1Les Valois d'Anjou-Provence ont mis plus de trente ans à reconnaître la perte de Nice1, incontestable échec d’une politique qui visait à l'édification et au maintien d'une principauté cohérente, en des circonstances difficiles, voire dramatiques. C'est leur point de vue sur la question qui nous intéresse présentement, depuis le traumatisme initial jusqu'à la résignation finale.

Genèse du différend entre les Maisons d'Anjou-Provence et de Savoie : 1380-1389

2Louis Ier d'Anjou, frère du roi Charles V, déjà en possession d'un apanage (Anjou-Maine) créé à son intention par son père Jean II le Bon, est adopté en 1380 par Jeanne 1ère, ce qui lui vaut l'expectative du royaume de Naples, des comtés de Provence et de Forcalquier, ainsi que du prestigieux titre de roi de Jérusalem. Infléchissant sa politique, l'ambitieux prince prépare, en 1382, une expédition en Italie pour venger sa "mère" assassinée, et pour enlever "son" royaume à son rival, Charles de Duras, investi par le pape de Rome, Urbain VI2. C'est dans ces conditions que se noue l'alliance entre Louis Ier et Amédée VI, comte de Savoie, qui reçoit, en acompte, le Piémont angevin en mai 13823, et qui s'engage à recruter et à solder des hommes d'armes4. Le destin veut que les deux princes disparaissent prématurément en Italie, Amédée VI en février 1383, Louis Ier en septembre 1384, laissant à leurs héritiers une œuvre inachevée et un lourd contentieux.

3La veuve de Louis Ier, Marie de Blois, se trouve dans une position délicate : la Provence reste à conquérir, et les adversaires de la Maison d'Anjou ne manquent pas jusque dans sa propre famille. En avril et en décembre 1385, les envoyés du cornes modernus s'efforcent de rencontrer la princesse, qui se dérobe5. En mai 1386, Boniface de Challan, maréchal d'Amédée VII, et Pierre Voisin, trésorier des guerres, réclament le règlement de la créance d'Amédée VI : la Maison de Savoie a entre les mains quatre pierres de la couronne de Louis Ier, engagée par les soins de Pierre de Craon pour 12 000 florins, et souhaite le rachat de ces pierres ou l'autorisation de les vendre afin de rentrer dans une partie de ses débours6. Au cours de l'année 1387, une fois sa victoire assurée sur la Ligue d'Aix, en son nom et au nom de son fils mineur, Louis II, la princesse s'efforce, avec la médiation du pape Clément VII et des ducs de Berry et Bourbon, apparentés aux princes de Savoie, de renouer le dialogue : en mai, les dévoués Jean de Saints et Pierre de Bueil rencontrent, à Avignon, les hommes du comte, en novembre Pierre de Beauvau prend le relais, mais, malgré les rumeurs, l'entrevue projetée pour le printemps 1388 en France entre Marie et Amédée VII n'a pas lieu7. Dans le même temps, une offensive de Georges de Marie, sénéchal de Provence, se déploie en direction de Nice8. La "promenade militaire"9 des armées savoyardes de Barcelonnette à Nice et la "dédition" de 1388 sont un choc pour les princes d'Anjou qui se refusent à entériner le fait accompli et optent pour la rupture.

4Des trèves sont toutefois conclues en septembre 1389. Les plénipotentiaires se mettent d'accord pour que "lesdictes questions et debaz quelz quil soient demeurent "en estat jusques à XII ans" : le comte de Savoie suspend donc sa demande de remboursement, et les princes d'Anjou-Provence font de même pour leur exigence de restitution des terres perdues. Aucune des deux parties ne doit acquérir du "nouvel" dans les pays de Provence et de Forcalquier, étant accordée toutefois à la reine licence de mettre en son obéissance les lieux "indifférents" qui, à la date de la signature des trèves, n’appartiennent ni à l’un ni à l'autre. Les adversaires s'entendent sur la libre circulation des hommes et des marchandises, avec quelques restrictions en ce qui concerne le sel, "pour leur vivre tant seulement", par terre et par mer. Le comte de Savoie doit faire "vider" le comté de Provence par ses hommes, évacuer les forteresses, restituer les prisonniers et les biens dans les quinze jours qui suivent la conclusion des trêves, pour la surveillance desquelles sont désignés des conservateurs, Antoine de Villeneuve au nom des princes d'Anjou-Provence, celui qui sera capitaine de Nice pour le comte de Savoie10.

5Le premier acte se termine, et, pendant dix ans, un silence relatif tombe sur cette affaire. Sans entrer dans le débat touchant aux circonstances de la "sécession” niçoise et aux responsabilités des uns et des autres en l'occurence11, il est possible de voir dans le geste du comte de Savoie une sorte de prise de gage en vue d'obtenir le règlement de l'importante créance de son père, sans illusions quant à la solvabilité de la Maison d'Anjou-Provence, ce qui confortait son dessein de ne pas renoncer à ces terres. Il avait déjà joué ce jeu avec la Maison de Duras12. Il n'est ni le premier ni le dernier des créanciers des comtes de Provence à avoir bénéficié d'hypothèque sur leurs terres, mais, à la différence des autres, il a agi par la force. La coalition hétérogène des adversaires de Marie de Blois et de Louis II a abouti à cet échec de la perte d'une partie de leur principauté, ce qui ne doit cependant pas masquer le succès de la conquête de la plus grande partie de la Provence et de la réconciliation avec les villes rebelles. Forts de leur bon droit, ils ne veulent voir dans ce schisme qu'une occupation illégitime, qu'ils espèrent temporaire.

Le fait et le droit : 1399-1417

6Le règne personnel de Louis II commence en 1399, au retour de dix ans passés en Italie avec heurs et malheurs. Il est marqué par de nombreuses tragédies, qui ébranlent la famille et la principauté. La prise de pouvoir par le prince et la rectification de la politique de sa mère, engagée, en son absence, dans la voie de la soustraction d'obédience au pape Benoît XIII, s'opèrent en douceur13. Mais, dans le conflit avec la Savoie, Louis II demeure fidèle à la ligne suivie par Marie de Blois, tout en s'orientant vers une relance de la négociation.

7Les trèves ont été renouvelées en juillet 140014. Depuis cette date, la plainte constante de la diplomatie provençale porte sur le non-respect de celles-ci : la Maison de Savoie, où Amédée VIII a succédé, en 1391, à Amédée VII, le comte rouge, étend son pouvoir sur les lieux, châteaux et villes dont elle n’avait pas reçu l'hommage, comme Allos, Puget, le val de Massoins, Sigale, Roquestéron ; elle n'aurait pas dû accepter le serment du seigneur de la Brigue, qui avait fait hommage auparavant au comte de Provence15. Les terres occupées servent de repaires aux brigands, tel le bâtard de Nice, qui extorque des rançons. Au rang des prédateurs, Balthazar Spinola, qui a pris le château de la Napoule, capturé Guillaume de Villeneuve, ses hommes et ses biens ; le capitaine de Nice s’est emparé de Saint-Paul-de-Vence etc...16. Les navires provençaux et leurs équipages sont la proie de pirates stipendiés par le sire de Beuil ; les routiers gascons sèment la terreur. Bref, les fidèles sujets de Louis II sont persécutés et dépouillés, les marchands pourchassés et dévalisés. L’assemblée des trois Etats se fait l'écho de ces griefs. La frontière varoise est un haut lieu d'insécurité17.

8Dans ces conditions, avec le souci de l'intérêt de ses sujets et le désir de préparer une nouvelle expédition à Naples, de Toulon où il va s'embarquer, en juillet 1409, Louis II lance une offensive diplomatique, nomme quatre ambassadeurs chargés de quémander les bons offices des ducs de Berry et de Bourgogne comme médiateurs dans cette difficile négociation. En présentant ses lettres de créance aux ducs, Guillaume Saignet, juge de Nîmes et conseiller du duc d'Anjou, est chargé de les remercier pour l’envoi du sénéchal d'Auvergne et du bailli du comté de Bourgogne "devers Savoie" et d'offrir une "somme raisonnable" pour parvenir au règlement, compte tenu du faible profit que le comte de Savoie tire des terres de Nice, et dans la crainte de voir Ladislas de Duras, fils de Charles, s'en emparer18. La somme proposée est de 120 000 francs19. On comprend que, malgré l'assassinat, en 1407, de Louis d'Orléans et les aveux faits par Jean sans Peur, Louis II n'ait pas rompu avec son cousin ni renoncé au mariage de son fils Louis avec Catherine de Bourgogne et à la dot de la jeune princesse20. Les ducs convient les deux camps à des retrouvailles.

9Les arguments ne manquent pas en faveur de la réconciliation : la parenté des princes, leur voisinage, leur jeunesse, l’amour de leurs pères, le désir de donner satisfaction aux ducs de Berry et de Bourgogne qui leur sont proches et qui œuvrent en faveur de la réconciliation. Mais ces considérations n'obnubilent pas le sentiment qu'a le prince d’Anjou-Provence d'être dans son droit lorsqu'il réclame la restitution des terres occupées et réfute les arguments de l’autre camp : jamais la reine Jeanne n'a autorisé les habitants de Nice à se donner à qui bon leur semble ; la proposition pécuniaire rend caduque la retenue en gage de ce territoire au titre des créances anciennes du comte vert. Un mémorandum, destiné aux médiateurs, reprend point par point les arguments de droit : adoption de Louis Ier par la reine Jeanne 1ère, adoption légitimée par le pape et le sacré collège et, par là, transfert des droits de la reine au duc après la mort de celle-ci ; expédition du prince conjointement avec Amédée VI, disparition des deux hommes ; occupation de Nice, de la vallée de Barcelonnette, du comté de Vintimille par Amédée VII, illégitimement, au nom de l'ennemi, Duras ; le sénéchal de Provence, Georges de Marie, venu revendiquer, avec des hommes d'armes, Nice au nom de son seigneur, s'est heurté aux sires de Beuil, partisans de Ladislas et de Marguerite de Duras, qui ont eu recours au comte de Savoie. A la légitimation de la domination savoyarde par le consensus des Duras, et par la volonté populaire, la maison d'Anjou-Provence oppose l'assurance de la validité de son héritage et de ses droits sur des terres usurpées, les trèves de 1389 n'étant en aucune manière la reconnaissance du fait accompli21.

10Après l'infructueuse tentative de 1409, Louis II est happé par le tourbillon de ses expéditions italiennes d'abord, des affaires du royaume de France ensuite. Il se rallie à l'élu du concile de Pise, dont il attend l'investiture du royaume de Naples. Tout demeure, une fois encore en suspens, en Provence et dans les Terres neuves sous domination savoyarde, pour le plus grand dommage des populations. Les deux princes ne sont disposés, ni l'un ni l'autre, à renoncer aux terres conquises ou perdues, fût-ce à prix d'or. En désespoir de cause, profitant sans doute de l'instabilité qui règne dans les années 1410-1411 dans cette région, Louis II n'a-t-il pas amorcé une contre-offensive militaire, avec l'aide de Gênes, en implantant une garnison dans la forteresse de Monaco22 ?

Le règlement : 1417-1419

11C'est Yolande d'Aragon, veuve de Louis II, mort en avril 1417, qui, pressée par la nécessité, va faire preuve de réalisme et accepter l'irréversible. Aux prises avec les redoutables périls que fait courir à l'apanage d'Anjou et Maine l’offensive anglaise, elle ne peut se permettre de persévérer dans une attitude hostile envers son voisin savoyard, devenu duc par grâce impériale en 1416, surtout dans la perspective d'une nouvelle aventure en Italie et pour le bien de ses sujets provençaux. Elle abandonne momentanément le royaume de France pour se réfugier, à partir de mai 1419, en Provence.

12En mai 1418, la princesse accepte une prolongation des trèves23, qui ouvre la période de négociations. En son nom et au nom de son fils, Louis III, dont elle est tutrice, elle choisit soigneusement ses ambassadeurs : si médiateur il y eut, François, archevêque de Narbonne et camérier du pape, en tint lieu. Mais, en l'occurrence, les partenaires ont privilégié le contact direct, d'ambassade à ambassade. Pierre Dacigné, sénéchal de Provence, joue un rôle de premier plan, flanqué de Guillaume de Meulhan, sénéchal de Beaucaire et maréchal du roi de Sicile, de Pierre Franchomme, chantre parisien, licencié en décret et de Jean Podayre, docteur en décret, camérier de Montmajour. En face d'eux, entre autres, Jean Sauvage, chevalier, docteur ès lois, le seigneur de Vergy, président de la chambre des comptes, Lambert Ordinet ou Audrinet, docteur ès lois, président du conseil du duc de Savoie et Pierre Amblard, chevalier, maître de l'Hôtel du prince24.

13Dans un premier temps, les plénipotentiaires franco-provençaux réaffirment les droits de la Maison d'Anjou-Provence sur les territoires perdus en 1388 et contestent l'importance du reliquat de la dette issue de l'expédition de 1382-138325. Pour exercer une certaine pression sur le camp savoyard, Yolande d'Aragon persiste dans l'entretien de la garnison de Monaco26. Alors que les négociateurs ont frôlé la rupture à l'automne 1418, il devient évident que, contrairement à 1409, les princes ont cette fois la volonté d'aboutir, ce qui signifie pour Louis III, adolescent, et sa mère, renoncer à Nice et autres terres, et, pour Amédée VIII, abandonner la plus grande partie de sa créance. Par lettres données à Aix le 8 septembre 1419, la reine autorise ses représentants, si "mestier est" de

"quiter, céder et transporter au dit duc de Savoie pour luy, ses hoirs et successeurs, tout le droit et action" que la maison d'Anjou-Provence a et peut avoir" a quelques cause et tiltre que ce soit es cité de Nyce, villes chasteaulx, forteresses, terres et seigneuries dessus dictes estans dancienneté du comte de Prouvence que le dit duc tient et possède de présent...27".

14Amédée VIII se contente de 15 000 florins au lieu des 164 000 francs d'or réclamés depuis des années28. Marseille et la Provence expédieront sel, froment, vin, huile, poisson vers les terres du duc de Savoie ; la liberté de commerce est reconnue à la condition que soient acquittées les impositions coutumières du temps de la reine Jeanne ; les princes consentent même à des accommodements au cas où leur politique les conduirait à interdire l'exportation des blés. "Paix, concorde et bonne amitié" triomphent, ratifiées à Aix le 5 octobre 1419, et le 22 octobre à Thonon, en présence du chancelier Jean de Beaufort et du maréchal de Savoie, Boniface de Challan29.

15Ce règlement s'inscrit dans une période d'intense activité diplomatique, préludant au départ du jeune Louis III pour l'Italie : le traité avec Gênes, en novembre 1419, parachève l'œuvre de Yolande et amorce une relance de la politique méditerranéenne des princes d'Anjou-Provence. En juillet 1420, alors que le traité de Troyes est signé depuis deux mois, Louis III s’embarque pour tenter sa chance à Rome et à Naples. Quelques années plus tard, en 1431, le prince, tout à son entreprise italienne et absent des champs militaires et diplomatiques du royaume de France, décide de rompre le mariage, conclu par ses parents, avec la fille du duc Jean V de Bretagne, pour épouser, par procuration, Marguerite, fille d'Amédée VIII.30

Conclusion

16Ce serait sans doute injuste d'opposer, à l'occasion de l'affaire de Nice, la "réussite"31 d'une principauté aux territoires ramassés, aux princes efficaces, à l'échec d'une autre principauté, aux territoires distendus, aux princes écartelés entre diverses politiques. Les princes d'Anjou-Provence ont été contraints d'opérer des révisions déchirantes et de faire un choix entre les intérêts de l’apanage et ceux de la Provence, choix qu'ils ont repoussé jusqu'à l'extrême limite. Leur impécuniosité est notoire, malgré les dons du roi de France et les fouages accordés par les trois États. S'ils ont été parfois cyniques eux-mêmes en politique, il est clair qu'ils ont contesté les moyens employés par Amédée VII avec la même virulence que la fin, c'est - à-dire la perte des terres qui vont désormais former le comté de Nice. La réconciliation de 1419 et l'union de 1431 témoignent de la prise de conscience par les princes que la poursuite du rêve napolitain passe par une entente avec les ducs de Savoie, sorte de retour à la case départ en quelque sorte, celle de l’alliance entre Louis Ier et le comte vert. Mais les nuages sont loins d'être totalement dissipés entre les deux Maisons princières32.