1La réalité de la dédition à la Savoie a sans doute été pour Nice un peu décevante : coupée de son arrière-pays provençal, réduite aux ressources de son contado, elle ne pouvait guère compter sur le trafic alpin ni sur l’arsenal savoyard pour développer une activité marchande, un artisanat, un marché de consommation qui ne concurrençaient plus, en cette fin du XIVe siècle, Marseille ou Aigues-Mortes. Seule solution à cette aporie déjà ancienne, l'accès aux fonctions de capitale d'un ensemble vaste et capable de maintenir, par son prélèvement fiscal, une Cour et, donc, les milieux marchands et industrieux qui gravitent sur la consommation aulique. C'est la solution avignonnaise et on note le parallélisme des situations des deux villes provençales périphériques, tentées toutes deux par la sécession et l'autocéphalie. A Nice, l'occasion se présente, fugitive, pendant les quatre mois et demi qui vont du 21 décembre 1404 au 7 mai 1405 : le pape d'Avignon Benoît XIII, "le pape Lune", réside dans la ville presque continûment, et la Chambre apostolique rédige un précieux journal de ses dépenses, conservé aux Archives vaticanes, Reg. Aven. 321, f. 142-23. La Cour pontificale s'installait à Nice, y déployait ses fastes, y dépensait bonne part des revenus d'une obédience réduite et sans doute appauvrie, et en faisait l'un des centres les plus actifs de la diplomatie, en ce moment où un tournant décisif semble se dessiner dans le Schisme - et où, en effet, mûrit dans les échecs de Benoît XIII la résolution qui conduira les cardinaux à Pise et l'Eglise militante vers la voie de concile.

2Le document du Reg. Aven. 321 était connu de F. Ehrle1 et, par contrecoup, de N. Valois2 et il a aidé à préciser la chronologie de l'expédition avignonnaise vers Gênes et Pise. Rappelons-en les grandes dates : parti le 2 décembre 1404 de Marseille, Benoît XIII avait gagné la Sainte-Baume le 5, Saint-Maximin, où il séjournait du dimanche 6 au 10 décembre, Brignoles le 10, tandis qu'Eudes de Villars prenait en son nom possession de la cité et du château de Nice. Reçu le 12 à Lorgues, puis à Draguignan à son de trompette, il gagnait Grasse le 16 et entrait le dimanche 21 à Nice, au son encore des trompettes, accompagné de jets de missilia, de monnaies lancées à la foule des pauvres et des suppliants. Le jeudi 25, la Noël était célébrée dans une atmosphère de faste et de solennité : distribution d'aumônes, dons de poivre et de gingembre aux hauts officiers et aux dignitaires. Pendant tout le mois de janvier, les services palatins s'affairent : on prépare la venue à Nice du roi de Trinacrie, Martin le Jeune, fils de Martin Ier d'Aragon et partisan dévoué de son cousin, le pape Luna. Il arrive sans doute le 2 février : il est présent ce jour-là pour les solennités de la Chandeleur, et, le lendemain, pour l’adoubement de Pedro Garcès de Carinena, dont il est le parrain d’armes. Le jeune roi part le 6 février pour Marseille où il rencontre, le 11, Louis II d’Anjou, roi titulaire de Sicile, c'est-à-dire de Naples (alors que Martin de Trinacrie est roi de l'île de Sicile). Le 16, il rencontre Benoît XIII à Antibes, puis, le 21, le pape quitte Nice pour Villefranche, où a lieu, du 22 au 25, l'entrevue fameuse avec Martin et Louis et la décision est prise de marcher sur Rome et d’en chasser Innocent VIII, Cosme Migliorato, le pape de l'obédience romaine.

3Le registre avignonnais atteste désormais la jubilation qui remplit la Cour, et le caractère militaire des préparatifs qui se poursuivent jusqu'à la fin d’avril, à partir du mercredi des Cendres 4 mars. Le calendrier des préparatifs continue de se calquer sur le calendrier liturgique : le dimanche de Laetare, 29 mars, Benoît XIII offre la rose d’or au gouverneur orléaniste de Gênes, Boucicaut, qui a permis l'expédition en collaboration avec les gouverneurs de Pise pour le duc d'Orléans ; autour des Rameaux et de Pâques, les 12 et 19 avril, une activité intense accompagne les fêtes solennelles, marquées par le rituel liturgique avignonnais (cadeaux aux cardinaux le mercredi saint, distribution des indulgences par l'antipape le samedi, dans un bâtiment de bois construit pour l'occasion). Le 1er mai, l'arrivée de deux galères catalanes donne le signal des départs ; on règle les comptes pendants, et le 7, après un orage mémorable et prémonitoire, au témoignage de Martin d'Alpartil, la flotte du pape Luna gagne Monaco, puis Albenga le 10, Savone le 11, où l'on renvoie une partie des barques de Nice et de Villefranche qui portent l'équipement de la Cour, enfin Gênes le 16, d'où reviennent les autres barques et où se conclut, en fait, l'expédition, faute de l'accord des Cours de Barcelone et de Paris.

4Le document avignonnais est un document administratif, de technique financière, et il a été exploité en ce sens par J. Favier3. Les informations politiques ne manquent pas, ni surtout les informations sur l'économie et la société de la Cour apostolique et de la petite capitale provisoire de l'obédience avignonnaise. On peut l'examiner du point de vue de Nice, et y étudier ce rôle de capitale, qui a fixé à Nice un personnel nombreux et attiré ambassades, marchands, banquiers et prélats. Puis il faut se poser la question des effets économiques de la manne financière qu'a apportée la Chambre apostolique, et des effets qu'elle a pu avoir sur le marché local. La lettre fameuse de Nicolas de Clamanges écrite à la Noël 1404 à Jacques de Nouvion posera enfin le problème des effets culturels du séjour niçois de Benoît XIII et d'une Cour qui n'était pas dépourvue d'humanistes et de lettrés, au centre de l'Europe culturelle pour quelques années encore.

Une petite capitale

5Dans le château de Nice, où flotte le pavillon pontifical et sur lequel le peintre Nicolas [de Voltri] a peint le 17 mars les armes de Benoît XIII, s'installent les services administratifs centraux de l’obédience avignonnaise. Benoît XIII a laissé une antenne au Palais apostolique d'Avignon, avec Pierre Adimari, Diego Navarrez, Pere Zagarriga pour assurer la réception des revenus de la Chambre et les dépenses du Comtat et d'Avignon. Mais Nice n'en est pas moins le centre nerveux des finances, avec les services du camérier François de Conzié et du trésorier Frances Climent. Bien protégé par Boucicaut et par l'adhésion de Louis d'Anjou, assuré de la fidélité du comte de Savoie et de celle de l'évêque de Nice, François Alphonse, sans doute d’origine ibérique (il sera ensuite transféré à Orense) et référendaire de l'antipape, Benoît XIII peut faire de Nice, selon les besoins, une base pour la conquête de l'Italie ou une place de repli à l'abri des turbulences de la Cour française.

6Le document examiné atteste la présence de près de 460 curialistes, officiers, hommes d'armes, serviteurs de la Chambre et du Palais apostolique, visiteurs enfins. Il s'agit d’une Cour militante, puisque les tièdes ont abandonné depuis longtemps le pape Luna : ce sont des convaincus, ou des mercenaires. On devrait y ajouter les serviteurs non gagés, dont le nombre est incertain, et ceux des cardinaux. L'organisation de la Cour est tout à fait conforme à l'advisamentum réuni pour les Pères de Pise en 1409 et qui est la mémoire de la structure ancienne de la Cour apostolique4 : les services de la chambre (clercs et serviteurs), de la Chancellerie (référendaire, notaires, secrétaire), les scriptores et les registrateurs des lettres apostoliques forment d'abord le noyau, une trentaine de personnes, autour duquel s'organise le gouvernement de l'obédience. A sa tête, le procureur Julien de Loba, le docteur en décrets Thomas de Collioure, Francesc d'Aranda, mystique chartreux, converti à l'action l'année précédente, Pierre d'Ailly, Don Alvaro de Luna, commandeur de Castellote, Pedro Garcès de Carinena, et pour les derniers jours du séjour niçois, Don Martin d'Alpartil, camérier de Tortosa. A ce groupe de clercs, que renforcent les évêques de Coutances (Guillaume Crèvecoeur), de Dax (Pierre de Lévis), de Carthagène (Pablo de Santamaria), l'élu de Tolède Pedro de Luna et l'évêque anglais de Maragha, le dominicain William, doublement in partibus, il faut ajouter le noyau des cardinaux fidèles, Miquel de Zalva, Jean de Brogniac, Antoine de Chalant, Jean Flandrin, Pere Serra et Berenguer Anglesola, ainsi que Pierre Gérard, ces quatre derniers arrivés sans doute à Nice à la fin du séjour du pape Luna.

7Autour de la personne même du pape, le service liturgique est assuré par une chapelle de 14 chantres et de 2 clercs qualifiés d'integri5, ce qui laisse penser que les chantres étaient des castrats - information précieuse car jusqu'ici aucun auteur ne semble avoir relevé la pratique de la castration au service de la Cour pontificale. On y ajoute 9 socii, un notaire, un sonneur de cloches, l'acolyte et l'aumônier, Giraud du Pas, abbé d'Abondance, l’aumônier, enfin, de la Pignote, Frère Pierre Milhac. Ce dernier ne joue presqu'aucun rôle à Nice : ses pauvres sont restés à Avignon, tandis que l’abbé d’Abondance a une fonction essentielle dans le rituel de l'entrée pontificale : le pape avance sur sa mule, couvert du dais et précédé de l'ange et de la croix, encadré par les dignitaires urbains qui marchent à pied de part et d'autre de sa mule et portent son dais, et l'aumônier lance les missilia. Musique (on la retrouve dans le rituel des entrées, trompettes en Provence, flûtes à Gênes), solennité, faste unissent étroitement les deux ailes, temporelle et spirituelle, du pouvoir pontifical et servent, dans la traversée de la Provence, à Nice, puis en Ligurie, à l'affirmation et à l'affermissement de son autorité.

8Le service de la personne de Benoît XIII implique encore deux médecins, Laurent Morerii et Pierre Rogeron de Montpellier, un chirurgien, l'espagnol Martin Adalhil, un apothicaire, Raimon Vilarovir, et deux barbiers. Sa garde est assurée par les gardiens de la deuxième porte du Palais apostolique (les autres sont sans doute restés à Avignon), par les sergents d'armes Jaqueto Barri et Alfonso Maldonado, un maître huissier, un huissier et l'écuyer d'honneur Pons de Bellmuntet, peu de monde pour une tâche difficile : sans doute pouvait-on compter sur des hommes d'armes dévoués, mais non gagés, sur les douze sergents du maréchal du Palais Bufillo Brancaccio, qui assure, avec le juge Pietro Ruffo, son notaire et son familier, la police du château. Et encore sur les nombreux chevaliers et damoiseaux engagés au service de la Cour, pro guerra : ils sont entre 108 et 127, selon les mois, à toucher leur solde, en bandes irrégulières ; on compte 31 combattants individuels, et 18 sociétés : 16 puis 17 hommes d'armes dans celle de Juan de Luna, 11 dans celle de Don Diego de Moranca, 10 avec le sire d'Albespin, 8 dans la société du bâtard de Pinos, 7 dans celle de Don Garcia Lopez de Sese, 5 avec les sires de Venterol et de Viens. Trois compagnies réunissent 5 combattants (En Gilbert Proxida, Don Oliver de Glen, et Guillaume de Pierre, des comtes de Vintimille, entré au service de Benoît XIII en décembre), trois autres sociétés comprennent 4 hommes d’armes (Don Pedro d'Ortafa, Frey Aznar d'Arbe, Frère Antoine Balart), et quatre, enfin, se composent d'un chef et d’un unique compagnon (le sire de Roquacorba, celui de Châteaurenard, Roquamaurell et Don Juan Bravo). Ce corps, commandé par le capitaine Don Rodrigue de Luna, est coûteux, mais homogène : il est largement composé d'aragonais, parents et partisans du pape Luna. Un corps d'arbalétriers (41 à 44, selon les mois) l'appuie, commandé par le capitaine Gonsalvo, et qui comprend, au témoignage de Pedro Nino6, les plus fameux bandeurs d’arbalète d'Europe. Une galère, enfin, la birème légère de Ramon Dezpla, veille sur le port.

9La table et l'hôtel, qui font partie du rituel cérémonial et liturgique du pouvoir pontifical, sont assurés, dans cette capitale provisoire, par les offices habituels : un clerc de la vaisselle, un clerc de l'eau et ses deux serviteurs (ils ravitaillaient le château en eau fraîche avec deux ânes chargés de barils), un panetier et deux fourniers, un clerc et son serviteur pour la Paneterie, un acheteur (don Andres Burzach) et un clerc pour le Garde-manger, un bouteiller et son clerc, cinq cuisiniers, enfin, et deux familiers pour la Cuisine commune, et quatre cuisiniers, tous espagnols, pour la Cuisine de bouche, celle de Benoît XIII, qui ne devait pas négliger les risques d'empoisonnement. L'Hôtel semble réduit au minimum : un lieutenant du maître de l’Hôtel, un chambrier, un laveur, un balayeur, un maître des travaux, particulièrement actif pour mettre en état le château de Nice, puis la résidence de Gênes. La Forreria se compose d'un seul fourrier, de son clerc et d'un familier, la Cire d'un clerc et d'un maître des feuillages. On compte encore quelques artisans appelés ou amenés par la Cour : deux argentiers, deux fustiers, un serrurier, un tailleur. Seule la Palefrènerie, avec 25 personnes, est particulièrement importante : dirigée par le clerc Tilmann de Cologne, elle comprend 10 familiers, 8 somaterii, à qui sont confiées les bêtes de somme, un maréchal et 4 écuyers. Parallèlement, la Poste a une activité incessante : nous connaissons 22 courriers, dont 6 hebdomadaires, français, italiens, ibériques, toujours prêts.

10Le gouvernement de l'obédience, celui du Comtat et d'Avignon, les relations diplomatiques ne sont pas facilitées, en effet, par la situation excentrique de Nice, qui favorise seulement la relation avec Gênes, dont les ambassadeurs sont reçus en janvier et où Benoît XIII envoie Pierre d'Ailly. Il faut tenir les contacts avec Montpellier, où part en décembre Frère Guillaume du Caylar, hospitalier, et où passent en février les ambassadeurs de la Cour de France au roi de Castille : le pape Luna y envoie Don Francesc Rovira. Avec Paris : le référendaire, Dom Jean Lacosta, y est envoyé le 28 janvier pour deux mois. Avec Aix, aussi : le 24 avril, la Cour offre un cheval blanc au sénéchal de Provence, pour 48 florins. Dans le plan de Benoît, entrent aussi l'empereur détrôné Wenceslas, dont l'ambassadeur, l'évêque titulaire de Nazareth, est reçu à Nice le 28 février, sur sa route vers Paris, et bien traité, les Colonna, les Fieschi et les Spinola, qui se portent garants des dettes de la Cour envers Boucicaut, et la noblesse de Catalogne et d'Aragon : l'essentiel de la correspondance pontificale signalée par notre source s’établit avec Barcelone. Il s'agit de convaincre Martin l’Humain, mais aussi de mobiliser les ressources financières et les hommes ; l'écuyer Mateu Terraca y est envoyé le 3 mars inviter "les personnes notables" à se rendre au service du pape niçois.

11A ces fonctions de gouvernement universel, s'ajoutent les rapports avec Avignon et le Comtat : l'archevêque d'Arles y va poser la première pierre de la cathédrale de Carpentras ; il faut aussi et sans cesse obtenir de l'antenne avignonnaise de la Trésorerie des informations sur l'état des finances et de l'argent frais ou des objets de luxe pour la Cour et pour les cadeaux qu'elle met au service de ses entreprises diplomatiques. Avignon sert de relais aux envoyés de la Chambre en Languedoc, en janvier et en avril. Le problème financier hante en effet la papauté avignonnaise, dont les revenus ont fondu avec la réduction géographique de l'obédience : l'expédition niçoise et génoise est un investissement pour l'avenir. Benoît XIII a jeté ses réserves dans une politique hardie de cadeaux et de promesses : 135 000 francs offerts à Louis d'Anjou (les administrateurs avignonnais le limitent à 800 francs), plus un autre prêt de 4 000 francs, qui sera réduit à 200, et des cadeaux de près de 4 000 francs à Boucicaut, une fuite en avant guerrière, sans base de repli, dans l'aventure.

La manne financière

12En dépit de son extrême pauvreté (Jean Favier décrit cette administration "cannibale" dont les officiers ne sont plus assurés que des revenus de leurs propres évêchés), la Chambre apostolique de Benoît XIII dépense à Nice des sommes élevées, environs 7200 florins de la Chambre ou francs d'or par mois, et, au total, de son arrivée à son départ, 32 325 florins, 23 sous et 2 deniers. Ces dépenses sont affectées aux postes de l'administration, de 1 hôtel, de la table, de la diplomatie, et, avant tout, pro guerra : le paiement des mercenaires se taille la part du lion, avec 16608 florins, un peu plus de 51 % ; puis viennent les nécessités de la diplomatie : 5361 florins, 16,5 %, dont 4544 florins, l’essentiel, va aux cadeaux destinés à préparer la marche sur Gênes. Les dépenses de voyage et de travaux, qui sont entièrement réglées sur place, à Nice ou dans son hinterland provençal, se montent à 4562 florins, 14 %. Cuisine (2553 florins, 7,8 %), vin (2303 florins, 7,1 %), et pain (946 florins, 2,9 %) constituent enfin un ensemble incompressible, mais en partie payé à Marseille, à Draguignan et à Albenga. En espèces, ce sont 9176 écus, 777 francs, 1250 florins de la Chambre, 20 florins d'Aragon qui sont déboursés à Nice, à côté d'une valeur de 25 600 florins courants en monnaies non spécifiées : on voit que l'obédience fiscale du pape Luna est strictement française : en 1404-1405, la Catalogne fournit des hommes de guerre et de diplomatie, mais très peu d'or et les revenus de la Chambre viennent essentiellement de Languedoc et de Gascogne.

13Les effets économiques n'ont pas manqué d'être importants pour le pays niçois : la Cour apostolique dépense, par mois, l’équivalent d’un budget annuel de l’Etat savoyard et de la ville de Nice. Les dépenses de cuisine manifestent un commerce actif d’épicerie et de boucherie : on trouve à Nice poivre et gingembre pour les cadeaux de Noël (24 florins), confitures (le 4 février pour 24 florins et le 2 mai pour 80 florins) et, outre la viande des achats quotidiens et le poisson dont témoignent les menus conservés pour les derniers jours du séjour de Benoît XIII, on achète le 30 avril des moutons sur pied, pour 160 florins, qui sont expédiés à Gênes. Les réparations du château engagent aussi de grosses sommes : 4 florins dès le 12 décembre pour poser des serrures, 34 le 29 décembre, 56 florins 20 sous le 15 janvier, 40 à la fin du mois, 40 le 2 février, 24 le 17 février et 20 le 21, et encore 1 florin 18 sous, le 20 mars, pour réparer le corridor du château. Il s'agit d'adapter les cuisines aux besoins de la Cour apostolique. On achète aussi à Nice du bois pour les réparations du palais apostolique de Gênes, de la cire (16 quintaux pour la Chandeleur), des chandelles, de la vaisselle (sans doute d'étain, on en achète un quintal pour la venue à Villefranche des jeunes rois), des courtines. Si l'on ajoute aux dépenses quotidiennes de l'hôtel et de la table, les loyers des maisons, l’avoine et le foin de la maréchalerie, les loyers des montures, des barques pour traverser le Var, pour gagner Villlefranche, puis pour porter les affaires de la Cour à Albenga7, les aumônes enfin (64 florins en décembre, 4 florins 24 sous lors de la venue des rois, 40 florins à Pâques), les menus achats (orfrois, barils, cordes) et toutes les dépenses des officiers et des soldats, on voit que Nice a connu les conditions d’un puissant mouvement d'affaires.

14Il est douteux cependant que la cité ait pu profiter complètement de cette manne : l'arrière-pays est trop étroit et le milieu marchand trop peu spécialisé. Il faut par exemple envoyer le 28 mars Antoine Vincencii acheter des blés à Draguignan et à Marseille, puis, le 2 avril, préparer le voyage de Gênes en achetant des froments à Albenga. De même pour le vin : si on trouve à Nice les qualités courantes, et même de l'hypocras et du claret (le 27 décembre, pour 40 florins), une partie de la dépense se fait à Marseille, d'où 59 boutes-pour 303 florins-ont été envoyées le 1er décembre, et où l'on achète de nouveau pour 153 florins 18 sous à la mi-février. Il est possible qu'il s'agisse là de vin de Bourgogne ou d'autres importations de qualité ; de même, à Villefranche, pour l'entrevue, on achète des vins, évidemment transportés par bateau, peut-être de Marseille, assurément de qualité, puisqu'ils sont destinés à la table royale. Dans l'ensemble, cependant, l'essentiel des dépenses de la Bouteillerie se fait à Nice, sur le marché : nous ne connaissons là aucun marchand particulier.

15Le milieu marchand niçois apparaît, à travers le document de 1404-1405, tourné vers le froment : le 8 mars, Peyre Peyllas et Damien Infanti livrent 36 salmes 1 setier de froment pour la provision du Palais aux foumiers Jauffre Hubert et Raoulet Le Galoys ; ce n'est pas une grosse affaire : 151 francs 27 sous, et on ne semble pas connaître ces marchands, ni non plus Hubert Cochati, qui livre, le 12 avril, pour 34 florins de planches. Un certain Firmin Scamuzon, macellier, qui achète des moutons pour la Cour le 30 avril, pourrait être niçois, lui aussi, ou avignonnais. Le grand marchand, ici, est un étranger, Barthélémy de Solerio, facteur de son frère Jacques de Solerio d'Avignon. On le connaît délà comme gabelier en 1389 et en 1401 ; il a une bonne assise financière puisqu'il avance au nom de son frère 1000 florins courants à la Chambre le 11 février, mais ce n'était pas le grand marchand polyvalent dont les services de la Cour apostolique avaient besoin pour leur fournir les produits de luxe indispensables au train de vie et au prestige du pontificat.

16Avignon restait la place indispensable, tant au plan financier que pour les fournitures rares et précieuses : c'est là que la Chambre commande et paie les draps fins et les fourrures : en décembre, pour l'épée de parade préparée pour Benoît XIII à l'occasion de la Noël, pro garnimento ensis noctis Nativitatis Domini, on achète en particulier trois pièces de tersanel rouge de grana, et pour la même fête, un chapeau de castor fourré d'hermines ; le tout sera fourni par Laurent de Dinolzo, marchand avignonnais, et Martin Pamperati, changeur. En janvier, on fait venir à Nice l'argentier Maître Robin ; en février, la Chambre fait acheter du petit vair et du petit gris, ainsi qu’une tapisserie d'Arras, uno panno istoriato de hautelice operato cum auro, qui est achetée 450 florins des marchands Berdolet de Samazan et Jean de la Roumagne. En mars, c'est une selle superbe et un frein d'argent décoré d’émaux qui sont commandés à Avignon, ainsi que des socques et des bottes et de grandes quantités de tersanel de soie, des mouchoirs de Reims, des patins, qui sont envoyés, avec de nombreux joyaux, d'Avignon à Nice. Les broderies sont réalisées à Avignon, d'où l'on fait venir, selon les nécessités, de la cire rouge pour sceller les actes officiels, de la cire blanche pour la facture du cierge pascal, de la toile cirée pour les fenêtres du pape, des couteaux, du parchemin, du papier. Le marché niçois manquait donc d'élasticité, comme sans doute de la qualité nécessaire. Pour offrir des mules aux ambassadeurs génois, en janvier, et deux mulets à Boucicaut, en avril, la Chambre fait appel aux réserves des membres de la Curie. Même le poisson salé n'apparaît pas encore dans les boutiques des épiciers niçois : pour le Carême, on fait venir d'Avignon des anguilles pour 28 florins 6 sous le 26 février, des anchois le 3 mars et 225 morues le 12 mars, pour 37 florins. Nice, en effet, appartenait à l'aire de consommation du thon salé et ne connaissait sans doute pas encore les poissons de l’Atlantique, dont la diffusion commence au XVe siècle.

17Peu à peu, cependant, le marché de luxe niçois se monte, stimulé par la demande : en décembre, il faut s'adresser à Avignon pour des escarlates de Bruxelles et de Malines, du rouge de Malines et de Béziers. C'est dire que les drapiers locaux disposaient seulement de drap de qualité courante : en janvier la Cour achète à Nice du drap (Breos, Bruges ? Béziers ?) à 20 florins la pièce, bien loin des 72 florins de l'escarlate de Bruxelles ou des 11 florins par canne (plus de 100 florins la pièce) de l'escarlate de Malines. Et puis, en février, on voit poindre des qualités et des prix plus élevés : le 28 février un achat de drap blanc à 2 florins et de drap de Lierre à 5 florins la canne, à côté d'un cadin à 21 gros, signale l'arrivée de marchands dont les noms ne sont pas portés sur le registre. Avec eux, sans doute dans leur ouvroir, des tondeurs, puisqu'une petite somme est payée pro tonditore. Le 11 mars, un achat de toile de Reims pour 50 florins signale l'arrivée de Berdolet de Samazan mercator parisiensis. C'est sans doute un gascon, peut-être lié au duc d'Orléans, assurément un marchand suivant la Cour, car il n’est pas connu à Paris aux dates proches où nous avons le rôle des contribuables. Cette présence est décisive : le 12 avril on trouvera à Nice du bouqueran (bocaramo), tissu très fin de lin ou de coton, pour fourrer la selle du pape Luna, et du drap de Malines rouge pour les manteaux de ses montures, à 5 florins la canne. Pour les fourrures, la cire, le papier et le parchemin, et même un peu de drap courant, à 1 florin 8 gros la canne, la Chambre continue de passer commande à ses fournisseurs avignonnais.

18Avec le temps, donc, les effets du séjour pontifical se faisaient sentir : un petit milieu d'artisans de la Cour reproduisait à Nice le centre artistique avignonnais. Si la grande selle et le frein orné d'émaux étaient réalisés dans la capitale rhodanienne par le sellier Jean Bonafe, l'argentier Jean Alpot et Maître Guigon, l'émailleur, et si c'était au changeur avignonnais Jean Tegrini que l'on avait acheté 86 francs 18 sous une "image de sainte Marguerite avec le dragon d'argent doré tenant un reliquaire de cristal dans sa main" (le 26 février), la venue à Nice des argentiers Maître Rubin de Onelha et Nicolas permettait de réaliser sur place, avec de l'or acheté à des membres de la Cour pontificale et des pierres envoyées d'Avignon (un saphir et six rubis balais), la rose d’or de Boucicaut. Maître Rubin de Onelha avait fourni deux des trois saphirs et en avait réalisé la facture, pour 17 florins 24 sous, tandis que l'or, un marc et demi d'or de doubles et de florins d'Aragon, avait été travaillé et porté à l'aloi de 20 carats à la Cour même. Un autre argentier, Maître Claus Rehanner, rejoignait le pape quelque part sur sa route pour Gênes : il quittait Avignon le 7 mai. L'importance, pour la propagande de l'obédience, du luxe et de la largesse, même en trompe-l'œil, était donc destinée à créer, sur le passage de la Cour apostolique, des répliques de la réussite avignonnaise.

Des effets culturels ?

19Un groupe influent de lettrés et de musiciens accompagne Benoît XIII dans sa marche et dans ce séjour niçois, Pierre d'Ailly, évêque de Cambrai, parti presqu'aussitôt pour Gênes, et Nicolas Poilevilain, dit de Clamanges, qui n'est pas cité par le registre, revenu de son refuge de Langres où il avait laissé passer la tempête de la soustraction d’obédience. A côté de ces grands noms, de Martin d’Alpartil, arrivé à Nice peu avant le grand départ, de Pedro Garcès de Carinena, on relève des scriptores inconnus des études sur l'humanisme, Jean Martini, Guillaume Autredi, Jean Bernardi, Jean Platebourse, Nicolas de Ubanco, Don Bernard Fortis. Certains sont français, d'autres peut-être ibériques. De ce groupe, nous ignorons le contact avec le milieu niçois des notaires et des clercs : on voit seulement fréquenter la Cour le notaire Elgigius (Auzias) Fabri, mais on ne sait rien sur d'éventuels prêts de livres des bibliothèques de Benoît XIII (qu'on voit mettre en caisses à deux reprises pour accompagner ses voyages) ou des humanistes de la chancellerie.

20On notera que Nice a vu, le 11 mars, la création d’une "nouvelle messe" par le prêtre Pierre Selherii : la chapelle pontificale est active, on le sait, mais les maîtres de chapelle et les chantres dont les noms nous sont livrés" par le registre (Jean et Guillaume Buire, Jacques Maças, Jean de Rame, Guillaume Trul, Henri Pusuardi) ne correspondent pas à ceux des compositeurs connus de Mrs nova. Ce sont, comme eux, des français ou des néerlandais, et on note que des liens de familiarité ou peut-être de parenté les unissent au groupe des scriptores : lors du décès du maître de chapelle Dom Richard de Bosavilha, un bourguignon, le scriptor des lettres apostoliques, Nicolas de Ubanco compose le 14 avril avec la Chambre au nom de ses héritiers Jean Hobanch et Marie de Bosavilha et de ses exécuteurs testamentaires, Nicolas Dominici, chanoine de Langres, et Jean Hobanch, sur les dépouilles du défunt. La similitude des noms et des situations pourrait d'ailleurs suggérer des liens avec Nicolas de Clamanges.

21Si nous ignorons quels contacts ont pu exister entre les humanistes du Collège de Navarre et les Niçois, et quels effets culturels la présence de la Cour pontificale a pu avoir dans sa capitale provisoire, il nous faut souligner au contraire la découverte accomplie par ces humanistes : dans sa fameuse lettre de la Noël 1404 à Jacques de Nouvion, le scriptor pontifical, dans un style précieux, mais précis, laisse de Nice une description vivante : le site, le panorama, de tous côtés large, beau et dégagé vers la mer comme vers la terre, l'ordonnance des hautes maisons appuyées sur les pentes de la colline du château comme des tuyaux d'orgue, et leurs terrasses (sans doute des loggias et des séchoirs sous les toits ouverts sur la perspective), le paysage marin et la plaine irriguée, pleine d’arbres, tout suscite son admiration. Il décrit aussi avec précision le citron (ou le cédrat) qu'il analyse selon le schéma des quatre éléments, eau de la sève, terre de la semence, air dans la "substance" (on pense à l'écorce) et feu qu'il observe en faisant jaillir les essences de l'écorce près d'une flamme. Il décrit aussi avec un plaisir non dissimulé la beauté du Paillon et sa limpidité, la propreté des rues pavées et interdites aux charettes. Il s'attarde enfin sur les raisins d'hiver, qu'il attribue à une seconde vendange, et qui ont été offerts à Benoît XIII pour la Noël. Ce "vestibule de l'Italie" appelle une citation vergilienne, qui insiste sur les plaisirs du climat, l'été perpétuel. Cette découverte, qui rappelle le style des écrivains ecclésiastiques du XIIe siècle, mais annonce, dans son fond, les voyageurs modernes, explique, autant que la position de la ville, le second séjour de la Cour "avignonnaise", après son repli devant l'échec italien et la peste, du 26 août au 13 novembre 1406, sur lequel il ne reste malheureusement aucun document semblable à notre registre, et aussi le projet caressé par Sigismond d'une réunion à Nice en 1415. De Valence, la nouvelle arrive même en Sicile que Benoît XIII va partir pour Nice avec 20 galères pour y réaliser l'Union8. Sans trop attribuer au "séjour délectable", qui a toujours cependant occupé une grande place dans les préoccupations des gens de la Cour pontificale, et tout en pensant à l'excellence stratégique de la position de Nice pour un prince et chef de guerre aventurier, sans obédience à gouverner, plein d'audace, en dépit de l'âge et des échecs successifs, comment ne pas voir dans ces séjours et ces projets avortés la reproduction moins fortunée de l'heureuse étape de 1404-1405 ?