1L’importance du couple conjugal qui vient d’être mise en lumière ne doit pas conduire à sous-estimer celle des groupements de parenté. Le couple conjugal s’insérait en effet très fortement dans des ensembles dont la structure s’est progressivement modifiée au cours de la période.

2La parentèle constituait le premier des groupements de parenté, comme il est normal dans un système indifférencié où la relation d’alliance joue un rôle essentiel. Cependant, la parentèle haut-médiévale, structure large et horizontale, fondée sur l’alliance autant que sur la consanguinité, ne pouvait s’organiser autour de la transmission héréditaire d’une potestas. Elle s’articulait néanmoins sur des groupements plus verticaux, fondés sur la croyance en une origine commune. L’exemple royal, défini par les descendants de Clovis et repris par les Carolingiens, pourrait avoir servi de modèle. A partir d’une Sippe royale, large et sans doute indifférenciée1, détenant une capacité magique à régner, c’est-à-dire à commander aux hommes libres, les descendants de Clovis s’organisèrent progressivement en un groupe de filiation patrilinéaire. Détenteur de l’honor royal, désormais transmis de père en fils suivant des règles strictes, il s’insérait lui-même dans une parentèle indifférenciée qui servait aux rois à conforter leur pouvoir.

3Au début de la période étudiée, les groupements aristocratiques avaient encore une structure fortement cognatique, large, mal dégagée de la parentèle et l’on peut douter qu’ils aient pu avoir une véritable stratégie politique. Progressivement cependant, ces groupements se transformèrent en structures plus hiérarchisées et plus verticales, jusqu’à ce qu’au x^e siècle, des groupes de filiation unilinéaire s’organisent autour d’un pouvoir territorialisé. La période carolingienne marque donc une étape fondamentale dans le processus de transformation des groupements de parenté.

La parentèle symbolique

4Centrée sur Ego et sur la parenté consanguine, la parentèle légale était peu adaptée aux réalités sociales. Dans un système qui s’organisait de plus en plus fermement autour des couples conjugaux, le réseau de parenté ne pouvait qu’être celui des deux conjoints, en d’autres termes une parentèle symbolique.

5À l’époque mérovingienne, les réseaux de parenté qui s’enchevêtraient, s’opposaient ou se neutralisaient, étaient des groupements cognatiques et non des parentèles, au sens propre du terme. Cependant, l’importance de ce type de groupement ne peut être mise en doute, puisqu’il servait de cadre à la circulation des noms, des biens et des femmes.

6Les testaments offrent une image réductrice de la parentèle, car ils étaient destinés à organiser la transmission de l’héritage. Ils confirment néanmoins l’organisation concentrique de la parenté qu’exprimait aussi la terminologie2.

7Le testament de l’évêque Berthram du Mans3 rédigé au début du vii^e siècle, montre les contours flous d’une de ces parentèles aristocratiques4. L’évêque, dont la famille était implantée en Aquitaine, autour de Bordeaux, autant qu’en Neustrie, testa d’abord en faveur de ses neveux et petits-neveux qui formaient ainsi le premier cercle de sa parenté, puis en faveur de parents plus éloignés, qu’il nommait sans les classer comme parents. Le stock onomastique atteste les ascendances diversifiées de Berthram et de ses frères5, mais aussi leur appartenance à une sorte de parentèle épiscopale : ils étaient les neveux de l’évêque Berthram de Bordeaux, apparentés à l’évêque Chaimoald/Hainoald du Mans, et sans doute aux évêques Agiulf et Arnoald de Metz6.

8Le testament d’Adalgisèle-Grimo7, diacre verdunois du début du vii^e siècle, apparenté au duc Adalgisèle et à un duc Bobo8, confirme une telle structure : au-delà des proches parents du diacre, s’étendait un vaste cercle de parents non classés, mais reconnus comme tels.

9À cette époque, il est difficile de déterminer la place exacte de la parenté par alliance au sein de la parentèle9, car les pratiques endogames, ou plutôt les renouvellements d’alliance, conduisaient à confondre parenté consanguine et parenté par alliance : Autharius était propinquus de Chagneric, très certainement par son épouse, tout en appartenant au même groupement que lui. De même Uuolfgunde, épouse du duc Gunduin, était très certainement une de ses parentes10. Au-delà du cercle des proches parents, constitué par les trois premiers degrés de parenté, s’étendait donc un vaste cercle de propinqui, au sein duquel on choisissait souvent les épouses, afin de renouveler les alliances.

10À l’époque carolingienne, les entrées dans les libri memoriales confirment le primat de la famille étroite, constituée par le père et la mère, leurs enfants et leurs plus proches parents11. Elles permettent aussi de reconstituer les parentèles aristocratiques, comme par exemple celle de Lizuide, une noble lotharingienne du milieu du x^e siècle12. Une première entrée présentait une famille conjugale, celle de Franbert et Goze, avec leurs enfants, Franbert, Humbert, Gerberge et Teudrade13. Lizuide, fille d’Humbert, se fit ensuite inscrire avec ses tantes et ses cousins paternels14. Enfin, dans une autre entrée, elle étendit sa parentèle du côté maternel (cinq oncles) et du côté de la famille de Waldric, mari de sa tante Lizuide15. La famille nucléaire constituait donc bien le cœur d’une parentèle, qui s’étendait aux collatéraux paternels et maternels ainsi qu’aux familles affines.

11L’entrée du duc Giselbert, dont il a été question au chapitre précédent, fut, semble-t-il, rédigée à l’occasion d’une « restitution » faite vers 933-934 par Giselbert à l’abbaye de Remiremont, à l’instigation des évêques Robert de Trèves, Gauzlin de Toul et Adalbéron de Metz16. Tous les personnages cités étaient parents, à des degrés divers et souvent lointains :

Tableau n^o 47. LA PARENTÈLE DU DUC GISELBERT D’APRÈS L’ENTRÉE DE REMIREMONT DE 933-934

12Gerberge était apparentée à l’archevêque Robert de Trèves17 et Giselbert était lié à la famille d’Ardenne, sans que l’on puisse dire de quelle manière18. Il était donc parent de l’évêque de Metz Adalbéron, lui-même apparenté au comte Arnoul de Chaumontois cité dans l’entrée19. En outre, la famille d’Ardenne avait certainement des liens avec les Rorgonides, chez qui l’on rencontre le nom de Gauzlin, également porté par l’évêque Gauzlin de Toul20 : ce dernier avait été notaire de Charles le Simple qui, d’une concubine, avait eu un fils nommé Rorgon, devenu évêque de Laon en 94921.

13La structure de la parentèle symbolique était donc extrêmement souple : centrée sur Ego, elle comprenait ses proches parents, au premier rang desquels il y avait son épouse, ses enfants, ses parents, ses frères et sœurs, et les proches de son épouse, ses neveux et nièces. Au-delà s’étendait un large cercle informel de parents, vivants et morts, consanguins et alliés.

14Cette image n’est donc pas exactement conforme à celle qui est ressortie de l’étude de la terminologie de parenté22. Celle-ci isolait la famille nucléaire, tout en l’insérant dans une parenté bilatérale, ouverte sur l’alliance, mais qui ne formait pas une nébuleuse indistincte. Les troisième et quatrième degrés de consanguinité, le deuxième degré d’affinité, le premier degré de parenté spirituelle formaient une limite au-delà de laquelle la parenté, réelle ou artificielle, cessait d’être un objet de désignation.

15Les entrées montrent que la parenté reconnue s’étendait au-delà du champ de la parenté désignée et que ce champ eut même tendance à se développer du côté de l’affinité à la fin de l’époque carolingienne, comme l’illustre une entrée d’Adèle de Hamaland dans le codex de Reichenau. L’entrée est postérieure au mariage de Baldéric et d’Adèle qui eut lieu vers 99523. Après Baldéric et avant Adèle, on trouvait Arnoul, un cousin germain maternel d’Adèle qui mourut en 98824. Venaient ensuite un parent paternel d’Adèle, puis Wicman et Liutgarde, ses parents, tous deux décédés25. Au milieu des consanguins d’Adèle, il y avait enfin un Reginbern, apparenté à Immed, premier mari d’Adèle26, puis Immed lui-même ou l’un de ses parents.

16Dans une autre entrée de Reichenau27, des membres de la famille de Hamaland (Eberhart, Meginhart, Wicman, Euuesa) étaient inscrits avec leurs alliés de la famille flamande (Arnoul, Baudoin, Liutgarde) et ceux de la famille des Thierri28. Ces alliés lointains faisaient partie de la parentèle, bien que n’étant pas désignés comme parents. Tout ceci confirme l’hypothèse selon laquelle la terminologie déterminait le cercle de la parenté épousable et qu’au-delà s’étendait le champ des alliances matrimoniales.

17Enfin, la parentèle carolingienne dépassait le cadre des relations de consanguinité et d’affinité. Les amis apparaissent dans les entrées, tout comme les fidèles. Evrard de Frioul se fit inscrire dans le codex de Saint-Gall29 avec son fils aîné Hunroc, né vers 840, et son épouse Gisèle. Les autres enfants du couple n’avaient pas été inscrits, mais des parents et des amis l’étaient. Ils appartenaient à des familles qui avaient des attaches en Alémanie, qui étaient liées à Lothaire30 et qui étaient en relations étroites avec l’Italie31. Parmi eux, les Humfridides se rattachaient bien à la parenté alémanique des Hunrochides (Adalbert-Ruadlind, Odalrich, Alpger/ Alpkar32), mais il n’est pas sûr que l’étichonide Liutfrid en fît déjà partie. Liutfrid joua cependant un rôle important en Italie33, où sa fille Ava finit par épouser Hunroch, fils aîné d’Evrard.

18Dans l’entrée rédigée en 923 à l’occasion de l’amicitia conclue entre Henri I^er de Germanie et le roi Robert, il y avait juxtaposition de plusieurs parentèles unies par le pacte34, sans que les personnages cités fussent tous liés par la parenté. De même, Arnoul de Flandre, qui passait par la Bavière pour aller à Rome vers 93835 se fit inscrire dans le codex de Reichenau avec son épouse Adèle et son demi-frère Adalbert36, sans ses filles37 mais avec des membres défunts de sa parenté (son père Baudoin, son oncle Raoul, son frère Adaloul). Furent également inscrits les évêques Fulbert de Cambrai (qui fut probablement à l’origine de l’inscription de Raoul, comte de Cambrai), et Transmar de Noyon, avec leurs archidiacres Odelbald38 et Pernacre. Il y avait également des membres de familles amies, pas encore alliées mais qui allaient bientôt l’être, celle de Hamaland avec Meginhard et Eberhard, celle de Westfrise avec Thierri qui épousa plus tard Hildegarde, fille d’Arnoul. Les autres noms étaient ceux de parents ou de fidèles d’Arnoul39.

19La parentèle symbolique ne correspondait donc pas à l’ensemble des consanguins et des alliés d’Ego, ni même à la parenté désignée. C’était un vaste groupement au sein duquel les relations de consanguinité, d’affinité mais aussi d’amitié et de fidélité se combinaient, se superposaient et parfois s’opposaient. Chacun créait en quelque sorte sa propre parentèle symbolique, en opérant un tri au sein de la parenté réelle, en réactivant d’anciens liens et en en créant d’autres, par des pactes d’amitié, de nouvelles alliances matrimoniales ou des liens spirituels.

20La fonction de la parentèle symbolique était donc tout autre que celle de la parentèle légale, elle-même déterminée par les règles de succession et de responsabilité pénale : sous-tendue par des relations diverses, mais fortes, elle était le véritable garant de la sécurité du groupe domestique, la structure de base des groupements de parenté médiévaux.

De la Sippe au lignage

21Les groupements de parenté haut-médiévaux sont souvent définis par le terme allemand Sippe, qui rend compte de leur structure large et diffuse, proche de la parentèle. Du vii^e au x^e siècle, les Sippen furent affectées par un mouvement de fond, qui provoqua finalement leur éclatement au x^e siècle, en renforçant progressivement les structures verticales et hiérarchiques.

De la Sippe...

22Les Sippen du VIIe siècle paraissent encore très proches des parentèles définies plus haut, malgré une certaine extension verticale. La gens ayglolfinga est sans doute la mieux connue d’entre elles40 : elle étendait ses ramifications sur une grande partie de l’Occident barbare, de l’Italie à la Bourgogne franque en passant par la Bavière et l’Alémanie41. On a beaucoup discuté l’origine ethnique de cette gens qui, selon les uns42, était d’origine burgonde, selon d’autres d’origine franque43 ou encore suevo-aquitaine44. Peu importe en vérité, car si la conscience qu’une telle famille avait d’elle-même se fondait sans doute sur la croyance en une origine commune45, le groupement avait une structure essentiellement cognatique46.

23Au vii^e siècle, sont attestés comme membres de cette gens Chrodoald et son fils Fara47, les rois agilolfides lombards48, la famille ducale bavaroise49 et la famille ducale alémanique50. Les Gundoald et les Faronides de la région de Meaux appartenaient à ce groupe51. Le tableau n^o 48 fait apparaître quelques-unes des familles franques qui étaient en relation avec les Faronides, il y en avait sans doute d’autres.

24En fait, la cohésion du groupe ne reposait pas sur l’origine de ses membres, mais sur une série de croisements et de renouvellements d’alliances : Chagnoald épousa une Deoteria, nom porté par plusieurs Agilolfides52 leur fils étant d’ailleurs nommé Agil. Chagneric épousa une Leudegunde qui était probablement une parente du comte de Meaux Gundoald, d’où les noms en Gund, l’installation de la famille dans la région de Meaux au service du roi Théodebert II, les appuis qu’elle y trouva et les domaines qu’elle y possédait53.

25Autharius, propinquus de Chagneric selon la vie de saint Faron54, avait épousé en premières noces Aiga55 (= Agila) dont il eut Dadon/Audoen (saint Ouen), Adon et Radon56, avant de renouveler cette alliance en épousant Mode, qui devait être une Agilolfide et une parente de sa première épouse : deux neveux de Mode portaient en effet des noms en Agil (Agilberte/Agilbert) et Autharius eut de Mode deux fils qui portaient des noms en Ermen, radical que l’on retrouve dans le patrimoine onomastique des familles du groupe57.

26La famille d’Autharius devait être liée aux Uulfoald-Gunduin, implantés aux confins de l’Austrasie et de la Bourgogne58 : en 613, le maire du palais d’Austrasie choisi par Clotaire II fut un personnage nommé Radon, comme le troisième fils d’Autharius et d’Aiga. De 640 à 643, la mairie du palais d’Austrasie fut occupée par un Otton (forme hypocoristique d’Autcarius/Audoinus), probablement lié au Uulfoald qui fut maire du palais de 662 à 679/680. Deux des fils de Uuolfgunde et Gunduin portèrent les noms de Audoin/Odon et Ermbert59. La vie de saint Agil atteste par ailleurs qu’Agil, fils de Chagnoald et Deoteria, était consanguineus d’un autre duc Gunduin, qui vivait dans le premier tiers du vii^e siècle60 et qui était probablement duc d’Alsace61, quoiqu’originaire de la région de Langres, aux confins de l’Austrasie et de la Bourgogne.

27Il existait donc au vii^e siècle un vaste groupe de parenté cognatique, qui était soutenu par de multiples alliances endogamiques, renouvelées ou croisées. Quoique le groupe fût largement dispersé62, ses membres avaient conscience de leur parenté et les solidarités familiales étaient réelles : Agil partit ainsi évangéliser la Bavière63 où il avait des attaches et l’évêque de Worms Rupert, chassé par Pépin II au début du viii^e siècle, s’y réfugia64. Chrodoald, en butte à l’hostilité de Dagobert et du groupe pippinide en Austrasie, avait des appuis en Neustrie où il avait séjourné en 61065 : en 624, il reçut donc un accueil favorable à la cour de Clotaire II, où les Faronides et leurs alliés étaient influents66. En 633/634, Fara, fils de Chrodoald, soutint la révolte du duc de Thuringe Radulf, probablement lié au même groupe67 et les Mayençais se rangèrent à leur côté68.

28Au début du vii^e siècle, les liens étaient assez forts pour que Colomban et son disciple Eustase choisissent d’appuyer leur action missionnaire sur cette Sippe : ce n’est évidemment pas un hasard s’ils trouvèrent auprès de ce groupe un appui qui ne se démentit pas et si leurs voyages apparaissent comme une série d’étapes « amicales ». Dès l’arrivée de Colomban en Francie, Chagnoald intervint auprès du roi de Bourgogne69, pour que celui-ci concédât au saint irlandais une terre où fonder un monastère : ce fut Luxeuil70. Agil, fils de Chagnoald, probablement né vers 590, fut élevé à Luxeuil par Eustase en même temps que son cousin Chagnoald, fils de Chagneric71. En 610, après qu’il eut été expulsé de Luxeuil par Thierri II et Brunehaut, Colomban fut accueilli à Tours par Chrodoald, père de Fara72. Venant de la cour de Clotaire II pour rejoindre celle de Théodebert II à Metz, Colomban fut reçu « avec une grande joie » à Poincy chez Chagneric73, puis à Ussy chez Autharius74. Quittant ensuite la cour de Metz pour la Germanie, il fit étape à Mayence, « où il avait de nombreux amis dans la ville75 », avant de se diriger vers Bregenz, accompagné seulement de Chagnoald, fils de Chagneric76. Il fut ensuite accueilli en Italie par le roi Agilulf et son épouse Théodelinde, une agilolfide, qui l’autorisèrent à fonder le monastère de Bobbio77, où il mourut en 615. Entre-temps, son disciple Eustase, qui était allé de Luxeuil à Paris chez Clotaire II, avait fait étape chez Chagneric qu’il avait poussé à accepter la vocation religieuse de sa fille Burgundofara78. Eustase partit ensuite évangéliser la Bavière accompagné d’Agil79 qui devait trouver un accueil favorable auprès de son groupe de parenté bavarois80. De retour, ils séjournèrent chez le duc Gunduin, parent d’Agil, où Eustase bénit les enfants du couple Gunduin-Saretrude81. Bien évidemment, ces étapes n’étaient pas fortuites, elles étaient l’expression d’une solidarité clanique qui servaient les missionnaires.

Tableau n^o 48. LES FARONIDES ET LEURS ALLIÉS EN FRANCIE AU vii^e SIÈCLE

29Il est possible que l’action missionnaire de saint Amand se soit également appuyée sur un autre réseau de parenté. Les monastères de Nivelles82, de Maubeuge83, de Marchiennes84 et de Blangy85 furent peut-être fondés par des familles appartenant à une même Sippe. Si l’on suit la troisième Vie de sainte Aldegonde (VAH) qu’Hucbald de Saint-Amand rédigea au début du x^e siècle, Aldegonde aurait en effet fondé son monastère sur un domaine que ses parents auraient hérité de la très sainte Gertrude86. S’agissait-il de Gertrude de Nivelles et faut-il voir en Bertille, mère d’Aldegonde, une sœur de Pépin I^er comme l’a suggéré M. Weidemann87 ? Quoique le monastère de Maubeuge ait entretenu des relations étroites avec Nivelles, une telle parenté paraît peu vraisemblable88. Mais il est possible que Gertrude de Nivelles, Aldegonde de Maubeuge, Rictrude de Marchiennes et Berte de Blangy, qui appartenaient toutes les quatre à des familles implantées aux confins septentrionaux de la Neustrie et de l’Austrasie, aient été parentes d’une manière ou d’une autre89.

30Les Sippen de l’époque mérovingienne n’étaient pas des parentèles au sens anthropologique du terme, puisqu’elles étaient sans doute soutenues par une genealogia mythique, qu’elles n’étaient pas centrées sur un individu, mais qu’elles regroupaient une série de familles conjugales alliées : il ne s’agissait donc ni de groupements hiérarchiques s’enfonçant profondément dans le corps aristocratique comme à l’époque carolingienne, ni de groupes de filiation comme à l’époque féodale. Les alliances croisées, renouvelées, en constituaient le véritable ciment, elles ancraient les groupements dans la durée en confortant les solidarités, tandis que les pratiques exogamiques contribuaient à l’enchevêtrement des parentèles et à la stabilité sociale. En définitive, la cellule conjugale mérovingienne s’insérait directement dans un groupement très large.

31Faut-il en déduire que ces Sippen étaient capables de mener des politiques cohérentes ? On a depuis longtemps remarqué que les opposants aux Pippinides se rattachaient de près ou de loin aux Agilolfides90 et qu’à l’époque carolingienne, les opposants aux souverains carolingiens étaient issus des mêmes groupements familiaux91. Cependant, il ne faut pas confondre haines ou rivalités familiales et actions politiques. En réalité, la structure de la Sippe empêchait qu’elle gérât et transmît un pouvoir de nature territoriale.

32Les familles aristocratiques n’en appuyaient pas moins leur action sur des potestcites locales, à bien des égards interchangeables : le mode de résidence virilocal et le partage des héritages facilitaient en effet la mobilité et la recomposition des groupements locaux. Grégoire de Tours rapporte ainsi qu’en 589, les grands des cités de Soissons et de Meaux s’adressèrent à Childebert II pour lui demander un roi et qu’il leur envoya son fils Théodebert92. En 592, à la mort du roi de Bourgogne Gontran, Frédégonde et Clotaire II réussirent à reprendre Soissons93, mais en 600, les cités de Soissons et de Meaux se trouvèrent de nouveau soumises au contrôle du roi Théodebert II d’Austrasie. Les familles aristocratiques du Soissonnais et du Meldien étaient donc tournées vers l’Austrasie, comme le confirme l’attitude des Faronides et de leurs alliés. Chagnoald habitait à ce moment le Portois94, une région située dans le diocèse de Besançon, aux confins de la Bourgogne et de l’Austrasie : il était le conviva et le conseiller de Childebert II95. Autharius résidait alors dans le Soissonnais96, où il soutenait Théodebert II97. Leurs deux familles se retrouvèrent dans la Brie98 et l’on peut penser qu’elles s’y installèrent à l’initiative du roi Théodebert qui les chargea de soutenir une cité qui était une sorte d’avant-poste austrasien en terre neustrienne. Autharius et Chagneric n’arrivaient pas en terre inconnue : ils avaient des parents à Meaux, prêts à soutenir leur action99. Après la réunification du royaume par Clotaire II, ces familles se rallièrent rapidement au roi de Neustrie et, en s’appuyant sur leurs possessions foncières, elles tentèrent durant la première moitié du vii^e siècle de dominer un espace centré sur la région Meaux-Laon.

33Elles comprirent très vite tout le parti qu’elles pouvaient tirer des monastères ruraux, fondés sur les domaines aristocratiques. En l’espace de quinze ans, des membres du groupe fondèrent Faremoutiers (vers 620), Rebais (vers 635/636), Jouarre (vers 635) et Rueil. Bien entendu, ces fondations furent d’abord le résultat de l’action personnelle des missionnaires colombaniens : elles s’insèrent en effet dans le courant missionnaire luxovien100, ainsi que dans le mouvement de christianisation des campagnes caractérisant le vii^e siècle. Il n’empêche que les mobiles politiques étaient étroitement liés aux motivations religieuses et qu’un même groupe de parenté réussit à quadriller la Brie avec des monastères situés à quelques dizaines de kilomètres les uns des autres. Les fonctions abbatiales y furent tenues par des membres du même groupe de parenté : Burgundofara fut abbesse de Faremoutiers, Agil fut le premier abbé de Rebais fondé par Ouen (Dadon/Audoenus). Théodechilde, sa cousine Agilberte, et sa tante Balde furent successivement abbesses du monastère de Jouarre, fondé par Adon et sa belle-mère Mode. Voilà un puissant réseau monastique qui confortait les positions d’un même groupe de parenté : Burgundofara fut consacrée comme abbesse de Faremoutiers par l’évêque de Meaux Gundoald101, Burgundofaron rédigea en 637 le privilège épiscopal accordant à Rebais la grande liberté, peut-être au moment même où Agil devenait abbé de ce monastère102.

34Parallèlement, et en s’appuyant sur ces bases, les Faronides tentèrent de contrôler durablement les honores de la région. Vers 584/585, un Gundoald avait été comte de Meaux103, poste qu’occupa peut-être Chagneric avant son fils Chagnulf. Burgundofaron, autre fils de Chagneric, succéda à un Gundoald comme évêque de Meaux104, tandis que Chagnoald, le troisième fils, devenait évêque de Laon. Plus tard, Ébregisèle, frère de l’abbesse de Jouarre Agilberte, fut le deuxième successeur de Burgundofaron à Meaux. L’entreprise incluait sans doute Laon, en liaison avec les Gunduin : Chagnoald, fils de Chagneric, fut évêque de cette cité et Salaberge, fille du duc Gunduin, y fonda vers 650 le monastère Saint-Jean. Elle fit venir à Laon les restes de son frère Leuduin-Bodon, évêque de Toul, et sa fille Anstrude lui succéda comme abbesse105. On destinait probablement Baudoin (Balduinus), frère d’Anstrude, à devenir un jour évêque de Laon puisqu’il était diacre dans cette cité lorsqu’il fut assassiné, peu avant 679106.

35Les familles aristocratiques ne cherchaient donc plus seulement à faire reconnaître un droit héréditaire à occuper des fonctions d’évêque, de duc ou de comte, elles cherchaient, en s’appuyant sur des réseaux de parenté locaux, à contrôler un territoire par le biais des monastères et des honores. À défaut d’un mode de succession direct, elles tentaient d’imposer une hérédité large, cognatique. Elles n’y parvinrent pas, au moins en ce qui concernait les honores laïques, cette forme d’hérédité ne s’imposant en fait qu’à l’époque carolingienne.

36Les raisons de cet échec tiennent aux tensions que de telles tentatives provoquaient au sein même de la société aristocratique. La paix sociale dépendit longtemps de la capacité des rois à maintenir l’équilibre entre les groupes de parenté aristocratiques. Clotaire II et Dagobert y parvinrent en pratiquant une politique de bascule entre les groupements rivaux et en contrôlant le cursus honorum. Ainsi, la carrière de l’évêque Berthram du Mans fut-elle déterminée par ses origines familiales et par sa fidélité au roi Clotaire II : il était neveu de l’évêque Berthram de Bordeaux et parent du roi107. Celui-ci s’opposa néanmoins à ce que Berthram succédât à son oncle et homonyme sur le siège de Bordeaux, comme ce dernier le souhaitait108. Sans doute le roi voulait-il empêcher que la famille de Berthram, solidement implantée dans le Bordelais, ne réussît à contrôler cette région par le biais du siège épiscopal de Bordeaux et sans doute d’autres honores. Tout en reconnaissant aux membres de la haute aristocratie le droit d’accéder aux hautes charges civiles et religieuses et tout en récompensant de leur fidélité les membres de sa parentèle, le roi veillait à empêcher que ne se développent des stratégies familiales susceptibles de menacer son autorité.

37En Austrasie, Dagobert sut également jouer des rivalités entre les Pippinides et les Otton-Uulfoald pour mieux les neutraliser109. Sa mort, l’affaiblissement du pouvoir royal et le renforcement de la puissance aristocratique qui s’ensuivirent, rompirent ce fragile équilibre sans que, pour autant, les Sippen aristocratiques parviennent à imposer la transmission directe des honores. Les révolutions de palais et les assassinats qui se multiplièrent à partir des années 640 me semblent en effet avoir été la réponse des groupes de parenté aristocratiques aux carences du pouvoir royal, incapable d’empêcher que l’un ou l’autre d’entre eux ne réussisse à s’imposer aux autres. À la fin du règne de Dagobert, le groupe des Faronides, soutenu à la cour par saint Ouen, ami et conseiller du roi, était au sommet de sa puissance. La mort du roi, suivie de l’accession à la mairie du palais de Neustrie d’Aega, hostile à Faremoutiers110, ainsi que la promotion de saint Ouen à l’épiscopat de Rouen, loin de ses bases familiales, affaiblirent les positions du groupe à la cour111 : Chagnulf fut assassiné en 641 par Ermenfrid, gendre d’Aega112. Paradoxalement, le succès des monastères féminins de la Brie et l’influence royale, celle de la reine Bathilde en particulier, contribuèrent aussi à affaiblir le pouvoir des familles fondatrices : à Faremoutiers par exemple, les abbesses qui succédèrent à Burgundofara furent deux princesses anglo-saxonnes113 et Jouarre devint le relais du monastère royal de Chelles114. L’assassinat à Laon vers 679 de Baudoin, frère de l’abbesse Anstrude, s’inscrit dans cette même perspective : Ébroin et les siens voulaient éviter que cette famille ne réussît à contrôler durablement Laon par le biais du monastère Saint-Jean et de l’évêché.

38En Austrasie, les Arnoulfides et les Agilolfides – ces derniers étaient implantés autour de Toul, de Verdun et peut-être de Metz, ainsi que dans les vallées de la Seille et de la Sarre avec des relais du côté de Worms et de Mayence115, rivalisèrent pour obtenir l’évêché de Metz, sans qu’on eût recours aux assassinats116. La lutte pour le majordomat fut plus sanglante : après que Pépin I^er eut occupé la mairie de 623 à 640, son fils Grimoald fut écarté de la succession au profit d’Otton, qui avait été précepteur de Sigebert III117. En 643, Grimoald fit assassiner Otton, pour prendre sa place118. En 662119, après la mort de son fils Childebert l’Adopté, Grimoald fut renversé, exécuté et son beau-frère Anségisèle fut assassiné par le duc Gunduin. Le duc Uulfoald, beaupère du duc Gunduin et probablement parent d’Otton, succéda alors à Grimoald. Il fut renversé en 679/680 et son gendre Gunduin assassiné120.

39Que peut-on conclure de tout cela ? Même si les pratiques endogamiques d’une part, la mobilité des personnes et des biens d’autre part assuraient aux Sippen un ciment plus solide qu’on ne l’a longtemps cru, les luttes pour le pouvoir n’étaient pas celles de vastes clans conduits par des chefs qui auraient imposé à tous une même stratégie politique. Le maire du palais Otton fut assassiné, à l’instigation de Grimoald, par le duc des Alamans Leuthar121 qui appartenait vraisemblablement au groupe agilolfide122.

40Surtout, les rivalités entre les groupes de parenté se doublaient de rivalités et de tensions à l’intérieur même des groupements mal structurés. En Neustrie, les maires du palais Erchinoald, Ébroin et Leudesius appartenaient à un même groupement123 : Ebroin succéda donc à Erchinoald, avec l’accord de son « compater » Leudesius qui le soutint durant une quinzaine d’années124. Mais Ébroin, revenu au pouvoir en 675, fut écarté au profit de Leudesius. Il lui fit donc la guerre et il le tua125. Après la mort d’Ébroin, le groupe Waratton-Ghislemar-Berchaire put conserver le majordomat de Neustrie durant quelques années. Cependant, les tensions à l’intérieur du groupe étaient également trop fortes pour qu’il réussît. En 684, Waratton fut chassé par son fils Ghislemar. Revenu au pouvoir après la mort de Ghislemar, il mourut vers 686 et sa veuve Anseflède soutint alors leur gendre Berchaire qui accéda ainsi au majordomat. Après la victoire de Pépin II sur les Neustriens en 687, elle fit assassiner Berchaire126 et elle se rallia au parti du vainqueur : elle fut sans doute à l’origine du mariage de Drogon, fils aîné de Pépin II avec sa petite-fille Adaltrude, fille de Berchaire127.

41Ces tensions, entre les groupes et à l’intérieur des groupes de parenté, empêchaient que ne s’instaurât une hérédité durable, même large et cognatique. Plus profondément encore, l’échec tient à la structure peu hiérarchisée des groupes de parenté : les familles de proceres qui, au sommet de la pyramide aristocratique, tentaient de patrimonialiser des honores ne pouvaient alors compter sur des réseaux de fidèles pour soutenir leur action. Elles étaient donc à la merci d’un assassinat ou d’une révolution de palais.

42Pour que de tels groupements réussissent à établir un réel contrôle territorial, il aurait fallu qu’ils aient un véritable projet politique, conforté par des amicitiae et des alliances matrimoniales, que les Sippen se soient organisées en ensembles hiérarchisés, appuyés sur des réseaux locaux, structurés de la base au sommet par des relations de fidélité. A la base, les points d’appui existaient : tous les nobiles exerçaient un pouvoir qui dépassait le cadre des droits fonciers et l’enchevêtrement des potestates, dû à la pratique du partage des héritages, consolidait les solidarités. Mais la Sippe avait un caractère trop éclaté, trop segmentaire, les liens étaient trop lâches pour soutenir une politique territoriale qui supposait que les différents niveaux de pouvoir fussent ordonnés et mis au service des plus puissants.

43La victoire des Pippinides ne tient donc pas seulement à des contingences politiques, aux hasards de l’histoire ou au réseau monastique qu’ils réussirent à constituer128 : ils n’en avaient pas le monopole. Elle tient, me semble-t-il, à la force et à la cohésion d’une famille qui réussit finalement à surmonter toutes les crises. Le succès des Pippinides vient d’abord des alliances politiques que Pépin I^er conclut au début du vii^e siècle, avec Arnoul tout d’abord, mais aussi avec Chunibert de Cologne et d’autres sans doute : il s’agissait de pactes d’amicitia conclus en dehors de toute relation de parenté. Avec eux, l’exogamie changea en effet de fonction : elle ne servit plus seulement à assurer la sécurité passive d’un groupe, elle devint le fondement du groupement qu’elle élargit et qu’elle renforça. À partir du mariage de Begga et d’Anségisèle et si l’on excepte le mariage de Charles Martel avec Swanahilde et celui de Charlemagne avec la fille du roi des Lombards, tous les mariages carolingiens servirent à élargir ou à renforcer la base sur laquelle se fondait la puissance du lignage129. Cette exogamie combinée avec le faible taux de nuptialité des princesses carolingiennes contribua à hiérarchiser la stirps regia tout en limitant les risques de contestation à l’intérieur du lignage.

44Les Pippinides s’organisèrent très rapidement en un groupe de filiation patrilinéaire. Même si plus tard, les Carolingiens firent de saint Arnoul le fondateur de leur lignage, leur ancêtre fondateur fut le maire du palais Pépin I^er, dont l’héritier désigné était son fils Grimoald. Après la mort de Grimoald et de Childebert l’Adopté, Pépin II recueillit seul l’héritage, mais il imposa à son tour un mode de succession patrilinéaire, en partageant son héritage entre ses fils Drogon et Grimoald : c’était l’aboutissement des tendances patrilinéaires sousjacentes dans toutes les familles aristocratiques, comme l’ont révélé le mode de transmission des noms et celui des héritages.

45Jusqu’alors, ces tendances avaient toujours été contrebalancées par la structure endogamique de la Sippe et par les rivalités à l’intérieur même des groupements. Les Pippinides firent sauter ces verrous en pratiquant une politique d’alliance résolument différente et en recrutant des fidèles de plus en plus nombreux, chasés sur les terres fiscales et monastiques dont ils disposaient130. Pépin II et surtout Charles Martel surent en effet profiter des profondes transformations sociales qui accompagnèrent le demi-siècle d’affaiblissement du pouvoir royal pour faire entrer dans leur fidélité de nombreux aristocrates, d’origine austrasienne le plus souvent, qu’ils installèrent dans les régions nouvellement soumises, sur des terres fiscales ou monastiques, pour mieux y contrôler les aristocraties régionales131.

46Les Carolingiens utilisèrent également tous ceux qui se trouvaient aux marges de leur lignage. Hugues, fils de Drogon et d’Adaltrude, fut évêque de Rouen132, puis ce fut le tour de Rémi, fils naturel de Charles Martel133. J’ai dit plus haut que les fils illégitimes étaient destinés à la cléricature ou au monastère pour éviter les problèmes successoraux. Mais ces choix s’inscrivaient aussi dans une politique destinée à contrôler les hautes charges ecclésiastiques qui étaient tout aussi importantes que les fonctions civiles. Il y avait donc au sein de la famille royale une forme de répartition des compétences : exclus de l’héritage royal, les fils illégitimes -qui portaient d’ailleurs souvent des noms carolingiens, comme Bernard, Arnoul ou Drogon-, étaient pourvus de brillants honores ecclésiastiques où ils servaient les intérêts de la famille royale134. Les filles obtenaient également d’importantes charges abbatiales, dans des abbayes qui étaient de véritables Eigenklöster135. Avec le développement de l’abbatiat laïque, princes, princesses et reines obtinrent ce genre de charge136. La parenté cognatique n’était pas oubliée. Gérold, beau-frère de Charlemagne, devint préfet de Bavière. Les gendres de Louis le Pieux occupaient d’importantes fonctions dans l’Empire. Tout cela participait d’une politique d’ensemble qui utilisait le potentiel humain du lignage pour conforter les positions royales.

47L’exemple d’Adalbard et de Wala, cousins de Charlemagne, illustre cependant les limites du système familial carolingien. Adalhard et Wala étaient fort influents à la cour de Charlemagne lorsque le renvoi de la fille de Didier entraîna leur disgrâce en 771/772137. Ayant retrouvé la faveur de Charles, Adalhard joua un rôle important auprès du jeune Pépin d’Italie, puis auprès de son fils Bernard. Il écrivit pour l’un d’entre eux le De ordine palatii et reipublicae dispositione dont s’inspira plus tard Hincmar de Reims138. En 814, les deux frères firent partie des proches de Charlemagne que Louis le Pieux exila pour les remplacer par ses hommes, parmi lesquels son gendre, le comte Bégon, dont la famille était certainement liée à celle d’Adalhard et de Wala139. Ils furent ensuite mêlés aux conflits qui déchirèrent la famille carolingienne. Devenu abbé de Corbie après la mort de son frère en 826, Wala se consacra à ses tâches abbatiales tout en continuant à jouer un rôle politique important140. Confronté au problème de la sécularisation des biens ecclésiastiques et à celui de l’abbatiat laïque, l’abbé Wala défendit alors fermement la position de l’Église face au pouvoir royal, dénonçant l’abbatiat laïque, l’utilisation des biens de l’Église à des fins séculières, fussent-elles honorables et politiquement défendables, prônant la restitution des biens sécularisés, la libre élection des évêques et des abbés... Au nom de l’unité de l’Empire, Wala soutint ensuite Lothaire dans les conflits des années 830141. Comme les autres membres de la famille carolingienne, Nithard par exemple, Wala avait dû choisir son camp et ce n’était pas nécessairement celui du chef du lignage.

48Du côté de la parenté cognatique, il est également clair qu’on cherchait moins à servir le lignage royal qu’à se servir des liens avec le roi pour obtenir de lui les hautes charges lucratives qui assuraient la puissance des groupements aristocratiques. Dans le royaume occidental par exemple, la famille de la reine Ermentrude, épouse de Charles le Chauve, disputait la première place à celle des Welf d’où sortait la mère du roi, sans que cette compétition renforçât en quoi que ce fût la puissance du lignage royal.

49En définitive, il me semble que la place hégémonique du lignage carolingien au sein de la stirps regia, son caractère strictement agnatique, sa fermeture, l’ont empêché de consolider ses bases familiales ; en d’autres termes que la parenté cognatique ne put constituer le support sur lequel appuyer solidement l’exercice du pouvoir. C’est peut-être la clé permettant de comprendre pourquoi les Carolingiens se sont d’abord appuyés sur la fidélité hiérarchique...

... aux groupes familiaux carolingiens

50Les rois carolingiens cherchèrent à rassembler autour d’eux l’ensemble de l’aristocratie, dans un vaste groupement hiérarchisé dont les fondements devaient être les relations de parenté et la fidélité. A l’intérieur même de la société aristocratique, les transformations sociales des vii^e et viii^e siècles, la victoire carolingienne et la dilatatio regni qui s’ensuivirent avaient entraîné en effet de profondes mutations.

51Des groupements lâches et peu structurés de l’époque mérovingienne étaient sortis des groupes familiaux plus complexes, au caractère politique plus affirmé, qui étaient à la fois le meilleur et le plus dangereux des soutiens du régime. Ils furent l’expression des transformations importantes qui affectaient la société aristocratique.

52La Sippe mérovingienne était une structure horizontale et dispersée, proche de la parentèle. Malgré les tendances qui s’étaient développées à la fin du vii^e siècle, elle n’avait pas vocation à dominer l’espace, c’était une structure d’entraide et de représailles. La hiérarchisation de l’aristocratie ne rompit pas les anciennes solidarités, mais elle donna aux groupements un aspect pyramidal et une finalité politique plus affirmée.

De nouvelles élites

53La victoire carolingienne se traduisit par un certain renouvellement des élites, bien qu’il n’y ait pas eu création d’une nouvelle noblesse, au sens biologique du terme. La plupart des familles de l’aristocratie carolingienne semblent en effet se rattacher à des Sippen du vii^e siècle : on a vu qu’il fallait probablement chercher les origines des Roger-Hervé-Hugues du Mans du côté de l’aristocratie laonnoise du vii^e siècle142. Les Helmgauz-Gauzhelm installés à Meaux sous Pépin le Bref se rattacheraient au même groupe143. Les Widonides n’étaient pas seulement liés à plusieurs des principales familles de l’espace rhéno-austrasien144. Par Basin, évêque de Trèves (... 697-698-4 mars 705) et par sa sœur Gunza, mère de l’évêque Leoduin, ils devaient se rattacher à la famille du duc Gunduin, père de Leuduin/Bodon et de Salaberge145. Fulrad de Saint-Denis était également d’une famille originaire de l’espace mosello-mosan étroitement liée à la Sippe des fondateurs de Wissembourg146. A travers leurs ancêtres rupertiens et adalhelmiens du Rhin Moyen, les Robertiens, mais aussi les Welf147, appartenaient à une Sippe installée à Mayence et dans la région du Rhin moyen depuis le milieu du vii^e siècle au moins148...

54Les familles de la haute aristocratie mérovingienne, au sein desquelles s’étaient recrutés ducs, comtes, domestici et évêques, ne disparurent pas, même lorsqu’elles avaient pris parti contre les Pippinides : on trouve de nombreux Gunduin possessionnés aux viii^e et ix^e siècles dans la région de la Sarre et de la Seille ainsi que dans la région du Rhin Moyen149. En Neustrie, des familles de l’aristocratie locale purent maintenir leurs positions en se ralliant au nouveau régime : en 751, on trouvait autour de Pépin, à Attigny, un Chagneric150. On suit des Haimon151, des Ingobert152, des Waldebert153 et même des Ragamfred154 dans l’ouest de la Neustrie du vii^e au ix^e siècle. Il n’y a rien de vraiment nouveau dans tout cela, puisque le succès des Francs était venu de leur capacité à rallier les aristocraties locales, qu’elles eussent été romaines, burgondes ou alamanes. Cependant, le phénomène prit un tour différent sous les Carolingiens, aboutissant à un véritable renouvellement des élites.

55Lorsqu’on cherche les origines des grandes familles aristocratiques du ix^e siècle, on finit presque toujours par les trouver dans des groupements implantés aux vii^e-viii^e siècles dans l’espace rhéno-austrasien : les Willhelmides, les Richardides, les Bosonides, les Hunrochides, les Girardides, les Widonides ou les Welf venaient de la Gaule orientale. Pour conquérir et surtout pour consolider leur pouvoir, les premiers Carolingiens s’appuyèrent en effet sur un cercle de familles aristocratiques austrasiennes qui constitua le noyau dur des élites politiques carolingiennes et qui se définit par ses liens avec les Pippinides.

56L’amicitia conclue entre Chunibert de Cologne et Pépin I^er, renouvelée ensuite par Grimoald, fut transformée plus tard en une alliance de famille : Chalpaide était peut-être liée à la famille de Chunibert155, elle était sans doute une cousine de Bertrade l’Ancienne, elle-même grand-mère de la reine Bertrade156 ; elle se rattacherait ainsi aux Heribert-Thierri qui furent parmi les premiers et les plus fidèles alliés des Pippinides, ce qui expliquerait la présence de Charibert comme comte à Laon157.

57Les familles austrasiennes qui, d’entrée de jeu, n’avaient pas soutenu les Pippinides se rallièrent progressivement à eux, quoiqu’il restât encore des opposants dans la région du Rhin Moyen au début du viii^e siècle158. Les dissensions au sein même de la famille carolingienne dans les dernières années du principat de Pépin II favorisèrent sans doute la persistance de foyers d’opposition aristocratique à la périphérie de l’Austrasie, tout en expliquant la prudence de la politique de Pépin II à l’égard de l’aristocratie neustro-bourguignonne159. Les familles implantées à Worms, à Mayence, dans les vallées de la Seille et de la Sarre ou dans le diocèse de Spire trouvèrent peut-être un soutien auprès de Charles Martel que son père tenait à l’écart des affaires : en 714, à la mort de Pépin II, Charles représentait en tout cas un danger suffisamment important pour que sa belle-mère Plectrude le fît emprisonner à Cologne. Le danger venait autant des droits que Charles pouvait faire valoir que des soutiens qu’il avait trouvés auprès de certaines familles aristocratiques. Par exemple, il était très lié à la famille de Leoduin de Trèves : il épousa Rotrude, une parente de l’évêque et l’un de ses meilleurs amis fut Milon, fils de Leoduin160. Or, cette famille n’avait pas été de celles qui avaient soutenu Pépin II, elle était au contraire liée au cercle des fondateurs de Wissembourg et au groupe rupertien161, restés sur la défensive jusqu’à la prise du pouvoir par Charles Martel. C’est à partir du principat de ce dernier et plus encore sous les règnes de Pépin le Bref et de Charlemagne, que l’aristocratie austrasienne, désormais tout entière associée aux profits de la victoire, devint le fer de lance de la politique carolingienne et que les souverains l’utilisèrent pour contrôler les régions nouvellement soumises162, donnant ainsi naissance à la Reichsaristokratie.

58À un échelon inférieur, des familles aristocratiques venues d’Austrasie et de Rhénanie s’installèrent en Neustrie, dans la région de la Loire, dans le Maine ou en Flandre occidentale, comme elles s’installèrent en Franconie, en Saxe ou ailleurs. Il faudrait assûrément poursuivre l’enquête plus loin que je ne l’ai fait163, mais il semble bien que les Carolingiens organisèrent eux-mêmes les migrations, distribuant à leurs fidèles des bénéfices pris sur les terres fiscales ou mieux encore sur des terres d’Église. Dans l’espace franc, entre Loire et Rhin, ce ne fut pas un mouvement comparable à la colonisation américaine au xix^e siècle : les nouveaux arrivants ne chassèrent pas les anciens occupants, leur mission étant au contraire de les contrôler et de les rallier. Ils y parvinrent rapidement, faisant souche dans ces régions164 : la plupart des familles de vassi dominici implantées au ix^e siècle dans la région de la Loire moyenne avaient des attaches austrasiennes et rhénanes165.

59La facilité relative avec laquelle Pépin le Bref et Charlemagne réussirent à contrôler la Neustrie, puis l’ensemble du regnum, s’explique par l’existence d’anciennes solidarités qui sous-tendirent le processus : Adalhard/Assuerus, premier abbé du monastère de Prüm fondé en 721 par Bertrade l’Ancienne et son fils Charibert, avait une grand-mère neustrienne, nommée Theudechilde, dont il avait hérité des biens en Anjou166 et les premiers moines de Prüm venaient de Neustrie. Les Sippen du vii^e siècle étaient des groupements larges et souvent dispersés à l’échelle du regnum et, même si les tensions créées par la territorialisation du pouvoir aristocratique et la montée des régionalismes dans la seconde moitié du vii^e siècle avaient affaibli ces groupements, elles ne les avaient pas rompus. Ils facilitèrent donc la création de nouvelles solidarités qui furent elles-mêmes à l’origine des groupes familiaux carolingiens. Les pratiques exogamiques firent le reste...

60Cependant, la proportion écrasante de noms d’origine austrasienne parmi les familles dirigeantes de l’ancienne Neustrie pose un double problème, politique et démographique. Un problème politique, parce qu’on sait que les Neustriens se rallièrent rapidement et que l’ancienne opposition Neustrie-Austrasie disparut tout aussi vite. Un problème démographique, parce que l’accroissement de la population qui a soutenu la dilatatio regni et la mise sous contrôle franc d’une grande partie de l’Europe, n’a pas été suffisant pour permettre un renouvellement complet de toutes les élites locales. Pourtant, une nouvelle aristocratie se définit alors, autour des vainqueurs et de ceux qui les soutenaient...

61Au niveau le plus élevé, les Carolingiens ont pratiqué le spoil System, en plaçant leurs fidèles aux postes-clé et en quadrillant militairement le pays avec des familles chasées sur des terres publiques. Les structures de parenté jouèrent ensuite : les nouveaux arrivants confortaient leur position locale en s’appuyant sur des parents et sur des amis qui étaient désireux de profiter à leur tour de la manne carolingienne tout en s’alliant aux familles locales. La faible proportion de noms neustriens parmi les élites politiques s’explique donc largement par un processus de fusion et d’assimilation : au sein de l’aristocratie franque, le prestige austrasien fut tel que les noms neustriens ne furent plus transmis167.

62La mise en ordre carolingienne s’accompagna d’une redistribution des pouvoirs qui se fit au bénéfice de la haute aristocratie. Le clivage entre les proceres et la masse des nobiles fut donc plus nettement marqué qu’il ne l’était à l’époque mérovingienne168, ce qui renforça la hiérarchisation de la société aristocratique. Au sommet de la pyramide constituée par celle-ci, se définit ainsi progressivement une aristocratie comtale, qui avait vocation à exercer la potestas grâce à ses liens avec la famille royale. Elle plongeait ses racines dans l’aristocratie mérovingienne, mais elle s’était profondément renouvelée et redéfinie.

Des groupements pyramidaux et dispersés

63De la Sippe, le groupe familial carolingien avait hérité la structure dispersée et interrégionale, encore accentuée par la dilatatio regni. Dans la première moitié du ix^e siècle, les bases d’un groupement étaient constituées de points d’ancrage locaux, souvent fort éloignés les uns des autres, mais dominés par des familles de la haute aristocratie, proches du roi et implantées dans tout l’empire169. Par exemple, les Hunrochides et les Odacer de Mayence appartenaient au même groupe170, mais les premiers étaient implantés en Flandre occidentale, en Lotharingie, en Alémanie et en Italie du Nord, ils étaient alliés aux Carolingiens, leur parentèle était dispersée à l’échelle de l’empire, ils occupaient de très hautes fonctions, tandis que la zone d’influence des seconds ne dépassait guère les divers villages du Rhin Moyen où se trouvaient leurs domaines171...

64Au sein d’un groupement, la place de chacune des familles était déterminée par son rayon d’influence, par les charges obtenues et par l’éclat de ses alliances. Les grandes familles pouvaient à la fois compter sur le soutien politique et stratégique de leur parentèle et sur la fidélité de ceux qui, à l’échelon local, se trouvaient dans leur mouvance. Au viii^e siècle, les Frideric-Sigefrid-Liutgarde-Adalbert-Atton/Hatton qui étaient implantés dans les villages du Rhin Moyen appartenaient à un même groupe172. Au ix^e siècle, en Francie occidentale comme en Lotharingie, on trouve des Frédéric et des Sigefrid dans la mouvance des Adalhard, eux-mêmes apparentés aux Adalbert173 : en 840, Frédéric, vir nobilis et vassal du sénéchal Adalhard, offrait des biens au monastère de Cormery qui dépendait de Saint-Martin de Tours, alors dirigé par Adalhard174. En 853, le sénéchal intervenait auprès de Lothaire I^er en faveur de son vassal Sigefrid, possessionné à Trèves175 En 877, le comte du palais Adalhard était chargé par Charles le Chauve de surveiller son fils Louis, avec l’aide de Gérard et de Frédéric176.

65Le système permettait donc l’ascension d’individus suffisamment habiles pour bien choisir leurs amis au sein de leur parenté, proche ou lointaine : les Wigeric-Frédéric firent fortune en Lotharingie en s’appuyant sur leurs relations avec les Adalhard : Louis le Bègue épousa vers 875 Adelaïde, fille du comte du palais Adalhard, lié au groupe de Gérard et Frédéric177. En 877, un comte Widric accompagnait Louis le Bègue sur la Meuse178. En 899, Wigeric était comte du Bidgau179 ; avant 910, il épousait Cunégonde, petite-fille de Louis le Bègue et d’Adelaïde180... Ce mariage fut à l’origine de la fortune de la maison d’Ardenne aux x^e et xi^e siècles.

66Au sommet de la pyramide, la cohésion était assurée par des engagements politiques qui étaient largement, mais pas entièrement, sous-tendus par des relations de parenté, puisque par exemple, l’évêque Pardule de Troyes soutenait Eudes de Troyes et Robert le Fort, sans appartenir à leur groupe de parenté181. Elle dépendait également des communautés spirituelles, fondées sur la possession de lieux de culte privés – l’église Saint-Lambert de Mayence, offerte à Lorsch en 800, appartenait à dix-sept personnes, qui en avaient hérité à un titre ou à un autre182 –, sur les engagements monastiques et sur les dons aux mêmes monastères183.

67Néanmoins, quelle que fût l’ancienneté et la solidité des liens familiaux, il fallait les réactiver pour soutenir les actions individuelles. La relation d’amicitia était donc devenue le véritable ciment des groupements de parenté : à la fin du ix^e siècle, les comtes lotharingiens Étienne, Odacer, Gérard et Matfrid luttèrent ensemble contre le roi Zwentibold184 : leur action commune était soutenue par des liens de parenté185, mais elle résultait aussi d’un choix délibéré de la part des individus en question. De même, les renouvellements d’alliance servaient-ils désormais à donner une dimension politique aux relations de parenté.

68Au milieu du siècle, lorsque les grands durent choisir entre les rois rivaux, chacun se détermina donc en fonction de ses intérêts propres, bien qu’il y eût des traditions et des orientations familiales. Chez les Widonides de Neustrie, on suivit Lothaire, contre Louis le Pieux d’abord186, contre Charles le Chauve ensuite187. Il n’empêche que Gui, frère du marquis Lambert I^er, prit le parti de Louis en 834188. Ce choix personnel s’expliquait sans doute par des tensions familiales : Gui n’était que comte de Vannes189 et il n’avait pas hérité avec son frère du monastère familial d’Hornbach190 ; il cherchait sans doute à secouer la tutelle pesante du puissant marquis de Bretagne.

69D’autres choix s’expliquent par l’importance des relations d’alliance, lorsque celles-ci pouvaient avoir une signification politique. Gérard, fils du comte Leuthard et petit-fils du comte Gérard de Paris, avait dû prêter serment de fidélité à Charles le Chauve pour le comté de Paris qu’il avait obtenu du roi vers 838191. Il se trouvait alors dans le même camp que son frère, le sénéchal Adalhard, fidèle partisan de Charles192. Cependant, depuis son mariage avec Ava, sœur de l’impératrice Ermengarde193, Gérard entretenait d’étroites relations avec la cour de Lothaire I^er. A la fin de 840, il fit donc défection pour rallier le parti impérial194, tandis que le sénéchal restait fidèle à Charles195. Gérard perdit ses honores occidentaux, mais il fit ensuite une brillante carrière dans le royaume de son beau-frère196.

70À l’intérieur même de la stirps regia, les motivations étaient également fonction d’intérêts personnels, parfois mal évalués : Nithard, petit-fils de Charlemagne par sa mère Berthe, était cousin germain de Lothaire et de Charles le Chauve. Par son père, il se rattachait probablement à la famille des Nithard-Richard du Rhin Moyen et au comte lotharingien Nithad197. Il avait reçu de Louis le Pieux des honores entre Meuse et forêt charbonnière198, ce qui aurait dû le conduire à choisir le parti de Lothaire. Il se rangea néanmoins aux côtés de Charles199, perdant ses honores lotharingiens, mais espérant sans doute obtenir du roi d’importantes compensations200 : il ne reçut que l’abbaye de Saint-Riquier, dont son père avait été abbé laïque au temps de Charlemagne201.

71Les nombreuses révoltes qui émaillèrent la fin du ix^e siècle permettent de voir comment jouaient les relations de parenté. En 861, Carloman, fils aîné de Louis le Germanique, fomenta contre son père une révolte qui échoua. Louis destitua alors les partisans de Carloman, en particulier son beau-père, le comte Ernst, avec les nepotes de ce dernier, les comtes Uton. Bérenger et l’abbé Waldon. Il s’agissait en fait des neveux par alliance du comte Ernst202. Ils se réfugièrent ensuite avec leur propinquus Adalhard auprès de Charles le Chauve203. Ici, la relation d’affinité avait joué un rôle au moins aussi important que la relation de consanguinité.

72Les engagements politiques étaient donc soutenus par des relations de parenté, mais le système était trop souple et trop cognatique, les lignes de parenté trop nombreuses, pour empêcher que chacun ne se déterminât en fonction de ses intérêts propres, surtout au niveau le plus élevé de la hiérarchie aristocratique204.

73À la base au contraire, les solidarités locales étaient très fortes, comme on l’a vu plus haut205. Un tel système neutralisait l’agressivité et assurait l’équilibre social en multipliant le nombre des héritiers, tout en enserrant chaque individu dans un réseau multilinéaire de parents.

74Les groupes locaux transcendaient largement la hiérarchie sociale : la villa de Dienheim en Wormsgau était partagée entre des familles aristocratiques de niveaux très divers, certaines se rattachant directement à des lignées comtales, d’autres à des familles de moindre éclat206. L’originalité du système venait de ce que chacun des vicini était lui-même lié à l’une ou l’autre des familles comtales de la région : les Odacer étaient liés par leurs épouses aux Rupertiens qui tenaient le comté de l’Oberrheingau et le Wormsgau ; Geilsuuinde, fille d’Odacer et de Hruoduuinde207, avait épousé un géroldide, le comte Uton, fils de Gerold et d’Imma208... Les contacts entre Géroldides et Rupertiens étaient eux-mêmes étroits, tant par l’imbrication de leurs possessions foncières que par leurs alliances209.

75Les groupes de parenté aristocratiques constituèrent certainement un des éléments qui servit le mieux l’expansion carolingienne, puisque le système était adapté à la structure hiérarchique et dilatée de l’Empire. Dans la représentation que la société se faisait d’elle-même, il n’y avait plus qu’une seule gens noble, regroupant tous les groupes de parenté aristocratiques qui s’ordonnaient en dernier ressort autour de la famille royale.

L’enracinement régional

76Un groupe familial carolingien était par essence même pyramidal. Il s’enfonçait profondément dans le corps des nobiles, en conférant aux structures horizontales de la Sippe une dimension nettement plus verticale.

77Dans un premier temps, l’habitude de renouveler les alliances et surtout la souplesse des échanges matrimoniaux grâce à laquelle par exemple, le frère du préfet de Bavière Gérold put épouser une fille de vassal royal sans diminuer l’éclat de sa noblesse, assurèrent la cohésion des groupements.

78Dans la seconde moitié du ix^e siècle cependant, les transformations sociales et politiques renforcèrent les assises locales des familles de proceres, tout en diminuant l’autonomie des nobiles. En imposant à tous les hommes libres de se choisir un seigneur, les Carolingiens accrurent la dépendance des nobles à l’égard des grands, tandis que le renforcement des contraintes homogamiques rendait le système plus rigide. La fidélité vint progressivement doubler les liens de parenté : bien qu’appartenant pour la plupart à des familles originaires de Rhénanie liées aux Eudes et aux Robertiens, les témoins qui entouraient les comtes Eudes de Châteaudun en 846210 et Robert le Fort en 865211 étaient aussi leurs fidèles212. Les Frédéric et les Sigefrid, qui se trouvaient dans l’entourage des Adalhard au milieu du ix^e siècle, l’étaient également : la hiérarchisation du pouvoir marquait alors nettement de son impact les structures horizontales liées à la parenté.

79Parallèlement, à partir des années 830-840, les groupes de parenté carolingiens utilisèrent leurs bases locales pour contrôler directement de vastes espaces régionaux, en rassemblant comtés et abbatiats laïques213. Jusqu’au début du x^e siècle, la domination de l’espace resta extensive, adaptée à la structure large et diffuse des groupements de parenté et à un système politique fondé sur la mobilité des grands214. La présence à Orléans jusqu’en 834 du comte Eudes215 et à Blois de son frère Guillaume216, l’abbatiat laïque du sénéchal Adalhard, beaufrère d’Eudes, à Saint-Martin de Tours et Marmoutier jusqu’en 844217, celui d’Odacer, autre membre du même groupe, à Cormery218, l’arrivée dans la région ligérienne, vers 844-845, d’Eudes, sans doute fils de Guillaume de Blois, devenu comte à Châteaudun puis à Angers, et abbé de Saint-Martin et de Marmoutier219, comtés et abbayes qu’il échangea en 852 avec Robert le Fort contre le comté de Troyes220, relèvent d’une stratégie de domination de l’espace de ce type.

80De leur côté, les Rorgonides réussirent un moment à contrôler les marges septentrionales de l’Aquitaine221 : en 838, lors de la révolte de Pépin II d’Aquitaine contre Louis le Pieux, le comte de Poitiers Émenon soutint Pépin tandis qu’Ébroin, l’évêque de la ville, prenait le parti de l’empereur avec les gendres de Pépin I^er, les comtes Gérard d’Auvergne et Rathier de Limoges. La victoire de Louis le Pieux amena l’accession d’Ébroin à la fonction d’archichapelain du jeune roi Charles le Chauve222. Ébroin utilisa alors ses parents pour contrôler les marges aquitaines223 : en 839, il participa à la restauration de Saint-Maur de Glanfeuil, au diocèse d’Angers, par son consanguineus le comte Rorgon224 et son épouse Bilechilde225 ; en 843, il plaça Gauzbert, frère de Rorgon, à la tête de l’abbaye, devenue ainsi une abbaye familiale rorgonide226. Comme on l’a vu plus haut, Ébroin fut aussi très certainement à l’origine des mariages des filles de Rorgon, destinés à contrôler le comté de Poitiers227. Les Hunrochides dominèrent un moment la Flandre occidentale, sans réussir à s’y implanter durablement228.

81Un large groupe se rattachant aux Eudes et aux Nivelonides étendit sa mainmise sur une vaste région qui s’étendait au nord et à l’est de Paris229, du Vexin à la Champagne orientale, en passant par le Beauvaisis230, le Soissonnais231, le Vermandois232 et le Meldien233, avec des avancées vers le nord, en Artois et en Flandre. Une branche de ce groupe était installée en Champagne où elle tint le comté de Troyes avec Aleran I^er, Robert le Fort, Eudes I^er de Troyes, Robert Portecarquois et Adelhelm234 ; elle était également fortement implantée dans le Laonnois où Adelhelm, frère de Robert le Fort, avait reçu du roi Charles le Chauve la villa de Chaource235. En 893, un autre Adelhelm, comte de Troyes et neveu de Robert Portecarquois, donnait la même villa à Montier-en-Der236. Dans les années 880, le comté de Laon était tenu par Aleran II, qui y reçut également des domaines237. En 845, Altmar, un parent d’Adelhelm238, était abbé du monastère de Montier-en-Der239 et il apparaît dans le diplôme de restitution de Charles le Chauve pour l’Église de Reims240. En novembre 853, il était missus avec Eudes de Troyes et l’évêque Pardule dans le Laonnois, le Portien, le Soissonnais, l’Oxois et le Valois241. Le groupe s’étendit vers le Nord, jusqu’à Gand où Adelhelm tenait en 864 le comté et l’abbatiat de Saint-Pierre et de Saint-Bavon242. En 899, Altmar II, fils d’Altmar I, était comte à Arras et abbé laïque de Saint-Médard de Soissons243. Son fils Adelhelm lui succéda comme comte à Arras244.

82L’autre branche du groupe, celle des Nivelonides et de leurs alliés, les Heribert-Thierri, a été étudiée de près par Karl Ferdinand Werner245. Elle dominait d’une manière extensive toute une vaste région située plus à l’Ouest. À la fin du viii^e siècle, des membres de ce groupe étaient déjà présents dans la région de Melun, où le comte Childebrand et son fils Nivelon avaient tenu une forêt appartenant à Saint-Germain-des-Près246. Un des fils ou des petit-fils de Nivelon, nommé Teutbert, était comte de Madrie ou de Mérezais, entre Évreux et Chartres, lorsqu’en 822, sa fille épousa Pépin I^er d’Aquitaine247. Une de ses filles épousa le comte d’Amiens Eccard248. Dans le dernier quart du ix^e siècle, le groupe était installé dans une vaste zone qui allait de Saint-Quentin au Nord jusqu’à la Seine et la Marne, en passant par Soissons, Senlis et le Vexin. En 886, le comte et abbé de Saint-Quentin était Thierri (Teudricus)249. En 895, son fils Raoul perdit le castrum au profit de Raoul, frère de Baudoin I^er250. Il était probablement allié à Hericus, comte à Soissons et abbé de Saint-Crépin dans les années 860-870251. Dans les années 864-879, le Vexin était administré par Nivelon, père d’Ademar et de Thierri, apparenté au comte de Madrie Teutbert. En 888, le comté de Meaux appartenait à un autre comte Teutbert, frère de l’évêque Anscheric de Paris252. Quant au comte Pépin, fils de Bernard d’Italie, il avait été installé au nord de Paris, dans la zone d’influence des Heribert-Thierri dont il avait épousé une fille253.

83Les deux pôles de ce vaste groupement étaient en relation l’un avec l’autre : en 882, le comte Anscheric et Robert Portecarquois, comte de Troyes, intervinrent ensemble auprès du roi Carloman, pour que celui-ci concédât à l’abbaye de Montieramey un manse en Sénonais254. Anscheric était sans doute apparenté à l’évêque de Paris du même nom et à son frère Teutbert255. Les deux frères se rattachaient au comte Nivelon et à son fils Teutbert, comte de Madrie au début du ix^e siècle. Ce dernier avait épousé une parente d’Eudes d’Orléans256 et il avait nommé son fils Robert257.

84Cet exemple montre comment un groupe de parenté large, soutenu par de multiples renouvellements et croisements d’alliance, utilisait le mode de transmission souple et cognatique des honores pour étendre sa domination sur une vaste région. Bien que tous ces personnages aient été parents et qu’ils aient fait les mêmes choix politiques, il n’y eut cependant aucune tentative de concentration territoriale avant la fin du ix^e siècle. La domination était extensive, horizontale, adaptée à un système de filiation qui voulait que chacun des héritiers eût droit à un honor.

85Les Carolingiens ne s’opposèrent pas à ce mode de domination. Sans doute n’en avaient-ils pas les moyens. Pourtant, si les crises de la période 830-843 avaient affaibli le pouvoir royal, elles avaient aussi divisé les familles aristicratiques et le partage de l’Empire en trois royaumes perturbait le fonctionnement des groupes de parenté. Il y avait donc autre chose...

86Aux yeux des Carolingiens, ce mode de domination était un moyen d’ordonner la société. L’ordre carolingien reposait en effet sur le principe de la fidélité hiérarchique : fidélité de l’épouse à son mari, des enfants à leur père ; fidélité des vassaux à leur seigneur, fidélité des hommes libres et des agents royaux au roi, lieutenant de Dieu sur terre.

87La société carolingienne tout entière devait être une société de fidèles. Mais cette fidélité ne valait qu’à condition d’être ordonnée dans une construction dominée par le roi. Charlemagne avait en vain essayé d’imposer aux vassaux de venir à l’ost quand leurs seigneurs n’y étaient pas convoqués et ses successeurs avaient dû y renoncer. Les structures horizontales de la parenté pouvaient être un frein à l’ordonnancement vertical de la société de fidèles, s’il y avait conflit entre la fidélité au comte et la fidélité aux puissants parents qui dominaient les groupes. En d’autres termes, on pouvait craindre qu’en cas de conflit entre des fidélités divergentes, des résistances ne contrecarrent l’autorité d’agents royaux mal acceptés par l’aristocratie locale. Tant que le roi restait maître des désignations et capable de destituer les rebelles, on pouvait penser qu’il valait mieux laisser se développer les tendances qui renforçaient les structures hiérarchiques de la société.

Nouvelles formes de regroupement...

88C’est à partir des années 880 que le mode de domination de l’espace changea et que des anciens groupements émergèrent progressivement de nouveaux groupes, organisés autour de la transmission directe d’un pouvoir.

Un modèle royal ?

89Au x^e siècle, le prestige carolingien restait intact et les alliances avec la famille royale continuaient à légitimer le pouvoir des plus puissants258, surtout lorsque ce pouvoir avait été usurpé. Cependant, s’il y eut alors un modèle royal, ce fut celui des Ottoniens.

90Pour consolider leur pouvoir, les Ottoniens conçurent un ordre européen dans lequel leur lignée s’appuyait, à l’intérieur comme à l’extérieur, sur une parenté cognatique nombreuse. Le système ottonien reposait donc d’abord sur la stratégie matrimoniale. Les mariages des chefs du lignage suivirent et soutinrent l’orientation et les dimensions de la politique ottonienne. Henri I^er épousa Mathilde qui appartenait à une puissante famille saxonne descendant de Widukind. Dans un premier temps, il s’agissait en effet de consolider les bases saxonnes du pouvoir ottonien. Le champ matrimonial s’élargit avec Otton I^er qui épousa d’abord Edith, une princesse anglo-saxonne. Ce mariage s’inscrivait dans un système d’alliances orienté vers l’Angleterre, comme l’avaient été celui de Baudoin II de Flandre avec Aelfstrude, celui de Charles le Simple avec Odgive, celui d’Hugues le Grand avec Eadhilde. Son second mariage, avec Adelaïde, fille de Rodolphe II de Bourgogne et veuve du roi Lothaire d’Italie, suivait l’élargissement de la politique ottonienne, son basculement vers la Bourgogne et l’Italie. Enfin le mariage d’Otton II avec Théophanau sanctionna la dimension impériale du pouvoir ottonien.

91Les mariages des autres membres de la parentèle ottonienne visaient à assurer la fidélité des ducs et à renforcer la position germanique dans un vaste hinterland qui comprenait non seulement la Germanie et l’Italie, mais aussi la Lotharingie, la Bourgogne et la Francie. Ainsi s’expliquent les mariages des princesses ottoniennes : Gerberge, fille d’Henri I^er et de Mathilde, épousa Giselbert de Lorraine, ce qui devait garantir la fidélité de la puissante famille lotharingienne des Régnier, tout en empêchant toute nouvelle entreprise carolingienne en Lotharingie259 ; en 937, le mariage de sa sœur Hadwige avec le duc des Francs Hugues le Grand, veuf pour la deuxième fois260, visait à affaiblir le roi de Francie Louis IV, tout en faisant du duc un allié d’Otton I^er. Après la rebellion de Giselbert et sa mort en 939, après la disparition d’Otton de Verdun en 944 et celle d’Henri, fils de Gerberge et de Giselbert, Otton installa comme dux en Lotharingie Conrad le Rouge, à qui il donna sa fille Liutgarde en mariage261. Otton tira également parti du remariage de sa sœur Gerberge avec Louis IV262. Enfin le mariage du roi Lothaire, fils de Louis IV et de Gerberge, avec Emma, fille de Lothaire d’Italie et d’Adelaïde, celui de sa nièce Mathilde avec le roi de Bourgogne Conrad le Pacifique, ou encore celui de Gerberge, fille de Gerberge et de Giselbert, avec le comte Adalbert de Vermandois263, ne doivent pas seulement être interprétés comme relevant de stratégies matrimoniales « carolingiennes », mais aussi, et sans doute d’abord, comme des pièces du jeu ottonien : Lothaire, Mathilde et Gerberge étaient les neveux d’Otton I^er, Emma, fille de l’impératrice Adelaide, était la belle-fille d’Otton, Conrad le Pacifique, frère d’Adélaide, était son beau-frère...

92Dans la seconde moitié du x^e siècle, la puissance ottonienne dépassait le cadre des frontières du royaume de Germanie et l’influence saxonne, fondée sur des liens familiaux, s’étendait à tous les royaumes voisins : il existait une véritable « parentèle royale saxonne », un « genus saxon264 », un peu comparable à celle qu’au début du vi^e siècle le roi des Ostrogoths Théodoric avait réussi à tisser par sa politique matrimoniale. Au milieu du x^e siècle, Carolingiens et Robertiens de Francie ou Welf de Bourgogne appartenaient ainsi, en ligne agnatique ou cognatique, au genus saxon (tableau n^o 49).

Tableau n^o 49. LE GENUS SAXON

93Les liens de parenté servaient aux Ottoniens à renforcer le pouvoir de leur lignée, en contrôlant abbayes et évêchés265, ainsi qu’en s’assurant la fidélité d’un certain nombre de détenteurs d’honores laïques. L’exemple lotharingien montre comment fonctionnait le système lignager ottonien : les évêques de Metz Adalbéron I^er (929-962)266 Thierri I^er (962-984)267, Adalbéron II (984-1005)268, leur étaient apparentés. Les familles du comte palatin Godefroid269, celle des Ardenne-Verdun270, celle des Ardenne-Bar271 et peut-être aussi celle des Ardenne-Luxembourg272 l’étaient également et leur fidélité à l’égard de la famille impériale ne se démentit pas. Même s’il y eut des tensions jusqu’au cœur même de l’unité de filiation273, le succès du lignage ottonien est venu de ce que la lignée dominante, celle des Ottons, fortement consciente d’elle-même et de sa cohésion dynastique grâce aux monastères familiaux et à la memoria qui s’y développait, a réussi à rassembler autour d’elle dans un système fortement hiérarchique une parentèle cognatique nombreuse qui lui a servi à assurer sa sécurité et à conforter son pouvoir.

Rythmes différents en Lotharingie et en Francie...

94Le poids du système ottonien retarda la constitution des lignages lotharingiens. Dans la Lotharingie carolingienne de la fin du ix^e-début du x^e siècle, des regroupements territoriaux semblaient être en passe d’y réussir. Régnier I^er, fils du comte mosan Giselbert, carolingien par sa mère, avait rassemblé dans le nord du regnum, entre Escaut et Basse Meuse, des alleux, des comtés, des châteaux qui s’ajoutaient aux quatre grands monastères royaux que le roi lui avait concédés : Saint-Maximin de Trèves, Echternach, Stavelot-Malmédy et Saint-Servais de Maastricht274. Dans le Sud, les Matfrid275 partageaient le pouvoir avec la « Maison d’Ardenne276 ». Néanmoins, au x^e siècle, aucune de ces grandes familles ne réussit à rassembler et à tenir d’une seule main les rênes du pouvoir régional. Les révoltes de l’aristocratie lotharingienne, tiraillée entre la Germanie et le royaume carolingien de l’Ouest, le poids de la tutelle ottonienne et les réorganisations administratives des années 930-940, empêchèrent la formation de véritables principautés territoriales.

95Une première série de révoltes intervint contre le roi Zwentibold à la fin des années 890. Privé de tous ses honores277, Régnier I^er se réfugia alors dans sa forteresse de Duroforst, ne récupérant ses honores qu’après la mort du roi, en 900. En 897, le roi Zwentibold avait aussi confisqué les honores des comtes Etienne, Odacer, Gérard et Matfrid, implantés dans le sud de la Lotharingie et dans l’Eifel, leur enlevant par la même occasion les monastères Sainte-Mariead-Horreum de Trèves et Saint-Pierre-aux-Nonains de Metz278. En 906, Gérard et Matfrid ravagèrent les domaines de Saint-Maximin et de Sainte-Marie-ad-Horreum279, alors aux mains des Conradins. Ils furent ensuite proscrits pour avoir pris le parti des Babenberg280. À la mort de Régnier I^er vers 915, son fils Giselbert entra en possession de l’héritage paternel qu’il accrut du titre ducal, après avoir épousé la fille d’Henri I^er. Cependant, en 939, profitant des dissensions au sein même de la famille ottonienne, il prit la tête d’une révolte des grands lotharingiens contre Otton I^er. Il avait en effet compris que le nouveau roi ne favoriserait pas l’autonomie du regnum lotharingien. La mort de Giselbert sur le Rhin, à Andernach, en 939, sonna le déclin de sa famille et la mise au pas de l’aristocratie de Basse-Lotharingie. Plus tard, ses neveux, Régnier III et Rodolphe de Hesbaye, récupérèrent une partie de l’héritage hennuyer des Régnier-Giselbert, mais, vers 954-958, ils prirent la tête d’une nouvelle révolte lotharingienne contre Otton qui les destitua en 958. Ces destitutions à répétition freinaient la patrimonialisation des honores en même temps qu’elles empêchaient la constitution d’ensembles territoriaux stables et homogènes.

96L’échec des Régnier-Giselbert ouvrit la voie à la maison d’Ardenne281. Etroitement liée aux Ottoniens, comme on l’a vu plus haut, elle soutint sans défaillir le parti ottonien mais ne parvint pas davantage à rassembler ses honores pour fonder une véritable principauté territoriale : elle domina le sud du regnum d’une manière extensive, horizontale. Les descendants de Wigeric et de Cunégonde se rattachaient à un groupe anciennement implanté dans le Trévirois282, où Wigeric devint comte, mais aussi dans le Verdunois et le pays messin283. où deux des branches de la famille d’Ardenne allaient faire souche. Ils dominèrent l’Ardenne durant tout le x^e siècle, tissant des liens avec les aristocraties locales ou lointaines. Tous les fils de Wigeric, à l’exception peut-être de Sigebert dont on ne sait rien, furent pourvus d’un honor, laïque ou ecclésiastique : Adalbéron obtint l’évêché de Metz, Gozlin le comté du Bidgau qu’il avait hérité de son père, Giselbert fut comte en Ardenne. Frédéric devint duc de Haute-Lotharingie et Sigefroid comte de Luxembourg. Cependant, aux générations suivantes, alors même que les honores étaient patrimonialisés et régulièrement transmis de père en fils, aucun système lignager au sens strict du terme ne fut mis en place. La domination de l’espace resta extensive, laissant toujours leur place aux cadets.

97Le poids des fonctions épiscopales dans cette région constitua certainement le principal frein à la constitution de grands lignages, en entretenant de puissantes solidarités horizontales entre les différentes branches d’un même groupe de filiation, et même au-delà. Car la constitution d’un lignage était liée à l’établissement d’une véritable conscience dynastique. Il fallait aussi que la parenté réelle ou artificielle fût mise au service d’un honor laïque transmis en ligne directe, ce qui ne pouvait être le cas des fonctions épiscopales.

98Comme d’autres grandes familles lotharingiennes, la famille d’Ardenne chercha en effet à tirer le meilleur parti du système de l’Église impériale en orientant systématiquement plusieurs de ses fils vers la cléricature. Formés à Gorze ou à Metz dès leur jeunesse284, les Adalbéron semblent ainsi avoir été prêts à saisir tous les postes qui s’offraient à eux : des neveux ou des petits-neveux de l’évêque Adalbéron I^er de Metz285 occupèrent les sièges de Metz, de Verdun, de Trèves, mais aussi ceux de Reims et de Laon, au cœur de ce qui restait du domaine carolingien en Francie occidentale. Ils y succédaient souvent à des membres de leur parentèle : à Verdun, Adalbéron succéda à un de ses parents, l’évêque Wicfrid286 ; à Reims, Adalbéron suivit Odelric, fils de la comtesse Ève, dont l’évêque Adalbéron I^er de Metz était le consanguineus287. À Laon, le prédécesseur d’Adalbéron était Roricon, dont on peut se demander s’il n’était pas lui aussi apparenté à la maison d’Ardenne288...

99Ces formes de regroupement se firent particulièrement sentir à Metz : de 917 à 927, il y eut d’abord un certain Wigeric, probablement parent du comte du palais du même nom. À Bennon, évêque de 927 à 929, succéda Adalbéron I^er, fils aîné de Wigeric et de Cunégonde. A sa mort, en 969, Brunon fit désigner son cousin Thierri289, fils de sa tante maternelle Amalrade et d’Eberhard de Franconie. Ce Thierri était donc un cousin maternel de la duchesse Béatrix290. En 984, le fils de Béatrix et de Frédéric I^er abandonna le siège de Verdun pour succéder à Metz à son cousin Thierri291. En 1006, le siège revint à un autre cousin, également nommé Thierri, fils de Sigefroid de Luxembourg. L’intérêt de la famille d’Ardenne pour Metz n’était ni fortuit, ni récent : dès 804, un comte Wigeric (Wiggiricus) avait fait des donations au monastère de Gorze292 et au début du x^e siècle, un Wigeric fut abbé de ce monastère293, avant de devenir évêque de Metz. Les mariages de Gozlin avec Uda, nièce du comte de Metz Matfrid, et celui de Liutgarde avec Adelbert, fils de Matfrid et lui-même comte de Metz, furent certainement conclus sous l’épiscopat d’Adalbéron, dans le but d’unir la famille comtale et la famille épiscopale.

100L’exemple des Adalbéron n’est pas unique. Les Matfrid, les Ansfrid et d’autres familles lotharingiennes comprirent tout l’intérêt qu’elles pouvaient tirer des fonctions épiscopales. Richer, frère des comtes Gérard et Matfrid294, était évêque de Liège (920-945), tandis que ses neveux Wicfrid et Bernoin occupaient les sièges de Cologne (924-953) et de Verdun (925-939). Son petit-neveu Wicfrid, fut ensuite évêque de Verdun (962-983). Baldéric I^er, évêque de Liège de 956 à 959, était un neveu de Régnier III et de Rodolphe. Son neveu Baldéric II fut à son tour évêque de Liège de 1008 à 1018295...

101Les fonctions épiscopales avaient toujours été des enjeux de pouvoir et elles l’étaient encore dans la Francie des x^e-xi^e siècles. Ce qui est différent en Lotharingie, c’est que les familles aristocratiques semblent s’être rassemblées, organisées autour de ces enjeux de pouvoir-là, plus qu’autour des autres, ce qui empêcha la constitution au x^e siècle de lignages princiers, dotés d’une véritable conscience dynastique. Même lorsque les grandes familles aristocratiques eurent imposé la transmission directe des fonctions ducales ou comtales, l’existence de véritables « parentèles épiscopales », de nature fondamentalement indifférenciée et cognatique (Bernoin de Verdun était le beau-frère du comte Adalbert, Baldéric de Liège le fils d’une sœur de Régnier III, Wicfrid de Verdun le fils d’une sœur du comte Godefroid, Adalbéron II de Metz un lointain cousin de son prédécesseur Thierri...), maintint un mode de domination extensive de l’espace qui garantit finalement la suprématie impériale, puisqu’avant toute chose, ces évêques étaient les fidèles de l’empereur.

102Les réformes administratives, consécutives à l’absorption définitive de la Lotharingie par le royaume de Germanie, et la montée de forces centrifuges296 freinèrent aussi un temps la constitution des lignages, en contribuant à l’éclatement des anciens pagi et en accélérant la mobilité des hommes : avant qu’il ne fût donné à l’évêché de Liège en 985, le comté de Huy, apparu en tant que tel dans les années 940297, fut successivement tenu par Ermenfroid, Folcuin et Ansfrid qui n’avaient entre eux aucun lien de parenté298. Cela permettait ainsi aux cadets de se tailler des honores, pris sur l’héritage ou sur les terres fiscales, délégués par l’empereur ou usurpés. Finalement, dans la seconde moitié du x^e et au xi^e siècles, apparurent néanmoins de véritables lignages, comme celui des Folmar à Trèves ou celui des comtes de Chiny299, comme si les freins qui avaient empêché la constitution en Lotharingie de véritables lignages princiers, n’avaient pas fonctionné à ce niveau...

103À l’Ouest au contraire, l’affaiblissement du pouvoir carolingien et le poids moins grand de l’influence ottonienne firent que les tendances lignagères se développèrent plus rapidement et à un niveau plus élevé. Il y eut néanmoins des échecs, comme par exemple celui des Herbertiens. Utilisant le mode de transmission cognatique des honores, les fils du comte Pépin avaient pourtant réussi à prendre le contrôle de la région que dominait à la fin du ix^e siècle le groupe des Thierri-Nivelon300. Après la mort de Bernard, l’aîné, qui avait sans doute hérité du comté de son père, mais qui mourut précocement, vers 877/878, Pépin et Herbert menèrent une politique commune, favorable à Charles le Simple, qu’ils contribuèrent à faire élire en 892301. Pépin mourut en 893, laissant le champ libre à Herbert I^er. Ce fut lui qui rassembla l’héritage des Thierri-Nivelon et qui en transmit l’essentiel à son fils Herbert II302. Les deux comtes Bernard, cousins d’Herbert II303, participèrent ensuite activement aux entreprises des Herbertiens304. En 945, le partage des honores d’Herbert II entre ses fils s’inscrivit donc dans une tradition qui perpétuait, dans le cadre d’un système de transmission directe, la domination extensive de l’espace qui caractérisait au ix^e siècle les groupes familiaux cognatiques. L’absence de conscience dynastique dans cette famille était peut-être due à la tâche des origines305, et plus certainement aux fortes traditions matrilinéaires qui s’ensuivirent et que traduit le grand nombre de noms d’origine maternelle dans le patrimoine onomastique des Herbertiens et des Thibaldiens.

104D’autres familles princières réussirent beaucoup mieux. Une fois les regroupements territoriaux effectués, les Arnulfiens de Flandre développèrent une conscience dynastique qui s’exprima tout autant dans le choix de Saint-Bertin et de Saint-Pierre de Gand comme nécropoles familiales que dans l’onomastique (Baudoin-Arnoul) ou dans la rédaction d’une généalogie.

105De leur côté, les Robertiens pratiquèrent un mode d’exercice du pouvoir personnel et hiérarchique qui favorisa le développement d’un lignage conscient de lui-même. Ils avaient trouvé entre Seine et Loire des groupements rivaux, anciennement implantés, qui s’opposèrent un temps à leur ascension : les Rorgonides tenaient le comté du Maine et l’abbaye Saint-Maur de Glanfeuil, ainsi que divers autres comtés dans la région306. Ils tentèrent d’abord de contrer l’influence de Robert le Fort dans cet espace307, puis leurs relations avec les Robertiens s’améliorèrent308 et, menés par Gauzlin, évêque de Paris, abbé de Jumièges, Saint-Amand, Saint-Germain-des-Près et Saint-Denis, ils soutinrent la candidature d’Eudes au trône309. Ils rentrèrent ensuite dans la vassalité du comte Robert, frère d’Eudes, qui avait reçu de ce dernier les honores robertiens d’entre Seine et Loire310. Les Widonides restaient également nombreux dans la région de la Loire moyenne, malgré le départ de Lambert de Nantes pour l’Italie311, constituant pour les Robertiens des rivaux dangereux. Robert et son fils Hugues le Grand cumulèrent donc charges comtales et abbatiales et le lignage robertien s’organisa rapidement selon un modèle royal, autour d’un honor qui ne pouvait être partagé. En même temps, ils s’appuyèrent sur des réseaux de fidèles, souvent venus d’ailleurs, comme Foulque le Roux312, Thibaud de Chartres ou Frotmont de Sens à qui ils déléguèrent charges vicomtales et bénéfices. Ces personnages se rattachaient à d’anciens groupes de parenté nobles, mais ils durent leur fortune à leur fidélité aux Robertiens. Ils firent ensuite de brillants mariages qui leur apportèrent prestige et soutiens locaux313 et, dans les années 940, ces vicomtes, ayant accédé eux-mêmes aux titres comtaux, fondèrent à leur tour des lignages comtaux.

106En Francie occidentale, les familles de proceres profitèrent donc de l’affaiblissement du pouvoir royal pour imposer un mode de transmission directe des honores et pour s’organiser autour de cette transmission, accélérant ainsi la rupture des anciennes solidarités locales. La fermeture du marché des honores qui s’ensuivit accrut les tensions internes, favorisant finalement l’éclatement des anciennes structures administratives et l’émergence de nouvelles circonscriptions, comtés ou seigneuries, qui passèrent, comme en Lotharingie, aux mains des cadets exclus de l’héritage, de parents situés à la périphérie du lignage dominant ou des plus hardis des milites.

107Le mode d’organisation de la parenté favorisait en effet la constitution de potestates autour desquelles des groupements nouveaux pouvaient s’organiser. Dans le nord de la Francie, l’avouerie joua un rôle important comme point d’ancrage local. L’exemple d’Éverard, avoué de Saint-Bertin à Arques, est, à cet égard, significatif. Il était « de très haute noblesse » : sans doute se rattachait-il aux Hunrochides, mais il était également lié à la famille comtale flamande qui dominait la région au x^e siècle314. Il tenait de l’abbaye de Saint-Bertin une charge importante qui lui apportait puissance et richesse et qu’il transmit à son fils aîné, nommé Éverard comme lui, tandis que son fils cadet Adaloul était offert comme oblat à Saint-Bertin315. Adaloul devint plus tard abbé de Saint-Bertin. Des Baudoin-Raoul se succédèrent également comme avoués de Saint-Pierre de Gand à Aalst à partir de 998 et jusqu’en 1052, date à partir de laquelle ils furent seigneurs d’Aalst316. Il est clair qu’à partir de la parentèle cognatique du lignage arnulfien, des segments lignagers s’organisaient sans s’en détacher complètement, puisqu’aux liens de parenté réels se superposaient des liens de fidélité qui fonctionnaient comme des liens de parenté artificielle.

108Plus au sud, ce fut autour des châteaux que se rassembla la parenté : le lignage des Harduin-Corbon s’organisa à l’extrême fin du x^e siècle autour de la possession du château de Rochecorbon et des droits qui y étaient attachés317. Il ne semble pas être issu de la segmentation du lignage comtal des Thibaldiens. Les Harduin-Corbon faisaient partie de ces familles de fidèles qui entouraient les Eudes-Adalhard au ix^e siècle318. Ils avaient traversé tout le x^e siècle sans dommage, dans la vassalité des Robertiens puis des comtes de Blois-Tours. Ils profitèrent certainement de la présence d’un des leurs sur le siège archiépiscopal de Tours entre 959 et 980 et ils fondèrent, à la fin du siècle, leur propre lignage319. En 999, Corbon, seigneur du château de Rochecorbon, s’intitulait : Corbo gratia Dei nobilissimus miles320.

109En définitive, on peut se demander si l’émiettement du pouvoir qui caractérise certaines régions plus que d’autres ne tient pas d’abord à l’incapacité des lignages dominants à laisser se développer des segments lignagers liés à eux, en d’autres termes à contrôler l’espace, et plus spécialement les avoueries ou les châtellenies, par le biais d’une parenté cognatique nombreuse, elle-même en partie organisée en lignages.

Politique lignagère...

110L’organisation d’un lignage conduisait en effet à définir un nouveau mode d’utilisation de la parenté. Pour préserver l’honor et pour se renforcer, le groupement devait s’ouvrir sur l’extérieur tout en assurant sa sécurité interne, contrôler l’honor de l’intérieur et conquérir des points d’appuis extérieurs, commander aux vassaux et s’allier aux plus puissants.

111Pour cela, il lui fallait rassembler ses forces en utilisant systématiquement tous ses membres, comme les Ottoniens réussirent à le faire. On a vu comment les mariages s’inséraient dans la stratégie lignagère, en apportant illustration et sécurité, voire un accroissement territorial321. L’exclusion des cadets de l’héritage, l’utilisation intensive de toute la parentèle répondirent aux mêmes nécessités, tout en conférant au lignage un caractère dynamique qui explique en partie l’apparition de nouvelles potestates.

112On programmait d’abord l’avenir des enfants. L’utilisation des cadets et les mariages des filles permettaient de renforcer l’influence extérieure du lignage. Otton et Eudes/Henri, fils cadets d’Hugues le Grand, firent carrière en Bourgogne. Otton de Warcq, fils cadet d’Adalbert de Vermandois, commença sa carrière dans le Cambraisis322, puis il partit dans la région mosane, où ses descendants fondèrent le lignage des comtes de Chiny323. Gui, deuxième fils de Foulque le Roux, fut d’abord chanoine à Saint-Martin de Tours, avant d’être élu évêque de Soissons en 937, grâce à Hugues le Grand324. Le choix de Soissons ne fut pas le fruit du hasard : la famille comtale d’Angers était alliée aux GuiWalderic qui s’installèrent à cette époque comme comtes à Soissons325. Le comte Walderic, successeur d’un Renaud, prédécesseur d’un autre Renaud et d’un Gui, témoigna en 966, à Angers, avec Renaud, Gautier et Gui dans un acte du comte d’Angers Geoffroy Grisegonelle326. Le mariage d’Adèle d’Anjou avec Gautier d’Amiens s’inscrivit dans cette même stratégie : il s’agissait de renforcer les liens avec la Picardie pour faire pièce aux ambitions des Herbertiens. À la génération suivante, Gui, second fils de Geoffroy Grisegonelle, d’abord abbé des puissantes abbayes familiales de Cormery, Villeloin, Saint-Aubin d’Angers, devint évêque du Puy en 97 5327, dans le cadre d’un politique orientée vers le Midi.

113Thibaud le Vieux, vicomte de Tours à partir de 908, puis comte de Tours, Blois et Chartres à partir de 940 environ, eut deux fils de son épouse Richilde328. Le premier, Thibaud le Tricheur, hérita des honores paternels vers 957/960, le second, nommé Richard, devint archevêque de Bourges en 955. Son neveu Hugues, deuxième fils de Thibaud le Tricheur, lui succéda à la tête de l’archevêché329.

114La carrière des enfants de Folmar III fut programmée pour servir le lignage : Folmar IV, l’aîné, reçut le comté du Bliesgau, tandis que le cadet, nommé Etienne, devenait évêque de Toul, dans la région où d’autres Folmar étaient implantés. Enfin, la fille, nommée Richilde comme son arrière-grand-mère, fit un brillant mariage, en épousant le duc Thierri I^er de Haute-Lotharingie330.

115Cependant, un lignage ne pouvait réussir en se contentant d’utiliser les fils et les filles. Il fallait aussi se servir de toutes les ressources de la parentèle, pour conforter les positions locales du lignage.

116La fragilité de la principauté robertienne, comparée aux principautés angevine ou flamande331, s’explique en grande partie par leur politique familiale. Trop occupés à rivaliser avec les Carolingiens, ils pratiquèrent une politique de type « royal », multipliant les alliances lointaines pour rehausser la noblesse de leur lignage, négligeant ainsi de renforcer leur implantation régionale.

117La féodalisation de la société qui contribuait à multiplier les liens hiérarchiques contraignait les lignages à utiliser d’une manière intensive leurs ressources familiales. Les Folmar eurent ainsi une véritable stratégie tréviroise, afin de renforcer leur influence dans cette région : Folmar III, deuxième comte du Bliesgau, avait épousé Berte, sœur de Bérenger, chorévêque de Trèves en 996 tandis qu’un autre Folmar était abbé de Saint-Maximin332. Son oncle Bovon abandonna en 959 à Saint-Maximin de Trèves les biens hérités de son père dans la villa de Dompfen en Bidgau333. Il s’agissait de resserrer l’héritage trévirois autour du comte et de Saint-Maximin. Mais Bovon fut cité en 943 parmi les nobiles viri dans une charte de Saint-Mihiel334 et Folcuin, un autre oncle, reçut d’Otton I^er des bénéfices dans le Saintois335. Bovon et Folcuin ne jouèrent aucun rôle dans le Trévirois, car ils étaient installés en Lorraine, dans la région de Toul et de Lunéville336, où se trouvait une branche de la famille des Folcuin-Folmar.

118Les comtes confiaient aussi à des parents, souvent assez proches, les charges qu’ils ne pouvaient tenir eux-mêmes, en particulier les charges ecclésiastiques.

119Quand les Arnulfiens eurent pris le contrôle de la puissante abbaye de Saint-Bertin, ils en firent une « abbaye familiale » : Baudoin II, Adaloul et Arnoul I^er furent successivement abbés laïques du monastère337. Puis Arnoul I^er fit réformer l’abbaye par Gérard de Brogne qui y plaça comme abbé régulier son neveu Gui en 947338. En 950, Arnoul I^er confia l’abbaye à son neveu Hildebrand, fils d’une sœur ou d’un demi-frère qui fut abbé de Saint-Bertin de 950 à 954, puis abbé de Saint-Vaast, et enfin de nouveau abbé de Saint-Bertin en 962. Entre-temps, l’abbatiat de Saint-Bertin avait été confié en 961-962 à un autre membre du lignage, Adaloul, qui y avait été offert comme oblat par son père Éverard339. Cet Adaloul soutint probablement la révolte des neveux d’Arnoul en 962, puisque celui-ci le fit destituer340. En Anjou, Gui, frère du comte Geoffroy Grisegonelle, fut abbé de Cormery, Villeloin, Ferrières et Saint-Aubin, c’est-à-dire des principales abbayes de l’honor familial.

120Partout, des cadets étaient placés sur les sièges épiscopaux locaux, lorsque l’occasion s’en présentait : Robert, frère de Richard II de Normandie, devint archevêque de Rouen. Liudolf, troisième fils d’Adalbert de Vermandois, fut désigné en 978 comme évêque de Noyon puis consacré en 979341...

121Les lignages les plus dynamiques réussissaient ainsi à rassembler la parenté cognatique dans un ensemble hiérarchique : Wicman de Hamaland et Thierri de Westfrise, gendres d’Arnoul I^er, furent successivement comtes de Gand. Dans les années 980, le comte Geoffroy Grisegonelle ramena du pagus de Paris son consanguineus Albéric qu’il installa en Anjou342. Les nombreux Arnoul et Baudoin que l’on trouve en Flandre aux x^e et xi^e siècles, ou encore les Ingelger et les Foulque en Anjou343, appartenaient aux parentèles comtales et servaient le lignage dominant tout y trouvant des intérêts propres. Dans les années 1020, Tiais des Roches, un membre du lignage de Rochecorbon, possédait dans la Gâtine des droits de viguerie qu’il tenait en fief de son seigneur et parent Hardoin344. De même, l’exemple d’Arnoul, fils d’Hilduin, ou celui de Baudoin, fils d’Éverard, attestent que l’on n’hésitait pas à marier les filles du lignage à des membres de l’aristocratie locale, en voie d’ascension, pour renforcer la fidélité hiérarchique345.

122La stratégie lignagère dépassait donc largement le cadre du schéma classique : le fils aîné étant pourvu de l’honor familial, un autre étant orienté vers une carrière ecclésiastique pour préserver l’héritage, un autre encore partant en quête d’une héritière ou se vouant au célibat. La réussite d’un lignage venait de sa capacité à s’organiser dynastiquement et hiérarchiquement, en utilisant toutes ses forces, agnatiques et cognatiques.

Conclusion

123Du vii^e au x^e siècle, le système de parenté fut donc affecté par un lent mouvement de fond, qui renforça progressivement les structures verticales et hiérarchiques. Cette évolution s’accompagna d’une redéfinition des pouvoirs locaux autour desquels se structurait la potestas.

124Au haut Moyen Age, la dormis noble constituait l’atome de pouvoir autour duquel se rassemblait la familia. Elle faisait partie d’une parentèle bilatérale qui n’eut jamais vocation à dominer l’espace : la parentèle fut toujours une structure d’entraide, formée de cohéritiers, d’alliés, de voisins et même de fidèles. La domus s’insérait ensuite dans des groupements plus vastes, dont la structure s’est progressivement modifiée.

125À l’époque mérovingienne, les Sippen, de structure large et cognatique, peu hiérarchisées, n’avaient pas vocation à gérer ni à transmettre la potestas. Les renouvellements d’alliance et les pratiques endogamiques en constituaient le ciment, tout en les ancrant dans la durée. Même si la haute aristocratie des proceres s’individualisait déjà par les profits qu’elle tirait de l’exercice des honores délégués par le roi, la domus noble restait l’élément constitutif de la parenté et du pouvoir. L’affaiblissement du pouvoir royal au vii^e siècle conduisit à des regroupements à finalité plus politique qui annonçaient les groupes familiaux carolingiens : des groupements de parenté locaux tentèrent en vain d’établir un pouvoir régional en prenant le contrôle des honores civils et religieux.

126La mise en ordre carolingienne accéléra le processus de hiérarchisation de l’aristocratie en permettant aux plus puissants de faire plus lourdement peser leur autorité sur les autres. L’hérédité des honores conduisit à des regroupements qui visaient à dominer l’espace par l’intermédiaire d’une parenté large et cognatique. Le mode de domination était extensif, adapté aux formes de parenté diffuses, au mode de succession aux honores et au contrôle royal.

127La disparition de ces groupes au début du x^e siècle sanctionna l’échec carolingien. Elle fut le résultat d’une lente dissolution interne qui conduisit à leur complète déstabilisation. Celle-ci s’inscrit dans le prolongement des tendances liées à l’organisation même de la société carolingienne : les structures verticales qui n’avaient cessé de se renforcer depuis le viii^e siècle triomphèrent à la fin du ix^e siècle, conduisant à l’apparition de nouveaux groupements, plus nettement patrilinéaires, ainsi qu’à la redéfinition du rôle de la parenté cognatique.

128Il est certain que le modèle royal a joué un rôle fondamental dans la mise en place des lignages, mais il est également vrai que leur apparition s’accompagna d’une réaffirmation des pouvoirs locaux, plus fermement et plus directement contrôlés par les familles de nobiles. Cette réaffirmation ne fut qu’indirectement la conséquence de la mise en place des principautés et elle semble avoir largement anticipé le développement des seigneuries châtelaines, puisqu’elle fut également sensible en Flandre, là où précisément le pouvoir comtal était particulièrement fort. Elle me semble liée à une nouvelle structuration des groupements cognatiques, lesquels avaient, durant l’époque carolingienne, maintenu au plan local un équilibre des pouvoirs qui avait profité au roi et aux proceres.