Un État fort au XIVe siècle : le comté de Savoie
p. 175-179
Texte intégral
1La dédition de Nice et de la Provence orientale à la Savoie en 1388 a constitué un événement important, puisque ses multiples conséquences se sont fait sentir depuis six siècles. Cela mérite d'en rechercher les causes : les unes, provençales, sont évoquées dans d'autres communications de ce colloque ; les autres, savoyardes, seront précisées ici. Dans cette perspective, le fait capital aux yeux de tous en 1388 est assurément que le comté de Savoie représente un État fort modèle.
2Pour faire valoir ses droits obstinément accumulés sur les pays du royaume de Bourgogne comme dans son marquisat d'Italie, la Maison de Savoie s’est acharnée à construire autour des Alpes occidentales, du Jura à la Méditerranée, un État qui n'a cessé de gagner en puissance durant les XIIIe et et XIVe siècles. La réussite a tenu à l'envergure et aux capacités exceptionnelles des Humbertiens de cette époque : des chefs d’État et des chefs de guerre conduisant vigoureusement, dans l'intérêt de leurs dépendants, une politique continue dans ses buts et très opportuniste dans ses moyens, comme le prouve notamment l'étude de la diplomatie savoyarde. Mais la force et l'expansion d'un État ne sont pas liées seulement au prestige de son chef ; d'autres motifs importent aux hommes de ce temps : la puissance de l'armée en tant que garante de la paix pour tous et de profits pour beaucoup, l'art de rallier les populations, l'efficacité du contrôle de l'administration. Voilà en résumé ce que révèlent de très larges sondages dans les archives financières et les archives de Cour de la Maison de Savoie, dans les chartriers seigneuriaux importants et dans les franchises des communautés rurales et urbaines.
La puissance de l'armée savoyarde
3La Maison de Savoie a d'abord pu compter sur un potentiel de combattants important pour l'époque. Une aristocratie aux limites inférieures indécises dans le monde des écuyers et des officiers peut alors fournir aisément avec les servants de lance 5 000 cavaliers, liés entre eux par un réseau de fidélités remontant au comte. Les non-nobles sont évidemment beaucoup plus nombreux, surtout en raison de la masse des clients estimés à 40 000 hommes. Une minorité constitue l'essentiel des garnisons permanentes des châteaux ; la majorité, soigneusement sélectionnée dans les communautés rurales et urbaines, est appelée en fonction des nécessités militaires ou des opérations de police difficiles. Tous ces clients ont un statut qui les élève au-dessus de leur condition d'origine et les lie au prince, soit directement, soit par l’intermédiaire des seigneurs. Ils constituent une infanterie secondant la cavalerie avec efficacité ou tenant des positions (gués et cols compris), car elle est elle-même appuyée par l'artillerie légère des arbalétriers (eux-mêmes couverts par des pavoisiers) et éventuellement par les engins de siège des ingénieurs. Sur un potentiel supérieur à 50 000 hommes le comte peut ainsi réunir une armée d'intervention de 3 000 cavaliers et de 7 000 clients et arbalétriers.
4Mettant à profit son habitude du relief et la disposition d'un dense réseau de châteaux "garnis" ainsi que de maisons fortes, cette armée peut être mobilisée rapidement sur place par les châtelains du comte de Savoie et regroupée par ses baillis qui assurent la conduite vers les points de concentration. Surtout les combattants savoyards sont entraînés, à la fois par obligation (sous peine d'amende et même de perte de leur condition) et par intérêt (sous peine de renoncer aux soldes, butins et avantages fiscaux). Rarement évoqué dans les documents, cet entraînement, joint à une discipline certaine au combat, se traduit par une efficacité prouvée en maintes opérations. A l'intérieur du pays, les bandes de brigands qui tentent de s'organiser sont prises en chasse jusqu'au fond des forêts et ne tardent pas à finir aux fourches patibulaires. Certains seigneurs qui se laissent aller à entamer une guerre privée préfèrent assez vite accepter l'intervention des officiers du prince plutôt que d'affronter ses troupes comme on peut le constater dans tous les bailliages. Aux frontières qui se sont précisées depuis le XIIIe siècle les fameux routiers ont été exterminés au combat, pendus sommairement ou refoulés : combien d'États peuvent-ils au XIVe siècle en faire autant ? Au dehors les Humbertiens ont réussi depuis 1240 à soutenir Henri III Plantagenêt contre ses barons révoltés et contre les Gallois, puis à arrêter une grande coallition montée en 1282 par le dauphin du Viennois avec Rodolphe de Habsbourg, Charles d'Anjou et le comte de Genève. Mieux encore, au siècle suivant, Amédée VI est parvenu en 1366-1367 à dégager de l'attaque bulgare l'empereur de Byzance Jean V Paléologue, le fils d'Andronic III et d'Anne de Savoie, et à faire reculer les Turcs sur les Détroits. Des guerres fructueuses pour les combattants, pour les éleveurs et pour les fournisseurs de la métallurgie et du bâtiment, une sécurité assurée, c'étaient là des choses rares et précieuses, surtout au XIVe siècle : les Niçois après bien d'autres y furent sensibles.
L'art de rallier les populations
5Toujours soigneusement fondée en droit, chaque acquisition territoriale a été habituellement précédée et accompagnée par l'envoi de nombreux messagers, importants ou non, secrets ou non. On peut arriver à reconstituer leurs propositions fort crédibles : la protection effective, les soldes et le butin dans l’armée, les salaires payés sans retard et les dons dans les offices, les honneurs et les avantages personnels par privilège individuel ou par accroissement de franchises collectives. Nobles et non-nobles ne tardaient guère pour la plupart à estimer qu'ils pouvaient ainsi garder ou rehausser leur rang et leur train de vie : pourquoi dès lors ne pas se placer volontairement sous la bannière de gueules à croix d'argent de la Savoie ? Après les pays encadrant tout le Rhône supérieur et ses affluents jusqu’aux portes de Lyon, de Mâcon, de Neuchâtel et de Berne, le Piémont avait graduellement suivi ce mouvement de ralliement au XIVe siècle, jusqu'à la dédition de Coni en 1382. Comme il fallait entourer le plus possible les terres de l'infidèle marquis de Saluces, la question de la Provence se reposait immédiatement aux abords du col de Larche.
6Depuis que le comte de Savoie Thomas 1er avait en 1219 donné sa fille Béatrice au comte de Provence Raymond Bérenger V et était ensuite intervenu à Marseille au nom de l'empereur Frédéric II, les Humbertiens manifestaient un intérêt certain pour la Provence : on se souvient du mariage d'Amédée IV avec Cécile des Baux. Mais la réalisation du projet de ce côté avait été différée par l'arrivée de Charles d'Anjou qui réussit à épouser en 1246 l'héritière de la Provence et à fonder une dynastie angevine apparentée aux Capétiens. Or cette dynastie s'affaiblit et se divisa dans la seconde moitié du XIVe siècle. De plus la Provence orientale, dont la personnalité s'affirmait, chercha alors un protecteur capable aussi de stimuler ses intérêts économiques. C'est le moment que choisit Amédée VII pour négocier avec son cousin de Savoie-Achaïe (apanagé en Piémont) et avec les communautés rurales concernées l'installation de deux capitaines : celui de Vinadio avec autorité sur la haute Stura, celui de Vaudémont installé initialement à Jausiers et chargé de la haute Ubaye. Barcelonnette se rallia aussitôt à la Savoie en considérant toute l'utilité de l'essor de son commerce avec le Piémont. Voilà pourquoi depuis les accès au col de Larche et même depuis Chambéry, les émissaires d'Amédée VII ont pu descendre graduellement dans les vallées de la Tinée et du Var. On sait la suite : après les tractations entre Barthélémy de Chignin et Jean Grimaldi et le discours du sénéchal de Provence à l'assemblée des citoyens de Nice, ceux-ci comprirent immédiatement l'intérêt de devenir le port protégé et unique d'un État fort alpin ; Nice renforçait ainsi son rôle à la tête d'un pays original que les Savoyards appelèrent alors "les Terres Nouvelles de Provence". Amédée VII, vicaire impérial, fut donc fort bien accueilli.
L'efficacité du contrôle de l'administration savoyarde
7Il est tout à fait superflu de s'appesantir sur l'évolution classique d'une administration médiévale qui comporte en son centre Hôtel princier, chancellerie, Hôtel du comte (dédoublé en Conseil itinérant et en Conseil résidant à Chambéry) et aux échelons subalternes des baillis, assistés de juges de métier et de châtelains à la tête d’un personnel militaire et civil. Le fait essentiel est que la force de l’État savoyard tient pour beaucoup aux organes de contrôle. Le comte n'hésite pas lui-même à participer activement à leurs travaux ou à s'informer sur place à l'occasion de multiples déplacements. On trouve parfois en marge d'un document financier que "le seigneur l'a vu et ne l'a pas approuvé". Le plus puissant de ces organismes de contrôle est la Chambre des Comptes qui vérifie annuellement la comptabilité de tous les officiers, grâce à l'établissement périodique des rouleaux d'extentes (relevés sur place des droits princiers), à la comparaison avec les comptes précédents, à l'examen des pièces justificatives. On remarque que la Chambre des Comptes a aussi autorité sur les ateliers monétaires. Les Audiences générales, tenues par le Prince en personne, l'envoi de commissaires pour étudier les affaires exceptionnelles et rendre compte au chef de l'État, aboutissent à une justice suprême rendue sur place, sans que les justiciables en appel soient obligés d'aller ou de se faire représenter au Conseil résidant à Chambéry. De véritables inspecteurs militaires, désignés par le comte, vont aussi s’assurer de l'état des forteresses.
8Ces dispositifs centraux se superposent et s'ajoutent aux inspections régionales que chaque bailli ou son homologue doit assurer dans sa circonscription, sans considération du rang ou de la fonction. Dûment informé, le comte sait sanctionner les mauvais officiers (jusqu'au chancelier éventuellement) et stimuler le zèle des bons serviteurs : les exemples abondent sous chaque règne. Mieux encore, jusqu'à Amédée VII inclusivement, les Humbertiens ont su brider les rivalités administratives et même les coteries politiques. Nul n'osera prétendre sans doute que cette administration était parfaite, la justice en particulier. Mais grâce à l’efficacité des organismes de contrôle et à la concentration du pouvoir entre les mains du bailli à l'échelon régional et du châtelain à l'échelon local, les Humbertiens avaient acquis l'autorité et les moyens financiers de leur politique.
9Ainsi un État qui se fait respecter tout en garantissant les libertés de chaque catégorie sociale et les coutumes de chaque bailliage, un État qui procure force avantages à nombre de ses ressortissants, il n'en fallait pas plus pour favoriser les déditions. Celle de Nice en 1388 fut la plus retentissante pour la Savoie car ce pays, longtemps tourné vers les puissances septentrionales, accédait enfin à la Méditerranée. Alors 1388 nouveau destin de Nice ? Certainement, mais aussi nouveau destin de la Savoie et plus encore de sa maison régnante qui allait accorder une place politique considérable aux pays méridionaux.
Bibliographie
SOURCES
Récapitulation dans la thèse inédite de l'auteur sur Le comté de Savoie du début XIIIe au début du XVe siècle, Lyon 1985.
BIBLIOGRAPHIE D’ENSEMBLE
Récapitulation dans La Savoie de l'An Mil à la Réforme, Ouest France, 1985.
Auteur
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