1Pour nous, enfants du haut-pays niçois, 1388 évoque la part que prirent à la Dédition de Nice les Grimaldi de Beuil, Joannet le fameux Jean de Beuil et son frère Louis ou Ludovic, diplomate subtil, après avoir soutenu la bonne reine Jeanne puis Charles de Duras. On sait qu'ensuite ils se révoltèrent plusieurs fois contre le comte de Savoie, "le coucou qu'ils avaient introduit dans le nid" selon l'expression de Compan. On sait aussi la fidélité que portèrent à la famille, de l'aïeul Guillaume Rostaing en 12821 à l'ultime héritier André à Touet en 16292 après la catastrophe d'Annibal, les vassaux de Beuil alors même qu'ils avaient su se rebeller en 1344 à Ilonse3, en 1446 à Villars et Massoins4 contre leur baron.

2Alors, parodiant le sarcasme de Fouché à Cambacérès : "qu'est-ce que la fidélité ?" dans quelle mesure peut-on parler de fidélité dans cette "famille de héros et de chenapans" ?

3Sans doute les princes qu'ils ont servis, Jeanne, Duras ou Amédée n'étaient-ils pas tout à fait blancs. Jeanne vendait ses droits pour en faire de l'argent, tentait par deux fois (1358 et 1380) d'inféoder Guillaume contre les conventions jurées5, élevait sur Vintimille des prétentions discutables6 et loin comme le déclare le chroniqueur quelque peu poète César de Notre-Dame, de n'avoir "jamais branslé, perdu le sens, ny abaissé son courage royal"7, elle menait entre quatre maris, deux papes et deux héritiers une conduite fluctuante. Les moindres de ses faiblesses n'avaient-elles point été de laisser le Comte Vert Amédée VI s'implanter en Piémont et Du Guesclin en 1368 ravager la Provence pour Louis d'Anjou, créant ainsi d'irréductibles oppositions à sa future adoption ? Et l'on pourrait aussi discuter la légitimité de son trône, obtenu par son aïeul Robert en torturant le droit féodal. Pour Duras, il la fit étouffer "entre deux couettes", et Amédée VI, nous l'avons vu, lui avait subtilement enlevé depuis 1362 Chieri, Cherasco, la Stura, le Piémont angevin8.

4D'autres barons n'étaient pas plus loyaux, se rebellant de façon itérative contre l'autorité, ainsi Pierre Balp9. Quant aux "hommes et Communautés", ils se révoltaient, chacun pour soi dans cette période d'insécurité, de peste et de dépopulation contemporaine de la Guerre de Cent ans, que compliquait encore l'inquiétude religieuse du Grand Schisme.

5Bien sûr, la notion de foi ou de trahison n'était pas la même qu'aujourd'hui-encore la voyons-nous parfois se modifier sous nos yeux-mais le droit féodal et le respect du serment conservaient peut-être quelque valeur, et de toute façon l'infidélité des uns ne cautionne pas la déloyauté des autres.

Quels sont les faits ?

6Jean avait atteint l'âge viril lorsque "les Niçois reçurent de la reine l'ordre de ne reconnaître que le pape d'Avignon". Il s'y rallia sans les scrupules de conscience du roi Charles V et lors du mariage de sa soeur Ludovica décidé le 9 mai 1379 au château de Thiéry, il accueillit Clément VII débarquant à Nice avec "motif d’allégresse particulière" partagée par ses affidés le jurisconsulte Giraudo Roccamaura et le notaire de Péone "Pietro Clari della sede de Glandevez giurisperito de Puget qui intervint comme témoin"... A l'inverse de son cousin Rainier à Menton, Jean refusait donc d'être délié par Urbain VI qui ne lui semblait pas légitime "de toute fidélité à l'égard de la reine schismatique, hérétique, rebelle"10.

7Il n’était cependant pas encore assez "notable" pour qu'elle fît appel à lui lorsqu'en novembre 1380 elle fit acheter le vice-gouverneur de Nice Pietro Isnardi par le sénéchal de Provence Foulque d'Agout, un ancien rebelle. Ce dernier honora de sa présence, un an plus tard, les noces du sire de Beuil avec sa cousine Bigotte, alors que Nice en liesse pour cette fête ne savait plus à quel pape se vouer11.

8Jeanne assassinée par son neveu Charles de Duras pour avoir contre lui adopté Louis d’Anjou (qui reconnaissait à Amédée VI son allié ses droits sur le Piémont et à sa mort une lourde créance en faveur de son héritier Amédée VII), les Provençaux choisirent Duras, c'est-à-dire la guerre plutôt que d'accepter les Angevins. Charles leur envoya des renforts avec son sénéchal Spinola, qui nomma un "lieutenant de Nice à Draguignan" : Pons de Ferre (janvier 1383) s'employa à réduire les rebelles proangevins, avec l'aide intéressée de Grimaldi : Jean de Beuil, dès la mort de Jeanne, avait choisi le parti durassien12, comme "les Nyssards [qui] presterent serment à Duras, invaseur de ce pays pour leur Cité de Nysse... à cela sollicités par les amis de ce parti"13. Ils en obtinrent le 25 avril 1383 l’exclusion des Agout, l’amnistie fiscale et criminelle et "le sel à 2 sous"14.

9Jean et Nice avaient désormais partie liée, autre fidélité réciproque. Lui reçut bientôt de Duras, sous obligation d'hommage et vasselage, Roure enlevé à Balp puis Touet et Rigaud et deux parts de Levens qu'il avait conquise comme "capitaine général de Nice" armant soldats et galères contre les "continue molestie degli Angioini"15. La région y gagna le boycott des vins étrangers, concession peut-être suggérée par les Grimaldi, aussi habiles à flatter les communautés que le sénéchal, à présent maître d'Aix16. Jean et Louis se désolidarisaient toutefois des autres nobles nissarts, qui avaient reconnu Louis 1er puis son fils Louis II en 138417.

10Mais alors que Jean de Beuil combattait depuis 1382, parfois à ses frais, pour Duras et qu'il était allé à Barcelonnette l'été 85 en tant que "lieutenant et sénéchal et grand capitaine royal" recevoir l'hommage pour le Napolitain18, accompagné de fidèles comme Pietro Clari, plus tard affidés de la Savoie, il y avait rencontré en même temps des émissaires d'Amédée VII ; rencontres enregistrées "d'une manière vague et mystérieuses" selon les comptes du capitaine de Jausiers : "Se habere debebat colloquium cum domino di Bolio existente in Barcellona et certis aliis secretis"19. En effet le Comte Rouge à qui se ralliaient déjà Jausiers et Saint-Paul, "voyant que le bas aage de Louys luy ouvroit les moyens de pescher en eauxtroubles... pratique secrettement les Nyssards de se donner à luy, & se desbaucher de l'obeïssance qu'ils devoient à Louys leur Prince légitime & naturel"20.

11L'histoire paraît déraper ici sous les pas des Grimaldi : fidèles à Jeanne jusqu'à sa mort, puis à Duras son héritier légitime quoique son assassin, voici qu'ils vont mener, semble-t-il, un double jeu assez habile à la suite de cette rencontre. C’est que la situation se dégradait en Provence au profit de Louis II, et le rescrit de Ladislas fils de Charles en faveur de Villars (alors situé hors de l'orbite des Grimaldi) n'abolissait pas les exactions des Duras21.

12Georges de Marie, sénéchal angevin, reçut enfin la soumission d'Aix (1er octobre 1387), Spinola démissionna tandis qu'un accord prévoyait "qu'il ne seroit fait aucun outrage aux personnes, ny aux biens de ceux qui avoient tenu le parti tant de Duras que de Louys"22.

13Il ne restait que Nice et l'outre-Siagne à Ladislas, qui le 19 octobre 1387, de Gaète, nommait Jean de Beuil "gouverneur général de Provence avec toute l'autorité d'un sénéchal”, et Grimaldi prit soin d'adjoindre son frère à l'ambassade dépêchée par Nice auprès de la régente, mère de Ladislas, pour demander secours contre de Marie, "n'ayant plus rien pour maintenir la guerre durant depuis six ans"23. La réponse fut nette : "penuria di soldi... qu’ils recourent à la protection temporaire de quelque prince voisin"-sauf Anjou, bien entendu-voire "qu'ils se choisissent un autre seigneur"... Nice allait tomber, de Marie était sur le Var, et la régente donnait une réponse formelle, relevant Grimaldi de l'opprobre discutable depuis attaché à son nom. Certes, la lettre de créance de Gaète était du 30 mars 1388, et l'on parle même d'une "réponse verbale", et dès le 2 avril Jean au château de Thiéry devant les inévitables Roccamaura et Clari donnait à Louis procuration pour s'entendre à Chambéry avec le Comte Rouge : en trois jours, le sénéchal de Duras n’avait pu recevoir l'autorisation de son maître, et encore moins celle qui partit le 16 avril, "impegnare ma non gia alienare, ire o quattro castelli o terre per i stipendi de'soldati", tandis que le 17, Ladislas ordonnait de reconnaître Grimaldi comme son sénéchal et son lieutenant24. "Il n'y a pas apparence que le comte savoyard en deut venir facilement à bout, si Iean de Grimaldi seigneur de Bueil pratiqué par Amé, n'eut mené si bien et dextrement ceste entreprise, que finalement les Nissards se rendirent à lui", écrit Notredame25.

14Si les faits sont exacts, il fallait sans doute une certaine impavidité à Jean pour se placer le 2 par acte notarié sous la suzeraineté d’Amédée, alors que Ladislas le confirmait quinze jours après dans la charge qu'il occupait pour lui depuis octobre 1387.

15Le reste est bien connu, les actes synallagmatiques de Chambéry en août par lesquels Louis reçut d'Amédée pour lui et son frère confirmation du Comté de Beuil sous réserve d’hommage, plus vingt-trois fiefs à conquérir sur Anjou dont les Entraunes et le Val de Massoins où il établit sa capitale à Villars, contre promesse de lui remettre les vigueries de Nice et de Puget-Théniers, baillies de Villeneuve et de Barcelonnette et Val de Lantosque. Ce qu'ils firent. Tandis qu'on hésitait entre le pape, Visconti de Milan, le Dauphin du Viennois ou la République de Gênes, Jean a-t-il dit avec "aultres nobles et sages citadins : se nous volons avoir bon seigneur et este a l'une des plus bonnes seignourie du monde, si prennons le conte de Savoye qui marche a nous par devers Pyemont et tant est puissant a nous desfendre de nos anemis" ? Mais le chroniqueur Cabaret est-il sûr, qui écrivait trente ans plus tard ?26.

16Il est certain que les frères, avec l'argent savoyard, surent faire la propagande et acheter les fidélités pour le contrat en 34 articles établi le 28 septembre 1388 devant Saint-Pons... Jean était confirmé sénéchal et, preuve de bonne foi, Ladislas avait trois ans pour racheter ses droits27.

17De cette relation des faits, que retenir ? Une fidélité à toute épreuve à Jeanne puis à Duras pendant six ans, jusqu'à l'extrême limite : Nice allait tomber aux mains des Angevins, et il y avait beau temps que les comtes de Savoie poussaient leurs avantages. S'établir seuls seigneurs souverains jusqu'au Var ou la Siagne était impossible pour les Grimaldi, tout comme la résistance aux princes d'Anjou, qui la leur auraient fait payer par la ruine de leur maison ; de même que l'adhésion pure et simple à Louis II les aurait noyés dans la masse des ralliés de longue date, les nobles du refus -c'est là d'ailleurs que l'on aurait pu vraiment parler de trahison.

18Alors qu'aidant le savoyard, même en se targuant d'un "prétendu consentement donné par les Duras", ils assuraient par delà la survie de leur famille28 celle de Nice, à qui cette solution la plus raisonnable évitait la guerre quand "la voie de fait" (la force de l'épée) seule paraissait pouvoir régler la question. La raison d'État et les nécessités économiques font parfois fi des grands principes, et il faut féliciter les Grimaldi d'avoir procuré à Nice un prince puissant mais lointain, moins gênant que le roi de France. En débloquant le verrou de Tende, Amédée donnerait à la bourgeoisie mercantile, nouvelle noblesse d'affaires, la possibilité du commerce de l'hinterland niçois avec la Savoie. Devant les difficultés économiques et sociales qui expliqueraient le déclin de la dynastie angevine, Jean de Beuil fut-il un ambitieux cherchant à arrondir son pré, un intrigant voulant se mettre en valeur, ou le héros "qui aurait eu la prémonition du rôle stratégique et historique du Comté", comme le rappelle Castela ? Et les Niçois n'eurent évidemment pas (comme le prétendit Cavour pour des raisons politiques) "le désir de se réunir... à un prince de langue française". Les auteurs italiens absolvent les Grimaldi d'avoir guidé ou manipulé les événements. Ils eurent le génie de les prévoir et de les suivre, étant ainsi fidèles, en tout cas, aux intérêts de Nice sur les grandes voies de Provence au Piémont ouvert désormais sur la mer, de Nice pouvant essayer de concurrencer Marseille29.

Fidélité à la race

19Les Grimaldi défendaient aussi leurs terres, leur gloire et leurs intérêts. En cela, ils ont bien été fidèles à leur "gens", à son caractère brutal et hautain décidé à frayer son chemin : "la fierté des Glandèves". Ils étaient les fils d'une brute psychopathe, Barnabo qui torturait à mort le malheureux Cais en 1353 à propos de Roure après avoir élevé la haine des gens d'Ilonse, et faisait payer à ses vassaux les pots cassés30 ; les petits-fils d'Astruge, forte femme promise à la folie selon la légende, qui dans son orgueil se débarrassait de son mari et "prétendait indifféremment à tous les droits féodaux"31 ; les arrière-petits enfants de Guillaume Rostaing, égorgé à Thiéry en 1315 pour avoir abusé du jus primae noctis32.

20Certes Barnabo testant en 1368 en se repentant de ses fautes, ils furent élevés tout jeunes sous la tutelle de leur mère, la douce Béatrix de Glandèves, héritière peut-être de la tendresse et de la poésie de son parent le troubadour Raimond Féraud33. Ne nous fions pas toutefois à la douceur des dames du temps jadis, voyez la "bonne" reine Jeanne.

21Descendants d'Andaron Grimaldi, pillard, violeur et débauché, Jean et Louis portaient dans leurs gènes "la finesse des Grimauds". Et cela peut expliquer aussi, par l'ethnie ligure, qu'ils aient fait passer l'origine génoise étrangère ennemie de toutes les vieilles familles locales avant la solidarité provençale-suivis ou précédés en cela par le mercantilisme niçois. Alain Venturini rappelle que dès avant 1388, Nice avait déjà "stérilisé" la marine des petits ports d'outre-Var, qui venaient charger à Nice34. Antibes, cité ligure, appartenait à des cousins Grimaldi, et après 1391 l'aire des mariages outre-Var se trouva pour un temps coupée de la région niçoise, tandis que, souligne P.L. Malausséna, les nobles génois se distinguaient "singulièrement par leur mode de vie des seigneurs rivaux provençaux" avec leur "large domesticité qui réunit mercenaires, serviteurs et esclaves"35.

Fidélité aux vassaux

22Fidèles désormais, au-delà de leurs révoltes et malgré la violation par Amédée de certaines promesses, les Grimaldi s'employèrent à retailler le pays à l'aune savoyarde. Ainsi le 6 juin 1394, Jean faisait établir, toujours avec son bras droit Clari, "un nouveau registre pour le Val de Lantosque et autres lieux", comme Ilonse36.

23Il se montra plus attaché encore à ses vassaux, puisque dans les hommages de ceux-ci on voit les Grimaldi soucieux de leur donner un gouvernement assez paternel, et sortant les dents pour défendre ses droits, il sut aussi mettre les pouces et se révéler beaucoup plus accommodant que son père Barnabo. Il soutenait aussi, fidélité en retour même s'il s'agissait de personnages parfois douteux, Clari, Roccamaura ou son viguier Pierre Nègre qui subit pour lui la torture37.

24Le 29 novembre 1390 à Ilonse il renonçait contre 105 écus annuels à "tous les droits féodaux" (sauf exceptions énoncées)38. Plus généreux encore cinq jours auparavant, il remerciait les Péoniens d'avoir libéré son aîné Pierre enlevé par les vassaux de Beuil... non sans restrictions mentales, mais avec un net souci d'améliorer leur sort et de se tenir proche d'eux39. Un autre exemple serait fourni par l'arbitrage de Roccamaura en son nom entre Touet et Villars40, tous exemples tirés d'un manuscrit italien de 1624 que nous avons traduit. Ils ne sont pas les seuls à nous fournir un angle de vision sympathique sur le baron de Beuil. D'autres hommages, sentences ou arbitrages contribueraient à éclairer cet aspect de son caractère qui s'inscrit encore dans une fidélité plus générale, dépassant son propre intérêt : sa réelle bienveillance pour améliorer le sort de ses vassaux, concessions dans le sens desquelles marcheront ses descendants⁴¹.

25Les Grimaldi furent fidèles au souverain légitime, ne cédant après six ans de résistance qu'à la force et à la nécessité, la leur et celle des Niçois - celle de l'Histoire ; fidèles à leur race et à leur famille ; fidèles à leurs sujets.

26Si l’on ne peut nier leur volte-face de 1388, suivie d’un consensus discuté mais définitif avec la Savoie, combien d’exemples similaires nous rapporte l’histoire immédiate, sans parler de celle de 1940 et 1944 ? Il suffit d’évoquer les "girouettes", moins motivées, de 1814 et 1815.

27Cette fidélité ne fut pas sans retour ; la traduit bien le souvenir nostalgique qu'a laissé au temps long du haut-pays le soleil d'or des Beuil plutôt que leur blason couleur de sang. Cette connotation particulière fait que six siècles après nous parlons toujours des Grimaldi qui nous ont permis de nous reconnaître encore, avec fierté, comme enfants du Comté de Nice et du Comté de Beuil.