1Le terme d'Union d'Aix, devenu aujourd'hui classique, n'est pas d'usage courant au XIVe siècle et a été adopté tardivement par l'historiographie. Lorsque le conseil de la capitale fait exposer, dès le début de 1382, à ses voisins marseillais son projet de constituer une ligue interurbaine, première esquisse de ce qui deviendra l'Union d'Aix, ses ambassadeurs suggèrent de former une union des villes-de l’ensemble des villes-contre les ennemis de la reine et de la patrie1, sans qu'il soit fait mention de direction ou de prééminence aixoise. Devant les réactions peu favorables des Marseillais et du fait du développement de l'opposition à Louis d'Anjou, cette ligue prend une autre forme. Quand elle apparaît dans le Journal de Jean Le Fèvre, le 16 mars 1382, le chancelier de Louis d'Anjou parle à son propos de la "ligue de ceulx de Prouvence contre Monseigneur et contre le sénéchal Foulque d'Agout"2. La même année, le 28 juillet, le procès-verbal des délibérations communales de Draguignan recourt à une formule très voisine, en évoquant les terres de unione Provincie. Ce sont des ambassadeurs envoyés per consiliarios Unionis Provincie que reçoit, le 22 septembre 1382, le conseil de Tarascon. Le juge-mage et les maîtres-rationaux s'adressant au conseil de Marseille en janvier 1383 évoquent le retour de Naples des ambassadeurs de l'"Union des terres de Provence"3. Le terme d'Union d’Aix émerge progressivement sous la plume de Jean Le Fèvre qui prend l'habitude, à partir d’août 1385, de désigner le camp adverse par l'expression "les gens d'Aix et leur Union" ou d'autres formulations voisines4. Au même moment, le sénéchal de Beaucaire, déclarant au roi son intention de faciliter la venue à Paris des délégués de l'Union désigne ces messagers en ces termes : "[les] gens d'Aix qui pour eulx et pour les autres qui tiennent la partie de Charles..."5. C'est seulement à l'occasion d'un accord conclu avec les Aixois en juillet 1396 que Jean Le Fèvre parle de l'Union d’Aix : mensem hunc habebant pro congregando illos de unione Aquensi6. C'est la première occurence de cette expression sous sa plume, et c'est, à ma connaissance, la seule fois qu'elle apparaît dans un document du XIVe siècle.

2Quant aux historiens de l'époque moderne, ils n’utilisent guère cette appellation. Elle est absente du texte de Nostradamus, d'ailleurs peu disert sur cette résistance provençale à Louis d'Anjou. Peiresc, en revanche, avait écrit une Histoire de l'Union d'Aix, dont le manuscrit s'est perdu. Rien d'étonnant donc à trouver le terme dans son Abrégé de l'Histoire de Provence récemment publié qui donne une version "carliste" de cet épisode de l'histoire du comté. L'auteur y recourt aussi à la forme "l'Union de Provence", moins, me semble-t-il, par souci d'éviter les répétitions que pour souligner que Charles de Duras était soutenu par les Etats, tandis que Louis d'Anjou "n'avoit qu'Arles et Marseille", terres adjacentes. L'Union d'Aix reparaît un siècle plus tard dans l'œuvre de Bouche, sous la forme : "la faction de l'Union de la ville d'Aix qui comprenait tout le reste du pays", avant de prendre sa forme définitive au XVIIIe siècle dans l'Histoire de Provence de Papon : "une ligue sous le nom de l'Union d'Aix", "la confédération connue sous le titre d’Union d'Aix"7.

3Ce bref regard sur le vocabulaire utilisé pour désigner l’opposition aux Angevins conduit à s'interroger sur la place et sur le rôle que jouent effectivement les Aixois dans cette union à laquelle ils vont donner leur nom, sur les dispositions que nourrissent les habitants de la capitale envers cette ligue ainsi que sur les caractéristiques du groupe d'hommes qui apparaissent particulièrement engagés dans le combat de l'Union.

4Mais, avant d'aller plus loin, il convient de rappeler brièvement les difficultés d'une telle enquête, comme de toute tentative pour aborder cet épisode de l'histoire provençale8. Nous ne disposons d'aucune source narrative en dehors de deux documents qui n'ont pour propos, ni l'un ni l'autre, de donner un récit suivi des événements : le journal déjà mentionné que tient le chancelier Jean Le Fèvre et les lettres expédiées d'Avignon par les facteurs de Francesco di Marco Datini9. Les sources diplomatiques sont peu abondantes et, tout particulièrement, la documentation spécifiquement aixoise est tristement lacunaire : aucun registre de délibérations communales ou de comptes municipaux pour les années de la guerre, tout au plus quelques pièces isolées dans les archives municipales. L'inventaire fort détaillé que Mabilly a fourni des délibérations communales de Marseille, un article de Mireur exploitant les délibérations de Draguignan, et, plus récemment, la belle thèse de Michel Hébert sur Tarascon ont montré tout l’intérêt que présenterait pour notre propos une exploration méthodique des procès-verbaux conservés des séances des conseils de ville10. Ce travail toutefois reste à entreprendre et le dossier demeure encore bien incomplet.

Aix et son Union

5Les Aixois sont effectivement à l'origine de l'organisation d’un mouvement d'opposition à Louis d'Anjou qui se dessine très tôt sous la forme d'une force structurée, une ligue ou union, qui reprend un modèle déjà mis en œuvre au cours des troubles qui affectent le comté à partir de 134811. Au début de janvier 1382, on l'a vu, les Aixois négocient avec leurs voisins et rivaux marseillais. Ils proposent leurs bons offices pour apaiser la querelle qui oppose alors Arles et Marseille afin de rassembler la totalité des villes du pays dans une union pour l'honneur de la reine et la sauvegarde de la Provence12. Les syndics et le conseil d'Aix convoquent à la mi-février dans la capitale une assemblée des délégués de toutes les communautés des comtés de Provence et de Forcalquier13. La coalition qui se noue ainsi influe sur les délibérations des Etats qui se tiennent à Aix les 12 et 13 mars et c'est alors que, le 16, Jean Le Fèvre note dans son journal : "après dîner, je fus au conseil et sus de la ligue de ceux de Provence contre monseigneur"14. On trouve des échos de la constitution de cette "ligue ou union faite et ordonnée par les Etats" dans le compte-rendu que fait de cette assemblée le délégué du conseil de Tarascon devant ses mandants, le 18 mars. La formation de cette Union prépare la division qui se manifeste aux Etats d'Apt et, surtout, elle est à l'origine des décisions que prennent les différentes communautés après avoir entendu les rapports de leurs délégués. Une fois que la rupture est consommée, Jean Le Fèvre enregistre le fait en ces termes : "le Vendredi [2 mai] vinrent nouvelles de la rébellion et mauvaise volonté de ceux d'Aix-en-Provence"15. Si l'on se place à l’autre extrémité chronologique de l'histoire du conflit, le traité signé avec les Aixois en 1386 semble bien marquer la fin de l'Union. Comme l'a bien relevé Bourrilly : "La soumission d'Aix entraîna celle de Saint-Maximin, de Toulon, d’Hyères et de Tarascon"16. La manière dont Jean Le Fèvre enregistre le ralliement de ces villes met en relief le rôle de leader qu'il reconnaît aux Aixois : "les ambaxieurs de Tarascon... ratefièrent et confirmèrent et approuvèrent la sentence que pour Aix et l'Union avoit esté donnée de recognoistre la segnorie du roi Louis. Après les ambaxieurs de Saint-Maximin y firent samblablement"17. Cette image d'une prééminence aixoise inspire d'ailleurs tout au long du journal le vocabulaire du chancelier comme en témoignent des formules telles que "à la requeste des genz d'Aix et de leur Union", "ceulz d'Aix et de leur Union", "ceulx d'Aix et de leur ligue"18.

6La lecture du Journal de Jean Le Fèvre accentue cette impression d'une prééminence d'Aix dans l'Union d'une manière qui est souvent trompeuse. On pourrait croire, à le lire, que toute la politique extérieure de la ligue est conduite et mise en œuvre par les seuls Aixois. Ils semblent, en particulier, être seuls à l'origine de la négociation ouverte en 1385 avec les conseillers du roi de France et mener seuls ces pourparlers qui devraient aboutir à la reconaissance des droits de Charles VI sur la Provence en vertu des dispositions du testament du roi Robert. On voit, par exemple, le chancelier noter que la reine a tenu "grand conseil pour le fait des ambaxieurs d’Aix qui venoient au roi de France", puis, quelques jours après, que ces "messagés d'Aix estoient passés [par Avignon] allant devers le Roy de France" et signaler que la reine a fait revenir à Paris en hâte certains de ses hommes de confiance, alors en route pour le midi, afin d'"obvier à leur povoir à ceulx d’Aix", ou encore indiquer que le duc de Berry a reçu "les messagés d'Aix"19. On ne voit pas d'ailleurs autrement les choses de Paris, puisque les instructions données alors au sénéchal de Beaucaire font référence aux "messages d'Aix". En fait, cette expression est d'une ambiguïté trompeuse. Sous la plume du chancelier, "ceux d'Aix" peut effectivement désigner les habitants de la capitale, leurs ambassadeurs ou leurs troupes, comme lorsqu'il écrit, le 5 avril 1386, "Ceulx d'Aix ont couru contre le Puy Sainte Réparade"20. Mais, là où l'on voit dans son journal que le comte de Savoie est venu à Cavaillon "pour parler à ceulx d'Aix”, les procès-verbaux des délibérations communales de Marseille permettent de savoir que ce prince a rencontré, en réalité, les délégués des Etats21. De même, les archives de Brignoles nous apprennent que deux habitants de cette ville faisaient partie de l'ambassade envoyée à Paris en 1385 et qu'ils étaient donc au nombre de "ceulx d'Aix" qui allaient vers le roi de France et ses oncles22. Dans la majeure partie de ces emplois, l'expression "ceux d'Aix" chez Jean Le Fèvre se réfère non à la ville mais à l'Union. L'Union d'Aix est bien effectivement une union de villes, une sorte de fédération. Les délibérations communales de Tarascon, Barjols, Draguignan révèlent l'existence d'un generale consilium ou d'une conferentia, c'est-à-dire une assemblée générale des villes de l'Union23, de véritables Etats, comme le montre ici même Michel Hébert. La première de ces réunions qui nous soit connue décide, en mai 1382, d'envoyer à Naples une ambassade constituée de délégués élus dans chaque viguerie. Le journal de Jean Le Fèvre met en relief le rôle dévolu dans l'Union aux chefs-lieux de ces vigueries, par exemple à l'occasion des trèves conclues en septembre 1385 dont il précise qu'elles ont été passées avec "l'Université d'Aix et ceulz de leur viguerie"24. C'est ce qu'indiquent également les documents relatifs aux négociations menées avec le duc de Berry en août 1385 : les délégués de l'Union déclarent que, "par l'ordenance et commandement de Balthazar [de Spinola, sénéchal désigné par Charles de Duras] et à la délibération et requeste des habitants des universitez et vigueries de leurs païs, des quelx les messages avoient esté pour ce assemblez, ils estoient venuz par deçà pour oïr et rapporter seulement ; et que voulentiers et le plus tost qu'ils pourroient yroient devers Balthezar et devers ceux des vigueries et les feroient assembler", demandant qu'un jour soit fixé où "les messages des dictes vigueries vendroient" rendre leur réponse25. Quelques mois plus tard, arrivent à Saint-Cannat pour prendre part à cette nouvelle entrevue cinq ambassadeurs, deux pour Aix et trois autres pour les autres vigueries26. Plus encore que le rôle de ces chefs-lieux de viguerie, ces documents révèlent l'égalité des droits des différentes communautés dans l'Union et, en particulier, de leurs droits à délibérer sur la politique commune. Ils indiquent aussi que la capitale et son Union doivent également tenir compte du sénéchal duraciste.

7Cela dit, c'est bien à Aix qu’il incombe d'animer cette structure communautaire et de mettre en œuvre la politique décidée collégialement. Aix est bien le chef de l'Union. Sa prééminence ressort nettement de la composition de cette délégation envoyée à Saint-Cannat. Elle résulte également de l'examen des lieux de réunion des Etats de l’Union, comme le montre ici même la communication de Michel Hébert. Elle apparaît sous diverses formes dans le Journal de Jean Le Fèvre, en particulier dans l'exposé qu’il donne du résultat des négociations de juillet 1386 : mensem hunc habebant pro congregando illos de unione Aquensi. C'est à Aix qu'il incombe de convoquer les membres de l'Union pour leur exposer le contenu de l'accord qui vient d'intervenir. Le pacte prévoit qu'une ambassade se rendra à Naples pour conclure un mariage entre les enfants des deux princes rivaux et que, si ces tractations échouent, quatre arbitres décideront ad quem Aquis cum sua unione pertineret et Aquenses eorum stabunt judicio. Le sort du chef entraîne, ipso facto, celui des membres de l'Union27. De même lorsqu'il relate les dernières tractations qui vont déboucher sur la paix en septembre 1387, il souligne le fait que Tarascon ne se décide qu'après avoir fait venir, pour les entendre, les ambassadeurs qu'Aix a expédiés auprès de la reine28. On peut également voir un indice de la primauté que Jean Le Fèvre reconnaît aux Aixois dans le camp de ses adversaires dans une petite note de son journal où il consigne la signification de quatre pseudonymes qu'il a l'habitude d'employer : l'un désigne le sénéchal Fouques d'Agout, un autre le sénéchal duraciste et les deux autres concernent Aix : la capitale elle-même, camouflée sous le nom de Jérusalem, et un des chefs de l'Union, Antoine Boutaric, stigmatisé par le vocable de Serpens29. C'est à un Aixois également, Rostaing Athanoux, que revient, tout au long du conflit, la responsabilité de représenter l'Union à Naples30.

8Toutefois, cette prééminence aixoise semble très tôt ignorée, sinon contestée à l'est du comté ; à la fin de novembre 1383 le facteur de Datini écrit, en effet, à propos de pourparlers en cours, qu'ils se déroulent entre "le pape et les Provençaux, c'est-à-dire Aix et la majeure partie de la Provence, Nice exceptée"31. Dans leurs négociations avec le duc de Berry, Balthazar de Spinola, comme les ambassadeurs de l’Union, insistent sur les problèmes de communication à l'intérieur du pays rebelle : nos de patria non potuimus ita facile congregari, "plus tost ne se povoit bonnement faire pour la distance de Nysse, de la conté de Vintimille et des autres lieux lointains du païs"32. On peut se demander s'il n'y a pas là, par delà les difficultés réelles de la circulation33 un écho d'une certaine tension entre la capitale et ces terres qui manifesteront bientôt leur irrédentisme.

Les Aixois face au conflit : des pro-Angevins aux carlistes enragés

9"Ceulx d'Aix" ne sont donc pas les seuls Aixois, mais, en outre, tous les Aixois n'adhèrent pas à l'opposition aux Angevins. Un certain nombre des habitants de la capitale se rangent dans le camp de Louis d'Anjou, puis de sa veuve et de son fils, allant jusqu'à combattre les armes à la main contre leur ville. Le plus illustre exemple est ici l'archevêque Jean d'Agout qui se comporte dans ce conflit en Agout plus qu'en aixois34. Un des premiers soutiens que Louis d'Anjou trouve en Provence, un des plus ardents et des plus efficaces partisans de Marie de Blois est ce Guigonnet Jarente que l'on voit, au lendemain de la mort de Louis I, presser sa veuve de faire prendre, sans plus tarder, le titre de roi à son fils35. Originaire du pays de Seyne et très attaché à cette région de la haute Provence, il n'en réside pas moins à Aix où il est, dès 1360, notaire à la cour des premiers appels et où il exerce d'importantes fonctions administratives avant de devenir maître-rational en 1380, peu avant le début de la querelle de succession36. Deux autres grands officiers aixois se rangent comme lui dans le camp angevin. Gautier d'Ulmet, jurisconsulte originaire de Hyères, qui fut juge dans différentes vigueries avant de se fixer lui aussi à Aix, vers 1360, en raison de ses fonctions d’avocat-fiscal puis de maître-rational, attend plus longtemps avant de se déterminer et c’est seulement en août 1385, lorsque la sitation évolue nettement en faveur de Marie de Blois, qu'il lui fera hommage37. Il sera imité, quelques mois plus tard, par François Fabre, fils d’un riche marchand et frère du prévôt de la cathédrale Saint-Sauveur : Jean Le Fèvre scelle en sa faveur une confirmation d'office qui sanctionne son ralliement, le 13 décembre38. Plus tardive encore est l'adhésion de Jean de Mayrones, autre maître-rational qui se déclare pour la reine après son arrestation et sa libération en avril 1386. Rien ne permet de dire, comme le fait Cortez, qu'il avait été "contraint par son alliance de famille d'embrasser le parti de son beau-père Rostaing Vincent"39. Certes, Jean de Mayrones, au moment où l'on va le relâcher, jure sur le missel de Jean Le Fèvre qu'il est de cœur du parti du roi Louis et qu'il le sera, mais ce serment au présent et au futur ne dit rien sur son passé. Et l'on connaît bien d'autres exemples de familles divisées par la guerre sans que le gendre se soit senti tenu de suivre l'opinion de son beau-père, aussi influent carliste qu'il ait été. Ainsi Antonellus Henrici, un notaire et secrétaire du roi originaire de Sisteron, établi à Aix du fait de son office, assez tôt rallié au parti angevin et que la reine gratifie des biens confisqués sur son beau-père, l'aixois "rebelle" Pons Bérard40.

10Les noms des aixois partisans des Angevins ne nous sont connus que par le Journal de Jean Le Fèvre. Leur adhésion est plus souvent tardive que précoce et semble procéder davantage d'un habile opportunisme que d'un parti-pris militant. Ils sont peu nombreux. On ne peut guère récolter plus d'une dizaine de noms d'aixois que la reine Marie investit d'offices entre 1385 et 1387 ou auxquels elle accorde d'autres gratifications41. Faut-il voir là l'effet d'aléas documentaires tenant à la quasi unicité de notre source ? Je n'en suis pas convaincu. Je note, en effet, que les biens confisqués à des aixois vont rarement à d'autres aixois et que, ce qui confirme l'observation précédente, d'une manière générale les aixois sont en petit nombre parmi les bénéficiaires du système des dépouilles qui est un des éléments de la stratégie avisée que met en œuvre Marie de Blois. Il est vrai, comme l'on aura l'occasion de le redire en étudiant les partisans de l'Union, que ce type d'information privilégie les notables et que le gros de la troupe des Aixois ralliés échappe à notre investigation. Ces adversaires de l'Union d'Aix appartiennent aux mêmes milieux socio-professionnels que ceux qui soutiennent ou conduisent la politique de la capitale : notaires, juristes, grands officiers et il n'est pas rare que des liens de parenté renforçant cette communauté de statut social les unissent aux rebelles. On devine, sur un cas isolé, que leur choix doit entraîner celui du réseau de leurs clients, mais l'on ne peut ici relever que l'exemple de Duranton Giraud, désigné comme sous-viguier de Nice pour les Angevins dont Jean Le Fèvre relève qu'il est un familier de Guigonnet Jarente. Force est de constater que les raisons qui portent à prendre le parti des Angevins nous échappent.

11Les oppositions qui se dessinent ainsi peuvent conduire à des affrontements violents comme on le voit dans le comportement de l'archevêque. Elles ont laissé des traces durables. Le Journal de Jean Le Fèvre en fournit un précieux témoignage à propos de Geoffroy Béraud, un notaire de la capitale que ses compatriotes voulaient bannir de la cité en raison de son attitude durant la guerre. La reine, qui désirait récompenser ses services en lui confiant l'office de notaire de la cour à Castellane s'empressa de le faire au lendemain de son entrée à Aix, avant d'avoir à ratifier par serment le texte des chapitres de paix42. Le traité, en effet, et c'est un autre signe de l'âpreté de l’affrontement, stipulait qu'aucun de ceux qui avaient été bannis ou exilés par la ville ou par l'Union ne pourrait avant dix ans exercer d'office en aucun lieu du pays sans l'assentiment de ses concitoyens43.

12Face à ces partisans des Angevins, la capitale compte aussi un groupe d'ultra-carlistes que l'on voit se manifester au moment où le conseil de la capitale et le gouvernement de l'Union envisagent de mettre un terme au conflit en reconnaissant la souveraineté de Louis IL A trois reprises durant l’été 1387, à la fin de juin, dans les premiers jours de juillet et aux tous premiers jours d’août44, Aix est le théâtre d'émeutes, de "rumeurs" pour parler comme Jean Le Fèvre, au cours desquelles les "Carlistes" affrontent "ceulx d’Aix, les meilleurs". On peut se demander si cette dernière formule recouvre une appréciation morale ou si elle n'a pas une connotation sociale. Mais, ici encore, nous ne savons pas qui fournit les troupes des duracistes enragés. Les deux "mauvais Touchins" qui crièrent : "Vive Roy Carle" durant la dernière en date de ces émotions et furent mis à mort pour cela demeurent anonymes. Deux des chefs seulement sont identifiés par le journal du chanchancelier : Bulgarin de Tibold et Antoine Terras. Pas plus que pour les proAngevins, leur origine sociale ni leur mode d'insertion dans la ville ne les mettent à part. Ce sont deux jurisconsultes, tous deux étroitement liés par leur réseau d'alliances familiales aux milieux sociaux qui dominent économiquement et politiquement la ville. Bulgarin de Tibold a épousé une fille du damoiseau Pierre de Pigon, descendant d'une vieille famille aixoise. Son beau-frère, Bermond de Pigon, marchand, sera après la fin des troubles, au plus tard en 1385, l'associé de Michel Terras, fils d’Antoine45. Ce dernier est marié à la fille d'un autre jurisconsulte46 et son fils qui deviendra marchand-drapier sera lié par ses mariages à des familles de la noblesse aixoise47.

13La lutte entre partisans et adversaires de la paix paraît avoir été rude. Les récits laconiques de Jean Le Fèvre suggèrent que la ville fut dans cet été le cadre de violentes échauffourées. Le bruit court un moment à Avignon que les gens de la reine ont trouvé la mort durant la première émeute, qualifiée de "fort périlleuse". Jean Le Fèvre recourt à un véritable vocabulaire militaire pour évoquer ces incidents, qu'il s'agisse de la première émeute où les Carlistes faillirent "tenir la place", de la seconde au cours de laquelle les syndics furent potentiories in armis Borgarino et Carlistis ou de la dernière, durant laquelle les autorités s’appuyèrent sur l’église des Hospitaliers comme sur une place forte "establie de ceulx de la part du Roy Loys". Néanmoins, la communauté se ressoude sans trop de peine, puisque l'un des deux chefs carlistes, Antoine Terras, figure au nombre des aixois convoqués pour ratifier les chapitres de paix48.

14Entre l'adhésion précoce au parti angevin et la fidélité farouche à Charles de Duras se dessine assez tôt, dès 1385, au moment où certains changent plus ouvertement de camp, un mouvement d'opinion en faveur de la paix. En témoignent les délibérations communales de Marseille qui révèlent, au mois de mai, les initiatives d'aixois disposés à traiter avec leurs villes et à négocier au moins un échange de prisonniers49. C'est cette orientation modérée, pragmatique qui va finalement gagner la majorité dans le conseil de la ville et entraîner le ralliement de la capitale à la nouvelle dynastie comtale.

Contours d'une obédience

15Le Journal de Jean Le Fèvre est la principale source qui nous permette de connaître les noms des aixois du parti anti-angevin. Le chancelier relève dans son journal les noms des ambassadeurs qui viennent auprès de la reine de la part de la capitale, de l'Union ou de Balthazar de Spinola. Le 18 juillet 1386, ce sont deux notaires, Guillaume Verdon et Jean Tressemanes, et un maître-rational de la Chambre des Comptes, Jean de Mayrones. Le 11 juin 1387, la délégation aixoise comprend un notaire, Pierre Béric, un jurisconsulte, Antoine Boutaric, un noble, Pierre de Tournefort, et un certain Guillaume Albaric, peut-être le savetier Guillaume Albert. Le 24 février 1387, c'est à nouveau un notaire, Jean Gras qui arrive "de par Balthazar et de par l'Université d'Aix". Le 24 août, les messagers du sénéchal sont encore deux aixois : un de ses protégés, le notaire Antoine Isnard, qui profitera de la réconciliation des partis pour obtenir une charge de maître-rational et Barthélémy Aymeric qui pourrait appartenir à la famille du marchand Guillaume Aymeric. Enfin, l'ultime étape des négociations, à la fin septembre est confiée à Antoine Vaureille, un marchand qui descend d'une lignée de drapiers établie à Aix depuis le début du XIVe siècle et le maître-rational Rostaing Vincent50. On pourrait, par une exploration attentive des délibérations communales de cette période, allonger cette liste. On sait, par exemple, grâce à la thèse de Michel Hébert, que le damoiseau Pierre de Revest est, le 22 septembre 1382, l'un des deux mandataires que l'Union d'Aix adresse au conseil de Tarascon51. On connaît le nom de l'ambassadeur de la ville et de l'Union auprès des Duras à Naples grâce aux lettres qu'il adresse aux autorités de la capitale dont certaines ont été conservées : il s'agit d'un autre damoiseau, Rostaing Athanoux52.

16En outre, Jean Le Fèvre, qui analyse régulièrement dans son journal les lettres qu'il expédie au nom de la reine, mentionne les actes qui privent de leurs charges les officiers qui ne se sont pas ralliés et qui confisquent les biens, les droits ou les seigneuries des "rebelles". D'autres noms surgissent sous sa plume dans les mois qui précèdent l'entrée de Louis II à Aix. Cette fois, les concessions ou les restitutions de biens (certains dont la confiscation n'a pas été notée antérieurement dans le journal) visent à récompenser et à consolider les ralliements récents d'anciens opposants53. En ajoutant ces noms à ceux des ambassadeurs, nous pouvons dresser une liste de 54 aixois du parti de l'Union. Forcément, il s’agit là uniquement d'individus qui se situent aux niveaux supérieurs de la stratification sociale : ceux qui sont assez riches pour détenir des biens ou des droits et sont assez instruits pour occuper des offices dans l'administration du comté. Ces réserves faites, ce chiffre est loin d'être négligeable et permet de définir certains contours de l'obédience carliste.

17Nous connaissons le statut socio-professionnel de presque tous ces personnages. Six d'entre eux seulement ne peuvent être identifiés de ce point de vue. Il est fréquent, dans la documentation notariale aixoise que j'utilise ici, que les personnes dont on ne précise pas le métier soient des laboureurs. Mais on ne peut avec quelque certitude désigner ainsi qu'un seul des aixois de notre liste. On ne repère également qu'un artisan, Guillaume Albert, savetier, un nouveau riche qui figure sur la liste des "rebelles" victimes de confiscation en raison des biens importants qu’il a conservé dans son village d'origine, à Pourrières54. Le reste-47 noms-se partage entre les juristes et grands officiers au nombre de 14, les notables et les notaires les uns et les autres au nombre de 12 et les marchands au nombre de 9. Il s'agit donc d'une élite sociale.

18Une élite de la richesse également. A défaut d'autre source fiscale plus fiable, nous pouvons ici utiliser le témoignage du Liber compensationum, un registre des archives municipales qui contient les comptes du remboursement d'un emprunt contracté par la ville auprès de ses habitants en 139355. Il s'agit en fait, comme je l'ai montré ailleurs56, d'un emprunt forcé levé en proportion de la fortune des citoyens. Si l'on considère les plus fortes cotes de cet impôt déguisé, c'est-à-dire les sommes comprises entre 10 et 50 florins, on retrouve parmi ces 58 plus gros prêteurs, 12 de nos soutiens de l’Union. Le drapier Antoine Vaureille que l'on a vu négocier le ralliement d’Aix et de son Union est l'un des deux aixois qui prêtent 50 florins. Pons Bérard, le beau-père d'Antonellus Henrici qui est privé de ses biens au profit de son gendre et qui tire parti de son ralliement en obtenant, en 1387, un office de maître-rational, vient au second rang des créanciers de la ville avec 25 florins, de même que Douce Marquesane, qui fut privée, en 1386, des biens qu'elle avait hérités de son père, marchand à Martigues.

19Cette élite est habituée à l'exercice du pouvoir dans la ville. Les listes de conseillers et de syndics dont nous disposons sont très fragmentaires. Elles permettent, néanmoins, de constater que bon nombre des partisans de l'Union que nous avons recensés ont siégé au conseil et exercé des charges communales avant l'ouverture de la guerre. Le notaire Guillaume Meroli, dont les biens sont confisqués en raison de sa rébellion en 1385, a été syndic en 1364,1366 et 1369. Le damoiseau Dominique de Clairmont, qui perd pour la même raison ses possessions à Martigues en décembre 1385, fut syndic en 1355 et 1368. De même, Antoine Vaureille et Pons Bérard ont été syndics l'un en 1372 et 1374 et l'autre en 1368. Ce fut également le cas de Rostaing Athanoux en 1378 et 1380 et du notaire Pierre Benedicti en 137757.

20Enfin, cette élite est fortement imbriquée de liens familiaux qui unissent les unes aux autres ces lignées de marchands, de nobles, de juristes et de notaires. On prendra l'exemple de Pierre Béric, notaire, que l'on a vu agir comme porte-parole de l'Union en juin 1387. Marié à une petite-fille du maître-rational Rostaing Vincent, il est le beau-frère d’un autre maître-rational "rebelle", Jacques de Ceva et aussi du marchand Michel Terras, fils d'Antoine jurisconsulte et carliste enragé. Tous trois ont épousé une fille du noble Jean de Jouques. De même Antoine Boutaric, époux de Béatrix, fille d'Audibert de Roquevaire, maître-rational est par là apparenté au notaire Jacques de Velaux, marié à Catherine sœur de Béatrix.

21L'enquête ainsi effectuée sur les partisans de l'Union d'Aix repérés grâce principalement au Journal de Jean Le Fèvre peut être reprise sous une autre forme en analysant le gouvernement de la ville de 1383 et 1387 durant les années où Aix s'oppose aux Angevins. Les procès-verbaux de séances du conseil qui nous sont parvenus, pour l'essentiel, dans des registres de notaires, permettent de dresser une liste plus fournie qui comprend près d'une centaine de noms. Le statut socio-professionnel des deux tiers de ces personnages-68 sur 94 - nous est connu. On y trouve un plus grand nombre de laboureurs et d'éleveurs-7-et d'artisans-8-que sur la liste des rebelles. Dans l'ensemble, toutefois, c'est le même milieu social qui dominait là et qui l'emporte ici. Avec 6 jurisconsultes, 7 nobles, 14 marchands et 18 notaires il représente les deux tiers des conseillers identifiés et la moitié des noms de conseillers dénombrés. Si nous confrontons à nouveau la composition de ces conseils du temps de l'Union aux remboursements de l'emprunt de 1393, il apparaît que, sur 69 conseillers qui ont apporté leur contribution, les petits et moyens contribuables ne représentent qu'un tiers de ce nombre. En effet, 45 conseillers ont prêté entre 5 et 30 florins à la ville et 23, un tiers donc de ceux que l'on retrouve dans le Liber compensationum, ont prêté plus de 10 florins et appartiennent sans conteste aux familles les plus riches. Le conseil qui gouverne la ville d'Aix durant le conflit et le groupe des rebelles identifié grâce au journal du chancelier du parti angevin renvoient une seule et même image : celle d'une oligarchie municipale.

22Le patriciat que l'on voit ainsi miser successivement sur Charles de Duras et sur le roi de France avant d'accepter les Angevins, non sans mettre quelques hautaines conditions à son ralliement, ne semble pas poursuivre dans ce conflit des buts très différents de ceux que visent les autres oligarchies municipales qui se sont rangées dans le camp angevin : assurer à leur cité la plus large autonomie municipale possible, garantir et même accroître la participation de leur ville au gouvernement du comté.