1Henri le Lion est un des princes les plus prestigieux de l'histoire allemande. Né vers 1130-1135, il devint duc de Saxe en 1142, récupérant ainsi le duché que le roi Conrad III avait enlevé à son père en 1138. De son cousin germain Frédéric Barberousse, devenu roi en 1152, il obtint de nombreux privilèges et le duché de Bavière, qui s'ajouta au précédent. Henri se montra un parent et un allié fidèle du souverain pendant plus de vingt ans. Puis en 1179, il fut cité devant la cour royale et, en 1180, privé de ses deux duchés. La chute était d'autant plus brutale que le duc avait atteint des sommets. Contraint à l'exil en Angleterre, il fut absent de 1182 à 1185, et ne récupéra plus tard que ses biens patrimoniaux. A sa mort en 1195, il laissait à ses descendants ce qui devint le duché de Brunswick et de Lunebourg1.

2Cette personnalité fascinante a été l'objet de plusieurs biographies et de notices2, et on la retrouve fréquemment dans les ouvrages qui traitent de l'histoire de l'Allemagne au XII^e siècle ou des Staufen, et en particulier de Frédéric I^er. Le gouvernement de Henri le Lion et certains épisodes de sa vie ont par ailleurs spécialement retenu l'attention ; ainsi en est-il de sa politique à l'égard des évêchés et des villes de ses duchés, ainsi en est-il encore davantage pour ce qui concerne son procès, ses circonstances, les explications qu'on peut en donner et ses prolongements dans les institutions féodales allemandes3. Mieux encore, l'acquisition récente de l'évangéliaire de Henri le Lion, chef d'œuvre liturgique et artistique, a suscité de nouvelles recherches et analyses, portant avant tout sur la date de sa fabrication, qui conditionne bien des interprétations4. Au total ce prince retient naturellement l'attention par sa dimension historique ; il vient particulièrement à sa place dans un colloque consacré au prince et au pouvoir.

3Il n'est pas de mon intention de réexaminer les différentes questions qui viennent d'être évoquées, et de remettre en cause les conclusions des historiens qui se sont penchés sur l'histoire de ce prince. Je veux seulement m'interroger sur le destin fascinant d'un homme qui, ayant eu à exercer des pouvoirs et ayant disposé d'une richesse qui en faisaient quasiment le second après l'empereur, a connu en peu de temps la déchéance et l'exil. Ce qui s'est passé alors en Allemagne aurait-il pu se passer en France, c'est aussi la question qu'on peut penser dans une rencontre où sont présentés les pouvoirs princiers dans différents pays. Je me contenterai donc de rappeler les bases de son pouvoir et de sa richesse, avant de reprendre le contexte historique de sa chute et de poser la question de son destin.

Un prince aux pouvoirs quasi souverains

4Avant toutes choses, Henri le Lion était titulaire de la fonction ducale en Saxe et en Bavière. On sait combien il est difficile de matérialiser une telle charge, un tel honneur. Il serait grave de croire que son pouvoir équivalait à le rendre maître d'un territoire appelé duché. Le duc était le représentant du roi dans une partie du royaume, où il avait plus ou moins de possessions personnelles. S'il est vrai que le duc se trouvait souvent placé à la tête d'une région dont il était originaire et où il contrôlait des biens patrimoniaux, il n'en est pas moins vrai qu’il pouvait se voir confier une région qui lui était tout à fait étrangère, et où son pouvoir se heurtait à la puissance des seigneurs locaux alleutiers et indépendants. Le duc devait se contenter alors des biens et des droits que le roi lui déléguait. A cet égard Henri le Lion n'était donc d'abord que duc en Saxe, plus que duc de Saxe, mais il contrôlait à ce titre l’avouerie d'abbayes royales et de chapitres parmi les plus puissants (Corvey, Helmarshausen, Herford, Hilwartshausen, Nordhausen), il était chargé de faire régner la paix, d'assurer la paix sur les routes, bref d'exercer un pouvoir militaire, judiciaire, économique qui était depuis toujours celui des délégués du roi. En outre Henri avait, comme on va le voir, des biens familiaux dans le pays. Dans son cas, l'originalité provient du fait qu'il entreprit de faire du duché de Saxe un territoire personnel.

Un ensemble impressionnant de biens

5Tout d'abord ce fils de Henri le Superbe a hérité et acquis une fortune immense, qui lui donnait des moyens d'action importants. Unique héritier de ce duc de Bavière, de la vieille lignée des Welfes, et de Gertrude de Supplinbourg, il héritait de riches biens patrimoniaux du côté de son père en Bavière et en Souabe et du côté de sa mère en Saxe5. Il y ajouta, on le sait, les fonctions ducales de Saxe et de Bavière, qu'avait détenues son père avant lui. Sa famille d'origine bavaroise était maîtresse du duché depuis plusieurs générations, la Saxe avait été obtenue à la faveur du mariage de Henri le Superbe avec la fille de Lothaire de Supplinbourg, élu roi en 1125. Cela lui valait de disposer de plusieurs héritages importants : ceux des Billung (Lunebourg, haute avouerie de Paderbom), des Brunonides (région autour de Brunswick), et des Supplinbourg (comté Henri le Lion eut la chance de récupérer des biens également importants, ceux de la famille de Stade au nord et près de Brême6, ceux des Winzenburg autour de Northeim et de Göttingen. Enfin il fallait compter avec diverses avoueries d'abbayes de l'évêché de Mayence (Heiligenstadt, Northeim, Reinhausen), et d'autres appartenant au patrimoine welfe (Königslutter, églises de Brunswick). Les possessions du duc n'étaient pas groupées, elles étaient partagées en deux, la Thuringe se développant entre Saxe et Bavière ; en outre, des biens situés en Souabe constituaient un troisième groupe.

6Henri le Lion, comme tout prince allemand de son temps, se trouvait à la tête d'un grand ensemble de biens, mais qui était très composite. En effet à ses biens personnels et aux bénéfices tenus du roi il ajoutait les fiefs des grands et petits vassaux, comtes et seigneurs. Se rendant compte des inconvénients que représentait une telle dispersion pour l'efficacité d'un gouvernement, il tenta d'y remédier par une politique de regroupements (par achat, échange, conquête), cherchant à construire un territoire welfe entièrement soumis à lui et sans intermédiaire, souhaitant une cohésion qui paraissait alors impossible et qui ne fut atteinte dans d'autres pays qu'au siècle suivant7. Une telle vision politique ne pouvait pas ne pas inquiéter les grands princes laïcs et ecclésiastiques (archevêques de Magdebourg, de Cologne, de Brême, évêque de Halberstadt, dynastie ascanienne, comte palatin de Thuringe). Ceux-ci, saxons et non saxons, disposaient de pouvoirs et de droits en Saxe ; ils s'efforcèrent donc autant qu'ils le purent de contrarier les efforts princiers, cédant tant que le seigneur était puissant, prenant leur revanche quand il fut affaibli8.

Le contrôle des évêchés et des évêques

7Depuis le IX^e siècle et l'époque carolingienne, les évêchés étaient placés sous le contrôle de l'empereur. Seuls ceux de la Bavière lui échappaient en partie et étaient placés sous l'obédience ducale. La Querelle des investitures n'avait pas vraiment interrompu cette tradition. Certes Lothaire IIΙ s'était montré un fidèle observateur du concordat de Worms, mais par la suite les souverains Staufen avaient repris l'initiative et Frédéric I^er tenta même de recréer une église impériale. En tout cas, si le roi ne remettait plus la crosse et l'anneau, il investissait les prélats des biens épiscopaux et par conséquent ne perdait pas de vue les élections épiscopales.

8Dès 1152 Henri le Lion demanda à intervenir en personne dans les évêchés de Nordalbingie, qui avaient alors quasiment disparu, et en 1154 ces droits lui furent reconnus, alors qu'ils revenaient en priorité au souverain9. C'était là un privilège très important, un cadeau royal fait au parent du nouveau roi par ce dernier. L'archevêque de Brême avait déjà fait le nécessaire pour remettre sur pied les sièges d'Oldenbourg et de Mecklenbourg, mais il fallait leur donner les moyens matériels de vivre et seul le duc de Saxe pouvait régler ce problème en les dotant. Contre le prélat de Brême, Henri le Lion intervint avec décision, opéra le rétablissement du siège de Ratzebourg, veilla à la construction d'une cathédrale, puis s'occupa du transfert de l'évêque d'Oldenbourg à Lubeck, et de celui de Mecklenbourg vers Schwerin. Certes cette affaire des évêchés de Nordalbingie est beaucoup plus compliquée dans le détail, il suffit d'en retenir l'exercice par le prince de pouvoirs souverains avec le consentement du roi.

9Henri le Lion gouvernait deux duchés qui comprenaient de nombreux sièges archiépiscopaux et épiscopaux (Halberstadt, Hildesheim, Magdebourg, Verden, Minden, Paderbom, Munster), et les occasions d'intervenir dans les élections et dans la vie des évêchés ne manquèrent pas (Il était grand avoué de Brême, Osnabruck, Verden). On le vit naturellement en Bavière, où la tradition du contrôle ducal était ancienne ; cela ne changeait donc pas avec les périodes précédentes ; on le vit aussi en Saxe, où à maintes reprises Henri parvint à mettre ses candidats sur des sièges devenus vacants. C'est ainsi notamment qu'il mit en place Gero à Halberstadt et qu'il eut à l'égard de cette église un comportement si autoritaire et cupide que c'est de là que partit plus tard sa condamnation.

Un animateur de villes

10On s'est interrogé pour savoir si Frédéric Barberousse avait eu une politique économique ; la question paraît superflue pour Henri le Lion. On lui reconnaît surtout le mérite de l'animation de Lubeck, mais il convient d'élargir ce champ. Là encore la Bavière ne fut pas son terrain favori d'exercice et on n'y cite guère que Munich et Landsberg comme objets de son attention, ce qui n'est pas rien tout de même10. Henri fut certainement attiré par les questions commerciales et les villes qui étaient naturellement les centres privilégiés des échanges. On avait sans doute sur ce point abandonné les centres économiques des siècles antérieurs, souvent confondus avec des abbayes et des chapitres ; partout se développaient des bourgs près des églises et des châteaux, et ici et là se formaient de forts noyaux urbains. La preuve de l'intérêt qu'y portait Henri se trouve dans le nombre impressionnant de villes dont le mérite de l'expansion est traditionnellement reconnu au prince. Il serait plus raisonnable de s'en tenir aux deux exemples incontestables.

11Celui qu'on retiendra d'abord est le cas de Lubeck11. Cette bourgade existait depuis longtemps déjà, mais son activité commerciale était médiocre. Pour donner un coup de fouet aux échanges, le Lion commença par fonder une nouvelle ville qui prit son nom (Löwenstadt), mais l'emplacement n'était pas favorable et l'on revint aux bords de la Wakenitz12. En 1159 tout fut mis en œuvre pour donner forme à une grosse agglomération fortifiée, riche de plusieurs églises et de places marchandes, d'un port, et, on le sait aussi, du siège d'un évêque. Le résultat fut brillant et la ville de Lubeck fut promise à un éclatant avenir.

12Le second cas est d'autant plus captivant qu'il illustre mieux encore les ambitions princières. Il s'agit de Brunswick13. Le nom de cette bourgade trahit son ancienneté et son activité commerciale. Au milieu du XII^e siècle il n'y avait encore que trois noyaux rapprochés. En 1166, Henri décida de planter là ce qui serait en quelque sorte sa capitale et d'y dresser un socle sur lequel figurait en bronze un lion, alors emblème de sa famille, bientôt emblème du clan des welfes, l'animal qui lui donna son surnom. Cette statue orgueilleuse, la première en Europe pour un animal, défiait en quelque sorte les grands seigneurs qui s'opposaient à ses ambitions. Il fortifia le château de Dankwarderode, fit élever à partir de 1173 une grande église (Saint-Biaise ou Blasiusstift), qui est un chef d'oeuvre d'architecture et où il repose avec sa seconde épouse, Cette initiative était la première de ce genre. Brunswick, qui faisait en quelque sorte pièce à la royale voisine de Goslar, acquit une telle importance que la ville fut plus tard le centre d'un duché. C'est le prince bâtisseur qui est ici présent.

Le prince égal des rois

13Henri le Lion épousa en premières noces en 1150 Clémence, de la famille ducale de Zähringen, qui lui donna une fille, Gertrude. Faut-il imputer leur séparation à des conditions politiques ou au fait qu'aucun fils n'était né de leur union ? Toujours est-il que le duc abandonna son épouse en 1162. Il aurait par cet acte pris le parti de Barberousse qui avait des difficultés avec la famille de Zähringen. Quelques années plus tard des pourparlers furent engagés avec la famille Plantagenêt pour organiser un nouveau mariage de Henri : l'élue était Mathilde, fille encore jeune de Henri II roi d'Angleterre et d'Aliénor d'Aquitaine. En 1168 l'union fut consacrée ; elle fut féconde puisque trois garçons furent donnés au couple. Ce rapprochement avec la dynastie Plantagenêt apportait à la lignée ducale de Saxe un grand honneur. Tandis que Frédéric I^er, après l'échec de son union avec Adèle de Vohburg, avait épousé l'héritière du comté de Bourgogne Béatrice, son cousin germain épousait une fille de roi14.

14L'aura de Henri le Lion ne cessait de se développer et il était alors à l'apogée de sa puissance et de sa fortune. En 1171, cela se concrétise dans des déplacements qui lui permettent de mesurer sa puissance et son autorité à travers les hommages qui lui sont rendus. Il fait ainsi une tournée en Bavière, puis en Souabe, ce qui lui permet de faire venir autour de lui une cour impressionnante de princes, barons et vassaux, de seigneurs et de ministériaux. Remontant vers le nord, sa route croise celle de l'empereur, puis Henri poursuit en Nordalbingie et il y rencontre solennellement son voisin le roi Waldémar de Danemark, et, à la manière des souverains, il organise le mariage de sa fille, Gertrude15, avec l'héritier du trône danois. Un peu plus tard, il assiste à la consécration de la cathédrale de Schwerin, à l'origine de laquelle il se trouvait. En 1172, il décida de se rendre en pèlerinage à Jérusalem. Accompagné d'une suite prestigieuse et de cinq cents chevaliers, il fut reçu avec les honneurs royaux à Constantinople par Manuel Comnène, et de même à Antioche16.

15Henri le Lion présente toutes les caractéristiques d'un grand prince, et se comporte en souverain17. Originaire d'une famille aux mérites éclatants, il dispose d'un riche patrimoine, largement réparti dans l'Empire, et qui lui donne de nombreux moyens d'action sur les hommes et sur les institutions. Il a un esprit politique, connaît ses droits et tente de les augmenter, imagine des moyens de grouper ses biens pour leur donner une plus forte cohésion, fait bâtir de grands édifices et commande des oeuvres d'art. Second dans l'empire après l'empereur, il est en mesure de monnayer son appui ou de se montrer fidèle entre les fidèles. Son avenir dépendait de son ambition, et de son art de la cacher.

Le prince et le roi. La chute

Le procès

16A la fin de 1178, l'évêque de Halberstadt déposa auprès de l'empereur, revenu depuis peu d'Italie, une plainte contre le duc de Saxe coupable d'avoir enlevé des biens à son église et de ne pas les restituer. Une première citation pour le 13 janvier 1179 à Worms fut suivie de deux autres. A Magdebourg le 24 juin 1179, l'absence de l'accusé conduisit l’empereur à passer du plan du droit territorial (Landrecht) à celui du droit féodal (Lehnrecht), Henri le Lion devant répondre devant lui comme vassal félon. Trois citations séparées l'une de l'autre par six semaines étaient encore nécessaires. La dernière tomba le 13 janvier à Wurtzbourg. N'étant ni présent ni représenté, Henri fut condamné à perdre ses deux duchés. L'exécution de la sentence fut quelque peu reportée, et le 13 avril 1180 un diplôme était donné à Gelnhausen, dans lequel les attendus de la condamnation étaient rapportés à grands traits et le destin du duché de Saxe fixé18. Voici l'exposé des faits :

"Henri qui fut duc de Bavière et de Westphalie, du fait qu'en occupant leurs possessions et en diminuant leurs droits il avait gravement opprimé la liberté des églises de Dieu et des nobles de l'empire, sur la plainte insistante des princes et de très nombreux nobles, parce que, cité, il a négligé de se présenter devant notre majesté et que pour cette contumace il est tombé sous la sentence de mise au ban selon la décision des princes et des Souabes de sa condition, parce qu'il n'a pas cessé ensuite ses violences contre les églises de Dieu, les droits et la liberté des princes et des nobles, tant pour l'injustice à leur encontre que pour le mépris répété manifesté à notre égard et principalement pour la lèse-majesté évidente, convoqué par trois fois selon le droit féodal à notre audience, parce qu'il fut absent et n'a envoyé aucun représentant, il a été jugé contumace et donc, par la sentence des princes à la cour solennelle de Wurtzbourg, le duché de Bavière, celui de Wetsphalie et d'Angarie et tout ce qu'il tenait de l'empire lui ont été enlevés et ont été rattachés à notre droit et à notre pouvoir, c'est pourquoi., etc."19

17Le duché de Saxe était partagé en deux : d'une part Westphalie et Angarie avec le titre ducal allaient à l'archevêque de Cologne Philippe de Heinsberg, d'autre part, ce que le diplôme ne mentionnait pas, le reste allait à Bernhard de Anhalt. Un peu plus tard la Bavière fut pour sa part confiée à Otton de Wittelsbach, qui fonda ainsi pour de longs siècles une nouvelle dynastie ducale.

18Henri le Lion tarda à se soumettre. Sa résistance armée fut vaine, et il finit par s'agenouiller devant son empereur en novembre 1181 à Erfurt. Il tarda encore à quitter le pays et c'est en juillet 1182 qu'il s'en alla avec son épouse et deux fils en direction de la Normandie où sa famille demeura assez longtemps, bénéficiant de l'hospitalité du père de la duchesse, le roi Henri II. Le Lion alla en pèlerinage à Compostelle, revint une fois en 1184 à Mayence pour la grande fête de la Pentecôte au cours de laquelle les deux fils de Barberousse furent adoubés. De retour dans son pays encore en 1185, il repartit de nouveau pour ne revenir définitivement qu'en 1189. Les discussions avec Frédéric I^er pour retrouver sa dignité échouèrent. Elles n'eurent pas plus de succès avec son successeur Henri VI, mais le duc déchu obtint de conserver ses biens patrimoniaux de Brunswick avec son titre ducal. C'est ce que récupéra plus tard son dernier fils Guillaume, qui était né sur le sol anglais au cours de l’exil de ses parents.

Pourquoi ?

19Les causes de la chute de Henri le Lion ont fait l'objet de nombreuses analyses, de même le déroulement de son procès, à propos duquel les sources ne sont ni nombreuses ni explicites. Deux séries d'arguments sont développés : ceux qui figurent dans l'acte de redistribution de la Saxe, et ceux qu'on imagine plus réels.

20Comme on vient de le lire dans l'exposé du diplôme de 1180, la cause de la condamnation est double : d'une part la spoliation des églises, d'autre part le refus de comparaître. La spoliation des églises et des nobles a été mise fortement en cause : "eo quod ecclesiarum Dei et nobilium imperii libertatem possessiones eorum occupando et iura ipsorum inminuendo graviter oppresserat", "quoniam in ecclesias Dei et principum ac nobilium iura et libertatem crassari non destitit". Il était donc question à la fois des églises saxonnes (évêchés et abbayes) et de la noblesse du pays. Dans ce dernier cas étaient sous-entendus des comtes et des seigneurs qui avaient dû subir les effets de la politique territoriale de Henri au début de son gouvernement ; les ministériaux d'empire et du duché étaient certainement aussi inclus dans le groupe. Face à lui le duc avait surtout des évêques et des archevêques sûrs de leurs droits et fermement décidés à défendre le patrimoine de leurs églises ; non seulement les prélats saxons, mais aussi ceux qui avaient leur siège hors de Saxe mais des biens dans le duché, se montrèrent d'abord inquiets, intransigeants ensuite. L'exercice de l'autorité ducale sur les évêchés, conduisant à des "spoliations", était plus facile à condamner ; or Henri avait abusé du laxisme d'évêques qu'il avait choisis et avait cru pouvoir librement user de leurs biens pour les donner en bénéfice. Pour ces excès, il était soumis au droit territorial. Il fut déclaré une première fois contumace et proscrit par la décision du tribunal princier, non seulement des princes de Saxe et de Bavière, mais aussi de ses pairs de Souabe où le duc avait des biens.

21L'exposé du diplôme de Gelnhausen passe ensuite au deuxième acte en rappelant, outre les excès commis contre la liberté des églises et des nobles, le crime de lèse-majesté que représente le refus de se présenter, et donc la soumission au droit féodal : "tam pro illorum iniuria quam pro multiplici contemptu nobis exhibito ac precipue pro evidenti reatu majestatis sub feodali jure legiîimo trino edicto ad nostram citatus audientiam". La déclaration de contumace était une nouvelle fois inévitable : Henri le Lion n'avait même pas envoyé de représentant. On pourrait donc s'en tenir là et considérer que la culpabilité était bien établie. Seulement il faut reconnaître que de telles accusations auraient pu être lancées bien plus tôt et que si elles furent reçues en 1178 seulement, c'était sans doute qu'il y avait d'autres raisons à cela.

Le rejus d'aider le roi

22Plus généralement les historiens remontent à Chiavenna et à 1175 pour expliquer la rupture dans le destin éclatant du duc saxon. Cette année-là en Italie, Frédéric Barberousse se trouvait dans une situation difficile face à la ligue lombarde20. Il devenait impératif pour lui d'augmenter sérieusement ses effectifs, il avait besoin de renforts, il les demanda à son cousin qui jusque-là l'avait toujours soutenu dans ses entreprises italiennes. Cette fois le Lion refusa. Comme pour la plupart de tels événements, les sources sont peu nombreuses et rendent un son différent. Selon une donnée souvent reprise par les historiens, Henri le Lion aurait, pour donner une réponse favorable, demandé au roi l'avouerie du fisc royal de Goslar et des mines du Harz ; il s'agissait là de biens situés à deux pas de Brunswick, dont les revenus étaient importants et dont l'abandon aurait représenté une perte majeure pour l'empereur, en même temps qu'un gain notoire pour le prince. Barberousse refusa donc et se priva du même coup des renforts saxons21. Comme Barberousse n'avait pas convoqué l'armée d'empire par droit de ban, le duc n'était pas tenu de s'exécuter, et son refus était une affaire privée. On connaît la suite : les troupes de Barberousse furent étrillées par l'infanterie des villes lombardes ; l'empereur, qui passa même pour mort, dut négocier, signer la paix, et finalement rentra dans son pays à l'automne de 1178 en repassant par la Bourgogne. C'est à ce moment-là justement que lui fut transmise la plainte de l’évêque de Halberstadt.

Le prince concurrent

23Il est sans doute aussi faux de prendre à la lettre l'exposé des motifs fourni par l'acte de 1180 que de retenir seulement l'affaire-même si elle est capitale- de Chiavenna22. Pour replacer le procès dans son cadre véritable, il convient sans doute aussi de reconsidérer le développement des relations des deux cousins depuis l'avènement de Frédéric I^er.

24Au XII^e siècle, l’histoire des rapports entre Welfes et Staufen n'est pas encore une vieille histoire23. Les Welfes avaient des racines qui remontaient au début du VIII^e siècle et à l'avènement des Carolingiens24. Ils étaient venus en possession de la Bavière au cours du XI^e siècle, puis le jeune Welf V avait servi d'otage dans la lutte pour le royaume d'Italie : il avait été marié, alors qu'il n'avait que quinze ans, à la marquise quadragénaire de Toscane, la comtesse Mathilde, et cela avait introduit la maison welfe dans les affaires d'Italie. Les Welfes n'apparaissaient pas alors comme les soutiens indéfectibles d'une papauté réformatrice et anti-impériale, mais le pli fut pris rapidement. En 1125, à la mort de Henri V, les ambitions des Staufen, ducs de Souabe, se firent jour, car le duc souabe était le beau-frère de l'empereur défunt et se considérait comme son successeur légitime. Or c'est le vieux duc de Saxe Lothaire qui fut élu roi de façon inattendue. On sait que Conrad de Staufen fut ensuite élu roi contre lui et que la lutte entre ces princes dura longtemps, jusqu'à 1135. Les ambitions des Souabes en direction du trône étaient claires, et d'autant plus grandes que Lothaire était sans héritier direct. Le roi n'avait en effet qu'une fille, Gertrude, qui avait épousé le duc de Bavière Henri, devenu aussi duc de Saxe, et à qui l'empereur fit don de ses biens patrimoniaux saxons25. En 1137, l'ex anti-roi Conrad de Staufen fut élu roi, mais le duc welfe Henri le Superbe aurait tout aussi bien pu l'être à sa place, se prévalant de sa qualité de gendre du défunt empereur.

25La lutte entre les deux dynasties princières les plus puissantes d'Allemagne commençait. Henri le Superbe transmit fidèlement les insignes impériales au nouvel élu, mais refusa de lui prêter hommage. Conrad III réagit avec brutalité et enleva à son adversaire ses deux duchés, confiant la Bavière à Léopold et la Saxe à Albert l'Ours. Privé de la Saxe en 1138, le Superbe l'avait quasiment reconquise en 1139 quand il mourut soudain à l'âge de quarante ans. Trois ans plus tard, le roi accordait aux Welfes une compensation : il remettait la Saxe au fils du duc défunt, Henri, dont on sait pas s'il avait déjà une douzaine d'années ou beaucoup moins. En 1152, Conrad III désigna son propre neveu pour lui succéder ; l'élection de Frédéric I^er fut donc acquise sans difficulté. Le duc de Saxe avait peut-être déjà une vingtaine d'années, son cousin Frédéric était plus âgé de huit ou neuf ans. Les Welfes avaient donc encore manqué le trône royal. Des négociations ont dû précéder l'élection et la promesse de concessions fut sûrement faite à Henri, dans deux domaines au moins, concernant les évêchés de Nordalbingie tout d'abord, le duché de Bavière ensuite. Ce dernier se trouvait en possession de Henri Jasomirgott et ne pouvait lui être retiré sans précaution, car il n'y avait aucune raison de le spolier. Sur les deux points Henri de Saxe obtint satisfaction : le droit d'exercer des droits souverains sur les évêchés lui fut accordé en 1154, et en 1156 la question bavaroise trouva son règlement en ce que le titulaire reçut l'Autriche avec le titre ducal, et Henri le Lion put ajouter le titre ducal de Bavière à celui de Saxe. La famille welfe, déjà bien nantie, fut encore favorisée en la personne de l'oncle paternel de Henri, Welf VI, qui reçut le duché de Spolète, le marquisat de Toscane et la gestion des biens de Mathilde. A la suite de telles concessions, le conflit entre les deux familles était éteint, et le duc de Saxe et de Bavière se montra un parent et un aide précieux pour Barberousse, dont il assista et soutint les voyages impériaux dans la péninsule italienne. La collaboration dura longtemps sans nuage.

26A partir de quand Barberousse put-il prendre ombrage de la puissance accumulée par son cousin ? A plusieurs reprises il intervint pour régler des conflits de Henri avec ses vassaux saxons et se montra généreux dans l'arbitrage de la succession de Winzenbourg. En 1162 encore, c'est pour se rallier à la politique du Staufen que le Lion aurait répudié son épouse Clémence. Mais en 1168 son rapprochement avec l'Angleterre en vue d'un second mariage ne pouvait plaire à l'empereur qui s'entendait normalement mieux avec les Capétiens. Deux groupes se constituaient peu à peu avec les Capétiens et les Staufen d'un côté, les Plantagenêts et les Welfes de l'autre. Henri le Lion faisait un beau mariage en obtenant la main de la tout jeune Mathilde, qui lui fut remise avec de riches trésors. Deux ans plus tard, on l'a dit, il était reçu avec un faste royal par l'empereur de Constantinople et le roi de Jérusalem. Il est difficile d'admettre que Frédéric Barberousse, aux prises avec des difficultés de plus en plus nombreuses, soit resté indifférent devant la marche triomphale du duc Henri, qui exposait son symbole léonin sur la place centrale de Brunswick. L'aigle impériale ne pouvait sans doute en supporter beaucoup plus. Dans de telles conditions, et ici la réaction humaine devait l'emporter sur l'instinct politique, la demande touchant la cession de Goslar et de l'argent du Harz tombait mal et ne pouvait que heurter Frédéric. Le refus de Henri de coopérer en Italie déclencha sans doute un processus qui était à un stade souterrain. Quand l'évêque de Halberstadt se manifesta, à moins qu'il n'ait été invité à la faire, l'empereur était prêt à l'écouter.

Le prince contre le roi

L'évangéliaire du prince qui aurait pu devenir roi

27Henri le Lion a-t-il voulu devenir roi ? La question a été posée il y a longtemps et elle est revenue récemment à l'ordre du jour quand l'évangéliaire de Henri le Lion fut retrouvé26. On connaît depuis longtemps la pleine page de ce livre écrit et décoré à Helmarshausen, où se trouve représenté un couronnement de Henri et de Mathilde, le couple ducal de Saxe. Prenant appui sur cette représentation, Karl Jordan acceptait d'y voir la manifestation d'une ambition légitime manifestée dans les années 70, tout en observant qu'aucune source contemporaine ne faisait à ce sujet la moindre allusion27. Johannes Fried prenait parti en faveur de l'"hypothèse royale"28. Chargé de revoir le problème de la datation de l'évangéliaire, Otto Gerhard Oexle, en proposant la date de 1188 pour la confection du livre, aboutissait à une conclusion différente29. Ses arguments sont convaincants : ils s'appuient sur la découverte d'un texte proche de celui de l'évangéliaire et reproduit sur une table d'autel de l'église de Brunswick, précisément datée de 1188 : O.-G. Oexle fait en outre remarquer que le Lion avait pu voir à Westminster, au cours de son exil, un ouvrage de même inspiration. Le couronnement n'aurait alors rien de royal, mais représenterait une royauté toute spirituelle. J. Fried reprit alors la plume pour contester cette interprétation et répéter ses arguments anciens30.

28Les sources contemporaines ne font pas état d'une telle ambition, tandis que certaines du XIII^e siècle émettent l'hypothèse. Ces dernières ne peuvent être prises au sérieux car elles ont développé une théorie née dans le milieu welfe bien après la mort de Henri le Lion. Si on considère les actes donnés par le duc31, on peut constater que leurs préambules, dans lesquels les ambitions et les rêves politiques se manifestent volontiers, ne laissent jamais transparaître des intentions souveraines de la part du duc saxon et bavarois. Comme il est clair que les exordes de plusieurs de ses chartes expriment la conscience que Henri le Lion avait de sa puissance et de sa richesse32, on est en droit de penser que s'il avait su faire connaître ses sentiments sur ce point, il n'aurait pas manqué de le faire aussi pour faire connaître ses ambitions royales.

29Le duc aurait-il pu en fait raisonnablement rêver de la royauté, et quand ? Pour le savoir il faut se reporter à l'histoire de l'Empire dans les périodes antérieures. Quand y avait-il eu création d'un roi ? Un anti-roi avait été élu en 1077 contre Henri IV, dont les princes souhaitaient confirmer la déchéance décidée par la papauté, et un autre encore en 1080. L'exemple le plus récent d'un anti-roi était celui de Conrad de Staufen élu contre Lothaire III de Supplinbourg. Mais ce n'est pas le chemin de Conrad que Henri le Lion aurait pu vouloir suivre, aucune opposition de cette sorte ne se faisant jour sous le règne de Frédéric Barberousse. Le duc aurait seulement pu vouloir créer à son profit une royauté en Allemagne du Nord, comme était née celle de Bohême en 1158 avec le couronnement de Vladislas II, une royauté à l'intérieur de l'empire. Ici toute hypothèse ne peut être que gratuite, car il n'est véritablement aucune indication qui permette de penser que dans les années 70 Henri le Lion a voulu être roi contre le Staufen ou créer à son profit un royaume à l'intérieur des limites de l'Empire. Son mariage avec Mathilde d'Angleterre, la réception royale qui lui fut réservée étaient des marques de sa grande renommée et non pas l'expression d'une ambition royale de sa part. A supposer que Henri ait épousé l'héritière unique des royaumes de Bohême ou de Pologne, créant les conditions qui ont conduit le duc Plantagenêt sur le trône d'Angleterre, rien ne dit alors que l'empereur lui aurait permis de conserver ses deux duchés, et d’être alors, comme le fut Henri II, d'une part vassal pour deux principautés, d’autre part roi indépendant ; or l'ambition royale de Henri n'avait de sens que s'il demeurait à l'intérieur de l'Empire, que s'il faisait naître un royaume de Saxe.

30Henri pouvait-il manifester une ambition royale s'il n'avait pas les moyens de la réaliser ? La question reste sans réponse. On peut aller jusqu’à s'interroger sur la capacité de Henri le Lion à avoir de grandes ambitions. Il exerça des pouvoirs quasi souverains, cela est certain, il eut une politique religieuse, économique, féodale, artistique digne d'un gouvernant de qualité, mais il manifesta devant l'empereur une totale maladresse. Si son refus de répondre à l’appel de Chiavenna doit être considéré comme un acte d'autorité et d'opposition, on comprend mal l'attitude postérieure qui est faite de négligence ou de manque d'opportunisme. Henri le Lion ne se laissa pas déchoir sans réagir. La suite montra que ses vassaux n'étaient pas prêts à le suivre et que ses adversaires étaient résolus. A la différence de son père, il fut vaincu dans sa tentative de rester maître du duché de Saxe, ce qui ne correspond pas à l'idée qu'on se peut faire du "Lion". Sa faute fut surtout de n’avoir établi aucune assise juridique dans la construction de son "Etat", et de n'avoir régné que par la force.

31Plus tard il se contenta de récupérer ses biens de famille, et ne fit pas tout pour redevenir le duc qu'il avait été. Dans de telles conditions, et si cette analyse dépréciative a quelque fondement, on comprendrait mal que le duc ait manifesté quelque ambition royale. Devant la page de l'évangéliaire, on est ainsi conduit à remarquer qu'elle est étrangement isolée comme preuve d'une ambition royale si elle date de 1170, et qu'elle ne peut signifier un projet nouveau si elle est seulement de 118833. Au total on reste perplexe pour répondre à la question de savoir si ce prince, qui était le deuxième dans l'Empire et qui cumulait une telle puissance, jugea un jour qu'il était digne du titre royal. Il serait imprudent de ne prendre appui que sur la page d'un évangéliaire pour lui prêter un rêve aussi éclatant, et dans tous les cas de figure il faut éviter un jeu de pingpong renvoyant d'une source à l'autre, chacune soutenant l'autre.

32Il n'est pas en revanche sans intérêt de considérer d'une manière générale quelle est dans un Etat la situation du second, du grand prince, après le souverain. Si l'on en juge au cas de Henri le Lion, on constate que les éléments de sa puissance contenaient en germe sa condamnation ; en effet plus un prince est puissant, plus il constitue un danger pour le roi par les moyens dont il dispose et la clientèle qu'il se constitue. L'histoire est remplie de complots suscités par des seconds contre les premiers. Cela aurait pu être le cas ici, ce ne le fut certainement pas, mais du point de vue du premier, en l'occurrence l'empereur Frédéric I^er, le risque existait peut-être.

La déposition des princes dans l'Empire et en France

33Cette chute brutale d'un duc allemand n'était pas un fait exceptionnel et les exemples abondaient depuis le IX^e siècle. Habituellement l’hérédité jouait et, à la tête d'un duché ou d'un comté, un fils héritait normalement le titre et l'honneur de son père, mais le roi se réservait néanmoins le droit d'intervenir, de déposer et de nommer à son gré les princes. Ce sont les révoltes et les actes d'insoumission qui entraînaient naturellement des interventions royales immédiates. On sait qu'en 953 les ducs de Souabe et de Lotharingie, révoltés contre Otton I^er, avaient été aussi remplacés. L'histoire du duché de Bavière est éclairante. Henri II l'avait donné à son beau-frère Henri de Luxembourg, lui avait retiré et rendu34. Henri III avait refusé de donner la Lotharingie tout entière au fils du duc Gozelon et l'avait partagée entre ses deux héritiers ; un peu plus tard il retirait la Haute-Lotharingie à Godefroid le Barbu au profit d'Adalbert de la maison d'Alsace, puis de son frère Gérard35, il introduisait la maison de Luxembourg à la tête de la Basse-Lotharingie, qui vit se succéder des ducs de maisons différentes de 1065 à 1140. Pour faire une déposition, le roi se contentait la plupart du temps d'une décision personnelle. Dans le cas de Henri le Lion, la déchéance fut la conclusion d'une affaire conduite selon le droit. Au total il ressort que l'empereur avait la haute main sur les duchés, qu'il pouvait en créer à sa guise (duché d'Autriche, double duché de Lorraine, duché personnel de Zähringen, duché de Styrie) et qu'il pouvait les retirer à ses vassaux et en doter d'autres fidèles. Il est tentant de voir ce qu'il en était en France à la même époque.

34Le roi de France avait des pouvoirs, qui comme pour le roi allemand, étaient hérités de ceux du souverain carolingien. En France aussi il y avait de grands princes, ducs de Normandie, d'Aquitaine, de Bourgogne, de Bretagne, comtes de Flandre, de Blois, d'Anjou. Le roi capétien n'avait que le duché de Bourgogne à sa disposition et il se comporta dans cette région comme le roi allemand chez lui, en choisissant le titulaire. Dans les autres principautés, l'hérédité jouait à plein sans obstacle. La différence avec l'Allemagne était que les cas d'insoumission n'entraînaient pas la déposition du fautif ; les comtes de Blois, d'Anjou, de Champagne eurent maintes attitudes hostiles qui ne se soldèrent pas par leur élimination.

35A la différence de ce qui se passa dans l'Empire, les princes français n'eurent pas l'occasion de manifester des ambitions à occuper le trône royal. Il n'y eut pas d'anti-roi. Il est vrai que la présence régulière d'un héritier capétien coupa court à toute possibilité de cette sorte. L'histoire de France avait pourtant connu des anti-rois, puisque Charles le Simple fut élu du vivant du roi Eudes en 893, et que Robert le Fort puis son gendre Raoul furent élus rois contre le même Charles le Simple. En 936, Hugues le Grand, à qui on pouvait prêter une ambition royale, préféra aller rechercher en Angleterre le Carolingien Louis. En 987, la faveur alla naturellement à Hugues Capet, descendant de roi et on ne sache pas qu'il ait eu des concurrents parmi ses pairs. Il n'était pas habituel en fait d'élire un anti-roi. On ne sache pas qu'il était question non plus pour un prince d'ériger ou de faire ériger sa principauté en royaume, et aux yeux du roi de France le Plantagenêt était considéré comme un duc en Normandie et en Aquitaine, un comte en Poitou, même si on le désignait du titre royal qu'il portait en Angleterre. L'impression qui l'emporte est que le roi de France, volontiers considéré comme faible par les historiens, gardait sur les princes une autorité incontestée et nullement remise en cause. Peut-être son titre de rex Francorum, qui en faisait le représentant du peuple tout entier, pesait-il dans la balance, tandis que le roi germanique se voulait d'abord et avant tout rex Romanorum, candidat à l'empire, et ne fut jamais rex Teutonicorum ou Germanorum36.

36C'est avec le règne de Philippe-Auguste que nous sommes en présence d'une déposition analogue à celle dont fut victime Henri le Lion : les fautes de Jean-Sans-Terre provoquèrent son jugement, sa condamnation par le tribunal de ses pairs, la perte du duché de Normandie. Le roi de France, qui avait combattu sans grand succès Richard Coeur de Lion, autant roi et duc que fut son frère et successeur, vainquit Jean-Sans-Terre, le déposséda et put réunir la Normandie à la couronne. Cette conclusion était la première du genre. Ne peut-on penser que joua l'exemple proposé par la décision de 1180 dans l'Empire ? Le roi capétien n’a-t-il pas compris qu'il pouvait, contre un grand vassal indocile, suivre la voie montrée par son allié Staufen ?

Un nouveau départ pour l'Empire ?

37Les historiens allemands ont parfois daté du procès de Henri le Lion deux nouveautés institutionnelle : la nécessité de la réinféodation d'une principauté vacante d'une part, la création du groupe des princes d'empire d'autre part.

381. De la France à l'Empire il y avait en effet d'autres différences : le rattachement de la Normandie à la couronne de France nous conduit à rappeler que l'empereur n'était pas en mesure d'agir de la même façon et de garder pour lui le duché vacant. On avait coutume de déclarer que cette incapacité remonte à 1180. Or il est admis aujourd'hui que ce système ne fut pas institutionnalisé avant le XIII^e siècle. En réalité il semble bien qu'il s'agisse d'un leurre, et que sans être une règle, la pratique de la réinféodation rapide était depuis longtemps admise. On vit plusieurs fois des souverains gérer pendant plusieurs années des duchés, mais nul ne voulut ou ne put en faire une possession de la couronne, bien que chacun d'eux ait souhaité constituer un territoire fiscal qui aurait servi la puissance royale, ce que les Ottoniens tentèrent en Saxe, les Saliens dans la région rhénane et les Staufen en Souabe. Cette impossibilité de créer un domaine cohérent et de l'accroître a finalement placé le roi allemand en position de faiblesse, par comparaison avec le roi de France, qui, apparemment impuissant face aux princes, réussit peu à peu à créer un royaume formant bloc. Les apanages de la fin du Moyen Age qui mirent un temps en danger cette évolution ne l'empêchèrent pas d'aboutir à un regroupement.

392. Le procès de Henri le Lion aurait aussi donné le branle à la création d'une classe des princes d'Empire. La tradition est en effet que Frédéric Barberousse a créé à la fin de son règne le Reichsfürstenstand, groupe des princes d'Empire rassemblant ceux qui relevaient directement leur fief de lui ; cette décision l'aurait conduit dès lors à tenir autour de lui les ducs, les marquis, les comtes palatins, les archevêques, des évêques, des abbés. Progressivement ce groupe s'enrichit et en même temps renforça ses limites. L'intervention féodale à l'occasion du procès de Henri le Lion aurait été déterminante dans cette évolution, du moins cela est-il souvent affirmé. Là encore on ne peut croire à une telle innovation brutale. Karl Heinemeyer, interrogeant l'évolution des rapports de l'Eglise et de l'Empereur au XII^e siècle, a noté que l'idée des princes proches du souverain est manifeste à partir du concordat de Worms37. En 1178, à son retour d'Italie, Barberousse médiatisa le comte de Bar, ce qui signifiait qu'une opération de regroupement était en cours, ce qui était une façon de mettre de l'ordre dans le monde féodal38. Ainsi a-t-on voulu reconnaître à Henri le Lion et à son histoire une grande responsabilité dans bien des décisions et des nouveautés ; si on l'a fait, c'est que sa vie et son destin avaient laissé des traces profondes dans les mémoires. Son affrontement avec le roi avait été spectaculaire. Sa chute avait laissé ses contemporains sans voix, dans le pays et au dehors. Cela confirme l'idée qu'on pouvait alors se faire alors d'un grand prince.

Conclusion

40La montée en puissance de Henri le Lion et la perte soudaine de son pouvoir, son autorité suivie de sa soumission, tout cela conduit à réfléchir sur la question des rapports des grands princes avec le roi. Henri manifesta longtemps toutes les qualités d'un chef de gouvernement ; il appartenait à une famille éclatante, savait mener la guerre, bâtir des villes, il intervenait dans l'Eglise, était mécène. Il est allé très loin ; il devait assurer la continuité du travail de son père, maintenir sa réputation, l'augmenter même. Il plaça orgueilleusement le lion de sa famille sur un piédestal, fut représenté somptueusement en train de recevoir une couronne, mais ne put éviter d'offrir le flanc aux attaques. La maladresse de son exigence et de son refus à Chiavenna fut suivie d'une autre, quand il ne vit pas le piège de sa convocation devant la cour royale. Mal inspiré ou mal conseillé, il ne comprit pas que la puissance d'un prince pouvait exaspérer après avoir séduit, et il ne trouva plus bientôt que quelques rares fidèles autour de lui. Là où Henri le Superbe avait redressé la tête et reconquis sa place, Henri le Lion avait rentré ses griffes.