1La portée de la dédition de Nice à la Savoie ne fut pas seulement politique ; elle fut aussi culturelle et se manifesta dans de nombreux domaines, notamment dans celui des emblèmes. Grâce au traité de 1388, en effet, un lien solide et durable a pu s'établir entre l’emblématique du nord et celle du midi, et les comtes de Savoie purent réaliser ce que plus à l'est, depuis le XIIe siècle, ni les comtes de Tyrol ni les ducs de Milan n’étaient parvenus à réaliser : une véritable acculturation emblématique entre l'Italie et le reste de l'Europe. Certes, la maison d'Anjou avait partiellement préparé le terrain depuis la fin du XIIIe siècle, mais ce fut bien à la maison de Savoie, grâce à l'acquisition de Nice, que revint le rôle "catalyseur" pour faire descendre dans la péninsule un certain nombre de formules emblématiques nouvelles : badges, devises, imprese, desquelles devaient sortir plus tard toute l'emblématique de la Renaissance.

2Dès l'apparition des armoiries au milieu du XIIe siècle, la maison de Savoie s'est fait remarquer en Occident par sa panoplie héraldique diversifiée (lion, aigle, croix) et par son rôle pionnier dans l'adoption d'emblèmes nouveaux pour accompagner ses armoiries. Au milieu du XIVe siècle, lorsque l'héraldique traditionnelle commence à être, de tous côtés, complétée, concurrencée ou supplantée par une autre forme d'emblématique, plus souple, plus débridée1, les comtes de Savoie sont parmi les premiers à adopter les formules nouvelles et à relayer leurs anciennes armoiries à la croix par différents cimiers, par des devises et des badges polymorphes, par des motti de toutes sortes, dont le plus célèbre est resté l'énigmatique F.E.R.T.2. En même temps que les ducs de Bourbon et les ducs de Lorraine, les comtes de Savoie lancent les modes emblématiques dans la Chrétienté occidentale. Trois maisons de taille moyenne sur le plan politique, mais trois maisons ambitieuses qui cherchent dans le paraître et dans la mise en scène symbolique de leur histoire dynastique une proclamation de ces ambitions.

3goût le plus prononcé. Sorte de "roi René" avant la lettre, il aime à organiser de véritables compétitions pour créer ou promouvoir des emblèmes nouveaux, comme le fait son oncle le duc Louis II de Bourbon3. Certaines pratiques apparues à la cour d'Amédée VI s'intensifient sous le règne du comte Rouge et contribuent à une véritable effervescence symbolique.

4Ces modes nouvelles sont pratiquement inconnues en Italie avant les années 1380-1390. Contrairement à une opinion trop répandue, ce ne sont ni les Angevins, ni René d'Anjou, ni Charles VIII et ses capitaines qui ont transporté hors de la péninsule l'usage des devises, des motti et des imprese. Ce sont les comtes de Savoie puis les Français installés à Gênes qui, les premiers (ou presque les premiers), ont fait descendre du nord vers le sud des pratiques et des formules emblématiques ayant touché les cours de l'Europe du nord bien avant d'atteindre les cours italiennes. Il y a des devises à la cour de Savoie dès 1320, à la cour de Bourbon dès 1340 ; il faut attendre la fin du siècle pour en rencontrer à Ferrare, à Mantoue, à Milan, et quelques décennies plus tard encore pour les voir à Florence et à Rome.

5Dans cette diffusion géographique d'un modèle culturel, l’acquisition de Nice par la maison de Savoie me semble une étape importante. Plus que par le Piémont et par le Milanais, c'est par la côte, par Nice, par Gênes, par la Ligurie, puis par Lucques, Modène et Bologne que les devises ont pénétré à grande échelle en Italie du Nord et du Centre. Certes, cette géographie grossièrement évoquée devrait être affinée cour par cour, cité par cité, décennie par décennie, mais il semble bien que cet itinéraire savoyard, niçois et gênois ait eu priorité sur le chemin des Alpes septentrionales, par le Tyrol ou par le Piémont. En Milanais, les devises et l'emblématique parahéraldique arrivent par le sud (influence de Gênes notamment) et non par le nord. Elles sont d’essence savoyarde et non pas autrichienne.

6Je profite du présent colloque pour lancer un appel à des enquêtes serrées concernant ces questions. Elles sont importantes. Historiens et historiens de l'art n'ont admis qu'assez récemment que les devises et les imprese n'étaient pas une création de la Renaissance italienne mais de l'Europe gothique4. Les traces les plus anciennes s'en trouvent, dès la fin du XIIIe siècle, dans la vallée du Rhin, en Flandre et à la cour d’Angleterre. Les cours de Lorraine, de Savoie, de Bourbon, plus tard de Bourgogne et d'Aragon, prennent ensuite le relais. Quand et comment passe-t-on d’un côté des Alpes vers l'autre ? Quels sont les agents de la diffusion ? Quels sont les événements qui font catalyse ? Autant de questions qui attendent leurs réponses. Les temps ne sont certes plus où l'on croyait naïvement que pendant les guerres d'Italie, les armées de Charles VIII et de Louis XII avaient rapporté d'Italie des habitudes emblématiques d'un genre nouveau. Tout le monde s'accorde aujourd'hui pour reconnaître que le transfert s'est fait dans l'autre sens, de France et des pays septentrionaux vers la péninsule, et qu'il s'est fait au moins un siècle plus tôt. Mais les détails en restent méconnus. Attirer l'attention sur le rôle des comtes de Savoie en ce domaine me paraît utile. L'entrée triomphale du comte Rouge à Nice, le 28 septembre 1388, n'est pas seulement un événement d'histoire politique. C'est aussi un fait culturel de grande portée, pour Nice et sa région bien sûr, pour la Savoie elle-même qui a enfin accès à la mer, mais aussi pour toute l'Europe occidentale.