La dédition de Nice : ses représentations iconographiques dans l'histoire de la Maison de Savoie (XVIe-XIXe siècles)
p. 313-318
Texte intégral
1La dédition de Nice Amédée VII, comte de Savoie, le 28 septembre 1388, est l'un des événements majeurs de l'histoire de la dynastie.
2Le succès de la petite expédition militaire du Comte Rouge, en Haute-Provence et dans le pays de Nice, permettait d'ajouter des territoires nouveaux au comté de Savoie qui s'ouvrait maintenant par une "fenêtre" sur la Méditerranée. Des perspectives avantageuses, tant sur le plan de l'activité commerciale que sur celui de la situation de la Savoie en Europe pouvaient être pressenties. Moins de trente années plus tard, l'empereur Sigismond élevait la Savoie au rang de duché. Au XVIe siècle, la position plus que critique du duché de Savoie, dans le conflit opposant François Ier et Charles Quint, devait être l'occasion de confirmer l'importance de ce fait historique. En effet, les Niçois ne manquèrent pas d'invoquer l'acte de dédition de 1388, pour éviter que le château de Nice, en 1538, ne fût livré par le duc aux Impériaux. La ville de Nice voulait sauvegarder son indépendance, mais bien au delà permit à son souverain de conserver le comté de Nice, seule partie de ses Etats demeurée exempte d’occupation jusqu'au traité de Cateau-Cambrésis, en 1559, qui fut suivi de leur restitution.
3La dédition de Nice figure en très bonne place parmis les plus "fastes" de la geste de la Maison de Savoie, en premier lieu dans les Chroniques, un peu tardives, il est vrai, du XVe siècle1. La chronique de Jean Servion (1464-1466) évoque l’épisode assez brièvement. Celle du Comte Rouge (1477), commandée à Perrinet-du-Pin par la duchesse-mère Yolande de France, lorsque la Savoie traversait les vicissitudes du conflit entre Louis XI et Charles le Téméraire, relate très longuement les circonstances de l'intervention d'Amédée VII en Provence, les tractations qui la précédèrent. La description de l'entrée du Comte Rouge à Nice, avec un siècle de recul, contient un grand luxe de détails difficilement vérifiables. Le récit vante les vertus et l'héroïsme du Comte et souligne le caractère légitime de son expédition à l'appel “de ceulx de Nice” qui le "exlehurent en leur souverain seigneur" et, par là-même, de ses acquisitions territoriales.
4Après les "tourments" du second tiers du XVIe siècle, Emmanuel-Philibert reconstruit son duché et retrouve le prestige de sa dynastie, l'une des plus anciennes et illustres au sein de l’Europe des monarchies. La "restauration" de la Savoie, sous la forme d'une monarchie fortement centralisée, s'est accompagnée de la floraison d'écrits apologétiques, en premier lieu d'Histoires généalogiques, exaltant les souverains et la dynastie, avec le souci majeur de démontrer les bienfaits de leur gouvernement, la légitimité de leurs possessions et bien entendu leur gloire immortelle, illustrée par tant d'épisodes militaires. Les longues dissertations des chroniqueurs ne devaient plus servir que de références, laissant la place à des compilations d’une plus grande rigueur scientifique mais où l'image tint de plus en plus de place à partir de la fin du XVIe siècle pour mieux assortir les besoins de la propagande au goût des lecteurs. Jusqu'à la fin du XVIIIe siècle et encore sous la Restauration sarde et à l'époque de l'Unité italienne, chaque nouveau règne a vu la publication d'ouvrages de ce type vers lesquels nous avons orienté nos recherches. Celles-ci ont également été menées auprès des grands cycles décoratifs des palais et résidences de la maison de Savoie, à Turin ainsi que dans le Piémont. En effet, l’établissement de la nouvelle capitale du Duché à Turin en 1563 inaugurait une longue période de parfaite cohabitation entre le mécénat de la dynastie et la construction d'une grande ville, "théâtre du pouvoir monarchique". Les aménagements urbains de Turin, l'édification des palais et résidences pour les ducs de Savoie puis les rois de Sardaigne en sont une brillante illustration. L'épopée de la maison de Savoie, du comte légendaire Bérold jusqu'au souverain alors régnant est l'un des thèmes privilégiés, choisi pour l’exécution des programmes décoratifs de ces bâtiments.
5Dans ce double contexte des histoires illustrées de la dynastie de Savoie et des cycles ornementaux de ses palais et châteaux, nous avons pu recueillir un nombre assez modeste de représentations figurées de la dédition de Nice. Elles sont en général liées à l'évocation du comte Amédée VII ou bien au thème des "possessions territoriales" dont la succession rythme les périodes de l'histoire de la Maison. Certaines d'entre elles ont disparu au cours des siècles, ainsi que nous le verrons plus loin. Malgré leur échelonnement dans une longue période, d'Emmanuel-Philibert à l’Unité italienne, ces diverses illustrations, répétant les mêmes thèmes, dans un même but, reflètent la persévérance des programmes de propagande monarchique à travers les siècles.
1 - Fin du XVIe siècle. "Effigies des Sérénissimes Princes et Ducs de Savoie et images de leurs exploits avec inscriptions et épigrammes de Philibert Pingon"2
6Emmanuel-Philibert Pingon, natif de Chambéry, docteur en droit et humaniste, devint en 1569 historiographe ducal. Il est l'auteur d'un manuscrit conservé aux Archives d'Etat de Turin, ébauche sans doute d'un ouvrage qui ne fut jamais imprimé. Il comporte 95 folios contenant les effigies de tous les comtes et ducs de Savoie, depuis Bérold jusqu'à Charles III le Bon (+ 1553). Les "portraits" sont dessinés à la plume et rehaussés à l’aquatinte, chaque souverain est représenté face à son ou ses épouses qui occupent les pages de droite. Entre chaque couple d'effigies, sont intercalées des scènes relatives aux exploits les plus brillants de chacun d'eux, figurant sur deux pages à la fois. Les souverains sont en costume militaire, les épisodes illustrent bien entendu des faits de guerre, le plus souvent. Ce choix se réfère peut-être aux succès militaires qu'Emmanuel-Philibert remporta sur les Flandres contre la France, lorsqu'après 1543 il se mit au service de Charles Quint et de Philippe II. Comme l'indique le texte de l'épigramme correspondante, c'est le siège de Bourbourg, dans les Flandres, qui a été choisi pour illustrer le règne d'Amédée VII. Le souverain portait alors secours au roi de France contre les Anglais. Son campement est représenté au premier plan, à gauche, devant les remparts de la cité. Nous reconnaissons le Comte Rouge, de face, au port du collier de l'ordre de l'Annonciade. La fin de l'épigramme mentionne les événements de 1388 : "Barcillona datur. Tutti Nicia iungitur ultro. Pax Patriae"3. La partie droite du dessin semble figurer la Dédition de Nice. Nous pouvons distinguer, effectivement, un paysage côtier avec des galères mouillant près d'une enceinte bastionnée, assez comparable à celle de Nice au XVIe siècle. Au centre, près d'une église dont nous devinons le clocher à flèche pyramidale, nous reconnaissons l'effigie d'Amédée VII, vu de dos, tenant une lance dans sa main droite ; devant lui s'approche un cortège de personnages, précédé par une femme qui s'agenouille, en signe d'hommage et tend ses bras. A l'arrière-plan, un personnage, moins distinct, est assis sur une cathèdre, une file de personnages se dirige vers lui. Cette scène, comme plusieurs autres du manuscrit, est signée B.D. Vasseillieu et datée de 1572. Malgré l'inachèvement de certains détails qui rend toute identification problématique, il pourrait s'agir de la plus ancienne représentation figurée de la dédition de Nice, où l'accent est mis sur l'hommage des représentants de la population à leur nouveau seigneur.
2 - XVIIe siècle - Fresques de la "Salle des Dignités", au Palais royal de Turin (décor disparu)
7Cette importante salle de l'aile sud du Palais, achevée en 1658 sous le duc Charles-Emmanuel II, était ainsi dénommée à cause de son style décoratif, consacré à l'obtention des divers titres de dignité féodale ou de possession territoriale par la Maison de Savoie, des origines jusqu'au XVIIe siècle. Les peintres Dauphin et Garavoglia avaient réalisé dix scènes, dont l’une figurait la "Dédition de Nice". Ces fresques furent endommagées par un incendie au XVIIe siècle ; par la suite, les modifications de la salle sous Charles-Albert, vers 1840, nécessitèrent la destruction du décor existant4.
3 - XIXe siècle - "Histoire Métallique de la Maison Royale de Savoie" (1828)
8Le projet a une Histoire de la Maison de Savoie, composée a une série de médailles, remonte à Charles-Emmanuel III, roi de Sardaigne. En 1753, il en chargea le graveur des monnaies royales, Lorenzo Lavy. Malgré la réalisation de 77 coins, le projet fut abandonné, en raison de son coût élevé. Le roi Charles-Félix en reprit l'idée, mais dans le cadre de la publication d'une "Histoire Métallique", imprimée sous la direction de Gianfrancesco Galeani Napione. Le graveur Pietro Palmieri fils exécuta les dessins préparatoires, certains d'après Lorenzo Lavy, d'autres s’inspirant des effigies illustrant l'Histoire généalogique de Samuel Guichenon (1660)5 ; des revers furent aussi recomposés. L'effigie d’Amédée VII n'est que la version "de profil" de son portrait idéal de l’Histoire de Guichenon. Au revers figure une scène de la dédition de Nice, avec l'inscription : "Nicaensium. Spontanea. Deditio". Un paysage côtier, très schématisé, agrémenté de petits voiliers sur la mer, compose le cadre de la scène. La Dédition y est traitée d'une manière allégorique, comme dans le manuscrit de Pingon. Amédée VII est debout, représenté en général romain, suivant le goût du néo-classicisme. Nice est personnifiée par une femme à genoux, couronnée de lauriers, peut-être par allusion à son étymologie antique de "victorieuse". Elle présente au souverain, son nouveau seigneur, un bouclier ovale orné de l'aigle couronné, son emblème héraldique.
4 - XIXe siècle - Fresques de la Salle "des Gardes du Corps", au Palais royal de Turin
9Lors des aménagements de l'aile sud du Palais royal, commandés par Charles-Albert à l'architecte Palagi, vers 1840, la salle des Dignités, dont il a été question plus haut, fut réduite et son décor redessiné. Le peintre Francesco Gonin fut chargé de réaliser, en 1847, la nouvelle décoration qui conserva le thème "des dignités féodales et acquisitions territoriales" de la maison de Savoie. Le rôle éminent que la Dynastie jouait alors dans le Risorgimento italien et ses aspirations nationales expliquent la "mise à jour" du thème, par l'ajout de deux scènes concernant respectivement la dignité royale de Sicile, obtenue en 1713 au traité d'Utrecht, et l'acquisition de l'ancienne république de Gênes, en 1814, au congrès de Vienne. Les douze scènes décorent les cimaises de la salle, elles sont séparées par des figures féminines en relief, de stuc doré, représentant les principales villes acquises lors des événements historiques choisis6. La huitième scène représente la "Dédition de Nice", peut-être la présentation de l’acte de dédition au Comte Rouge, ou bien la remise des clés de la ville par les consuls qui s'agenouillent, tenant un coussin. Francesco Gonin, l'un des plus importants représentants du néo-classicisme romantique à Turin, a empreint l'épisode d’une gravité très solennelle. Un bâtiment de style classique constitue le fond de la scène. La reconstitution des costumes d'époque témoigne de l'influence du romantisme historique. La figure d'Amédée VII, comme celles des officiers de sa suite, peut être comparées aux portraits idéaux des comtes de Savoie réalisés par Pietro Ayres et Francesco Gonin, pour illustrer l'Histoire de la Maison de Savoie de Jean Frézet (1826-1827).
5 - XIXe siècle - La Dédition de Nice du "Piroscafo Conte Rosso"
10Cette "dernière" figuration de la dédition de Nice n'est connue que par ses reproductions photographiques7. Il s'agit d'une peinture qui décorait une salle du paquebot à vapeur "le Comte Rouge" et dont la trace a été perdue. L'existence de ce témoignage prouve combien la propagande dynastique était vivace à l'heure de l'Unité italienne et de la navigation à vapeur. Ferdinando Cavallieri qui signa cette peinture était originaire de Savigliano, en Piémont, et mourut à Rome en 1865. Avec Francesco Gonin il fut l'un des peintres favoris de Charles-Albert et excella dans les représentations de sujets historiques où l'académisme se teinte volontiers de romantisme historique. Le sujet choisi représente, en fait, l'Entrée d'Amédée VII à Nice. Le rivage et les remparts de la ville suivent une topographie assez librement traitée pour en composer le cadre. Le style architectural des fortifications niçoises évoque davantage le Canavese ou le Val d'Aoste médiévaux. Nous pouvons, à ce propos, déceler l'influence dans les milieux artistiques turinois de cette époque d'Ernest Melano8 et de la reconsidération de l'architecture médiévale savoyarde, valdôtaine ou piémontaise. La solennité de l'événement se traduit par une emphase théâtrale, absente chez Gonin. La minutie "reconstitutive" de l'ambiance de l'époque y est plus présente bien qu'accompagnée d'un envol baroque d'allégories de victoires dans le ciel ou de détails plus fantaisistes, comme les figures féminines présentant des fleurs, au premier plan.
11Cette œuvre, comme les précédentes, n'a pas pour objectif prioritaire la représentation d’un événement historique dans sa reconstitution la plus approximative, mais celui de l’interpréter dans un sens propre à exalter les vertus héroïques et les bienfaits du pouvoir d'une dynastie.
Notes de bas de page
1 "Monumenta Historiae Patriae", tome III, Scriptorum, tomus I, Turin, Typographie royale, 1940.
- Chroniques de Savoie, pp. 377-382
- Chroniques du Comte Rouge, pp. 520-521.
2 A.S. Torino, Archivio di Corte, Materie politiche relative all'interno, Storia della Real Casa, cat. 2a, Storie Generali, m. 3, n. 2. "Serenissimorum Sabaudiae Principum Ducumque Statutae, rerumque gestarum imagines cum inscriptionibus et epigrammatibus Philiberto Pingonio auctore", manuscrit, vers 1572, 95 f°.
3 "Barcelonnette s'étant donnée [au comte]. Nice s'y joignit par la suite. Le Pays connut la paix".
4 La Maison de Savoie à Nice, 1388-1860, exposition, Nice : Palais Lascaris, 28 septembre-11 décembre 1988, p. 84.
5 Ibid., p. 58, no 59. Galeani Napione Gianfrancesco, Storia Metallica della Real Casa di Savoia, Turin, Imprimerie Royale, 1828.
6 La Maison de Savoie à Nice, 1388-1860, cf. supra, p. 84, no 139.
7 Nice, musée Masséna, fonds documentaire, fonds Capatti, dossier Italie.
8 Ernest Melano (1792-1867), natif de Pignerol, architecte, fut le restaurateur des cathédrales de Chambéry et Saint-Jean de Maurienne et surtout de la célèbre abbaye de Hautecombe, premier "Panthéon" de la dynastie de Savoie.
Nous tenons à remercier, pour leur collaboration à nos recherches :
- les archives d'Etat de Turin.
- la Direction du Palais royal de Turin.
- la bibliothèque municipale de Nice.
- la Bibliothèque du chevalier de Cessole et tout particuièrement Monsieur Olivier Vernier qui nous a permis de retrouver la reproduction de la "Dédition de Nice" de Ferdinando Cavalleri.
- le conservateur du musée Masséna.
Auteur
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