1La mort tragique, le 22 mars 1382, au château de Muro, dans le sud des Apennins, de Jeanne Ière, reine de Naples et comtesse de Provence, mettait fin à un règne plutôt désastreux. Deux ans et demi après son avènement, le 26 septembre 1345, l'assassinat de son premier mari, André, frère du roi Louis de Hongrie, lui valait l'hostilité tenace de ce souverain qui prétendait lui faire endosser la responsabilité du meurtre. Menacée dans son royaume de Naples, elle ne put faire qu’une apparition en Provence, marquée par la vente d'Avignon au pape Clément VI en 1348. La Provence connaît alors une ère d'insécurité avec les incursions des bandes de routiers suscitées par les guerres du temps, qui étendent leurs ravages de 1357 à 13701.

2Malgré quatre mariages successifs, la reine n'avait pas d'héritier direct. Elle avait d'abord désigné pour lui succéder, en 1373, son parent le plus proche, Charles de Duras (Durazzo), auquel elle faisait épouser sa nièce Marguerite ; puis, celui-ci s'étant rapproché du roi de Hongrie et, d'autre part, ayant à l'aurore du Grand Schisme pris parti pour le pape de Rome, alors que Jeanne se portait du côté du pape d'Avignon, la reine revenait sur sa décision et adoptait, en 1380, le duc d'Anjou Louis Ier, l'un des frères de Charles V, roi de France.

3Le prétendant évincé ne s'inclina pas ; épaulé par des troupes hongroises, il envahit le royaume de Naples et s'empara de la personne de la reine qu'il fit étrangler ou encore, selon certains récits, étouffer sous des coussins.

4Ainsi commençait une crise de succession dificile à régler. Pour sa part, Louis d'Anjou n'avait pas attendu la disparition de la reine pour entrer en action. Il avait même conclu, le 19 février 1382, un accord avec le comte de Savoie, Amédée VI, aux termes duquel celui-ci devait l'aider à conquérir le royaume de Naples2.

5Des opérations militaires avaient commencé dans le sud de l'Italie, mais, le 1er mars 1383, Amédée VI, victime de la peste, mourait à Santo Stefano, dans les Abruzzes, et l'année suivante, Louis Ier s’éteignait à Bari dans la nuit du 20 au 21 septembre 1384. De l'autre côté, Charles de Duras, dont les prétentions au trône de Hongrie étaient l'objet de violentes contestations, tombait entre les mains de ses ennemis et mourait emprisonné le 6 février 1386.

6Une ère de régence s'ouvrait dans les deux camps, les tutelles étant exercées par les mères des prétendants, Marie de Blois pour Louis II d'Anjou et la reine Marguerite pour Ladislas de Duras.

7A la mort de la reine Jeanne deux partis s'étaient constitués en Provence. L'un, dominé par Marseille, était favorable aux Anjou ; l'autre, groupant autour d'Aix la majorité des communautés, dont Nice, se prononçait pour les Duras. L'ancien sénéchal de Jeanne, Foulques d'Agout, conservait cette fonction pour le compte de Louis Ier et de Louis II d'Anjou ; en face de lui, Balthazar de Spinola avait été nommé sénéchal de Provence par Charles de Duras.

8Tandis que Ladislas et sa mère ne pouvaient abandonner le royaume de Naples où des oppositions se déclaraient, Marie de Blois et Louis II quittaient l'Anjou et arrivaient en Provence en avril 1385. Par une politique habile de confirmation des privilèges des communautés, la régente parvenait à retourner en sa faveur les situations ; elle finissait par triompher des résistances d'Aix et Louis II faisait son entrée solennelle dans la capitale de la Provence le 21 octobre 13873.

9Les ralliements aux Anjou faisant tache d'huile, de plus en plus les abandons affaiblissaient la position des Duras : leur sénéchal, Balthazar Spinola, lui-même abandonnait une charge devenue trop lourde à porter. A sa place, Ladislas va désigner un seigneur des hautes vallées de la région niçoise, Jean Grimaldi, baron de Beuil, qu'il fait lieutenant du roi et gouverneur le 19 octobre 1387, puis sénéchal le 14 avril 13884. Les Grimaldi de Beuil formaient une branche de la grande famille génoise affiliée au parti guelfe dont un membre avait épousé l'héritière de la seigneurie de Beuil dans les premières années du XIVe siècle. Leur domaine s'étendait sur un territoire correspondant aux communes actuelles de Péone, Beuil, Roubion, Roure, Ilonse, Bairols, Thiéry, Touët-de-Beuil, Rigaud, Pierlas5.

10Dans le royaume de Naples, le jeune roi Ladislas et sa mère avaient été contraints par la révolte de leurs sujets de quitter la capitale et de se réfugier à Gaète où ils se trouvaient confrontés à d'inquiétantes difficultés financières. Il n'y a donc pas lieu de s'étonner si, dans des conditions aussi défavorables, les familles importantes de la féodalité du haut pays niçois se soient rapprochées des Anjou ; les Balb, les Faucon, les Glandèves, les Castellane reconnaissent Louis II et lui prêtent hommage6.

11La position des Grimaldi de Beuil devenait singulièrement délicate. Les chances du roi de Naples se révélant à peu près milles, ne conviendrait-il pas de prêter la main à un personnage suffisamment puissant pour emporter une partie du gâteau et qui leur saurait gré de l'avoir introduit dans la place ? Ce personnage, Jean Grimaldi et son frère Louis, par une remarquable intuition, le découvrirent sous les traits du comte de Savoie.

12Depuis le XIe siècle, époque où l'ancêtre Humbert aux Blanches-Mains jeta les bases de sa fortune, la maison de Savoie luttait pour élargir son domaine. Dans le Piémont, où le mariage d'Odon avec Adélaïde de Suse, en 1046, l'avait introduite, la branche vassale, dite des princes d'Achaïe, possédait en apanage la plaine comprise entre le Pô et la Doire Ripaire avec Turin et Pignerol, conformément à la sentence d'arbitrage du 10 décembre 1294. Mais l'hostilité tenace des marquis de Saluces et de Montferrat entretenait un état d’insécurité à peu près permanent. D’autre part, depuis le règne de Charles Ier en 1259, les comtes de Provence prétendaient avoir des droits sur les villes du Piémont méridional, telles Asti, Albe, Mondovi, Tortone, Coni, Cherasco, droits qu'ils ne parvenaient pas à faire respecter de manière stable. Amédée VI, dans l'accord qu'il avait conclu à Lyon en 1382 avec Louis Ier d'Anjou, avait obtenu de celui-ci l'abandon en sa faveur des droits sur les terres piémontaises, à l'exception du château de Démonté et du val de Stura7.

13Mais l’affaire se compliquait du fait que le marquis de Saluces faisait état de prétendus accords conclus entre la reine Jeanne et les Visconti de Milan lui reconnaissant des seigneuries sur la rive gauche de la Stura et dans la vallée de l'Ubaye en Haute-Provence ; il avait même reçu l’hommage de plusieurs communautés.

14Le comte de Savoie et son cousin, le prince d'Achaïe, font aussitôt opposition, et ce conflit marque bien, pour le comte de Savoie, un début d'intervention en terre provençale. Le 28 janvier 1385, il reçoit la soumission de Jausiers, bientôt suivie de celles du Châtelard, Tournoux, Saint-Paul et Larches. Il est intéressant de noter dans l'acte de soumission des habitants de Saint-Paul-sur-Ubaye du 1er avril 1385 une clause de réserve en faveur du roi de Naples que nous retrouverons dans la dédition de Nice du 28 septembre 1388 :

"S'il arrivait que Monseigneur le roi Charles, roi de Naples, recouvre tous les lieux, terres et juridictions de Provence occupées et détenues et les replace dans ses mains dans les trois ans à compter de ce jour, que dans ce cas lesdits hommes de Saint-Paul et la communauté et les nobles dudit lieu, nonobstant les fidélités faites et à faire aux susdits seigneurs ou toutes autres personnes, puissent librement et impunément être replacés et remis au pouvoir et seigneurie dudit seigneur roi, étant fait auparavant le paiement et la restitution entière par les mains de celui qui aurait ou voudrait avoir ladite terre de Saint-Paul, et au nom dudit seigneur roi, auxdits seigneurs le comte de Savoie et le prince de toutes les dépenses, dommages et intérêts que lesdits seigneurs ou d'autres pour eux auraient faits pour l'acquisition et l'administration dudit lieu de Saint-Paul"8.

15Dans la situation mouvante qui résultait de cet antagonisme les villages passaient d’un camp à l'autre au gré des hasards de la guérilla.

16Depuis 1383, le comte Amédée VII présidait aux destinées de la Savoie. Né en 1360, fils d'une princesse française, Bonne de Bourbon, il avait épousé une autre princesse française, Bonne de Berry, nièce du roi de France, Charles V. Son surnom "comte rouge", de même que celui de son père, Amédée VI, le "comte vert", venait de sa prédilection pour la couleur rouge aussi bien dans ses vêtements que dans la livrée de ses serviteurs ou le harnais de se chevaux.

17On peut penser que Jean Grimaldi, témoin des engagements qui avaient eu lieu en Haute-Provence, eut l'idée que la possession du pays niçois ne laisserait pas indifférent un souverain qui élargirait ainsi ses possibilités d'action et s'ouvrirait une fenêtre sur la mer.

18Dans sa chronique composée vers 1417 à la demande d'Amédée VIII et consacrée à l'histoire de la maison de Savoie, Jean d'Orreville, dit Cabaret, raconte qu’au début de l'année 1388, Georges de Marie, sénéchal de Louis II, avait concentré des troupes autour de Nice pour réduire la cité. Dans cet état critique, les Niçois envoyèrent à Gaète une délégation dont faisait partie Louis Grimaldi auprès du roi Ladislas et de la régente Marguerite : "auquel fut répondu que, si la reine et son fils eussent de quoi, ils les secourraient très volontiers, mais pas ne l'avaient ; si donnèrent licence à ceux de Nice et aux autres deçà la rivière du Var d'eux donner à tel seigneur qu'il leur plairait, mais que ce ne fût à leur adversaire le duc d'Anjou".

19Au retour de l'ambassade, les notables de Nice, en présence du baron de Beuil, discutent pour savoir de quel seigneur ils solliciteront la protection. Jean Grimaldi intervient et obtient l’accord général sur le nom du comte de Savoie. "Si nous voulons avoir bon seigneur et être à l'une des plus bonnes seigneuries du monde, si prenons le comte de Savoie qui marche à nous par devers Piémont et tant est puissant à nous défendre de nos ennemis"9.

20On a longuement discuté pour savoir si la permission faite aux Niçois de confier leurs destins à un autre seigneur avait été effectivement donnée par les souverains de Naples. La lettre royale que rapportaient les ambassadeurs datée du 30 novembre 1388 et dont Pierre Gioffredo reproduit le texte dans la Storia delle Alpi Marittime se contente d’indiquer que le roi a confié aux envoyés des précisions qui doivent être rapportées oralement et auxquelles il faut faire confiance10. L'historien Honoré Pastorelli, au début du XVIIe siècle, confirme la version des faits fournie par Cabaret11.

21Ce qui est certain, c’est qu’à la suite de tractations activement conduites, le 2 août 1388, à Chambéry, deux conventions étaient conclues entre Amédée VII et Louis Grimaldi, muni de la procuration de son frère. Par la première, les sires de Beuil se reconnaissaient comme vassaux du comte de Savoie et s'engageaient à lui remettre les terres de la partie de la Provence sur laquelle ils avaient autorité ; il était stipulé que le comte de Savoie ne pourrait en aucun cas les transmettre à la maison d'Anjou. Le second acte comportait la promesse faite par les Grimaldi d'employer tous leurs efforts à obtenir du roi Ladislas qu'il fasse abandon au comte de Savoie de tous ses droits sur la Provence. Par ailleurs le comte de Savoie confirmait aux Grimaldi les fiefs déjà en leur pouvoir et leur en concédait vingt-trois autres qu'il s'agissait pour certains de conquérir sur le parti adverse12.

22Enfin, pour donner plus de légitimité à son entreprise, le comte Rouge reprenait le titre de vicaire impérial dont son père, Amédée VI, avait été honoré le 21 juillet 1356. La Provence était terre d'Empire ; l'empereur y exerçait, en théorie, un droit éminent, il était censé être le suzerain suprême. Arborant la bannière impériale, le comte de Savoie sera reconnu comme tel dans l'acte de dédition de Nice du 28 septembre où il est fait état de l’appartenance au Saint-Empire des comtés de Provence et de Forcalquier13.

23Dans les premiers jours de septembre, Amédée VII, avec une escorte de vingt-neuf lances (une lance comprenait au moins trois cavaliers) et trois archers, fait route vers la Provence. Il franchit le col du Galibier, puis suit le cours de la Durance jusqu'à sa rencontre avec l'Ubaye dont il remonte la vallée.

24Les étapes sont marquées par la soumission des lieux où il s'arrête : Barcelonnette, le 12 septembre14 ; Saint-Etienne de Tinée, le 15 (les habitants requièrent la faculté d'être replacés sous la suzeraineté de Ladislas de Duras au cas où, dans les huit ans à venir, il rétablirait son pouvoir en Provence) ; Saint-Martin-Vésubie, le 2315. Après avoir fait halte à l’Escarène, il arrive à l'abbaye de Saint-Pons aux portes de Nice, le 27 septembre.

25Réuni immédiatement dans la cité, le conseil des quarante, sur proposition de Jean Grimaldi, donne mandat à quatre syndics d'aller demander sa protection au comte de Savoie. Dès le lendemain, 28 septembre, était rédigé par devant notaire le pacte de dédition par lequel le comte de Savoie promettait de gouverner Nice et sa viguerie et de les protéger plus particulièrement contre les entreprises de la duchesse d'Anjou et des seigneurs de Tende et de la Brigue. Les droits du roi Ladislas étaient réservés dans un délai maximum de trois ans, moyennant remboursement des frais supportés pour l'occupation et la garde du pays. Les termes dans lesquels l'acte était conçu n'étaient pas ceux d'une domination imposée, mais bien d'un contrat bilatéral impliquant l'accord des deux parties16.

26Au cours de son séjour à Nice, Amédée VII recevait les hommages de Vinadio (7 octobre), Utelle (13 octobre), la viguerie de Sospel (10 octobre), Toumefort et la vallée de Massoins (23 octobre)17. Le 25 octobre, il faisait l'acquisition sur la rive droite du Var du château de Gattières et, le 29 octobre, il prenait possession de la position importante que constituait le château d'Eze18.

27Après quoi, Amédée VII reprenait le chemin de la Savoie. Le 3 novembre, il recevait à Saint-Martin-Vésubie l'hommage de la viguerie de Puget-Théniers19.

28Dans les années qui suivirent la dédition, la maison d'Anjou ne manqua pas d'élever des protestations contre ce qu'elle considérait comme une usurpation ne tenant pas compte des principes du droit public provençal fondés sur l'inaliénabilité et l'indivisibilité du Comté.

29A la mort, en 1417, de Louis II qui avait vainement tenté plusieurs expéditions en Italie pour faire valoir ses droits sur le royaume de Naples, son fils Louis III, âgé de treize ans et demi, lui succéda sous la régence de sa mère Yolande d'Aragon. La Savoie était alors gouvernée par Amédée VIII, devenu duc en février 1416 par décision impériale. Le rapport des forces était nettement en faveur de la Savoie qui en profita pour conclure, le 5 octobre 1419, un traité par lequel, moyennant annulation de la dette contractée au temps de l’alliance entre Louis Ier et Amédée VI, les terres provençales occupées par le duc de Savoie lui étaient définitivement abandonnées20.

30Le problème n'était pas résolu pour autant. D'une part, Louis III, devenu majeur, ne ratifia jamais le traité de 1419 ; d’autre part, ce même Louis III était adopté, en 1423, par la reine Jeanne II, sœur et héritière dans le royaume de Naples de Ladislas de Duras, qui lui conférait l'ensemble de sa succession. On pouvait considérer que cette adoption marquait la réconciliation des Duras et des Anjou et confirmait ainsi les droits de ces derniers en Provence.

31La couronne de France, quand l'occasion lui paraîtra favorable, rouvrira le dossier. Louis XIV prendra le titre de comte de Nice à deux reprises, lorsque le sort des armes le conduira à occuper le pays, de 1691 à 1696 et de 1705 à 1713. Si les exigences des traités l'amenèrent à rendre Nice à ses anciens possesseurs, nous noterons toutefois qu'en 1713, avec le traité d'Utrecht, une première reprise est opérée et que la vallée de Barcelonnette demeure française. Le caractère provençal du Comté était encore affirmé dans l'adresse que les délégués auprès de la Convention nationale, Blanqui et Veillon, présentaient à cette assemblée le 10 janvier 1793 pour réclamer la réunion à la France : "Le pays de Nice, disaient-ils, dès son origine, a toujours fait partie de la Provence dont il ne lui reste que le langage".

32La dédition de 1388 inaugure une période de plus de quatre-cents ans pendant laquelle le pays niçois fut placé sous la souveraineté de la maison de Savoie, dont la politique intelligente et l'administration bienveillante ont laissé le meilleur souvenir. En célébrant le six-centième anniversaire de cet acte, les Niçois évoquent la mémoire d'une dynastie à laquelle leurs pères ont été sincèrement et profondément attachés.