1L'histoire du sud-est de la France a été marquée, au cours du XIIIe et du XIVe siècle, par quelques événements essentiels qui ont largement contribué à transformer pour des siècles, sinon pour toujours, le cours même de l'histoire de notre pays. Ce fut, d'abord, le mariage de Charles Ier d'Anjou, frère de saint Louis, avec l'héritière du comté de Provence et Forcalquier en 1246, suivi de son avènement au trône de Sicile en 1264-1265. Ce fut ensuite, au milieu du XIVe siècle, le passage du Dauphiné entre les mains du roi de France ou de son héritier, qui, venant, après la prise en charge de Lyon par Philippe le Bel, faisait entrer de fait toute la région d'entre le Rhône et les Alpes dans la mouvance politique de la maison capétienne. Une génération plus tard, c’étaient la dislocation de l'"empire" que la première maison d'Anjou avait rêvé de constituer sur la Méditerranée et le passage de la Provence sous l’autorité d'une nouvelle dynastie issue cette fois encore de la maison capétienne-la seconde maison d'Anjou-mais d’une Provence diminuée de sa partie orientale. En effet, la "dédition" de Nice et de son pays au comte de Savoie en 1388 se produisit presque simultanément avec la perte définitive du royaume de Naples et du Piémont, manifestation éclatante de l'échec d'une dynastie incapable de recouvrer son propre territoire, après avoir dû renoncer, en dépit de multiples tentatives toujours avortées, à son "royaume". Mais cet événement marquait aussi l’irrésistible ascension de la maison de Savoie qui, issue de son petit comté de Maurienne deux siècles plus tôt, n'avait cessé de mener une politique de plus en plus large l'amenant, jusqu'à l'époque contemporaine, à tenter de dominer des territoires sans cesse plus étendus au cœur des espaces alpins et méditerranéens. Il était juste qu'un tel événement fût commémoré et qu'il le fût à Nice même, dont le divorce d'avec les terres provençales, puis franco-provençales, devait commander l'orientation, la culture, l'économie, pendant près d'un demi-millénaire.

2A vrai dire, rien ne préparait vraiment Nice à une telle séparation. Économiquement la cité était pour les Marseillais une escale sur la route de Gênes et de Pise, et les comtes de Provence de la maison de Barcelone l'avaient dominée au même titre qu'Arles, Aix, Digne ou Fréjus. Sans doute, reflet de l'administration fossilisée de l'époque romaine où la province des "Alpes maritimes" était distincte de la Narbonnaise, Nice dépendait-elle, sur le plan ecclésiastique de la métropole d'Embrun, mais c'était aussi le cas de Digne, Grasse ou Antibes.

3Rien, non plus, ne semblait annoncer au milieu du XIVe siècle l’effondrement de cet "empire angevin" qui, depuis le milieu du XIIIe siècle, avait connu une expansion continue et dont les princes n'avaient cessé d'exercer leur poussée le long de la côte et dans les Alpes ainsi qu'au-delà même des monts, dans le comté de Vintimille et le val de Lantosque, dans la vallée de la Stura, sur les fiefs de Monaco et de Menton et jusqu'à Mondovi, Chieri, Albe, Asti. Tout cela aurait dû conduire Nice à demeurer une pièce importante dans le jeu des Angevins, princes français qui, par leur politique guelfe d'alliance avec la papauté, dominèrent, un temps au moins, à Florence et à Rome et qui tendaient à dominer la péninsule, des princes dont tout le sud napolitain était de plus en plus le centre du pouvoir et le ressort des finances, tandis que leur expansion vers l'Orient, par Durazzo, Corfou et l'Achaïe (le Péloponnèse) les amenait à regarder jusqu'à Constantinople, sans parler des arrière-pays de l'Europe centrale et orientale, Hongrie et Pologne et leurs annexes balkaniques, et sans renoncer à leurs prétentions constamment renouvelées sur la Sicile.

4Mais, précisément, ce conglomérat hétéroclite, plus étendu qu'aucun autre royaume d’Occident, unissant sans aucun sentiment de communauté des populations françaises et occitanes, italiennes et grecques, hongroises et slaves, dont chacune avait déjà ses particularismes et ses propres tensions internes, faisait de l'état angevin un espace incohérent, troué d'interstices hostiles et menacé par de multiples pouvoirs rivaux et ambitieux, un colosse éminemment vulnérable qui n'avait pu être constitué que par le génie personnel d'un Charles d'Anjou et qui ne s'était maintenu et accru que par la chance qui avait favorisé ses deux premiers successeurs Charles II et Robert. Déjà le mouvement populaire des Vêpres siciliennes en 1282 et l'incapacité des Angevins de mettre fin, par la guerre, la diplomatie et les mariages, à la scission interne du "royaume de Sicile" avaient révélé la faiblesse de l'Etat. Par la suite, la séparation de l'"empire" entre deux des douze enfants de Charles II -l'aîné, Charles Martel, et ses descendants ayant la Hongrie et ses annexes, le cadet Robert héritant de Naples et de la Provence-avec les premières rivalités qui devaient en découler, avaient contribué à affaiblir une construction aussi fragile.

5Certes le roi Robert mérita le surnom de Sage et tel historien, comme Emile-G. Léonard, a pu voir dans le règne de ce souverain législateur l'image même du "Buon Governo" ; mais il lui aurait fallu un successeur à la fois habile et énergique. Or son fils unique Charles, duc de Calabre, était mort avant lui et la succession échoua, fait exceptionnel à cette époque, aux mains d'une toute jeune femme, sa petite-fille, la reine Jeanne, dont on peut bien dire qu'elle était loin d'être la plus qualifiée pour exercer la plénitude des pouvoirs qui lui revenaient. Avec des velléités d’autorité personnelle, elle fut en fait le jouet des coteries qui l'entouraient et qui ne cessèrent de s'entredéchirer en provoquant une anarchie permanente dans l'Etat napolitain : peu de cours médiévales furent, en un demi-siècle, le centre d'autant d'intrigues et de scandales, sinon de crimes, dont la souveraine elle-même, comme ses époux successifs, furent, tour à tour, les auteurs ou les victimes. La vie déréglée de la reine, entrecoupée d'ardeurs religieuses en faveur des Fraticelles, lui valurent les visions de la mystique exaltée qu'était son amie la princesse sainte Brigitte de Suède qui, selon le témoignage de son procès de canonisation, lui reprochait d'avoir la nature du feu et le goût du sang, et qui lui faisait dire par un évêque qu'elle l'avait vue "en chemise souillée de sperme et de boue, assise sur une branche prête à casser, tandis qu’une voix s'écriait : Voici le singe qui pue l'odeur fétide de son derrière et qui a du venin plein le cœur". Le drame allait venir précisément de ce que la branche sur laquelle Jeanne était assise, un jour, vint à casser !

6A défaut d'une véritable politique de gouvernement, la reine et les différentes branches de sa famille menèrent une politique de mariages entre parents rivaux issus d'une même souche, contribuant à attiser les ambitions et à embrouiller les intérêts, sinon à entraîner une évidente dégénérescence de la descendance. On sait, en effet, que la reine Jeanne se maria quatre fois, sans avoir d'enfant né viable. Elle épousa successivement, d'abord, deux de ses cousins issus de germains, André de Hongrie puis Louis de Tarente ; ce fut ensuite un autre proche cousin, un désaxé notoire, Jacques [III] de Majorque ; après quoi, elle se remaria avec le second mari de la veuve du père de son défunt mari ! Sa sœur Marie, qui visait à l'évincer ou, à tout le moins, à lui succéder, épousait, de son côté, deux de ses oncles à la mode de Bretagne, Charles II de Duras, puis Philippe de Tarente, tandis que Marguerite, sa fille issue de son premier mariage, devait épouser Charles III de Duras, neveu du premier mari de sa mère, pendant qu'on faisait miroiter à l'autre fille, Jeanne, un mariage qui aurait pu mettre un terme au grand divorce entre Naples et la Sicile, avec le roi de "Trinacrie" Frédéric IV d'Aragon, encore un cousin.

7Jeanne, sans enfant, adopta d'abord son propre neveu Charles II de Duras, dont elle fit officiellement son héritier ; mais, par la suite, elle devait se raviser et, sous la pression du pape Grégoire XI qui exerçait un véritable protectorat sur Naples et la Provence alors en proie à l'anarchie, elle adopta un cousin plus lointain, Louis d'Anjou, qui avait surtout pour lui d'être frère du roi de France Charles V. Tout naturellement, Charles de Duras allait se considérer comme le véritable héritier naturel de sa propre tante en ne tenant aucun compte de la révocation de son adoption par elle, et il entendit bien se mettre en possession de l'héritage tant napolitain que provençal, ce qui paraît bien correspondre également à l’opinion de ses sujets.

8Comment aurait-il pu en être autrement, en Provence notamment ? Depuis une génération la région, déjà très fortement éprouvée par les pestes et par la forte dépopulation qui s'en était suivie, avait été parcourue et dévastée par des bandes de routiers français ou à la solde du roi de France, et précisément le duc d'Anjou lui-même avait personnellement collaboré avec Du Guesclin à l'une de ces invasions de la Provence en 1368 ; ensemble, ils avaient fait le siège de Tarascon, puis ravagé pendant plusieurs mois la Haute Provence jusqu'à Draguignan et Castellane.

9Comment faire confiance à un prince qui se mettait au service d'une papauté qui avait étendu son Comtat en grignotant notablement ses confins provençaux et qui, par ses légats, entendait bien gouverner l’Etat ? Un prince qui, au surplus, risquait de poursuivre la politique de son frère de France qui, quand il était dauphin, avait poussé les avantages du Dauphiné aux dépens de la Provence et dont la politique avait abouti à obtenir l'hommage du marquis de Saluces et à occuper, au-delà des Alpes, Carmagnole au moment où les Provençaux se voyaient évincés d'une large partie de leurs domaines ou de leurs prétentions en Piémont ? Quelle confiance pourvait-on faire à un prince à la fois besogneux et fastueux, dont les pressions financières et l'oppression des populations avaient provoqué des tumultes dans les villes et les campagnes du Languedoc dont son frère lui avait confié le gouvernement ?

10Sans qualités exceptionnelles, Louis d'Anjou était à la recherche d'une couronne et de pouvoirs. Il avait cru d'abord les trouver à Majorque ; puis, en 1374-1375, il avait séjourné en Avignon auprès du pape qui l’avait alors persuadé de se faire son auxiliaire en Italie dans la lutte de la papauté contre les Visconti, en envisageant pour lui-même un royaume que par la suite Clément VII devait lui conférer sous la forme du "royaume d'Adria" ; et cela au moment même où Charles V lui-même songeait à une alliance avec le roi de Hongrie Louis le Grand, dont une fille aurait épousé le tout jeune Louis d'Orléans : maître d'une large partie de l'Europe centrale et orientale, le roi de Hongrie prétendait alors à la succession napolitaine comme chef de la branche aînée de la maison d'Anjou, l'indemnité qui devait sanctionner sa renonciation au trône de Naples ne lui ayant jamais été payée.

11Chef du gouvernement de la régence organisée, avec ses frères les ducs de Bourbon, de Berry et de Bourgogne, à la mort de Charles V, il avait contribué à dilapider le trésor laborieusement amassé par le roi. Puis, soudain, il abandonne toutes ses responsabilités pour répondre à l'appel du pape d'Avignon Clément VII en décidant d'aller combattre en Italie les partisans du pape de Rome Urbain VI, avant de tourner en définitive ses ambitions vers le trône de Naples en allant au secours de Jeanne, sa "mère" adoptive. Ne pouvait-on pas craindre en Provence qu'il continuât à faire payer à ce pays une large partie du cens que le royaume de Naples devait verser au pape et que la reine Jeanne, dans ses prodigalités et désordres financiers, avait cessé de payer et dont les arriérés s’accumulaient malgré les incessantes réclamations pontificales et en dépit des versements faits à la reine par ses territoires provençaux ?

12Dans le passé de l'Europe, il n'y eut sans doute aucune époque où se produisirent autant d'événements de toute nature qui modifièrent aussi profondément le cours même de son histoire d'une extrémité à l'autre du continent que la décennie qui s'ouvre en 1377-1378, et il n'est pas inutile d'en rappeler ici les principaux. En 1377 meurt Edouard IV d'Angleterre, dont le fils Richard II a affaire au mouvement de Wycliff et au soulèvement des "Travailleurs" de Wat Tyler ; meurt aussi Frédéric IV de Sicile, dont la fille Marie doit se réfugier à Barcelone. En 1378, c'est la mort de l'empereur Charles IV de Luxembourg, dont le fils Wenceslas va rencontrer les difficultés qui provoqueront sa déposition ; à la même date, c'est la révolte des Ciompi à Florence, et aussi, avec la mort du pape Grégoire XI, le drame du Grand Schisme qui partage l'Europe entre une obédience avignonnaise avec Clément VII et une obédience romaine avec Urbain VI. En France, Charles V meurt en 1380, ouvrant une régence difficile, que marquent le soulèvement de la Flandre, la révolte des Maillotins à Paris et de la Harelle à Rouen tandis que s'opère en Languedoc la recrudescence de l'activité des Tuchins. En 1382 avec la mort de la reine Jeanne I de Naples, c'est l'affrontement des prétendants à sa succession : Louis I d'Anjou qui meurt lui-même en 1384, son allié Amédée VI de Savoie -le Comte Vert- l'ayant précédé de quelques mois dans l'au-delà, tandis que son rival heureux Charles de Duras disparait lui-même dès 1386. Tandis qu'en Asie, c'est le déferlement des Mongols de Tamerlan qui foncent à travers l'Iran, les Turcs contournent la mer Noire et, de 1385 à 1387, s'emparent de la Bulgarie, d'une partie de la Serbie, de Salonique et, après la bataille de Kossovo, menacent l'Europe centrale, dont le rempart qu'était Louis le Grand d’Anjou était mort dès 1382, en provoquant la séparation de ses royaumes de Pologne et de Hongrie, Sigismond de Luxembourg alors margrave de Brandebourg devenant roi de ce dernier royaume en 1386. Dans la péninsule ibérique, ce fut en 1379 la disparition de Henri II de Transtamare, en 1383 celle de Ferdinand de Portugal et la tentative de soumission de son royaume par les Castillans, sans compter celle de Pierre IV le Cérémonieux, qui avait mené la politique aragonaise dans les affaires si complexes de Majorque et aussi de Sicile. Ce rappel succinct des bouleversements qui ébranlèrent l’Europe au cours de cette décennie devait être fait pour qu'on puisse saisir dans quel contexte général allait se régler l'affaire napolitaine, provençale... et niçoise.

13Le retour de Grégoire XI à Rome s'était opéré dans une Italie où le trouble était à son comble : dans le Nord, les Visconti tentaient d'établir leur puissance dans toute la Lombardie et menaient, tout comme le comte de Savoie, une politique active en Piémont, et ils ne cessaient de menacer le pouvoir pontifical à Bologne. Gênes et Venise se livraient dans l'Adriatique une lutte à mort, dans laquelle Louis le Grand, roi de Hongrie, déjà maître d'une partie de la "Terre Ferme", ne se privait pas d’intervenir pour achever le contrôle de cette mer dont il détenait la majeure partie des rives orientales. En Italie centrale, le légat et futur pape Robert de Genève noyait dans le sang la révolte de Césène, et, dans le royaume de Naples, l'éventuelle succession de la reine Jeanne suscitait des ambitions rivales.

14Mais dès l’année suivante, la mort du pape (27 mars 1378), suivie de la double élection d'Urbain VI à Rome et, peu après, de Clément VII à Fondi par les cardinaux délibérant sous la protection de la reine Jeanne, mit définitivement le feu aux poudres, en provoquant l'ouverture du "Grand Schisme". Ce fut précisément la lutte entre les obédiences des deux pontifes qui allait conditionner en majeure partie le sort des Etats angevins.

15Charles de Duras venait, en Italie du Nord, d'écraser les Vénitiens et Urbain VI misa sur lui pour se venger de Jeanne, tenue pour responsable de l'élection schismatique de Clément VII, et pour conquérir son royaume de Naples. Florence et Bologne appuyaient cette intervention, et Louis de Hongrie, dont il avait conduit victorieusement l'armée, y voyait la possibilité de venger ainsi la mort de son frère André, le premier époux de Jeanne qui en était réputée la meurtrière. Dès l'automne 1379, la décision de Charles était prise.

16La reine riposta en adoptant secrètement Louis d'Anjou comme son fils et héritier potentiel (1er février 1380). Le 11 mai suivant, Urbain VI déliait les sujets de Jeanne de leur lien de fidélité envers elle, et celle-ci répliqua en rendant publique l'adoption de Louis d'Anjou et en lui conférant le titre de duc de Calabre que portait traditionnellement l'héritier de la couronne (29 juin). Simultanément Clément VII avait chargé Louis d'Anjou de recouvrer l'Italie urbaniste en lui concédant un royaume à conquérir en Italie du Nord, le "royaume d'Adria", taillé en partie dans les territoires occupés par Charles de Duras ou par Louis de Hongrie et en partie dans les Etats pontificaux urbanistes (28 juin). Peu après, Clément VII, qui semble avoir été à l'origine du projet de l'adoption de Louis par la reine, la reconnut par une bulle du 22 juillet : ainsi renonçait-il soudain à ce qui avait été la politique séculaire de la papauté, qui toujours avait tendu à éviter que fussent réunis en une seule main les territoires de l'Italie méridionale à ceux de l'Italie du Nord.

17La mort de Charles V en septembre troubla profondément le jeu : l’exercice de la régence par le duc d'Anjou ne pouvait qu’entraver l'accomplissement de ses projets italiens. Tout au moins en profita-t-il pour prendre à son service des bandes françaises et puiser dans le Trésor royal. Au contraire, Charles de Duras, libéré de ses soucis du côté de Venise, avait pris les devants au nom du pape Urbain VI. Après avoir rallié à sa cause Florence, Sienne et la Toscane, il avait rencontré le pape à Rome et commencé d’envahir le royaume de Naples, dont Urbain VI l'investit officiellement le 1er juin 1381. Dès le mois d'août, il était maître de Naples et Jeanne elle-même avait dû faire sa reddition : elle était désormais sa prisonnière.

18Louis d'Anjou tergiversait : il hésitait à abandonner à ses frères la totale conduite des affaires de France. Finalement, il se rendit en Avignon où le pape le fit duc de Calabre (22 février 1382). Mais la Provence s'était presque toute entière tournée contre lui : Aix négociait depuis un grand mois déjà la constitution d'une ligue pour la défense de la reine ; en mars, la plupart des villes rejoignirent le mouvement auquel les historiens ont donné le nom d'"Union d'Aix" et qui tint de véritables "Etats" de Provence. Par la suite, l'Union prit le parti de Charles de Duras, tant par souci de légitimité, Charles étant neveu et donc héritier naturel de la reine, que par hostilité à la personne même de Louis. Noël Coulet en a conté l'histoire au cours du présent colloque.

19Pour contourner l'obstacle provençal et gagner directement son royaume italien plus prestigieux, Louis d'Anjou acheta les alliances de ceux qui pouvaient lui ouvrir la porte des Alpes et la route vers Rome : le comte de Savoie et le seigneur de Milan. Au comte de Savoie, Amédée VI, le "Comte Vert", dont la femme, Bonne de Bourbon, n’était autre que la sœur du roi Charles V, Louis avait bradé, dès le 19 février, contre sa participation à l'expédition napolitaine projetée, tout ce qui subsistait des possessions angevines du Piémont et dont une partie était d'ailleurs déjà tombée entre les mains savoyardes : Coni, Mondovi, Albe, Asti..., sans qu'on puisse exactement déterminer si, dans son esprit, il s'agissait d'un abandon définitif ou bien d'un engagement des terres et des revenus, dans l'attente du remboursement des frais engagés pour la future campagne, ce que la suite des événements rend le plus vraisemblable. C'était, en tous cas, une spectaculaire poussée de cet Etat savoyard qui, né dans les montagnes de Maurienne, parvenait à moins de cent kilomètres de la mer et dont le prince, par sa diplomatie, était devenu un des plus puissants d'Italie : moment capital dans l'histoire de cette principauté, duquel va découler une orientation nouvelle de sa politique. Peut-être, d'ailleurs, le Comte Vert visait-il plus loin dès cette époque, car on a déjà remarqué qu'au témoignage d'un facteur du grand marchand de Prato Francesco Datini, la Provence orientale, Nice et Vintimille, ne participèrent point à l'Union d'Aix et faisaient dès ce temps bande à part. Simultanément, Louis se procurait l'alliance des Visconti de Milan en fiançant son jeune fils Louis-le futur Louis II son successeur-à Lucia Visconti, fille de ce Bernabo qui avait causé tant de tracas à Grégoire XI.

20Clément VII rendait l'engagement de Louis d'Anjou irréversible en procédant à son couronnement royal le 30 mai 1382, du vivant même de la reine Jeanne, toujours prisonnière. Mais au moment même où Louis franchissait les Alpes, faisait sa jonction à Turin avec le Comte Vert et avec le comte de Genève, frère du pape, et mariait à Milan son fils avec Lucia Visconti, Charles de Duras faisait disparaître tragiquement la reine à la fin de juillet 1382.

21En dépit de l'importance des troupes dont il disposait et des secours financiers qui lui furent envoyés de Paris et d'Avignon, l'expédition de Louis se traîna. Le 1er mars 1383, le Comte Vert, atteint par une épidémie qui frappait lourdement son entourage, disparaissait brusquement. Néanmoins Louis, gonflé de l'orgueil de sa nouvelle dignité royale, prenait officiellement en août le titre de "roi de Sicile et de Jérusalem" et songeait dès lors à la conquête de cet autre royaume à une époque où pourtant les Turcs s'étaient déjà rendus maîtres d'une bonne part de l’Europe orientale. Là dessus, il réussit à prendre Bari, mais atteint lui-même par la maladie, il succomba le 20 septembre 1384, en laissant à son fils Louis II la mission de poursuivre les mêmes chimères, voie dans laquelle celui-ci allait d'ailleurs persévérer pendant une quinzaine d'années.

22Mais en Hongrie Louis le Grand était mort dès le 10 septembre 1382, laissant, en principe la double couronne de Hongrie et de Pologne à sa jeune fille Marie, alors fiancée à Sigismond de Luxembourg, mais sous la régence de la reine Elizabeth. Libéré du guépier napolitain par la mort de Louis d'Anjou, Charles de Duras bondit à Buda pour y faire valoir ses droits à la couronne ; il y prend le pouvoir, mais est finalement assassiné en février 1386, avec la connivence de ses cousines, laissant à son tour pour héritier un fils de dix ans, Ladislas, sous la tutelle de la reine mère Marguerite.

23Etrange situation que celle de l’Europe de ce temps où, au milieu de ce bouillonnement des passions de ces nouveaux Atrides, tous les protagonistes disparaissent les uns après les autres, victimes des ambitions et des sanglantes vengeances de leurs cousins ou de leurs conjoints, tandis que la réalité du pouvoir passe aux mains des femmes. Marie de Blois gouverne les domaines angevin et provençal de son fils Louis II ; Marguerite de Duras, le royaume italien de son fils Ladislas ; Elizabeth de Pologne, le double royaume de Louis le Grand qu'elle va partager en mariant ses filles, Marie de Hongrie avec Sigismond de Luxembourg et Hedwige de Pologne avec Jagellon de Lithuanie. Dans l'Etat savoyard, c'est la comtesse mère, Bonne de Bourbon, qui dirige les affaires en vertu du testament du Comte Vert, bien que son fils, Amédée VII, le Comte Rouge, ait déjà 23 ans à la mort de son père. Et dans l'ensemble on peut considérer qu'elles ont agi de façon remarquable. Il est curieux qu'alors que l'historiographie a tant insisté au cours des dernières années sur l'histoire de la femme au Moyen Age, il ne se soit pas encore trouvé un historien pour mettre véritablement en lumière ce rôle politique des femmes dans cette période qui va de Jeanne Ière de Naples à Isabeau de Bavière !

24A la mort de Louis I d'Anjou à Bari, les troupes françaises mises à sa disposition et qui opéraient alors en Italie centrale se retirèrent ; mais on constate qu'à l'instigation des autres oncles de Charles VI, Bourbon et Berry, des bandes se mirent à lutter en Provence même contre les tenants de l'Union d’Aix et le parti des Duras, mais cette fois, semble-t-il, pour le compte du roi de France lui-même. Mais Marie de Blois agit avec beaucoup d'adresse au milieu des factions et progressivement elle réussit à réduire les oppositions et à rallier à son fils la plus large partie de la Provence, tandis que la région orientale du comté en venait à rester presque seule fidèle à Ladislas.

25En Savoie, d'autre part, Bonne de Bourbon, s'appuyant sur son frère le duc Louis II de Bourbon et sur son neveu, le duc Jean de Berry, beau-père du jeune Amédée VII, menait une politique résolument pro-française qui servait les intérêts du jeune comte. Celui-ci participait dès 1384 aux opérations françaises contre l'armée anglaise, en était récompensé par le don de l'Hôtel de Savoie à Paris, servait de nouveau l'année suivante dans l'ost qui devait débarquer en Angleterre et assistait au sacre de Charles VI. Il contribuait alors à négocier un projet de mariage du duc Louis d'Orléans (alors duc de Touraine) avec Valentine Visconti, la fille de Jean-Galéas, le comte de Vertus, qui venait précisément de déposer à Milan son parent Bernabo (mai 1385). Une telle politique lui permettait, d'une part, de confirmer en Piémont son autorité sur son cousin Amédée de Savoie, prince d’Achaïe, et de contenir les velléités d'expansion du marquis de Saluces ; mais surtout, il put en 1385 recouvrer Coni, le val de Demonte et la vallée de la Stura avec le château de Jausiers et l'année suivante, par le col de Larché, prendre pied dans la vallée de Barcelonnette et l’occuper. Cela le mettait en relation avec la Provence orientale et il n'est pas indifférent de constater qu'aussitôt le seigneur de Beuil, Jean de Grimaldi, vint le trouver pour lui demander paiement d'une dette à laquelle était tenu autrefois son père le Comte Vert envers lui. Dès ce moment, il est évident que le Comte Rouge et sa mère, misant à la fois sur leurs relations avec le duc d'Orléans et sur une diplomatie active avec toutes les parties en présence, préparent une extension de leur Etat, le seul stable et parfaitement organisé de toute la région.

26Jamais la situation à cet égard n'aurait pu être plus favorable. En avril 1387, Valentine Visconti apportait en dot à Louis d'Orléans le comté d'Asti et la promesse de l'ensemble de la succession de son père Jean-Galéas si celui-ci mourait sans descendant mâle. A Naples, Othon de Brunswick, le dernier mari de Jeanne de Naples, changeant de camp une nouvelle fois, expulsait de la cité les partisans de Ladislas. Louis II d'Anjou, à qui Clément VII avait renouvelé l'investiture du royaume en mai 1385, échafaudait un nouveau projet de reconquête, qui aboutira cinq ans plus tard avec sa rentrée dans "sa" capitale. Bénéficiant d'une trêve avec l'Angleterre intervenue en 1388 et qui sera renouvelée pour trois ans en 1390, Charles VI, qui prend en mains personnellement le gouvernement de son royaume, a les mains libres et c'est avec son oncle le duc de Bourbon qu'il va faire son grand voyage de Languedoc, rencontrer le pape Clément VII et envisager de le faire reconduire à Rome par son armée. Gênes est pratiquement neutralisée : le duc de Bourbon accepte de mener une expédition de "croisade" en Tunisie pour la libérer de la course basée sur Al-Mahdia et la ville, en 1392, fera à Charles VI une proposition d'alliance qui aboutira au protectorat du roi de France sur la ville. Le pape ressort en faveur de Louis d'Orléans le projet de création d'un royaume d'Adria en contre-partie de son aide. L'isolement de la région orientale de la Provence, demeurée en principe fidèle à Ladislas, est donc total : elle ne peut compter sur aucun appui extérieur.

27On comprend parfaitement, dans ce contexte, que l’initiative d'un soutien acceptable pour les diverses parties en présence soit venue du sénéchal de Provence pour Ladislas, Jean de Grimaldi, lui-même directement intéressé à l'affaire en tant que seigneur de Beuil. En janvier 1388, le comte de Savoie recevait à Chambéry une députation du clan traditionnel des "Guelfes" provençaux d'origine génoise, les Spinola et les Grimaldi, qui étaient désormais possessionnés dans le haut pays après avoir dû reconnaître à Gênes, en 1357, la possession de Monaco et au marquis del Caretto, en 1378, celle de Menton. Puis, le 2 avril 1388, Louis de Grimaldi donnait procuration à son frère Louis pour négocier avec le Comte Rouge les conditions dans lesquelles les pays d'obédience "napolitaine" pourraient se rallier à lui. Il n'est d'ailleurs pas impossible qu'il l'ait fait avec l'accord de Ladislas lui-même, compte tenu de l'imbroglio politique dans lequel celui-ci se débattait et en vue de réserver l'avenir ; car ce n'est certainement pas une coïncidence si le 14 avril le "roi" lui renouvelait expressément son office de gouverneur de Provence et de sénéchal.

28On s'entendait sur la remise à Amédée des vigueries de Nice, de la Tinée et du val de Lantosque, de la baylie de Villeneuve et du comté de Vintimille, ainsi que de la baylie de Barcelonnette, déjà occupée par lui, mais à condition de les défendre contre quiconque, d'en respecter les privilèges et de ne jamais obliger les populations à combattre contre Ladislas. Jean de Grimaldi vint alors ratifier cet accord à Barcelonnette, tandis que la cour de Savoie lui octroyait un accroissement notable de ses propres fiefs.

29A l’automne, le Comte Rouge, qui était jusqu’alors auprès de Charles VI, vint prendre possession de ses nouveaux territoires. Avec une remarquable habileté, il se présenta non pas comme comte du pays, mais en sa qualité de vicaire impérial qui lui avait été précédemment conférée, et en arborant les armes de l'Empire. De Saint-Jean-de-Maurienne, il passe par le Galibier, gagne Barcelonnette où il confère le 9 septembre avec Jean de Grimaldi et y reçoit les serments de ses nouveaux sujets ; il arrive devant Nice le 28. La veille, le Grand Conseil de la ville avait délibéré et accepté la "dédition" de la cité, pour trois ans, au bout desquels une solution définitive devait être prise : en effet, le comte, comme vicaire impérial, étant responsable de la garde et défense de Nice contre quiconque, Ladislas devait lui verser dans ces trois années les sommes entraînées par ces frais. Une telle clause, qui témoigne une fois de plus des qualités de diplomate du comte, permettait de sauvegarder les apparences vis-à-vis de toutes les parties en cause. Les statuts de la ville étaient, d'autre part, renouvelés et Jean de Grimaldi confirmé comme vicaire du comte de Savoie, son frère Louis de Beuil devenant sénéchal.

30L'année suivante, quand Charles VI, au cours de son voyage en Languedoc, vint en Avignon, Louis II protesta auprès de lui et auprès du pape contre cette usurpation de souveraineté dont il avait été victime ; mais il était alors demandeur dans l'affaire qui lui tenait le plus à cœur : couronné comme roi de Sicile par le pape en mai précédent, il s'apprêtait à partir, accompagné de troupes françaises et muni des subsides pontificaux, reconquérir son royaume et assurer le retour du pape à Rome. Clément VII intervint donc comme médiateur : Amédée VII rappelait, en effet, opportunément, que, malgré les engagements pris alors, son père n'avait pas été remboursé des sommes que lui avait coûtées son expédition d'Italie avec Louis Ier ; il fut donc dit que les territoires occupés par la Savoie constituaient le gage du paiement ultérieur de cette dette, paiement qui devrait intervenir dans les douze ans.

31En 1391, Ladislas n'ayant pu s'exécuter et verser les sommes qu'il s'était engagé à payer au comte, la "dédition" de 1388 devenait effective en ce qui le concernait : les Niçois prétèrent alors au représentant du comte le serment de fidélité qui avait été prévu. A ce moment même, le Comte Rouge disparaissait tragiquement dans son château de Ripaille en provoquant une crise grave dans l'Etat savoyard.

32En revanche, les Angevins ne renonçaient pas à leurs possessions ; mais la veuve de Louis II, Yolande d'Aragon, et son fils Louis III, incapables de verser, eux aussi, le montant de leur dette, finirent par consentir le 5 octobre 1419 un traité par lequel, contre l'abandon de cette créance de 164.000 florins, ils cédaient à celui qui était devenu l'année précédente le "duc" Amédée VIII tous leurs droits sur ce que l'administration de la Cour de Savoie appelait désormais "les terres neuves de Provence".

33Ainsi prenait fin un long litige qui avait permis à la maison de Savoie, sans guerre et grâce à l'habileté de ses comtes, de couronner par un débouché sur la mer sa lente et irrésistible expansion territoriale, à une époque où tous les conflits débouchaient sur des guerres sanglantes et interminables. Nice et les hautes vallées des Alpes maritimes devaient dès lors demeurer pendant près de cinq cents ans au sein de l'Etat savoyard. Il convenait donc bien que le sixième centenaire d'un événement majeur de notre histoire fût commémoré par le présent colloque et que l'histoire médiévale de cette région en fût éclairée.