1Il peut être intéressant, pour évaluer la dédition de Nice1, de la comparer avec d'autres presque contemporaines : celles de Coni et de Mondovi, signées une première fois en 1347, lorsqu'elles conduisirent à une très brève domination de la Maison de Savoie sur ces deux villes, et une deuxième fois respectivement le 10 avril 13822 et le 12 juillet 13963.

2Les déditions des villes ci-dessus nommées se situent dans le même cadre historique, c'est-à-dire dans la période de crise et de décadence du pouvoir angevin en Piémont4.

3Les comtes de Savoie profitèrent de ce contexte pour s'infiltrer dans le complexe jeu de partage des domaines angevins, en qualité d’alliés ou concurrents, selon les cas, aux autres seigneurs du lieu : les Visconti, le marquis de Saluce, le marquis de Montferrat, etc...5.

4La Maison de Savoie se montra très habile à tirer parti de la crise du pouvoir de la Maison d'Anjou pour satisfaire ses ambitions d'expansion vers la mer, soit pour avoir son propre accès maritime, soit pour dominer la "route du sel", qui par les vallées de Vermegnana, Stura et Gesso menait jusqu'à Coni.

5Coni et Mondovi, sous la menace des Visconti et sans secours de la part de la reine Jeanne 1ère d'Anjou, firent leur premier acte de soumission à la Maison de Savoie en 1347 pour obtenir protection, tandis que Mondovi, à travers sa deuxième dédition de 1396, fut soustraite à la domination du marquis de Montferrat.

6Tous les actes de dédition examinés sont formellement spontanés, stipulés à la façon d'un contrat bilatéral, mais, en réalité, les trois villes font un choix forcé. Elles renoncent, non formellement mais effectivement, à leur autonomie politique, en échange de la protection et de l'assurance de certaines libertés et de privilèges fiscaux et économiques, qui permettent à la ville de développer son économie et de garder son autonomie administrative ; qui permettent aux élites qui détiennent le pouvoir de le conserver, et qui souvent permettent aussi à la ville d'augmenter ses privilèges sur le territoire alentour.

7L'article 12 de la dédition de Nice en représente un bon exemple. On y déclare que dans le cas où le comte arriverait à s’emparer de tout le comté de Provence et de Forcalquier, il établirait dans la ville de Nice la résidence du sénéchal et des autres grands officiers. Dans l'article 12 le comte promet aussi que, s'il acquiert d'autres terres dans les susdits comtés, les premières appellations civiles et criminelles pour les terres des vallées de Barcelonnette, de Saint-Etienne, de la viguerie de Puget-Théniers et du bailliage de Sigale seront dévolues au juge de Nice. Ce dernier aura la compétence de cette juridiction par privilège perpétuel.

8A Mondovi aussi la classe dirigeante urbaine tâche de maintenir son pouvoir à l'intérieur de la commune en s'assurant que les principaux magistrats de la ville sont des citoyens. Et, en effet, un des derniers articles de la dédition de 1347 déclare que clavarius, notarius civilium, et criminalium erit semper de Montisregalis, vel districtu6.

9En outre, soit dans la dédition de Coni de 1382, soit dans celle de Mondovi de 1396, le comte de Savoie s'engage à reconnaître les coutumes de la ville et à confirmer les privilèges déjà accordés par les précédents dominateurs, c'est-à-dire par Robert d'Anjou à Coni, et par le marquis de Montferrat à Mondovi7.

10D’une façon générale, on peut dire que la Maison de Savoie, avec ces pactes, favorise le développement commercial de ces villes, en particulier pour ce qui concerne Nice, en reconnaissant les précédents privilèges économiques et les exemptions fiscales, mais ne lui reconnaît presque pas d'autonomie politique.

11On en a un exemple dans les pactes de dédition de Coni et Mondovi, qui ont beaucoup d'analogies entre eux.

12La Maison de Savoie reconnaît, tant dans les pactes de Coni de 1382 que dans ceux de Mondovi de 1347, le ius statuendi, c'est-à-dire le droit de la ville de modifier et de faire de nouveaux statuts, selon les coutumes de la commune8. On remarque, cependant, que dans la dédition de Mondovi de 1396 tel droit est limité, car Amédée VIII reconnaît à la ville le pouvoir de l'exercer seulement s’il y a l’approbation du viguier, qui est le représentant du comte de Savoie9 dans la commune. Le viguier, tant à Coni qu'à Mondovi, est choisi par le comte de Savoie parmi trois personnes désignées par la ville, qui doivent cependant ressortir des terres de la Maison de Savoie-Achaïe10. On peut dire que le comte, ainsi, par l'entremise du viguier, qui est une personne de sa pleine confiance, s'assure le contrôle de presque toutes les autonomies politiques communales, formellement accordées par les pactes de dédition11.

13Dans les pactes de soumission de Coni et Mondovi, les comtes de Savoie d'un côté octroient des dégrèvements ou des exemptions de certains impôts et contributions, pour une période déterminée -de 25 ans pour Mondovi et de 5 ans pour Coni12-, mais de l'autre côté, la ville doit prendre à sa charge des engagements militaires et la chevauchée13, les frais pour le bâtiment et la réparation des fortifications, etc...14.

14La ville garde certains privilèges fiscaux et elle a encore la gestion de certains péages et gabelles15 ; d’autres gabelles relatives à certaines denrées ne peuvent pas être augmentées par le comte, qui, toutefois, selon la dédition de Coni, peut augmenter ou gérer, à son gré, la gabelle du sel16.

15Les déditions de Coni de 1382 et de Mondovi de 1396 représentent le passage définitif de ces deux villes et de leurs districts à la Maison de Savoie, mais il est intéressant de remarquer que, tandis que les déditions de Coni de 1382 et de Mondovi de 1396 sont des pactes sans conditions, par contre celle de Mondovi de 1347 ne l'est pas. En effet l'article 12 de la dite dédition prévoit la conservation pour une période de 10 ans des droits du roi angevin sur Mondovi. Cet article déclare que, si pendant ce délai, le roi de la Maison d'Anjou est en guerre contre Mondovi et si le comte de Savoie ne réussit pas à le chasser, la ville peut retourner sous les anciens dominateurs sans aucune mesure de rétorsion de la part de la Maison de Savoie.

16Dans les trois déditions les comtes de Savoie promettent de ne pas aliéner, ne pas vendre, ne pas céder ou diviser les territoires qui ont fait acte de soumission ; toutefois, il y a une dérogation pour ce qui concerne Mondovi et Nice : dans la dédition de 1347 de Mondovi, qui a été faite au comte de Savoie Amédée VI et au prince Jacques d'Achaïe, on reconnaît que unus ex ipsis dominis possit iurisdictionem alterius acquirere17. Dans la dédition de Nice on prévoit la possibilité que le territoire de la ville et de sa viguerie soit aliéné au roi Ladislas de Duras18.

17Le document de la dédition de Nice présente, par rapport à celles de Coni et de Mondovi, beaucoup de différences, non seulement substantielles, mais aussi structurelles. Ceci s'explique en considérant, en premier lieu, que cette ville, grâce à sa position géographique, avait une force plus grande de négociation à l'égard du comte savoyard, car elle se trouvait en dehors de son champ d'action habituel, et représentait pour la Maison de Savoie le si convoité accès à la mer. En outre, le comte de Savoie se trouvait, pour ce qui concernait l'occupation de Nice, dans une position juridiquement plus faible que dans le cas de Coni et de Mondovi, car dans ces dernières il prenait la place des seigneurs angevins (ou du marquis de Montferrat à Coni en 1396) qui exerçaient leur pouvoir sur ces territoires en qualité de simples protecteurs, tandis qu'à Nice ils étaient les seigneurs légitimes.

18L'acte de dédition de la ville provençale comporte trois éléments : 1) une justification très longue de la décision prise (2) la reconnaissance par Nice de l'autorité du comte de Savoie et, enfin, 3) les engagements de celui-ci.

19La première partie est très particulière et elle ne paraît pas dans les autres déditions antérieures. Le cas de Nice, en effet, présente une nécessité tout à fait spécifique de justifier et de procurer une base juridique à l’intervention du comte savoyard. La ville et sa viguerie, effectivement, faisaient partie du comté de Provence, fief mouvant de l'Empire, du moins théoriquement, et Amédée VII doit légitimer son intervention : c'est, donc, dans sa qualité de vicaire impérial qu'il occupe ce territoire. Le roi légitime, Ladislas, ayant fait connaître qu'il ne peut pas aider les Niçois, confie au comte de Savoie, en qualité de représentant de l'empereur, de le faire. En outre, le Comte Rouge obtient les pouvoirs souverains sur Nice (le mère et mixte empire et la juridiction), seulement à titre provisoire, car la ville ne lui rend pas hommage, comme Coni et Mondovi l'avaient fait, et elle garde la liberté d'aider le roi légitime Ladislas, au cas où il se déciderait à agir en Provence. Mais Ladislas devra rembourser à Amédée VII les frais qu'il a déboursés pour porter secours à Nice, dans un délai de trois ans. S'il ne remplit pas cet engagement, la ville prendra hommage et fidélité au comte de Savoie19.

20On cherche donc à légitimer l'occupation de ces territoires par le Comte Rouge, en éclairant, dans le pacte de dédition, qu’Amédée VII les reçoit en qualité de vicaire impérial et non pas définitivement ; en effet l'article 3 de la dédition prévoit de garder pour trois ans les droits du roi légitime, Ladislas, sur Nice et sa viguerie.

21Dans la dédition de 1347 de Mondovi aussi, l'article 12 sauvegardait les droits du Roi de Sicile et de Jérusalem sur cette ville pour dix ans. Mais, à mon avis, l'esprit de ces deux articles est très différent.

22Dans la dédition de Mondovi, en effet, cette condition est destinée à sauvegarder la sécurité future de la ville : la Maison de Savoie n'a pas encore consolidé son pouvoir au Piémont et elle ne peut pas donner des garanties de protection certaines ; par conséquent, la commune s'assure la possibilité de retourner sous la Maison d’Anjou si celle-ci se montre plus puissante que les comtes de Savoie.

23Dans la dédition de Nice, au contraire, on a l'impression que la ville se préoccupe réellement de conserver les droits du roi légitime, comme le démontrent les nombreux articles qui tendent à régler les rapports avec Ladislas (onze articles sur trente-quatre)20. Le Comte Rouge d’un côté les accepte, mais de l'autre, comme le remarque Cais de Pierlas, tâche, sous diverses formes, de rendre définitive l'occupation provisoire des trois années21.

24L'article 33, par exemple, déclare que dans le cas où le roi Ladislas peut rembourser tous les frais, dans le délai de trois ans, et si le comte, après avoir restitué les territoires occupés se trouve engagé dans une guerre contre la duchesse d'Anjou ou ses descendants, alors la viguerie de Nice devra lui donner, à titre de subside et durant la guerre, les revenus de toute sorte que la cour royale avait jadis le droit de percevoir. Le droit de toucher ces subsides n'était, selon l'avis de Cais de Pierlas, qu'une occupation simulée.

25Dans la dédition de Nice il n'y a pas, au contraire des autres examinées, d'articles qui confirment son ius statuendi22 et ses franchises politiques, car, en réalité, la ville les avait déjà perdues au temps de Raimond-Bérenger V au XIIIe siècle. Toutefois, elle conserve toutes les franchises qui avaient un caractère administratif et économique. Les habitants continueront d'élire librement syndics, conseillers et regardaires. Ils ne paieront ni gabelle, ni impôts, ni tailles23. Tous les étrangers portant des victuailles à Nice seront exempts de péage et de quarantaine au gré du comte24. Seuls les citoyens niçois pourront recevoir les marchandises en transit25. La gabelle du sel ne sera pas transférée ailleurs et le prix du sel ne sera pas augmenté26. Le comte délivrera des lettres de marque aux hommes de Nice et de sa viguerie contre ceux qui ne voudraient pas lui rendre justice27. Il imposera aux Lascaris, seigneurs de Tende, l'obligation de la liberté de passage par les cols alpins entre Nice et le Piémont28. Enfin il instituera un mont-de-piété, une "casane", comme il en existait dans les villes italiennes29.

26En conclusion, on peut dire que les trois actes de dédition sont des pactes formellement bilatéraux, mais c'est seulement envers Nice que les comtes montrent une bienveillance particulière, en lui confirmant d'amples privilèges fiscaux et économiques et en lui en accordant de nouveaux (comme l'instauration d'une "casane"). Par contre, de la part de Coni et Mondovi, ils exigent, en échange des privilèges accordés, des engagements beaucoup plus lourds.

27En outre, la prise de possession de Nice par la Maison de Savoie procède par degrés, car, avec la dédition de 1388 le Comte Rouge, comme nous l'avons vu, obtient le pouvoir sur Nice à titre provisoire. Seulement trois ans après (novembre 1391), les syndics firent hommage et prêtèrent serment de fidélité au représentant du comte de Savoie, Ladislas n'ayant pas rempli ses engagements. Mais le passage n’était pas encore complètement définitif : si les Duras renoncèrent à toute réclamation, il n'en alla pas de même en ce qui concerne la Maison d'Anjou. On ne parvint à un règlement avec celle-ci qu'en 1419, lorsque la reine Yolande, veuve de Louis II, renonça à tous les droits de son fils, Louis III, sur Nice. C'est alors seulement que, trente ans après, la dédition de 1388 acquit un caractère vraiment définitif.

28On peut dire que la ville, tout compte fait, obtint des avantages dans le passage sous la domination de la Maison de Savoie, car avant 1388, elle n'était que le chef-lieu d'une viguerie parmi d’autres. Après la dédition, elle devint la ville principale d'une entité qui gardait sa personnalité propre au sein des États de la Maison de Savoie : les "Terres neuves de Provence". En 1526 cette appellation sera remplacée par celle de Comté de Nice, région dont elle devint le centre administratif et le pôle économique pour plusieurs siècles30.