Homines et populus Corsice. Précisions sur la "Commune de Corse", Gênes et la dédition de 1358
p. 229-239
Texte intégral
1Des éléments très clairs de géographie comme de problématique historique légitiment aisément la comparution du couple Gênes-Corse dans ce colloque franco-italien consacré à la Dédition de Nice au Comté de Savoie et relatif, plus largement, au contexte chronologique de la seconde moitié du XIVe siècle. De ce point de vue, quelques rappels préliminaires s'imposent.
2Pendant ce demi-siècle, au plan politique, en premier lieu, les relations diplomatiques entre Gênes, Turin et Milan soulignent fortement la valeur de frontière de la Ligurie occidentale, à la carte complexe, où se juxtaposent et parfois s'enchevêtrent, sur fond de luttes entre Guelfes et Gibelins, les zones d'influence de la Commune génoise et des grandes familles ligures (Grimaldi à Monaco, Lomellini à Vintimille, Doria à Oneglia et Savone, Guarco à Ovada)1. De même, au plan économique, Provence orientale, Riviera di Ponente et Gênes sont, depuis les XIe et XIIe siècles, des espaces commerciaux étroitement reliés et hiérarchisés dans l’interdépendance2, Nice occupant une fonction d'escale privilégiée sur les voies maritimes occidentales du commerce génois3. Vis-à-vis de la région niçoise, comme de l'ensemble provençal en général, la Corse apparaît, vers 1300, tel un monde marginal, largement coupé des courants de commerce, sinon comme escale occasionnelle, et comme muré dans son isolement et ses archaïsmes4. Mais-rançon d'un intérêt stratégique indirect, de type "négatif" - la mainmise génoise qui s'y affirme déjà et surtout sa position cruciale sur les routes maritimes de la Méditerranée occidentale en font, au large de la Provence orientale, un haut lieu de la guerre de course et de la piraterie, un point nodal du grand affrontement séculaire entre la Couronne d’Aragon et la Commune de Gênes5.
3La "dédition" présentée ici à titre comparatif est celle que les communautés rurales du Nord-Est de l'île ("En-Deçà-des-Monts"), révoltées contre leurs seigneurs et fédérées a popolo e a comune, firent d'elles-mêmes et de la Corse entière à la Commune de Gênes, selon le témoignage des deux chroniqueurs insulaires de la fin du Moyen Age, Giovanni della Grossa et Pietro Cirneo6. La révolte populaire, qui remonte à 1357 et se développe en 1358, semble s'être étendue par ondes concentriques de soulèvement à partir du centre de la Corse, notamment la Casinca, la Castagniccia et peut-être en particulier la pieve de Boziu. C'est de cette pieve, en tout cas, qu'était originaire Sambucuccio d'Alando7, chef populaire (capipopolu) dont le souvenir héroïsé, en partie confirmé par les documents d'archives et les chroniques, fait l'initiateur du mouvement communal. De coloration proprement paysanne, à la façon des jacqueries françaises (du reste exactement contemporaines), la "révolution communale" aboutit au démantèlement de la plupart des châteaux et à l'exil des féodaux de toute l'île (le Cap exclu), notamment vers la Sardaigne et Barcelone. Les révoltés prononcèrent en 1358 la dédition de leur île à Gênes en fonction d'une convergence d'intérêts et d'idéaux politiques avec une Commune urbaine au grand rayonnement en Méditerranée, alors dirigée, pour la seconde fois, par le doge populaire Simone Boccanegra dont la double action expansionniste et anti-aristocratique était alors à l'apogée.
4Les événements des années 1358 et suivantes sont désormais précisément fixés dans leur chronologie effective, notamment à travers l’analyse de G. Petti Balbi8. Mais il a fallu en fait attendre le début du XXe siècle, dans le fil de l'érudition positiviste, pour qu'ils commencent à être mieux établis. Une première étape, consensuelle celle-là, consista à démonter le grave anachronisme qui les antidatait rien moins qu'au XIe siècle du fait d'une interpolation des sources dans une ancienne tradition historiographique servilement démarquée. Une seconde phase, au contraire, vit s'affronter vivement deux thèses, celle dite de 1347 et celle de 1358. Cette divergence chronologique de détail était loin d'être sans profondeur idéologique chez les tenants de deux nations contemporaines différentes. Ramener les faits à 1347, c'était les réduire à une simple annexion politique de la part de Gênes en les assimilant, selon la terminologie du temps, à la recuperatio et acquisitio insuie Corsice, alors en préparation, et en conférant à la démarche des "hommes de Corse" en direction de la Commune de Gênes, une coloration strictement vassalique. Fixer ces mêmes faits à 1358, indépendamment de la stratégie de conquête génoise de la décennie précédente, en faisait au contraire une véritable deditio au sens du droit public romain et médiéval, une sorte de contrat synallagmatique ou, au plus, un acte de protectorat librement souscrit par une collectivité en quête de patronage. Accessoirement (mais non point innocemment), cette seconde version, du reste plus respectueuse de l'historicité, pouvait suggérer, dans l'interprétation rétrospective en ces temps d’irrédentisme, une manière d'"affinité élective" historique entre le "peuple" corse et le "peuple" de Gênes9.
5Cet épisode historiographique révélateur souligne en tout cas, à sa façon, les liens indissolubles de la Commune de Corse et de la dédition à Gênes. Il invite aussi à donner une définition mise à jour, en termes politiques et sociaux, de cet acte diplomatique, en pondérant mieux, en particulier, aspect strictement vassalique et comportement clanique de type communautaire10.
6On ne reprendra donc pas ici l’écheveau des démonstrations chronologiques. On cherchera plutôt à prolonger, avec plus de perspective historique, la seule étude spécifique, mais d’analyse juridique et de philosophie politique, consacrée au temps de la translation de souveraineté de 1358 à l’initiative des "populaires" de Corse. On reconnaîtra dans ce tournant du XIVe siècle un véritable "acte fondateur" dans bien des domaines de l’existence collective insulaire : naissance et affirmation des institutions génoises de Corse et d’une composante pré-ou protoparlementaire, essor du groupe social des caporali et définition politique philogénoise majoritaire dans l’En-Deçà-des-Monts, notamment. Il y a donc lieu, sous tous ces rapports, de reprendre l’enquête sur la caractérisation du phénomène, sur ses causalités immédiates et profondes et sur sa véritable portée politique, tant matérielle que symbolique11.
7Une recherche renouvelée sur la naissance et l’affirmation de la "révolution communale" corse du milieu du XIVe siècle devrait reconsidérer d’abord l’étendue et les formes du pouvoir des seigneurs Cortinchi sur le Centre-Est de l’île, à commencer par la pieve de Boziu et les pievi circonvoisines, Talcini, Rogna, Serra, Aleria, sans oublier l’Alisjani et l’Orezza, ni la Casinca que cite Giovanni della Grossa comme foyer important de l’insurrection de 1357-135812. A ce propos, quels étaient les seigneurs qui tenaient la Casinca après 1300 ? Sans doute les Laschesi et surtout les Bagnaninchi, un temps vassaux ou alliés des Cortinchi. Pour la pieve de Boziu, en tout cas, épicentre de la révolte par la grâce de Sambucuccio, le pouvoir direct et absolu des Cortinchi n’est pas douteux. Mail il faudrait aller plus loin dans le détail de la répartition des castelli féodaux du Boziu et des pays alentour, en particulier de ceux qui étaient dans la mouvance immédiate du château de Gaghju (commune de Piedicorte de Gaggio) et de celui de Petr’Ellerata (commune de Zuani), juchés sur des rochers àpic, au-dessus du théâtre des événements13.
8Il faudrait surtout enquêter de manière spécifique sur les grandes figures, tyranniques et volontiers pro-aragonaises, de ces seigneurs Cortinchi des années 1320 à 1340 ou 1350 que mentionnent les textes d’archives génois ou catalans et les chroniques. Ainsi du célèbre Guglielmo Schiumaguadello, "homme remuant et d'un grand crédit", qui réussit à entraîner un temps dans son sillage, avec les Bagnaninchi de la Casinca, les seigneurs du Cap et de Balagne, ou encore cet évêque schismatique d’Aleria, sans doute sous la coupe directe des Cortinchi, que le roi d'Aragon recevait en ambassade et auquel il envoyait des messages et accordait des faveurs14. Le renom de ces personnages et leurs coups d’éclat, suivis avec attention à Gênes comme à Barcelone, ne nous éloignent pas de notre sujet. Il est clair en effet que l’oppression seigneuriale dans l'île était en rapport direct avec le degré de pouvoir politique et militaire des dynasties féodales. En ce sens, les fastes des Cortinchi au milieu du Trecento nous éclairent indirectement sur leur capacité à exercer leurs droits de banalités avec rigueur, voire avec dureté ou avec excès. En ce sens aussi, notons-le par avance, le choix génois des révoltés de 1357-1358, prenait une coloration pleinement anti-féodale.
9Ainsi, à trois ans à peine des premiers temps de la révolte, un cas typique de ces seigneurs Cortinchi présents au coeur de toutes les structures de pouvoir dans l’En-Deçà-des-Monts se laisse clairement apercevoir. C'est celui d'un miles, nommé Guglielmo Cortinco (serait-ce encore Guglielmo Schiumaguadello ?), qui, en 1354, résidait dans son castellu de la pieve de Verde (à une quinzaine de kilomètres à l'est du Boziu) et faisait partie de l'entourage de l'évêque d'Aleria, alors en conflit avec la confrérie franciscaine de la pieve de Carbini, dite des Giovannali15. Cet exemple a surtout l'intérêt de mettre directement en relation, sur un mode biographique et concret, les deux mouvements sociaux du milieu du siècle -Giovannali (1354-1355) et "révolution communale” (1357-1358)- trop souvent rapprochés ou assimilés de manière analogique sommaire dans la bibliographie régionale. Beaucoup, depuis longtemps, ont en effet souligné la concomitance presque absolue des deux phénomènes dans les années qui suivirent la Grande Peste de 1348 et la proximité de leurs idéaux, respectivement évangélique et antiféodal, sous le signe d'aspirations égalitaires conduisant à une remise en cause radicale de l'ordre établi. En fait, au-delà du fond de ce débat, retenons ici une indiscutable unité de "climat" conjoncturel et la parenté, par contamination réciproque, de ces modèles de vie commune solidaire n'est guère douteuse, même s'il est abusif de réduire la spiritualité des flagellants franciscains de Carbini16, aux prodromes d'une révolution sociale et politique en n'y voyant surtout qu'un aspect "tout à fait significatif des luttes des classes entre communautés et seigneurs au XlVe siècle"17.
10Le contexte politique, militaire et diplomatique des années 1350 est clairement à l'origine directe de la dédition de 1358. De fait, en quelques années, l'aggravation des rapports conflictuels de Gênes et de la Couronne aragonaise a conféré aux actions des Génois et des progénois de Corse et de Sardaigne un caractère proprement obsidional. Ainsi, 1353-1354 virent successivement la chute de Castelgenovese et d'Alghero, les principales places-fortes génoises en Sardaigne, puis la révolte de cette dernière ville et la contre-attaque du juge sarde Mariano IV d'Arborea, qui conduisit à un soulèvement anti-aragonais dans toute l'île (1354-1355). En 1356-57, dans les négociations qui s'ouvrirent entre la Commune de Gênes et la Couronne d'Aragon, le roi Pierre IV, pour contrebalancer les prétentions territoriales génoises en Sardaigne, mit en jeu la question de la Corse en la revendiquant formellement comme partie intégrante du "royaume de Sardaigne et de Corse" inféodé par le pape Boniface IV à son grand-père Jacques II18. En raison des liens privilégiés entre la noblesse corse et les souverains aragonais, on conçoit que les tenants du parti populaire de Corse se devaient, par nécessité stratégique, par simple convergence d'intérêts ou par véritable sympathie politique, d’embrasser plus étroitement la cause génoise dans leur île.
11Au mois de mars 1357 on relève pour la première fois, dans les registres de la comptabilité communale, la présence à Gênes, auprès du doge et de son Conseil, de deux ambassadeurs des "hommes de Corses" (hominum Corsice)19. Soulignons que cette désignation, les "hommes de Corse", suggère déjà, mais sans la définir juridiquement, une formule politique d'essence populaire et, précisément, communautaire. Bien qu'il ne soit pas individuellement nommé, Sambucuccio d’Alando est très vraisemblablement l'un de ces deux émissaires. L'identité du second soulève, en réalité, un problème qui n'est point de nature anecdotique. Il pourrait s'agir de ce Francesco d’Omessa que le chroniqueur Giovanni della Grossa désigne comme l’associé de Sambuccio dans les premières années de la révolution communale. Mais on ne peut exclure que, du fait d'une erreur de copiste, ce personnage, mentionné une seule fois dans la chronique, ne soit à confondre avec le Francesco ou Franceschino d'Evisa qui est souvent désigné comme l'un des dirigeants du régime communautaire après 136020. Cette identification est plausible mais elle n'est pas pleinement acquise car elle impliquerait l'existence d'un état insurrectionnel, au moins latent, étendu à l'ensemble de l'île dès le printemps 1357 (Evisa, village de la pieve de Sevidentru, se trouve dans l'Au-delà-des-Monts) - alors que pour Giovanni della Grossa la révolte a éclaté dans le Deçà-des-Monts en 1358 (ou 1359, style pisan). En fait, si elle devait être retenue, cette assimilation prosopographique infléchirait nos perspectives d'analyse. Elle trahirait, d'une part, une action en sous-main précoce et volontaire de la diplomatie dogale dans toute la Corse afin d'attirer vers la cause génoise les éléments populaires en lutte contre le pouvoir seigneurial. Surtout, elle pourrait témoigner indirectement, au sein des communautés rurales, de sentiments antiféodaux aussi anciens et aussi puissants dans les seigneuries méridionales des Cinarchesi que dans les domaines des Cortinchi.
12En tout cas, le message politique de l'ambassade de 1357 est déjà d'une grande clarté : face à l'oppression ancestrale des seigneurs, et surtout au danger d'une sévère "réaction féodale" fondée sur l'intrusion récente dans le domaine corse de la Couronne d'Aragon alliée aux Cinarchesi et aux Cortinchi, Sambucuccio et les "hommes de Corse" avaient choisi le parti du "Peuple" de Gênes.
13A Gênes, comme dans les autres villes de l'Italie du Nord et du Centre21, le terme (Popolo, Popolari), dans la langue et l'idéologie du temps, avait un sens spécifique, différent du sens moderne. Il désignait au fond l'ensemble des classes nouvelles, notamment les marchands, grands ou petits, et les artisans, forces montantes de la société urbaine médiévale, par opposition à l'ancienne aristocratie venue pour partie, avec sa richesse foncière et ses droits féodaux, d'avant même le temps de la Compagna et des Croisades (fin XIe-milieu XIIIe siècle)22. Sous cet angle, proprement sociologique, le Popolo génois du XIVe siècle, qu'incarnait Simone Boccanegra alors de retour au pouvoir (second dogat populaire : 1356-1363), était bien plus proche de la bourgeoisie marchande que du prolétariat. Mais, si telle était la définition économique, la ligne politique des Popolari était une ligne "dure", parfois violemment antiféodale, qui pratiquait, à Gênes, en Ligurie et dans les comptoirs d'Orient, l'exclusion des nobles des charges publiques, la persécution et le bannissement. Sur ce terrain de l'action antinobiliaire les Popolari génois et les révolutionnaires corses de 1357-1358 pouvaient se retrouver à l'unisson, indépendamment de la diversité de leur "base" sociale et culturelle - les insulaires ayant dû apporter de ce point de vue à cette œuvre politique convergente une touche fort originale, assurément plus rurale, plus "archaïque" et surtout encore plus radicale.
14L'insurrection libératrice a dû se produire au printemps ou pendant l'été de 1358 puisque pendant l'automne et l'hiver de cette même année, et jusqu'en janvier 1359 on trouve trace, à Gênes, d'une réception officielle et de présents offerts publiquement, au nom "du doge, de son conseil et de la Commune", à des "ambassadeurs du peuple de Corse"23. Les termes qui décrivent cet épisode diplomatique et qualifient les parties en présence méritent notre attention : ils suggèrent trois remarques.
- De la notion d'homines Corsice à celle de populus Corsice (de 1357 à 1358-1359), il y a une progression qui n'est pas insignifiante : le populus, dans le droit public du Moyen Age communal italien, désigne une collectivité politique organisée et officiellement reconnue24. Sans doute, dans le cas de la Terra di u Cumunu naissante, n'y eut-il point de formalisation poussée des organes et des symboles du pouvoir local, mais le choix de ce terme par le doge Boccanegra, son Conseil et sa chancellerie est loin d'être gratuit : il a la valeur substantielle d'une reconnaissance en droit de l'existence de la "Commune" de Corse.
- L'emploi du terme de concordatio, que l'on pourrait traduire ici par "accord de puissance à puissance", va dans le même sens, celui d'une dédition au sens propre, exprimée en termes juridiques non par une soumission unilatérale et sans contrepartie des Corses aux Génois, mais par un traité synallagmatique entre le "peuple de Corse" et la "Commune de Gênes" (que certains textes de la seconde moitié du XIVe siècle commencent à appeler "République" de Gênes).
- Combien d’ambassadeurs et quels ambassadeurs ? Au nombre de quatre selon Giovanni della Grossa, élus par une veduta populaire suivant Pietro Cimeo. Les deux faits sont plus que vraisemblables. De 1357 à 1358, le passage de deux à quatre messagers aura santionné naturellement la victoire et, corrélativement, la reconnaissance de la "révolution" de Corse : deux simples émissaires-négociateurs en 1357, quatre plénipotentiaires chargés de conclure un acte de droit "international” l'année suivante. Le choix de Morosaglia ne surprend pas davantage lorsqu'on se souvient que la valeur-clé du col de Pratu au sein de la culture historique corse médiévale en a fait un lieu privilégié des assemblées politiques insulaires majeures, surtout à partir du milieu du XIVe siècle, le théâtre de plusieurs vedute de souveraineté. La présence de Sambucuccio d'Alando n'est pas douteuse au sein de cette délégation, ni même celle de Franceschino d'Evisa. Mais notons plutôt, pour la seconde fois, la non-personnalisation affirmée, le caractère anonyme et collectif (ou collégial) sous lequel apparaît, jusque dans les documents génois, l'ambassade des Corses. On y reviendra en conclusion car ce trait reflète l'essence proprement communautaire du mandat transmis par les commettants de Morosaglia à leurs quatre envoyés.
15A nouveau présent à Gênes en 1362, selon la chronique de Giovanni della Grossa25, Sambucuccio n'y serait en fait revenu, suivant la critique historique contemporaine que onze ans plus tard26. Au mois d’août 1373, en tout cas, son troisième (ou quatrième) voyage dans la grande ville ligure, et le dernier connu, intervient dans un contexte politique particulièrement troublé. L’année précédente avait vu le retour du seigneur Arrigo della Rocca de l'exil catalan auquel l'avait réduit l'extension du régime populaire à l'ensemble de l'Au-delà-des-Monts. Ce retour affecta la forme de la reconquête d'une double prééminence : sur les familles agnatiques maîtresses des seigneuries cinarchesi d'abord (La Rocca, Istria, Ornano, Bozzi et Leca), puis, en attendant de la déborder vers le nord, sur l'ensemble de la Terra di i Signori. Or, cette victoire féodale fut soulignée par le meurtre de Franceschino d'Evisa lui-même : rien, dans le Pumonte, ne pouvait symboliser davantage le total renversement politique par rapport au temps de la Commune étendue à l'ensemble de l'île27. Déjà, pendant l'hiver 1372-1373, dans le Deçà, la cause populaire corse et la cause génoise, toujours substantiellement convergentes du fait du contexte conjoncturel, avaient subi une première défaite majeure dont les effets avaient pu toutefois être providentiellement enrayés : le gouverneur lui-même, Triadano della Torre, avait été assassiné après avoir été l'objet, quelques années plus tôt, d'un complot où trempaient des Cortinchi et des seigneurs du Cap, qui visait au rétablissement général du pouvoir seigneurial28.
16Ainsi, dans les semaines et les mois qui suivirent la fin de l'année 1372, la montée des périls rappelle avec force les conditions de l'établissement du régime populaire, en 1357-1358, avec même un degré supérieur de gravité : le Sud a été reconquis par la féodalité, les Cinarchesi et les Cortinchi ont établi leur jonction, avec le concours de certains seigneurs du Cap infidèles à Gênes et désormais sous l'impulsion d'un chef ambitieux et conquérant, Arrigo della Rocca, et l’appui accru du roi d'Aragon. Le dernier appel à Sambucuccio d'Alando, moins documenté que les deux qui l'ont précédé, a donc sans doute revêtu les mêmes traits distinctifs : une veduta populaire a dû confier à quelques hommes, garants de l'accord général (à l'un d'eux surtout, dont le nom était devenu symbole de liberté et d'égalité), la délégation des droits de décision de la communauté. En cela, la réserve ou la "modestie" de Sambucuccio d'Alando (souvent évoqué, de manière trop littéraire, comme un Cincinnatus ou un Guillaume Tell du Moyen Age corse) peut recevoir une interprétation plus structurelle. Mandataire, dans le cadre d'une démarche clientélaire de recommandation, d'une communauté organisée auprès d’une instance collective supérieure, il a pu en être le porte-parole rapidement consacré par la tradition, une sorte de garant moral, mais non point le chef au sens fort. De ce point de vue, la conjoncture de "salut public" dans laquelle prenaient toujours naissance ces ambassades communautaires, leur caractère antiféodal même, en 1357-1358, peut-être en 1362, en 1373 en tout cas, se sont révélés incompatibles avec l'émergence d'une autorité politique strictement personnalisée et donc d'une prise de pouvoir individuelle.
Notes de bas de page
1 Nombreux tableaux géopolitiques de la Riviera di Ponente au bas Moyen Age et spécialement au Trecento, dont : Vitale (V.), Breviario della storia di Genova. Lineamenti storici ed orientamenti bibliografici, Gênes, 1955, p. 132 ; Heers (J.), Gênes au XVe siècle : activité économique et problèmes sociaux, Paris, 1961, pp. 590-596 ; Airaldi (G.), Genova e la Liguria nel Medioevo (Storia d'Italia, V), Turin, 1986, pp. 72-75.
2 Au delà de contributions italiennes précises mais déjà anciennes (N. Calvini, G. Pistarino, G. Costamagna...) et de quelques pages de Poly (J.-P.) (La Provence et la société féodale, 876-1166, Paris, 1976) ; voir surtout la claire synthèse de Jehel (G.), Les Gênois en Méditerrannée occidentale (fin XIe début XIVe siècle). Ebauche de stratégie pour un empire, Lille, 1988, pp. 123-145.
3 Au XIe siècle le port de Nice fait nommément partie de ceux qui définissent l'armature du dispositif commercial et juridique de Gênes en Méditerranée : cf. Liagre-De Sturler (L.), Les relations commerciales entre Gênes, la Belgique et l'Outremont d'après les archives notariales génoises (1320-1400), 2 vol., Bruxelles-Rome, 1969, no 87, 136, 173, 231, 254... Cette observation vaut aussi pour les opérations concernant la Corse conclues en Corse : voir par exemple Notai genovesi in Corsica (Calvi, 1370-Bonifacio, 1385-86), éd. S. Origone, Gênes, 1979, no3, 6, 12, 13, 19.
4 Une confirmation a silentio, choisie parmi bien d'autres au sein de la bibliographie, dans Chiappa Mauri (M. L.), "Il commercio occidentale di Genova nel secolo XIV", in nuova Rivista Storica, LVII (1973).
5 Voir par exemple Cancellieri (J.-A.), "Corses et Gênois : éléments pour une phénoménologie de la colonisation dans la Méditerranée médiévale", in Etat et colonisation au Moyen Age et à la Renaissance, M. Balard éd., Lyon, 1989, pp. 38-39.
6 Croniche di Giovanni della Grossa e di Pier Antonio Monteggiani, Letteron (L.-A.) éd., Bulletin de la Société des sciences historiques et naturelles de la Corse, 314-323 (1907), pp. 208-210, et Petri Cyrnaei, De rebus corsicis libri quator, Letteron (L.-A. éd.), ibid., 39-42 (1884), pp. 99-101.
7 C'est plus souvent sous cette forme toscanisée que sous la forme corse authentique, Sambucucciu d'Alandu, que ce personnage est cité dans la bibliographie. Pour cette raison d'usage majoritaire et par commodité, on la conservera ici.
8 Genova e Corsica nel Trecento, Rome, 1976, pp. 30-37.
9 Pour le première thèse : Colonna de Cesari-Rocca (R.), La réunion définitive de la Corse aux Etats de la Commune de Gênes en 1347, Gênes, 1900 et Notes critiques sur Gênes et la Corse (1347-1360), Gênes, 1900 (position reprise dans : Histoire de la Corse écrite pour la première fois d'après les sources originales, Paris, 1908, pp. 132-138). Pour l'autre version : Assereto (U.), "Genova e la Corsica, 1358-1378", in Giornale storico e letterario della Liguria, I (1900) (mais plutôt dans l'édition revue : Bulletin de la Société des Sciences historiques et naturelles de la Corse, 248-249, 1901), notamment pp. 175-217. Ajoutons que par son titre même (et son contenu), et malgré sa date de rédaction, la note brève de S.-B. Casanova, "Intorno alla dedizione della Corsica a Genova (1347)", Archivio storico di Corsica, XV (1939), affiche les limites de son information.
10 Sur l’arrière-plan idéologique, conscient ou inconscient, de certaines analyses diplomatiques ou historiques de la bibliographie sur la Corse médiévale, cf. par exemple Cancellieri (J.-A.), "De la "Corse pisane" à la "Corse gégénoise" : remarques sur la portée structurelle insulaire de la bataille de la Meloria", in Genova, Pisa e il Méditerraneo tra Due e Trecento, Gênes, 1985, pp. 572-573.
11 Emmanuelli (G.), "Le pacte de 1358 et la Commune de Corse", in Etudes corses, (4, 1975) (qui a l'utilité de suivre jusqu’au XVIIIe siècle le débat d'idées soulevé, du côté corse comme du côté génois, par cet acte diplomatique médiéval).
12 Croniche di Giovanni della Grossa cit., p. 208 : "a la fine non potero più sopportare quelli popoli di Marana e dil dominio di li Cortinchi".
13 Pour l'heure on ne dispose guère que de l'inventaire approximatif de Palix (M.), La Corse historique : les seigneurs Cortinchi, Vanves, 1964, pp. 79-88.
14 Respectivement, sur Guglielmo Schiumaguadello : Croniche di Giovanni della Grossa cit., pp. 201-202 notamment et sur un "Guglielmo Cortinco" : Meloni (G.), Genova e Aragona all'epoca di Pietro il Cerimonioso, I (1336-1354), Padoue, 1971, p. 161, n. 53 (1353) ; Petti Balbi (G.), Genova et Corsica cit., p. 28 ; sur Gherardo, évêque d'Aleria, dans les années 1340 : ibid., p. 21 : Costa (M.), "Sobre uns pressupostos per l'administració de Sardenya (1338-1344)", in Homenaje a Jaime Vicens Vives, Barcelone, 1965, p. 413 ; en termes plus généraux : Casta (F.-J.), Le diocèse d'Ajaccio (Histoire des diocèses de France, 1), Paris, 1974, p. 44.
15 Guerri (F.), “I Giovannali nella testimonianza di documenti inediti del Trecento”, in Corsica antica e moderna, IV (1935), no V, p. 50.
16 Un point récent dans Valleix (C.) (P. André-Marie), "Franciscains dans la Corse médiévale (1250-1560)", in Actes du Colloque franciscain de Bonifacio (20-21 septembre 1982), Ajaccio, 1984.
17 Casanova (A.), "Essai sur la seigneurie banale", in Etudes corses, 21 (1959), p. 35.
18 Meloni (G.), Genova e Aragona all'epoca di Pietro il Cerimonioso, I, Padoue, 1971, p. 149 sq. ; II, 1975, pp. 97-98, 126 sq. ; Casula (F.-C.), Profile storico della Sardegna catalano-aragonese, Cagliari, 1982, p. 28 sq. ; Anntra (B.), La Sardegna dall'unificazione aragonese ai Savoia, Turin, 1987, p. 50 sq. ; plus spécifiquement ; D'Adrieno (L.), "La pace di Alghero stipulata tra l'Aragona e l'Arorea nel 1354", in Medioevo, Età moderna, Saggi in onore del Prof. Alberto Boscolo, Cagliari, 1972.
19 6 mai 1357 : "...pro inducendo duos Corsos ambaxatores hominum Corsice” ; cf. Assereto (U.), "Genova e la Corsica" cit. p. 193 ; Petti Balbi (G.), Genova e Corsica cit., pp. 30-31.
20 Croniche di Giovanni della Grossa cit., Franceschino da Omessa : p. 210 ; Franceschino d'Evisa : pp. 213,219. Sur le rôle de celui-ci Assereto art. cit. p. 221 note 2 (qui avait déjà suggéré de lire Evisa pour Omessa ; Colonna de Cesari Rocca (R.), Mémoire historique sur la famille Pozzo Di Borgo, Gênes 1902, pp. 69-70 ; Petti Balbi (G.), op. cit., pp. 43, 45, 46, 50.
21 Jones (Ph.), Economia e Società nell'Italia medievale, Turin 1980, pp. 65-66.
22 Forcheri (G.), "Dalla « Compagna » al « Popolo »", in La storia dei Genovesi, I, Atti del Convegno di Studi sui Ceti Dirigenti nelle Istituzioni della Repubblica di Genova (Genova 7-9 novembre 1980), Gênes 1980 ; Agosto (A.), "Nobili e Popolari : l'origine del dogato", ibid. ; Petti Balbi (G.), "Genesi e composizione di un ceto dirigente : i « populares » a Genova nei secoli XIII e XIV", in Spazio Società Potere, nell'Italia dei Comuni, (GISEM, I), Naples 1986.
23 26 octobre 1358 : "...pro ambaxatoribus populi corsicani tune in Ianua qui venerunt ad presentiam domini ducis et sui consilii et communis Ianue pro ordinandis et disponendis negociis insuie Corsice cum communi lanue" ; 12 janvier 1359 : "... pro precio unius pecie panni quam dominus dux et consilium ancianorum pro beneficio et utilitate communis lanue donare fecerunt et dare ambasiatoribus populi Corsice in Ianua pro causa et facto concordationis dicti populi" (Assereto, art. cit., p. 202 ; Petti Balbi, op. cit., p. 33). Un reflet laconique chez Giovanni della Grossa, op. cit., p. 209. Chez Pietro Cirneo : De rebus corsicis cit., p. 99.
24 Voir notamment les recherches de Celli (R.), et en particulier Pour l'histoire des origines du pouvoir populaire. L'expérience des villes-Etats italiennes (XIe-XIIe siècles), Louvain-la-Neuve, 1980.
25 Croniche di Giovanni della Grossa cit., p. 210 : "E Sambucuccio e Franceschino da Omessa (sic), capi di li popoli, subito andorno tutti dui a Genova a procurare che venisse governatore in Corsica con ogni brevità".
26 Petti Balbi, op. cit., p. 38.
27 En dernier lieu : Cancellieri (J.-A.), "Arrigo della Rocca", in Dizionario biografico degli Italiani, XXXIV, Rome, 1990.
28 Selon les termes d'un procès-verbal judiciaire du mois d'avril 1366 : ut gentiles homines Corsice dominarentur in insulta ; Petti Balbi, op. cit., p. 44.
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