet acte ne peut être considéré comme une dédition signée entre parties égales. En effet, "... il n'est pas permis a des suiets de se soumettre a des autres souverains que aux leurs, a leur insau de rechercher leur secours & protection. Et a plus forte raison une Province ou une Ville sous-mise ne peut pas le faire". Si elle agit ainsi, "les motifs sont iniustes & criminels et rendent les contrats insoutenables, nuls et invalides".

13Il est vrai qu'il est permis à des sujets "quand il y a une Cause necessaire, une necessite absolue et la crainte d'une ruine inévitable" de recourir à un autre prince, mais en agissant avec prudence afin de montrer leur attachement au légitime souverain "et qu'on ne puisse voir dans leur acte une rebellion". Dans ce cas, les "contrats que ceux des Comtés de Nice, Vintimille & Barcelonne firent avec Amé 7me Comte de Savoye en 1388 :... ne peuvent passer au plus, que pour des contrats de protection,..., car Etants suiets du Comte de Provence, ils ne pouvoient pas se soustraire de sa souveraineté, & de son Domeine, pour se donner a un autre".

14Ainsi, la protection ne conférant aucune souveraineté et le contrat ne pouvant être qualifié de dédition, l'argumentation particulariste des Niçois s'effondre et leurs prétentions à certains privilèges n'ont aucun fondement6.

15Au contraire, les souverains savoyards n’ont agi, eux, que pour des motifs "iustes et legitimes" et leurs titres de possession ont pleine validité. Amédée VII "se prevalut a la verite de cette occasion, pour entrer dans le Comté de Nice, non pas qu'il doutat que le Duc d'Anjou fut le seul et legitime souverain puisque Amé 6me son Pere avoit sellé cette verite de son sang, (et que lui-même "etoit uni par alliance au Duc d'Anjou par Bonne de Berry sa femme qu'il avait epousée en 1373 :")..., mais pour empecher comme vicaire perpetuel de l'Empire, que les Comtes de Tende et de la Brigue ne se prevalussent de ces troubles pour se saisir de ces Comtés, et en meme tems, pour avoir entre les mains des Suretés de la créance de 164/m francs d'or, que son Pere luy avoit laissé contre la maison d'Anjou". C'est donc à ce titre de créancier, pour conserver les biens de ses débiteurs et garantir le paiement d'une expédition qui avait coûté la vie de son père, qu'il a pu agir ainsi. Et, par ailleurs, "il l’at du faire comme Amy des Ducs d’Anjou et leur Parent, pour chasser du cœur de leurs Etats la faction de Ladislas & ses Partisants..." Mais, dans ces conditions, comment Amédée VII a-t-il pu accepter ou feindre un acquiescement quand, "Devant l'Abbaye de St Pons, qui est a un mille de la Ville de Nice, les Consuls et habitants du lieu le prierent de consentir a des conventions qu'ils luy presenterent, et qui furent prononcées le 28 du dit 7mbre..." ? "Ils croyoient effectivement que Amé 7me fut Ennemy de la Maison d'Anjou et s’ils ne l’avoient cru tel, Ils ne l'auroient pas choisi pour leur Protecteur,...” Cette apparente complicité a sa justification : "... les clauses qui furent inserées dans le contrats de 1388 : ne furent tolerées par Amé 7me que pour ne pas engager les Nissards a se mettre sous la protection de quelque ennemy de la maison d'Aniou mais non a la veüe de les executer, si persuadé II etoit que les contrats etant nuls ne l'engageoient a rien, et qu'il pouvoit sans donner atteinte a sa probite, ne pas les executer,..."7.

Mais "l'inutilité de la stipulation et la nullite des contrats furent aussi les motifs les plus puissants, qui engagerent le Duc Amé 8me d’obtenir l'investiture de l'Empereur Sigismond pour s'assurer d'autant mieux la possession des Comtés de Nice, Vintimille & Barcelonne, sur lesquels il avoit l'hypoteque de 164 mille francs d'or reconnüe par les Ducs d'Anjou Comtes de Provence les 24 7bre 1389 et 15 janvier 1400 : pour laquelle Ils consentirent que le Duc possedat les dits Comtés, et pour avoir outre cette hypoteque un Tiltre de Domeine, et comme cette investiture ne luy acqueroit pas un plein droit, Il se l'acquit par le moyen le plus habile c'est a dire la cession que luy en firent les vrays et legitimes Comtes de Provence le 15 8bre 1419".

16En effet, le successeur du Comte Rouge, obtint le 19 février 1416, l'érection de la Savoie en Duché, par des patentes impériales qui déclaraient le comté de Nice "compris sous le vicariat de Savoye". "Les Ducs de Savoye ont encore outre cette investiture la cession que Hioland Reine de Hierusalem Duchesse d'Anjou Comtesse de Provence, & Louys 3me Duc d'Anjou son fils aynée firent le 15 8bre 1419 au Duc Amé 8me..." Par ce traité, "fait a Chambery par l'entremise de l'archevesque de Narbone Camerier du Pape et son Nonce", il fut convenu "...que les Procureurs du Roy et de la Reyne cedent et remettent au Duc & a ses successeurs a la stipulation des Notaires touts les droits, et actions que le Roy, & la Reyne ont eü, et pu avoir sur les dits lieux des Comtés de Nice, Vintimille & Barcelonne..." De son côté, le duc de Savoie qui devient ainsi "vray Seigneur des dits lieux, et en percevrat les revenus... quitterat au Roy les 164 mille francs d'or, avec les autres sommes demandées, et leurs interets, et depents sauf pour 15000 florins d’or du Pape, qu'ils promettent de payer en Avignon, avec touts interets e depens..."

17Pour l'intendant Mellarède, ce traité de 1419 présente toutes les garanties souhaitables.

"La ditte cession fut faitte pour une cause juste & necessaire. Ce fut en payement des 164 mille francs d'or dont Louys Ier Duc d'Anjou, Comte de Provence s'etoit obligé a Amé 6me dit le Comte Verd, pour les fraix qu'il avoit fait lorsqu'il allat avec le dit Louys, pour l'etablir dans le Royaume de Naples & de Sicile & en chasser Charles de Duras qui s'en etoit emparé,... Enfin elle fut faitte pour une somme, qui provenoit d'une cause utile a la maison d'Anjou, pour laquelle Amé 6me dit le Comte Verd avoit employé touttes ses forces, conduit touttes ses troupes et sacrifié sa vie".
"Si bien que la cession de 1419 a toujours été un tiltre sur lequel on s'est fondé,... C'est en vertu de ce tiltre comme J'ay dit cy devant que les Ducs de Savoye sont devenus souverains et maîtres de ces trois Comtés, et c'est depuis cette acquisition et investiture que Ils ont pu y exercer tous les actes de Souveraineté et qu'ils ont eu en consequence l'exercice de la haute Regale, a quoy l'on ne peut pas opposer des contrats de 1388 : parce que comme J'ay fait voir, ces contrats étant nuis, n'ont en rien engagé Amé 7me ny a plus forte raison ses successeurs..."8.

18Toutefois, à insister autant sur la légitimité de la maison d'Anjou en Provence, l'auteur ne risque-t-il pas de s'exposer aux revendications de cette dynastie et pire encore à celles des rois de France ? Car, à partir du testament de Charles III qui "instituat son heritier Louys 11 Roy de France,... le Comté de Provence a du depuis été uny a la Couronne de France,..." Il n'en est rien et Mellarède entend le démontrer.

19Certes "ce fut René, qui oubliant la cession que Yoland sa mere, & Louys son frere avoient faitte en 1419 des Comtés de Nice, Barcelonne, Et Terre Neuve, au Duc Amé 8me qui mourut le 7 Janvier 1451 fit sommer en 1464 le Duc Louys, a qui Amé son Pere avoit relache le Duché le 4 Janvier 1440 de Luy rendre les dittes Terres,..." Mais, devant le refus du souverain savoyard, fort de son bon droit, le roi René qui avait peut-être été poussé par des conseillers inquiets et maladroits, n'insista pas. En sens contraire, "... Louys 12 par la ligue avec Philibert 2d du 22 fevrier 1498... quitta au Duc et a ses successeurs, Touts les droits que luy & ses successeurs pouvoient avoir sur les Etats de la Maison de Savoie".

"Il est vray que François premier qui vouloit empecher l'erection des deux Eveches de Chambery & de Bresse, que le Pape Leon 10 avoit permis au Duc Charles 3me dit le bon d'eriger envoyat en 1528 un Iterant d'Armes luy dire que s'il ne se Departoit de cette Erection de ces deux Eveches, s'il ne luy restituoit Nice comme Membre de Provence, il lui fairoit la guerre ; apres quoy Notre Duc repondit avec tant d'intrépidité, que ce Roy... fit une declaration le 10 7bre 1523 qu'il ne pretendoit rien au Comté de Nice,... Mais du Depuis François I irrité de l'alliance que Charles 3me avoit fait avec l'Empereur Charles 5me son ennemy en epousant Beatrix de Portugal sa Niece, envoyat une Commission le II fevrier 1535 a Philippe Chabot, amiral de France de faire la guerre au Duc, par le refus qu'il disoit, que faisoit le Duc de luy rendre le comté de Nice.

20Cette décision devait entraîner les épisodes fameux de la trêve niçoise de 1538, du siège de 1543 et d'une série de conflits successifs.

21Plutôt qu'au traité de Cateau-Cambrésis (1559) ou rien ne fut réclamé, c'est à la

"...conférence a Lyon au mois de Xmbre 1560 : ou veritablement les Deputés du Roy demanderent le Comté de Nice, comme Membre du Comté de Provence ; a quoy les Deputés d'Emmanuel Philibert opposerent des investitures que ses Predcesseurs avoient eu des Empereurs, et particulierement de l’Empereur Sigismond en 1416 ; de la cession que les Roys de Sicile de la Maison d'Anjou avoient faitte de leurs droits a Amé 8me en 1419, que Louys 12 s'etoit departi de touts ses Droits, en faveur de Philibert 2d en 1498 ; que François Ier avoit fait la meme renonciation et cession en faveur de Charles 3me, outre la longue possession des Ducs, qui n'avoit pas etée legitimement interrompue par la protestation de René Roy de Sicile l'an 1464 : parce que pour lors la prescription etoit desia complette ;..."

22A la suite de quoi, dans les patentes du roi de France, datées du 8 août 1562

"... l'on ne fit dans icelles aucune protestation pour le Comté de Nice ; quoiqu'on en eut demandé le relachement".
"Le Roy Henry 4me ne fit aucune demande du Comté de Nice dans les articles accordés a Paris le 27 fevrier 1600 et confirmés par la paix qui fut conclue a lyon, le 17 janvier 1601 non plus que Louys 13 dans le traitté de Suze du 11 mars 1619 ou au contraire II promit de n'entreprendre rien contre les Etats du Duc de Savoye ; Enfin le Roy Louys 14 qui par la guerre qui a duré de 1690 jusques en 1696 etoit entré dans le Comté de Nice, l'at rendu sans aucune protestation a Victor Amé 2d heureusement Regnant par le traitté de paix fait a Turin le 29 aout 1696..."

23Ainsi, a plusieurs reprises les rois de France ont bien déclaré "... qu'ils n'avoient aucun droit sur le Comté de Nice, & qu'ils l'ont rendu sans aucune protestation aux Ducs de Savoye par des traittés de paix, qu'ils ont fait avec eux,..."9.

24Appuyée sur des auteurs réputés tels Bouche, Histoire de Provence, Guichenon, Histoire de Savoie, Monod, Apologie de Savoie, Mourgues, Statuts de Provence, sans parler de Chopin, Clapiers, Galliard, Nostradamus ou de l’ouvrage, Ego Consul, ainsi que de plusieurs documents d’archives connus de l'auteur, la démonstration de Mellarède est très impressionnante et paraît décisive. C'et pourquoi Guido Quazza a parlé à propos de l'ouvrage d'un modèle du genre : vision ample touchant aux aspects historiques, juridiques, économiques, financiers, voire aux coutumes ; érudition d'une extraordinaire minutie ; citations précises.

25Cependant, l'exposé n'est pas exempt de faiblesses soit au niveau de l'interprétation, soit à celui d'omissions visant à occulter tous les éléments qui ne cadrent pas avec les thèses défendues.

26En premier lieu, bien que l'intendant l'admette et tente de la justifier, l'attitude de duplicité d'Amédée VII, à l'égard des Niçois, est difficile à défendre. Le préambule du pacte de 1388 parle clairement des désastres de toute sorte occasionnés par la rapacité du duc d'Anjou "qui se prétend Comte de Provence". L'article 1 dit : le comte de Savoie promet de gouverner et de protéger Nice et sa viguerie à ses propres frais contre quiconque voudrait s'en emparer et surtout contre la comtesse d'Anjou et les seigneurs de Tende et de la Brigue. L'article 2 ajoute : à la requête des syndics de Nice, il s'engage à faire son possible pour reprendre à la Maison d'Anjou les autres villes et terres des comtés de Provence et de Forcalquier et les réduire sous la bannière de l'empereur et de la sienne. Certes, Mellarède note qu’il n'a pris aucune mesure "pour prendre le reste de la Provence & Forcalquier" et, au contraire, a assisté au couronnement de Louis II d'Anjou par le pape Clément VII en 1389. Mais est-il suffisant d'en donner comme raison la nullité des stipulations de 1388 et "cette liaison qui fait croire qu'il y avoit des Conventions secrettes entre les Ducs d'Anjou et le Comte de Savoye pour le Comté de Nice lorsque le Duc y entra ;..." ? l'explication paraît à tout le moins courte, pour ne pas dire spécieuse10.

27Plus discutable encore, apparaît la volonté de l'intendant d'exclure à tout prix Charles de Duras de la succession de la reine Jeanne, afin que la cession de 1419 devienne incontestable, et la dédition de 1388 invalide. Dès le moment où cette derrnière succéda, à 17 ans, à son grand-père, le roi Robert (1309-1343), la situation est loin d'être calme ; il faut compter avec les ambitions d'autres branches issues des frères de Robert, le roi de Hongrie, les princes de Tarente et les Duras. La jeunesse, la légèreté de la nouvelle souveraine-dont la vie semble un roman d’aventures, mais un roman noir- n'apportent pas l'apaisement souhaitable, surtout après l'assassinat mystérieux de son premier mari André de Hongrie, et son remariage avec Louis de Tarente soupçonné du crime11.

28Dans d’aussi difficiles circonstances, Jeanne, restée sans enfant, va d'abord désigner comme successeur Charles de Duras, en 1370. Poussée par le roi de Hongrie et le pape Urbain V, elle autorise le mariage de Charles et de Marguerite, fille de sa sœur Marie. Selon le code napolitain, cette union confère à l'époux les droits sur la Provence et le royaume de Naples que le roi Robert avait confié à ses deux petites filles même si l'aînée d'entre elles Jeanne en avait exercée seule les prérogatives, selon sa volonté. Sans doute, Mellarède écrit : "... et pour ne rien laisser de douteux sur quoy les partisans de Charles de Duras puissent s'appuyer Charles de Duras, père de Ladislas ne fut pas Charles Duc de Duras qui avoit épousé Marie sœur de la reine Jeanne" ; il s'agit de son neveu. Mais l'intendant ne souffle mot des noces précédentes.

29Il s'abstient également d'indiquer que le retournement de la reine Jeanne en faveur de Louis d'Anjou est lié au grand schisme de l'église catholique. Après 1378 il y eut, en effet, un pape italien à Rome, Urbain VI, un pape français dans Avignon, Clément VII ; Jeanne, mal inspirée ?-mais elle est menacée par les Hongrois et Charles de Duras abandonne son parti à cause de son quatrième mariage avec Othon de Brunswick-choisit le second pontife. Ce dernier lui conseille d'adopter comme héritier l'angevin, frère du roi Charles V, ce qui sera réalisé le 29 juin 1380. S'agit-il seulement de voler au secours de Jeanne ou, par la même occasion de chasser le rival Urbain VI de Rome ? Les deux objectifs paraissent liés.

30Enfin, Mellarède ne fait aucune allusion à un fait capital. Avant même que la Riggina Giovanna ait été capturée par Charles de Duras et mise à mort-vraisemblablement par étouffement-la Provence se divise en deux camps et celui de Louis d'Anjou est minoritaire. Marseille et le sénéchal d'Agout soutiennent ce parti, mais la cité rivale, Aix, regroupe dans son union la majorité des villes provençales, y compris Nice. Seule l'action tenace, habile, de la veuve de l'angevin qui a peri en Italie, Marie de Blois, parvient à dissoudre la ligue et à ramener dans ses rangs les adversaires. Le prix payé, pour ce succès, sera toutefois, justement, la sécession du pays niçois. Présenter l'attitude de ses habitants comme un phénomène totalement singulier et par là-même aberrant, comme le fait l'intendant, n'exprime pas exactement une réalité complexe et très mouvante12.

31Dans la suite des événements, relatifs à la controverse entre les ducs de Savoie et la maison de Provence, puis celle de France, si l'exposé est bien documenté et pertinent dans son ensemble, là encore des points importants sont néanmoins omis. Louis III d'Anjou devait ratifier le traité de 1419 lorsqu’il serait majeur. C'est parce qu'il ne l'a pas fait que son frère et héritier, René, a réclamé les terres contestées. S'il est vrai que Louis XIV a rendu le comté de Nice, occupé lors de la guerre de la ligue d'Augsbourg, par le traité de Turin en 1696 il avait auparavant pris le titre de comte de Nice. Le 27 mai 1691 les consuls, les membres du Sénat en costume officiel, les magistrats prêtent serment et fidélité à Sa Majesté très Chrestienne entre les mains de Mr de La Fare, chevalier, commandant général de Nice et du château. La cité passait sous la puissance du Roi-Soleil "avec les mêmes franchises et privilèges dont elle jouissait sous les ducs de Savoie". Une cérémonie identique allait se dérouler en 1705, le conflit de la succession d’Espagne ayant ramené dans la capitale du Comté les armées françaises ; cette fois le représentant du roi de France était Monsieur le marquis d'Usson, lieutenant général des armées. Mais, ce dernier épisode est postérieur à l'ouvrage étudié13.

32En conclusion, en ce qui concerne sa partie historique, le "Traité des droits des ducs de Savoie" est une œuvre remarquable, mais pas indiscutable. Assurément, il faut voir son auteur comme un homme compétent et très cultivé. Ne fut-il pas admis comme membre de l'Accademia degli Incolti turinoise ? Mais le texte ressemble, souvent, à la plaidoirie d'un habile avocat-ce qu'était à ses débuts Mellarède-et plus encore à celle d’un défenseur acharné des prérogatives royales, à celle d'un serviteur de l'Etat et de la raison d'Etat. Le but poursuivi n’est pas de connaître l'histoire dans sa vérité, mais de chercher dans sa trame les arguments qui justifient la politique14 de Victor-Amédée II et principalement sa réforme financière dans le Comté. Puisque les Niçois s'appuient sur les conventions de 1388, pour s'y opposer, il faut prouver que cet événement n'a pas été une dédition. L'intendant aboutira à ses fins, le grand Conseil de Nice ayant le 12 avril 1700 renoncé au procès devant le patrimonial royal et par là accepté l'établissement du tasso qui sera officialisé par l'édit du 15 janvier 1702. Si les autochtones en ont ressenti une réelle amertume, parlant de la "rapacité fiscale" de Mellarède, ce succès royal allait donner une impulsion décisive à la carrière de ce dernier. Ne la termina-t-il pas, à partir du 15 février 1717 au poste de premier secrétaire pour les affaires intérieures, c’est-à-dire à celui du ministre et du conseiller le plus écouté du roi Victor ?