1L'historien et en particulier l'historien du droit ne peut ignorer les recherches d'archives et l’examen de la réalité juridique qui a pris forme dans l'élaboration de la doctrine et dans la pratique de la jurisprudence ; il ne peut donc ignorer les différentes institutions juridiques et leurs applications pratiques.

2Souvent, en cherchant dans les archives, on découvre des documents qui fournissent une description du fait historique tout à fait particulière : l'analyse juridique. Affrontements et luttes ritualisées, souvent simplement redoutées mais souvent combattues, ne peuvent être ignorés du chercheur, justement, parce que sous les brillantes structures des argumentations juridiques on peut saisir la réelle consistance économique et politique de ces affrontements et de ces luttes.

3Cette relation veut être un simple témoignage à l'appui de cette thèse. Relation qui n'est, en soi, rien de plus qu'une allusion à certains éléments d'une recherche à peine commencée, qui demandera, si on veut la poursuivre, beaucoup plus de temps et de travail.

4L'occasion pour approfondir cet argument nous est offerte par certains documents conservés aux Archives d'Etat de Turin1. Ils témoignent, d'une part, de la tentative de François Ier, roi de France, de légitimer, sur un plan juridique, l'occupation d’une grande partie des territoires de la maison de Savoie ; d'autre part, ils transmettent la précise et ponctuelle reconstruction, par les juristes savoisiens, des sources du bon droit ducal sur les territoires contestés, notamment celui de la ville de Nice et de son comté.

5Même si désormais les faits qui conduisirent à la dédition de Nice à la maison de Savoie et donc à l'acquisition d'un débouché sur la mer, sont bien connus, non seulement comme étapes du processus d'expansion territoriale, mais bien plus comme processus de formation d'un Etat savoisien, il nous semble utile de donner un rapide compte-rendu du déroulement des événements.

6Dans les années qui précédèrent immédiatement 1388, les longues luttes entre les diverses branches de la maison d'Anjou en compromirent la solidité financière et empêchèrent également, à cause de l'ampleur des intérêts en jeu, une intervention directe dans la région provençale. Enfin, on laissa le champ libre à nombre de gouverneurs, comme Jean de Beuil, auteur de l'acte de dédition de 1388, qui nous intéresse.

7Dans cet acte, ayant constaté l'impuissance du seigneur légitime de ces terres à subvenir à leurs besoins, puisque celles-ci, fief impérial, auraient été soumises à l'Empire, la ville de Nice et ses habitants s'adressent au vicaire impérial, Amédée VII de Savoie, pour avoir aide et protection contre les offenses du parti de Louis d'Anjou. Et dans ce but, tout en ne rendant pas l'hommage féodal au duc de Savoie, ils lui accordèrent d'exercer sur eux des pouvoirs souverains, à condition que le seigneur légitime ne veuille ou ne puisse répondre, en trois ans, à Amédée VII des dépenses faites pour défendre ces terres.

8Le paiement ne fut pas fait et, en 1391, la ville de Nice et ses habitants rendirent l'hommage féodal et le serment de fidélité aux ducs de Savoie.

9Le pouvoir effectif sur Nice et les "Terres neuves de Provence" reçut ainsi une première justification de base. Il fallait encore préciser les rapports avec les différentes branches de la maison d'Anjou, avec lesquelles on parviendra à un arrangement seulement en 1419, l'année où Yolande renonça, en faveur d'Amédée VIII, aux droits qui revenaient à son fils cadet Louis, en compensation des créances revendiquées par la maison de Savoie pour les frais auxquels fit face Amédée VI pendant la campagne d'Italie.

10Donc par cet acte de transaction, on donna une forme juridique à l'exercice pur et simple de l'autorité et de la juridiction par la maison de Savoie sur ces terres. Cet exercice ne sera plus contesté, du moins jusqu'à la première moitié du XVIe siècle, quand les possessions de la dynastie de Savoie ont connu une grave crise économique et sociale, déterminée également par les contrastes entre piémontais et savoyards. En dernière analyse, par ceux qui, ayant l'intuition du destin italien de la dynastie et de la nécessité de la constitution d’un Etat territorial, s'opposaient au maintien de positions géographiquement et politiquement arriérées.

11A une position déjà complexe en soi, s'ajouta le conflit qui, opposant la France à l'Empire, se révéla, à la fin, funeste pour l'Etat de la dynastie de Savoie, à cause de sa position de "tampon" entre les deux adversaires.

12La politique prudente et avisée de Charles II de Savoie, conduite à l’ombre d'une neutralité déclarée et les liens de parenté étroits, qui liaient France et Empire à la maison de Savoie, ne servirent à rien : les territoires de Savoie furent bientôt le théâtre des affrontements entre les deux blocs des opposants.

13Dans de telles circonstances, François Ier tentera par tous les moyens d'arracher à la maison de Savoie Nice et son comté ; et finalement, en 15362, il commencera l'occupation militaire d'une bonne partie des territoires transalpins et savoyards.

14Pour soutenir son action de force, il alléguera toutes sortes de raisons, d'abord pour obtenir les places de Montmélian, Avigliana, Turin, Chivasso, Vercelli, puis pour avoir la Bresse, le Faucigni, Asti et Nice et au moins la moitié de tous les territoires de la maison de Savoie.

15Ces dernières prétentions furent présentées au duc de Savoie par un illustre juriste de la cour française : Guillaume Poyet3, alors président du Parlement de Paris, envoyé dans ce but à Turin, en janvier 1536, précédé par la visite de Marc Antoine Cusano, qui avertit Charles II des intentions du roi français4.

16Ses raisons peuvent apparaître, dans leur ensemble, peu différentes de tant d'autres que les souverains avaient l'habitude d'alléguer à cette époque pour donner un aspect de justice à certaines violences.

17Il est intéressant, ici, de prêter attention aux raisons fournies comme excuse aux prétentions sur Nice, son comté et la moitié des territoires de la maison de Savoie.

18Ces derniers auraient pu revenir au roi de France en tant que fils et héritier de Louise de Savoie, parce que son père, Philippe II, aurait précisé dans le contrat de mariage avec Marguerite de Bourbon, que la succession aurait lieu sans distinction de sexe. Il était prévu d'autre part que Nice reviendrait à François Ier en tant qu’héritier des comtes de Provence, justement parce qu'elle devrait être réintroduite dans le territoire du comté de Provence, avec Villefranche et les territoires adjacents, jusqu'à la principauté du Piémont ; terres qui sont toutes à considérer, y compris cette dernière, "annexa, unita, inseparabiliter incorporata" à ce comté.

19D'autre part la maison de Savoie se serait installée dans la possession de ces territoires, "partim vi, partim clam et dolose", sans aucun titre, la dédition de 1388 ne pouvant pas être considérée valable, puisque stipulée par des rebelles en l'absence du seigneur légitime, qui était en guerre.

20La renonciation aux droits de Yolande, mère et tutrice de Louis III, ne peut pas non plus être considérée comme un titre justifiant le transfert de la souveraineté sur ces territoires. Elle est nulle, en premier lieu, par l'évidente inaliénabilité de ces biens à cause, d'une part, de l'indivisibilité du comté de Provence, dont ils faisaient partie, d'autre part, du fait qu'ils sont droits pertinents au règne ; et en second lieu, par le manque de pouvoir de l'aliénateur, puisque le tuteur ne pourrait céder des biens immobiliers sans une nécessité évidente et sans le respect des solennités prévues par le droit.

21Telles furent les prétentions et les raisons françaises ; au nom du duc répondit Gian Francesco Porporato5, alors président du Conseil cismontain, homme très proche du duc, juriste, auteur d'œuvres nombreuses et célèbres et dont le "cursus honorum" fut très rapide : né à Pignerol en 1484, licencié à Turin en 1501, lecteur de "jus civile" à l'Université turinoise en 1512, il devint avocat fiscal du Conseil cismontain en 1519 et en 1524 fut nommé premier président patrimonial et, tout de suite après, président du Conseil cismontain.

22Doué aussi d'une grande aptitude au gouvernement de la chose publique, il avait toutes les qualités pour être opposé avec bonheur à Poyet. Toutefois, on lui accorda seulement une semaine pour trouver les arguments pour répondre aux raisons des Français, quand, comme il le dit lui-même, trois années d'études n'auraient pas suffi.

23De toute façon, il trouva et exposa des arguments qui, depuis lors, seront adoptés comme bases des raisons de la maison de Savoie, toutes les fois que la question se posa à nouveau. Question qui, à vrai dire, ne cessa jamais d’être pendante. On en veut pour preuve d'un côté, le grand nombre de mémoires concernant les droits de la couronne de France sur le duché de Savoie, sur Nice et son comté, dont le dernier remonte à 17746 ; d'autre part, le fait que Charles II saisit du problème la diète des princes électeurs de l'Empire, qui arriveront à invoquer l'intervention du pape en faveur des droits de la maison de Savoie7.

24La volonté française d'insister sur l’argument est démontrée par les documents de la Bibliothèque Nationale de Paris, relatifs, justement, à un "procès entre le roi de France et le duc de Savoie pour le comté de Nice, de Piémont, Versoy..."8.

25Revenons, maintenant, aux réponses données par Porporato à Poyet ; il les divisa en cinq parties, c'est-à-dire relativement aux cinq principales questions françaises : l'héritage de Louise de Savoie, Nice, Asti et le Faucigny, plus deux questions particulières, incluses, car elles dépendaient des autres : la principauté du Piémont et la dot de Marguerite de Bourbon.

26Pour Nice, il classa les réponses en cinq paragraphes brefs mais denses.

27En premier lieu, il contesta le fondement du prétendu droit de succession du souverain français, il observa que telles affirmations n'étaient pas appuyées par des preuves documentées et qu'au contraire, par la lecture des dispositions testamentaires rappelées par Poyet, on pouvait avoir confirmation du bon droit de la maison de Savoie.

28En second lieu, aux contestations soulevées quant à la validité de la transaction intervenue entre la maison de Savoie et Yolande, mère et tutrice de Louis III, roi de Sicile et de Jérusalem, Porporato releva que c'était une négociation à titre onéreux, c'est-à-dire en paiement des créances revendiquées par le Comte Vert envers Louis I, "pro stipendis".

29D'autre part, les biens faisant l'objet de la transaction n’étaient pas directement en possession du mineur : c'était donc une renonciation à revendiquer des droits contre l'actuel possesseur : la maison de Savoie, qui possédait paisiblement depuis des temps immémoriaux, s'appuyant sur un titre valable, la dédition de 1388.

30Donc, la transaction ne transférant pas des choses matérielles du mineurs à des tiers, était bel et bien valable quant à la forme et à la substance. On ne pouvait même pas contester la nature transactionnelle de l'accord puisqu'il s'agissait de "re dubia et lite incerta".

31Pour renforcer la validité de cet acte : il aurait été ratifié par Louis III, à l'âge de 25 ans. Ce dernier eut toute sa vie un comportement incompatible avec la volonté de contester la validité de cet acte et de réclamer ses droits.

32Et ce n'est pas tout, observa, en effet, Porporato : le roi Louis XII consentit au duc de Savoie un "pactum de non petendo" relatif à ce qu'il possédait, ayant pris connaissance des accords passés avec Yolande ; François Ier lui-même, roi de France à cette époque, lui aussi majeur, répéta en 1523, jura et soussigna en faveur de son oncle Charles II de Savoie le même "pactum de non petendo" quant à Nice "cum suis pertinentiis".

33Ces deux actes successifs, d'un côté, peuvent donner la sensation qu’il y avait dans la maison de Savoie la préoccupation d'éliminer tous les doutes quant à l'existence d'éventuels vices de forme dans l'acquisition de ces territoires ; d'un autre côté, ils démontrent comment les prétentions actuelles des Français étaient simplement alléguées comme prétexte.

34Ayant reçu ces observations, selon ce qu'en dit la relation même de Porporato, le président Poyet sentit la nécessité de répondre immédiatement que de toute façon il est interdit aux rois d’aliéner ce qui "regno spectat", parce que précisément ils jurent, au moment du couronnement, de "servare illibata iura regni". A moins, bien sûr, qu'ils n'agissent par "justa causa" ; mais dans ce cas ils devront répondre devant le Parlement et l’acte devra, de toute façon, être entériné pour être valable9.

35L'objection touche quelques aspects fondamentaux de la problématique relative à l'organisation et au fonctionnement de l'Etat absolu de la fin du Moyen-Age : quelles sont les limites posées à l'exercice de la "regia potestas"10, les modalités et les effets de l'entérinement ? Arguments auxquels nous pouvons seulement faire, ici, allusion comme objet d'ultérieurs approfondissements.

36Porporato, de toute façon, ne fit pas de gros efforts pour démolir les raisonnements de Poyet : il se limita subtilement à l’interdiction d'aliéner les "iura regni". En effet, s'il est interdit d'aliéner de tels droits, on ne peut en conclure qu'il est interdit également de renoncer à réclamer la restitution de ce qu’on possédait "ab antique Enfin, on ne peut considérer que les droits sur Nice et son comté ne sont pas "de regno".

37Enfin il remarqua, malicieusement, qu’il est plus déplorable pour un roi d'aller contre ses serments (comme va le faire François Ier, dont le serment est au bas du "pactum de non petendo" de 1523) que de renoncer à des droits qui ne lui appartiennent plus. La dignité royale elle-même en subirait un grand dommage.

38En réalité, comme on l’a vu, le point fort des raisonnements de Porporato est celui de la prescription : si jamais la Couronne française a eu un droit quelconque sur Nice, il est désormais prescrit en fonction de la possession sur titre, publique et paisible des comtes, et maintenant ducs de Savoie, possession reconnue par l'empereur lui-même, c'est-à-dire par le seigneur direct de ces terres.

39De toute façon une possession continue pendant un "spatio longissimi temporis", il existe sans contestation "hominis memoria".

40Les chroniqueurs de la maison de Savoie rapportent qu'à de tels arguments, Poyet n'a su qu'objecter, si ce n'est rappeler les prétentions de son roi et que cela devait suffire11. Les mêmes sources racontent que Porporato aurait répondu que ceci était une loi qui lui était inconnue. Il s'ensuivit l'occupation militaire de nombreuses places de la maison de Savoie par les troupes françaises et la querelle fut arrêtée.

41En réalité, nous savons que les choses ne se passèrent pas exactement de cette façon.

42Le duc de Savoie eut jusqu'à Pâques suivantes pour faire parvenir à François Ier ses réponses et sans doute à cette occasion on prépara un très détaillé "consilium", toujours conservé aux Archives d'Etat de Turin12 et attribué à Niccolò Balbo13, un autre juriste piémontais. Ce dernier toutefois ne put assister à la rencontre avec Poyet, car il était chargé d'une ambassade très importante auprès de l'Empereur pour suivre les destinées de la succession de Montferrat14.

43L'auteur de ce document, tout en suivant l'exposition linéaire des droits de la maison de Savoie faite par Porporato, ajouta un vaste système de références doctrinales et textuelles selon l'usage particulier à cette époque. On pourrait donc conclure qu'il a été envoyé à la diète des princes électeurs de l'empire pour appuyer les droits de la maison de Savoie.

44Pour ne pas dépasser les limites de cette œuvre, je dois interrompre, ici, l'analyse des documents turinois et me consacrer à quelques considérations quant à l'intérêt d’une telle recherche. Nous devons en effet nous demander quelle utilité présente aujourd'hui l'étude de questions débattues il y a si longtemps. Que se cache-t-il, finalement, derrière la solution de questions apparemment anodines et neutres comme celles posées par la capacité des sujets féodaux rebelles, par l'existence de limitations du pouvoir royal, par la précision des droits qui lui reviennent et enfin par leur aspect prescriptible ? Eh bien, derrière ces questions et surtout derrière la façon de les affronter, de les résoudre et d'en utiliser les réponses, on entrevoit au moins deux ordres de finalités poursuivies par ces juristes-là ; d'abord des buts immédiats : déposséder et affaiblir la maison de Savoie ou, à l'opposé, en défendre par le droit, le territoire et l'existence même ; mais également des buts indirects et plus ou moins conscients, tels que l’affirmaton de la "absoluta regia potestas" c'est-à-dire de sa totale indépendance, en tant que souverain d’un Etat territorial, de toute obligation interne ou internationale.

45Ou encore du fait que Nice et son comté, la "Patria Provinciae", sont toujours considérés par la maison de Savoie comme élément intégrant d'un Etat unique, sur lequel le duc de Savoie exerce sa souveraineté. Cette partie, même dotée d'une très grande autonomie, est considérée si essentielle qu'elle justifie n'importe quel sacrifice pour la conserver. Au moins jusqu’à ce que, au siècle dernier, les aspirations de François Ier soient réalisées.