1Les historiens travaillant sur l’époque romaine et sur les pays méditerranéens au haut Moyen Age1 ont ouvert de nouvelles perspectives, en mettant l’accent sur l’importance du couple conjugal dans ces sociétés. Synthétisant ces travaux et se fondant sur les sources iconographiques, Pierre Guichard a montré qu’au haut Moyen Age, dans les pays méditerranéens, le modèle conjugal demeurait semblable à ce qu’il était à la fin de l’époque romaine : à savoir l’atome constitutif de la parenté et de l’organisation sociale2.

2Pour déterminer la place du couple conjugal au sein de la société aristocratique franque, il faut d’abord examiner le mode de résidence et la structure du groupe domestique qui, rappelons-le, se définit comme l’ensemble des personnes travaillant, vivant et dormant sous le même toit3.

3Il faut ensuite poser le problème de l’exercice du pouvoir au sein du ménage lui-même. Car si d’aventure le couple conjugal était bien, comme le suggèrent Pierre Toubert et Pierre Guichard, l’élément central de la société médiévale, la place de la femme ne pourrait alors être aussi « déprimée » que l’affirme Robert Fossier4. Au sein du consortium conjugal, l’épouse devrait avoir joué un rôle aussi déterminant que la femme wisigothique, catalane ou italienne5. Elle devrait avoir participé à l’administration des biens conjugaux, exercé l’autorité au sein du groupe après la mort du mari, géré elle-même ses biens...

La domus noble

4Le mode de résidence est une des composantes des systèmes de parenté. Il est fonction des règles de filiation et d’alliance, mais il traduit aussi les conditions économiques, sociales et culturelles du moment. Lorsque celles-ci varient, les règles de résidence se modifient à leur tour, ce qui peut entraîner, à terme, des transformations graduelles de la structure sociale6.

Résidence patrilocale ou virilocale ?

5Il va de soi qu’un système de parenté indifférencié à tendance patrilinéaire, associé à une exogamie relativement marquée, exclut un mode de résidence matrilocal7. L’histoire des Nibelungs, telle que nous l’a transmise la légende8, s’explique en termes anthropologiques par le non-respect des obligations liées à l’exogamie des familles royales : Kriemhilde, soeur des rois burgondes de Worms, avait épousé Siegfrid qui venait d’un royaume du Nord. Mais Siegfrid ne respecta pas le principe virilocal normalement associé à l’exogamie. Au lieu de regagner son propre royaume avec son épouse, afin d’assurer l’amitié entre les peuples, il résida avec Kriemhild à la cour de ses beaux-frères. Jaloux de lui, ceux-ci le tuèrent et remarièrent leur soeur au roi Etzel, chez qui elle alla vivre sur les bords du Danube. Kriemhild finit par venger la mort de Siegfrid, provoquant ainsi la chute du royaume de Worms.

6Le versement du pretium nuptiale à la famille de la fiancée excluait de toute manière le mode de résidence matrilocal, puisqu’il servait à la fois à acquérir le mundium sur la femme, à dédommager sa famille de la perte économique qu’elle allait subir par le départ d’un de ses membres et à garantir que l’épouse serait bien traitée dans sa nouvelle demeure9. Le rite de la deductio et celui de la traditio, par laquelle la jeune fille était conduite en cortège jusqu’à la maison de son futur mari pour lui être remise par son père, allaient dans le même sens. En se mariant, la jeune fille quittait donc la maison paternelle pour gagner celle de sa nouvelle famille. Reste à savoir si le mode de résidence était patrilocal ou virilocal, en un mot si le nouveau couple résidait chez le père du mari ou s’il avait sa propre demeure.

7On sait qu’au ix^e siècle, les familles paysannes qui vivaient sur les domaines de l’abbaye de Farfa en Italie10 comme sur ceux de Saint-Germain-des-Prés en Francie11, étaient en majorité des familles nucléaires dont le mode de résidence était virilocal. Au même moment, en Bavière, sur les domaines offerts par l’abbé Sigifrid à Saint-Emmeran de Ratisbonne, chaque casa ou domus paysanne n’abritait qu’un seul couple, avec ses enfants et des mancipia12. Le problème est donc de savoir si ce modèle conjugal, qui, à l’époque carolingienne, semble être celui de la paysannerie dépendante, valait déjà pour l’aristocratie, ou s’il s’est diffusé ultérieurement, sous l’influence de l’Église, du bas vers le haut de la pyramide sociale comme le pense Robert Fossier13. A priori, ceci paraît improbable parce que, dans la société du haut Moyen Age, les modèles sociaux et culturels se diffusaient toujours du haut vers le bas de la pyramide sociale.

8Les données de l’archéologie ne permettent pas de trancher : les grandes maisons du type de Gladbach ou celles qui ont été mises à jour en Angleterre abritaient certainement des groupes de corésidents relativement importants, plus larges en tout cas que le groupe domestique simple, constitué du couple conjugal et de ses enfants, mais les fouilles ne permettent pas de dire s’il s’agissait de familles étendues ou de groupes véritablement polynucléaires, constitués par le ménage du père, ceux de ses fils mariés ainsi que par ses enfants non mariés.

9Plusieurs indices laissent supposer que le mode de résidence avait dû être patrilocal. Le versement du prix nuptial paraît en effet caractériser des sociétés patrilocales14. La terminologie à bifurcation et à lignes qui est utilisée dans la loi salique pour désigner les cousins, cousines, oncles et tantes (on utilise des périphrases précises), la persistance dans le vieil haut-allemand de termes spécifiques pour chacun des oncles et chacune des tantes, les traces de polyginie et l’existence de parentèles, tous ces traits caractérisent selon G. Murdock les sociétés indifférenciées ayant un mode de résidence patrilocal15. D’ailleurs, selon le même auteur, le mode de résidence virilocal dériverait en général d’un système patrilocal16. La domus noble aurait donc pu abriter un groupe domestique polynucléaire.

10Cependant, les arguments anthropologiques peuvent être facilement retournés : aux vii^e -x^e siècles, le vocabulaire courant confondait sous un même terme (consobrinus) les cousins croisés et les cousins parallèles, il ne distinguait que rarement les oncles, généralement désignés par le vocable avunculus. La polyginie était un phénomène marginal, avant même que disparût la Friedelehe17. Enfin, la donation constitutive du mariage était la Morgengabe, offerte par le mari à son épouse et le prix nuptial, devenu purement symbolique, avait en fait déjà cédé la place au douaire.

11Les sources hagiographiques plaident nettement en faveur d’un mode de résidence virilocal. Sans revenir ici sur l’image de la famille que reflète le prisme hagiographique, – celui d’une famille étroite, élémentaire, centré sur les relations de parenté les plus simples, le mari et son épouse, le père et la mère, le fils et la fille, le frère et la soeur –18, il faut souligner que la parentèle apparaît quand même au détour du récit, qu’il est parfois question d’un grand-père, d’une grand-mère, d’un oncle, d’un cousin ou d’une nièce, mais qu’il ne s’agit jamais d’un groupe de corésidents. Ces parents sont liés par la consanguinité, l’affinité ou l’amitié, jamais par la résidence commune.

12Dans le discours hagiographique, la maison noble se définit donc comme le lieu de résidence d’une famille conjugale et comme le creuset de l’autorité maritale et paternelle : l’épouse vit dans la maison de son mari19, les enfants reçoivent leur première éducation chez leur père, ils y reviennent leur instruction terminée20. Colomban séjourna chez Autharius qui résidait dans la villa d’Ussy sur la Marne avec son épouse Aiga et leurs jeunes enfants21 ; Eustase se rendit de Pipimisiacum, près de Meaux, où Chagneric l’avait accueilli avec son épouse Leudegunde et sa fille Burgundofara22, à Mosa sur la Meuse chez Gunduin, où il bénit les enfants du couple23. La vie de sainte Berte apporte enfin une dernière touche au tableau. Après la mort de son mari, Berte continua de résider dans la villa de Blangy qui appartenait à Sigefrid et, comme elle projetait d’y fonder une petite communauté monastique, elle alla solliciter l’aide de Rotrude, qui était veuve de son beau-frère et qui résidait non loin de là24. Le mariage des fils entraînait donc normalement la segmentation du noyau de rattachement, chaque ménage résidant dans sa propre demeure.

13On pourrait arguer en faveur du mode de résidence patrilocal du fait que la domus regalis abritait parfois plus d’un couple conjugal. À l’époque carolingienne en effet, un fils de roi pouvait résider au palais royal avec une Friedelfrau ou une concubine. Cependant, il ne concluait jamais d’union légitime avant d’avoir obtenu un regnum, si réduit fût-il, parce que, comme je l’ai souligné plus haut25, le pouvoir se fondait d’abord sur une Hausherrschaft qui supposait la possession d’une domus.

14Le mode de résidence patrilocal impliquait en effet que les fils fussent écartés de la gestion du patrimoine jusqu’à la mort de leur père. Il supposait en outre qu’après la mort du père, on maintînt l’indivision entre les frères, ou encore que certains des héritiers fussent exclus de l’exercice du pouvoir. Or, la capillaturia, rite qui consistait à couper les cheveux du jeune garçon atteignant la majorité, s’accompagnait d’une donation du père au fils devenu adulte26, ce qui semble prouver que le fils était alors en mesure de gérer ses propres biens, de quitter la maison paternelle et de se marier.

15En outre, le partage des héritages qui prévalait à l’époque franque excluait en fait un mode de résidence patrilocal. Le maintien de l’indivision après la mort du père semble en effet une pratique exceptionnelle, tous les formulaires comportant une ou plusieurs formules réglant le partage de l’héritage entre les frères27. Les donations communes effectuées par deux frères, deux soeurs, ou encore un frère et une soeur, sont d’ailleurs rares : sur 66 donations faites à l’abbaye d’Echternach entre 697 et 855, 46 sont individuelles, 11 sont faites par des couples conjugaux et 3 seulement sont effectuées par des germains, rien ne prouvant d’ailleurs que ces biens aient été tenus en indivision. Il est vrai que le système pouvait combiner corésidence et partage, dès lors qu’on partageait les revenus et non les exploitations elles-mêmes28.

16En fait, tout concourt à montrer que les fils quittaient la maison paternelle bien avant la mort du père, sans doute dès leur majorité, au plus tard en tout cas lors de leur mariage. La dispersion des propriétés, inhérente à la condition noble29, permettait précisément ce mode de résidence : lors de leurs épousailles, parfois même avant, les fils recevaient une portio de l’héritage, sans que cela mît en cause le droit de propriété du père ou celui de la mère.

17D’après le testament d’Erminetrude30, actuellement daté du début du vii^e siècle31, Deorovald avait tenu en usufruit une portio de la villa de Lagnysur-Marne, seize vignes et des esclaves qui appartenaient à sa mère Erminetrude, de portione ejus et de proprietate mea. À la mort de Deorovald, ces biens étaient revenus à sa mère qui les donna alors à son autre fils. Le 14 avril 869, Gisèle, veuve du marquis Evrard de Frioul, répartit entre trois de ses fils et une de ses filles les fiscs qui lui venaient de son frère Charles le Chauve. Son fils Adalard reçut le fisc de Somain en Ostrevant qui passa ainsi « de meo jure in portionem tuam », c’est-à-dire en usufruit, l’acte précisant qu’il resterait sous la potestas de Gisèle sa vie durant32.

18Ces pratiques expliquent pourquoi la famille noble du haut Moyen Age pouvait occuper successivement plusieurs domus, comme la famille royale, et pourquoi, après le décès des parents, l’un des fils venait s’installer dans la maison paternelle devenue vacante.

19En outre, le mode d’attribution des hautes fonctions facilita longtemps le processus de segmentation. Le jeune noble servait au palais, avant d’être envoyé en province pour y occuper une charge civile, militaire ou religieuse33, suivant un mode d’attribution qui combinait le libre choix du roi et une forme d’hérédité souple. On ne sait où résidait Étienne, l’aîné des fils du comte Gérard, avant qu’il ne succédât à son père comme comte de Paris, mais ses deux frères, Leuthard et Bégon, avaient quitté la maison paternelle pour suivre Louis le Pieux en Aquitaine : ils s’y étaient mariés et ils y résidèrent jusqu’à ce qu’ils deviennent, chacun à leur tour, comtes de Paris. Gérard de Roussillon, l’un des fils de Leuthard, commença sa carrière à Paris avant de la poursuivre en Bourgogne au service de Lothaire, tandis que son frère Adalhard, d’abord sénéchal de Louis le Pieux, servit ensuite Charles le Chauve en Francie occidentale avec un intermède lotharingien34 Quant au fils d’Adalhard, il résidait en Lotharingie où il semble avoir fait souche...

20Le système du partage des héritages, le mode d’attribution des honores et la dilatatio regni étaient donc parfaitement adaptés à un type de résidence virilocal. Mais il y eut problème lorsque les droits publics furent devenus l’essence même du pouvoir noble et qu’ils eurent été intégrés au patrimoine familial au point d’être transmis en ligne directe et patrilinéaire. Le mode de résidence virilocal impliquait alors qu’il y eût partage de l’héritage ou traitement spécifique des cadets. Le retard de l’âge au mariage, fort sensible dès le début du x^e siècle35, marquait en fait les prémices de la distorsion entre le mode de résidence et celui de la transmission de l’héritage. On sait comment le système lignager résolut finalement le problème : la maison paternelle alla au fils aîné, avec l’honor familial, les cadets furent condamnés à se vouer à Dieu, au célibat ou à trouver une héritière qui leur procurât domus et dominatio36...

21Avant que ne s’imposât ce modèle, on tâtonna et on tenta diverses solutions. On partagea les honores, permettant ainsi à chacun des fils d’avoir une domus37 : le comte Roger I^er de Laon avait plusieurs fils qui, après sa mort en 926, conservèrent dans l’indivision le château de Mortagne, sur l’Escaut, dont Herbert II et Arnoul I^er s’emparèrent successivement38. Cependant, le comté de Laon était allé à Roger II, sans doute fils aîné de Roger I^er39^. Il le perdit bientôt, mais le roi Louis IV le lui redonna en 94140. Lui seul paraît avoir été marié41, et c’est sous son autorité que ses frères menaient combat42.

22Que l’on se place en amont ou en aval de l’époque carolingienne, il faut donc renoncer au mythe de la grande maison abritant une famille large, polynucléaire, de type patriarcal. La structure du pouvoir et son mode de transmission imposaient que la résidence fût virilocale. S’il y a eu diffusion d’un modèle, celle-ci s’est faite du haut vers le bas de la pyramide sociale, et non en sens inverse.

La familia

23Le mode de résidence ayant été déterminé, il faut préciser la structure du groupe domestique aristocratique, de la familia43.

24Les ménages paysans qui vivaient sur les domaines de l’abbaye de Farfa ou sur ceux de Saint-Germain-des-Près étaient donc des groupes domestiques simples44, des Conjugal Family Units pour reprendre la terminologie de Peter Laslett45. Les groupes domestiques aristocratiques étaient plus complexes.

25Au cœur de la domus noble, on trouvait naturellement le couple conjugal et ses enfants. Dans l’état actuel des choses, il est impossible d’en faire le compte, puisque nous ne connaissons que certains des enfants ayant atteint l’âge adulte, les fils la plupart du temps. Les enfants morts en bas âge ainsi qu’une bonne partie des filles, nous échappent presque toujours. À l’aide de données aussi éparses et fragmentaires, il ne peut donc être question de faire une véritable étude démographique.

26Malgré toutes ces réserves, quelques constatations peuvent être faites. La première concerne le dynamisme démographique des couples entre le vii^e et le x^e siècle : sur 34 couples, le nombre moyen d’enfants parvenus à l’âge adulte est de 3,9. Ce chiffre est très comparable aux chiffres obtenus par L. Kuchenbuch pour les ménages paysans d’Entre Meuse et Rhin (3 à 4 enfants par unité familiale)46 et aux chiffres donnés par les polyptyques de Marseille, de SaintGermain-des-Près et de Saint-Rémi de Reims (autour de trois enfants)47. La seconde constatation concerne la taille des familles : elle s’accrut nettement, puisque le nombre moyen d’enfants passa de 3,4 au vii^e siècle à 3,5 au viii^e siècle, 4 au ix^e siècle et 4,3 au x^e siècle48. Encore une fois, il faut manier ces chiffres avec la plus grande précaution, parce qu’ils ne correspondent pas à une réalité démographique. Cependant, comme ils concernent les enfants ayant atteint l’âge adulte, ils sont parfaitement en accord avec le nombre moyen d’enfants que mirent réellement au monde les reines carolingiennes :

Tableau n^o 43. LA FÉCONDITÉ DES COUPLES ROYAUX CAROLINGIENS AU IX^e SIÈCLE

27Malgré une forte mortalité infantile, la période carolingienne connut donc un dynamisme démographique que beaucoup d’historiens s’accordent maintenant à reconnaître49.

28Cependant l’originalité de la familia aristocratique tient à ce qu’à ce noyau structurel s’adjoignaient nombre d’autres membres. En premier lieu, la fréquence des remariages faisait cohabiter une belle-mère50, ou un beau-père51, avec les enfants du premier lit, ce qui n’était pas sans provoquer des tensions52. Sans être placés sur le même plan que les enfants légitimes, les enfants des concubines faisaient également partie de la familia.

29Le groupe domestique s’élargissait aussi à d’autres parents. Il s’étendait rarement vers le haut, ce qui ne peut surprendre étant donnés la faible durée moyenne de la vie et le mode de transmission de l’autorité. Il va de soi qu’après la mort de son épouse, le grand-père continuait à résider dans sa propre maison53. Il était fréquent que les veuves restent également dans leur propre maison, avant d’aller abriter leur veuvage dans un monastère.

30Le groupe domestique ne s’étendait donc que rarement vers le haut, mais en revanche, il s’étendait parfois vers le bas. Lorsque le père avait disparu, il arrivait que le grand-père, ou la grand-mère, accueillissent leurs petits-enfants : Plectrude recueillit les enfants de son fils Grimoald54. Anseflède se chargea de l’éducation de son arrière-petit-fils après la mort de Drogon, (on ne sait ce qu’il était advenu de la mère)55. De même, Charlemagne prit avec lui ses petitesfilles après le décès de leur père Pépin56.

31La familia pouvait également s’étendre en ligne collatérale, à des frères et soeurs non mariés. Cependant, le fait était assez rare, car les filles étaient mariées jeunes57, ou vouées à une vie religieuse. Au x^e siècle, ce genre de cohabitation devint certainement plus fréquent, à cause du retard de l’âge au mariage, du célibat imposé à certains des cadets et d’une certaine forme d’indivision de l’héritage. On accueillait parfois des neveux. Adalhard fut élevé avec Charlemagne à la cour de son oncle Pépin le Bref et Wala fréquenta l’école du palais dans sa jeunesse58. Gundrade, soeur d’Adalhard et de Wala, joua un rôle important à la cour de son cousin Charlemagne où elle s’occupa peut-être de l’éducation des jeunes princesses59. Bien que les sources attestent l’importance de la relation avunculaire au Moyen Age, il faut cependant noter qu’au haut Moyen Age, l’oncle maternel ne semble pas avoir joué un rôle plus important que le frère du père : les fils de Robert le Fort, très jeunes à la mort de leur père en 866, ne furent pas pris en charge par les frères de leur mère, mais par leur oncle paternel, le comte Mégingaud60. En 867, Adalroch résidait en Frioul auprès de son oncle paternel Evrard, lorsque ce dernier fit mettre par écrit son testament61.

32Petits-enfants, neveux ou cousins partageaient la table familiale, ils étaient parmi les nourris du dominus62. Cette pratique était très courante dans les sociétés anciennes, on la rencontrait également dans la société anglo-saxonne63 et dans la société Scandinave sous la forme du fosterage64.

33Le nombre des nutriti était directement proportionnel à la puissance du maître, c’est pourquoi la cour royale attirait à elle la jeunesse aristocratique65. Si l’on en croit les vies de saints mérovingiens, tous les jeunes nobles auraient fréquenté la cour royale où ils formaient un groupe compact, celui des jeunes faisant ensemble l’apprentissage des charges qu’impliquait leur condition. On peut néanmoins se demander si cette pratique ne concernait pas seulement le milieu de la haute aristocratie, les autres étant accueillis dans les demeures des grands.

34Le terme commilitones que les auteurs de l’époque carolingienne utilisaient parfois pour désigner le groupe des jeunes nourris66 suggère une idée d’association, de groupe, il exprime une confraternité qui se rattache au compagnonnage guerrier67. À l’âge de l’adolescence en effet, les jeunes aristocrates pratiquaient de concert les jeux virils auxquels on les avait initiés68, ils s’intégraient à un groupe de coaetani, dont l’occupation principale aurait été la chasse, selon les hagiographes69, mais qui devaient aussi pratiquer le jeu des épées.

35La maison noble s’ouvrait aussi à des jeunes filles, si l’on interprète bien un passage de la vie de sainte Gertrude où on lit que, sous la houlette de sa mère Itte, Gertrude grandissait en considération au milieu des jeunes filles de son âge70.

36Parmi ceux qui partageaient la table familiale, il y avait également les compagnons du maître, ses socii71. Ceux-là faisaient partie de la Gefolgschaft, dont Walter Schlesinger a naguère montré qu’elle était un élément essentiel du pouvoir noble, au même titre que la possession de la terre72.

37La domus noble abritait enfin la domesticité : la nourrice qui restait avec les enfants jusqu’à leur départ de la maison familiale73 les autres servantes74 et les mancipia75. Quoique non-libres, les domestiques suivaient leurs maîtres, participant aux banquets et autres festivités au titre de membres de la familia76. Le mode de dénomination des esclaves domestiques, dont certains portèrent un moment des noms aristocratiques, prouve à l’évidence qu’ils faisaient partie intégrante de la familia et que des liens affectifs spécifiques les liaient à leurs maîtres77. D’ailleurs, le dominus offrait parfois une terre à son nutritus pour le remercier de son service ou de son affection78. Il va de soi que la concubine non-libre du maître et ses enfants jouissaient d’une situation privilégiée au sein de la familia et qu’il y avait possibilité d’ascension sociale après affranchissement des enfants79. Le caractère aristocratique, patriarcal et paternaliste de la société favorisait ainsi le développement de liens mêlés d’affection, de crainte, le tout engendré et cimenté par la vie en commun80.

38La familia aristocratique du haut Moyen Age, comme la mesnie seigneuriale des xi^e-xii^e siècles, ne correspondait donc pas au modèle conjugal formé par la famille élémentaire de deux générations. Au noyau formé par le couple conjugal, ses enfants et les enfants d’autres lits, venaient s’adjoindre des parents, des nourris, des compagnons et des domestiques, dont le nombre était directement proportionnel à la puissance protectrice du maître de maison. Néanmoins, la familia aristocratique et la famille paysanne avaient en commun d’être centrées sur la famille élémentaire, c’est-à-dire sur le couple conjugal et ses enfants. Le mariage des enfants entraînait donc un processus de segmentation qui conduisait le nouveau couple à s’installer dans sa propre demeure, ce qui n’a pas manqué de favoriser la mobilité humaine et l’essor économique de la période81. Cependant, la familia aristocratique, à la différence de la famille paysanne82, était nécessairement une famille élargie, au sens où l’entendent les anthropologues, et c’était même là un élément de reconnaissance sociale fondamental.

Le consortium marital

39Il faut maintenant examiner qui avait en charge la cura familiae83 pour éclairer la place de l’épouse dans le ménage ainsi que son rôle au sein de la domus aristocratique. Nous n’avons malheureusement que peu de documents permettant de le faire et les études sur le sujet concernent essentiellement les reines84 dont la situation, à l’époque mérovingienne au moins, était plus précaire que celle des épouses d’aristocrates, mais le rôle politique plus important85.

40L’épouse était considérée comme la « collaboratrice » du mari86, et ses tâches, au sein du ménage, étaient bien déterminées. Au fil du temps cependant, la notion de ménage a été progressivement redéfinie, et avec elle le rôle de l’épouse.

Mari et femme

41Pierre Toubert a montré comment les clercs carolingiens avaient élaboré une théorie du mariage qui tournait autour de la fides87. De l’alliance librement consentie par le mari et par l’épouse (consensualisme) naissait une relation qui était à la fois fondée sur la fidélité réciproque entre les époux (la fides) et sur la soumission de l’épouse au mari.

42Les Virtutes Fursei, rédigées au début du ix^e siècle88, illustrent parfaitement ce type de relation. Le texte rapporte un différend qui, au milieu du vii^e siècle, aurait un moment opposé le maire du palais de Neustrie Erchinoald à son épouse Leutsinde. Celle-ci, excédée par la trop grande faveur dont jouissait le moine irlandais Fursy auprès de son mari, aurait menacé celui-ci de quitter son consortium : Leutsinde, épouse dudit Erchinoald, pleine de fureur de ce que son mari honorait le saint homme avec tant d’attention, lui dit : « Voilà ! Tu me laisses seule avec mes fils et mes filles, sans argent ni possession, donnant tout ce qui nous appartient à un homme que nous ne connaissons pas et dont nous ignorons même l’origine. » Erchinoald lui dit : « Ma très chère Leutsinde, garde-toi de prononcer de telles paroles ! » Leutsinde répondit : « Fais-moi sortir de ton consortium, si tu continues ce que tu as commencé ». Erchinoald dit : « Leutsinde, cesse de parler sans réfléchir ; car si ta fureur ne cessait pas, tu sortirais de ma puissance (potestas) et tu perdrais tout le confort que je t’ai donné »89.

43À l’époque carolingienne, le vocable consortium désignait fréquemment l’union matrimoniale, envisagée comme la communauté de vie des deux époux90. Cependant, le texte des Virtutes Fursei révèle, comme d’autres textes carolingiens91, comment l’on concevait, au ix^e siècle, le consortium : l’association inégale des deux conjoints sous la potestas du mari. L’ambiguïté de la situation de l’épouse apparaît bien à travers le récit. Leutsinde s’élevait contre les agissements de son mari, elle semblait même résolue à sortir de son consortium s’il persistait dans ses pratiques, mais sa seule alternative était de convaincre Erchinoald d’éloigner Fursy ou d’accepter le divorce, auquel cas elle risquait de perdre tout le confort dont elle jouissait jusqu’alors.

44Le mariage créait ainsi entre les époux une communauté morale, sociale et matérielle qui n’allait pas jusqu’à l’égalité des deux partenaires. Le mari, chef du consortium, agissait librement, à condition toutefois de garantir aux siens la protection et la sécurité matérielle qui était la contrepartie naturelle de leur soumission à sa potestas. A condition aussi de témoigner à son épouse l’affection qu’elle était en droit d’attendre. Les termes dulcissima, karissima qu’utilise Erchinoald lorsqu’il répond à Leutsinde expriment cette affection. Il va de soi que nous sommes ici dans la sphère de l’idéologie, mais celle-ci a certainement contribué à faire du couple conjugal l’élément moteur et constitutif de la société carolingienne et post-carolingienne..

45La sphère d’action traditionnelle de l’épouse se situait à l’intérieur de la maison. Le cadeau du matin qui, Jusqu’au ix^e siècle, distingua l’épouse de la concubine92, concrétisait et symbolisait la fonction sexuelle et domestique de la première. En offrant à la jeune épousée sa Morgengabe au lendemain des noces, le mari la désignait comme celle qui perpétuerait la lignée noble, qui régirait la maison et qui garderait le foyer.

46Le souci de perpétuer la lignée était un désir d’autant plus grand que la mortalité infantile était terrible. Il est évidemment impossible d’avancer des taux précis, puisque nous n’avons ni le nombre des naissances ni celui des décès. Cependant, les familles royales apportent certains éléments d’appréciation. 36 % des enfants engendrés par les rois carolingiens des ix^e et x^e siècles n’atteignirent pas l’âge de 20 ans93 ! Ce taux doit être inférieur au taux général, car la famille royale était certainement mieux nourrie que la masse de la population.

47Les préoccupations familiales rejoignaient donc la pratique canonique en matière matrimoniale94. Il fallait marier le plus grand nombre possible de filles95 et remarier les veuves qui étaient encore en âge d’avoir des enfants96 : Salaberge fut mariée par ses parents qui « songeaient à leur descendance97 » et, après la mort de son premier mari, son père la remaria « pour qu’elle mît au monde des enfants98 ». En 866, lors du couronnement de la reine Ermentrude, les prières des évêques s’élevèrent pour que Dieu rendît à la reine sa fécondité d’autrefois et qu’à l’image de Sarah, l’épouse stérile d’Abraham qui avait donné un fils à son mari alors qu’elle était nonagénaire, la reine donnât encore des fils à son royal époux99.

48Les nombreux récits de miracles liés à la fécondité montrent que c’était une préoccupation essentielle100, bien qu’en contradiction apparente avec les pratiques abortives101 et l’infanticide102 que réprimaient la législation synodale et les pénitentiels. Cependant, Pierre Toubert a fait justice des théories d’E. Coleman103 sur l’infanticide des filles dans les milieux paysans au haut Moyen Age104 et l’étude de Bessmerny sur les ménages paysans de Saint-Germain-des-Près a montré que les enfants recensés dans le polyptyque étaient ceux qui restaient dans la maison paysanne après le départ des aînés et la segmentation du noyau familial105. Au vu des données du polyptyque, il semble en fait que les filles se mariaient jeunes et qu’elles quittaient plus facilement que les garçons la maison familiale, pour fonder une nouvelle famille106. Les évêques carolingiens reconnaissaient d’ailleurs que les pratiques abortives et l’infanticide étaient davantage liés à l’adultère des femmes et à leur crainte de voir leur crime découvert107 qu’à leur désir de limiter le nombre de bouches à nourrir.

49En période de difficultés économiques, la paupérisation se traduisait plutôt par une recrudescence des abandons d’enfants108. L’exposition des enfants était une pratique relativement courante dans les sociétés anciennes, encore attestée au haut Moyen Age. Un passage de la vie de saint Liudger rapporte qu’au début du viii^e siècle, la mère de Liudger échappa miraculeusement à la mort à laquelle sa grand-mère, excédée de voir sa belle-fille ne mettre au monde que des filles, l’avait condamnée en l’exposant109. L’exposition était encore pratiquée dans les sociétés Scandinaves au moment de la christianisation110. Ailleurs, elle se rencontrait dans les milieux défavorisés d’une part, dans les cas d’inceste, de viol ou de naissance illégitime d’autre part111. Cependant, l’expositio pouvait aussi être une alternative à l’infanticide, les enfants exposés étant fréquemment recueillis et élevés, par des moines ou par d’autres112. L’oblation constituait une autre forme d’abandon d’enfants, moralement plus acceptable113.

50Dans les milieux aristocratiques enfin, une autre solution s’offrait aux filles qui atteignaient l’âge adulte sans avoir été mariées : l’entrée au monastère114. Au vii^e siècle, le monachisme féminin se répandit rapidement dans les milieux aristocratiques, au point qu’il n’y eut bientôt plus de famille noble où l’on ne trouvât point une ou plusieurs filles ayant embrassé la vie monastique 115. Les moniales continuaient d’y servir les intérêts de leur famille, par la prière, mais aussi par les liens que le monastère entretenait avec le monde extérieur : le maire du palais Grimoald était en relation avec sa soeur Gertrude, abbesse de Nivelles116 et, après l’élimination de Grimoald, sa fille Vulfetrude, qui avait succédé à sa tante Gertrude à la tête du monastère, fut en butte à l’hostilité du nouveau maire du palais d’Austrasie, appuyé par les rois et par les reines117. L’entrée massive des filles et des veuves de l’aristocratie dans les monastères accentuait la conjugalisation du modèle familial aristocratique puisque, quelle que fût sa destinée, épouse d’un homme ou épouse du Christ, la fille quittait la maison paternelle.

51La situation de l’épouse au sein du ménage restait en fait précaire tant qu’elle n’avait pas mis au monde les fils attendus118. L’affaire du divorce de Lothaire II montre combien le souci d’assurer la descendance pesait dans les problèmes matrimoniaux. L’absence de descendance pouvait conduire le mari à répudier ou à tenter de répudier l’épouse stérile119. Il est vrai que le système de relations homogamiques qui prévalait alors dans l’aristocratie, limitait les divorces et protégeait les épouses, mais il ne les mettait pas à l’abri des vioviolences : pour se débarrasser d’une épouse stérile, certains maris leur faisaient prendre le voile de force120, d’autres encore les assassinaient sous couvert de mort naturelle121. Tant que l’épouse n’était pas mère, si possible de fils, son statut d’uxor, de coniux n’était pas pleinement reconnu122, elle n’était pas une matrona, au sens étymologique du terme, une épouse et mère.

52Les tâches éducatives étaient réparties entre le père et la mère. Quoique de nombreuses aristocrates eussent renoncé à allaiter leurs enfants, préférant recourir à des nourrices123, la mère s’occupait seule des enfants en bas âge124. Passé l’âge de la prime enfance, son rôle se faisait plus précis. Elle était directement chargée de l’éducation des filles125, le père s’occupant des apprentissages militaires des fils126. Cependant la mère intervenait également dans l’éducation des garçons, puisqu’elle s’occupait de leur instruction morale et religieuse. Aiga présenta à Colomban ses trois fils pour qu’il les bénît127. Deutéria enseigna à son fils Agil les principes de la foi chrétienne128. Le manuel que Dhuoda rédigea au milieu du ix^e siècle à l’intention de son fils Guillaume était destiné à lui inculquer les principes moraux et religieux qui devraient guider sa vie et celle de son jeune frère. Dès le prologue, éclate l’amour de Dhuoda pour ce fils dont elle vient d’être séparée. Ne pouvant assumer pleinement sa tâche de tutrice, elle rédigea cet ouvrage qui devait compenser son absence.

53Les fonctions de l’épouse dépassaient le cadre de la perpétuation de la lignée et celui de l’éducation des enfants : la domina dirigeait aussi la maison129. Il faut avouer que les sources ne nous permettent guère de préciser ses tâches car, dans les récits hagiographiques, l’épouse n’est souvent qu’une ombre qui se profile derrière la stature massive et protectrice du mari. Les seules données concrètes que nous ayons concernent la cour royale où nous saisissons le rôle fondamental que jouait la reine au milieu du ix^e siècle, grâce au De ordine palatii d’Hincmar de Reims en particulier.

54Aidée du chambrier, elle veillait à la bonne marche du palais, afin que le roi fût « libre de toute inquiétude domestique » et qu’il pût s’occuper des affaires du royaume. Il lui fallait donc prévoir l’approvisionnement du palais et « la pompe royale », elle devait recevoir les dons des vassaux130, s’occuper d’accueillir ou de faire accueillir les hôtes de marque ou les pauvres. Elle faisait en sorte que fêtes et banquets fussent à la hauteur de la dignité royale, ce qui l’amenait à contrôler une partie du trésor royal131.

55De son côté, la domina régissait la maison noble, pour laisser à son mari le soin de veiller aux affaires extérieures. Elle apportait en se mariant des ornements matrimoniaux appelés malahereda, elle recevait en Morgengabe ou en douaire des objets mobiliers qui fondaient et symbolisaient sa puissance domestique : « de la literie pour les lits, des joyaux en or et en argent, des ustensiles en cuivre aussi bien qu’en fer, des tuniques et tout ce que peut raisonnablement contenir une maison »132. Le testament d’Erminetrude montre que la fortune d’une aristocrate du vii^e siècle comprenait effectivement de la literie et des vêtements précieux qui étaient transmis en ligne féminine puisqu’elle légua à sa petite-fille Deorovare les meilleures pièces de sa literie133. Munie des clefs, l’épouse contrôlait le contenu des coffres134 où l’on serrait tissus, vêtements précieux, objets d’or et d’argent, bijoux, indispensables aux mécanismes de l’échange social. Elle se tenait enfin aux côtés de son mari lorsqu’il accueillait dans sa maison les hôtes de marque, religieux135 ou laïques136. Les compétences domestiques de l’épouse dépassaient donc largement le cadre de la gestion matérielle de la maison.

56L’influence politique de l’épouse s’exerçait par le biais de la religion137. À partir du vii^e siècle, les monastères ruraux devinrent en effet d’importants centres de pouvoir, par les réseaux de solidarité qu’ils soutenaient et par les richesses qu’ils drainaient. Le rôle des femmes, célibataires, épouses ou veuves, grandit alors. Dans le cadre du consortium conjugal, l’épouse prenait part à la fondation des établissements religieux : Gamon et son épouse Adalgunde fondèrent en 697 un monastère de femmes à Limours, près de Paris138. SaintMihiel (diocèse de Verdun) fut fondé au début du viii^e siècle par le comte Uuolfald et son épouse Adalsinde139. Vers 865, Evrard de Frioul et Gisèle fondèrent le monastère de Cysoing, sur des terres appartenant à Gisèle140. En 946, Eilbert de Florennes et son épouse Hersende fondèrent le monastère de SainteMarie de Waulsort141...

57L’épouse agissait également en tant que co-donatrice142 : en 839, Bilechilde consentit à la donation de son mari Rorgon pour Saint-Maur de Glanfeuil qu’il venait de restaurer143. Gisèle fit d’importantes donations au monastère de Cysoing144. Elle intervenait également aux côtés de son mari, auprès du roi, en faveur des établissements religieux : en 865, Otbert, vir clarissimus, et son épouse Hildegarde, intervinrent auprès de Louis II en faveur du monastère de Prüm145 ; en 949, Hersende faisait une intervention auprès de Louis IV, avec son mari, en faveur d’Homblières146... Le domaine religieux constituait donc le champ d’action privilégié des époux, lorsqu’ils agissaient conjointement.

La gestion des biens familiaux

58Chacun des époux était propriétaire de ses biens, mais des formules prévoyaient la possibilité de donations réciproques ou d’échanges147. Cependant, quoique l’épouse pût en principe disposer librement de ses biens propres, la gestion des biens patrimoniaux et conjugaux relevait largement des compétences du mari148. Le tableau qui suit a été établi à partir de 456 donations pieuses faites entre la fin du vii^e et celle du x^e siècle149 :

59Les trois quarts des donations ont été réalisés par des hommes agissant seuls ou avec leur épouse, alors que les femmes n’intervinrent comme donatrices ou codonatrices de leur mari que dans moins de 30 % des cas. La proportion des femmes agissant seules resta faible durant toute la période : elle se situe entre 11 et 14,5 %, ce qui correspond aux pourcentages établis par S. Wemple à partir des données du cartulaire de Lorsch : l’activité des femmes comme donatrices y oscillait entre 10 % et 14,4 % aux viii^e -ix^e siècles150.

60En fait, la gestion des biens familiaux était du ressort du mari et, sauf exception, les femmes qui intervenaient directement comme donatrices étaient des veuves ou des célibataires vouées à la vie religieuse (Deo sacratae ou religiosae feminae). Les veuves qui agissaient en accord avec leurs fils, se trouvent d’ailleurs placées dans la colonne « autres personnes » du tableau ci-dessus.

61Sans qu’il y eût transfert de propriété de la femme au mari, les biens de l’épouse étaient intégrés au consortium conjugal et, à ce titre, ils étaient gérés par le mari : Charles le Chauve reprit les fiscs qu’il avait donnés à sa soeur Gisèle, prenant prétexte de la négligence de son beau-frère Evrard qui ne s’en occupait pas comme il l’aurait dû151. Le duc Frédéric I^er de Haute-Lotharingie et son épouse Béatrix échangèrent les domaines parisiens de Saint-Denis que Béatrix avait reçus en dot de son frère contre des domaines dionysiens situés dans le Barrois, à savoir Neuville, Laymont et Revigny152.

62En principe, l’épouse gérait son douaire comme elle l’entendait153 puisqu’il était placé sous son ius et dominatio154. Néanmoins, une formule tirée du plus ancien des formulaires, celui d’Anjou (daté de la fin du vii^e siècle), indique que la gestion du douaire devait se faire conjointement, par les deux époux, c’est-àdire en fait par le mari lui-même : « Hec omnia rem superius nomenata, quamdiu adviximus, ambo pariter hoc tenire et possedire debiamus ; post obitum vero meum superius nomenata hoc tenire et possedire debias »155.

63On constate d’ailleurs que les donations conjointes concernaient rarement des biens dont le mari était seul propriétaire, mais des propriétés de l’épouse ou encore des possessions communes. Ainsi, lorsque, vers 690-691, Uuademar et Ercamberte disposèrent de leurs biens en faveur de diverses églises du Parisis, la donation fut faite conjointement, parce que les biens étaient possédés en commun. Il était cependant précisé qu’en cas de veuvage, Ercamberte pourrait jouir sa vie durant d’un certain nombre de villae, tam de parte sua quant et de parte nostra156. Les donations comprenaient donc des biens qui appartenaient à Ercamberte, d’autres à Uuademar, d’autres enfin au couple. Les donations de Pépin et de Plectrude à Echternach concernaient des biens qui venaient de la famille de Plectrude157 : en 714 par exemple, ils offrirent à Willibrord le monastère de Süsteren que Pépin avait fondé sur des terres que Plectrude avait achetées à Alberic et Haderic158.

64En fait, jusqu’au x^e siècle, le mari disposa librement de ses biens propres, sans avoir à solliciter le consentement de son épouse ou celui de ses fils159.

65Dans les milieux de la haute aristocratie, l’épouse disposait du même droit et elle en usait parfois : la reine Frérone fit don du fisc de Corbeny à Saint-Rémi de Reims, tout en en réservant l’usufruit pour un de ses neveux160. Cependant, le plus souvent, le mari était codonateur : en 795, le comte Alberic donna à sa fille Tehidlinde des biens à Esnes qu’avec son mari le comte Gagenfrid elle offrit ensuite à Gorze pour les tenir conjointement en précaire161. Entre 762 et 804, l’abbé de Prüm Adalhard concéda en précaire à Uueta et à son mari Autcarius les propriétés que Uueta avait données au monastère cum consensu iugali tuo Autcario162. En 867, le marquis Evrard de Frioul disposa par testament, avec l’accord de son épouse, des biens appartenant à cette dernière163. En 958, Bovon offrit à Saint-Maximin de Trèves, d’accord avec son épouse Engile, le douaire de celle-ci à Dompfen en Bidgau. Bovon et Engile recevaient ces biens en précaire leur vie durant164.

66La tutelle conjugale se renforça au x^e siècle : en 971 une matrone nommée Gisèle, offrit à Saint-Pierre de Gand son alleu exprecepto senioris sui Stephani165.

67Dans d’autres cas, le mari apposa son signum, ce qui valait consentement : en 974, la comtesse Adèle d’Anjou offrit une partie de son douaire à Saint-Aubin d’Angers166, son mari et ses fils apposant leur signum juste après le sien. L’épouse eut même besoin de l’accord de son second mari pour aliéner des biens hérités du premier : en 980, une certaine Girberge, veuve de Bérenger et épouse de Gelduin, offrit à Saint-Florent de Saumur le douaire que lui avait donné son premier mari Bérenger. Elle fit cette donation pour le repos de l’âme de Bérenger et la sienne, mais avec l’accord de Gelduin, cum consensu et voluntate senioris mei Gelduini167. En 997, un nommé Gui vendit (venderem) à l’abbaye du Mont-Saint-Michel les deux tiers d’une église qui constituaient le douaire que son épouse Rainburge avait reçu de son premier mari. Ces biens lui étaient parvenus avec la veuve de son prédécesseur, cum uxore ex cujus erant dotalicio. Il faisait cette transaction avec l’accord de son épouse et des fils que celle-ci avait eus de son premier mari, cum consensu meae uxoris Rainburgis et filiorum ipsius meique predecessoris Hugonis, Goslini, Heribranni...168 La tutelle du mari sur les biens de son épouse paraît donc beaucoup plus forte entre Loire et Rhin qu’elle ne l’est à la même époque en Provence169.

68Faut-il en conclure pour autant comme S. Wemple que les droits économiques des épouses ont été diminués170 et que la condition de la femme s’est détériorée dès le x^e siècle ? Je ne le pense pas.

69Entre le viii^e et le x^e siècle, les donations conjointes, faites par le mari et son épouse, ont oscillé entre 15 et 21 % du total, sans que l’on puisse noter une réelle diminution de l’activité des femmes en tant que codonatrices dans la seconde moitié du ix^e siècle, comme le suggérait S. Wemple à partir des actes de Lorsch.

70En fait, sans doute faut-il distinguer selon les régions. À l’Ouest en effet, les femmes intervenaient plus fréquemment qu’à l’Est comme codonatrices, puisque la proportion des donations conjugales passa de 21 % au viii^e à 32 % au ix^e pour retomber à 14 % au x^e siècle. En Lotharingie au contraire, le pourcentage passa de 14 % au viii^e siècle à 13 % au IXe et 15 % au x^e siècle. Le modèle de gestion conjugale des biens semble donc s’être diffusé plus précocement à l’Ouest qu’à l’Est. La diffusion rapide des contrats de précaire concédés aux époux en est peut-être la cause, à moins que ce ne soit l’inverse et que la conjugalisation ait favorisé la diffusion de ce type de contrat171. De toute manière, les chiffres sont sans doute trompeurs, car les codonations réalisées par des frères, ou par un frère et une soeur, diminuèrent considérablement à partir du ix^e siècle, tandis qu’à partir de la fin de ce même siècle, l’épouse intervint de plus en plus fréquemment comme codonatrice dans le cadre d’un consortium élargi aux fils172, voire aux filles173.

71Parallèlement, à l’Ouest comme à l’Est, les épouses furent de plus en plus souvent associées, sous des formes diverses. Dans la seconde moitié du x^e siècle, le consentement explicite de l’épouse et celui des fils furent systématiquement requis174 : vers 980 par exemple, Girous offrit à Saint-Julien de Tours un alleu constitué par une villa « qui relevait de son droit et de son pouvoir ». Il sollicita le consentement de son épouse Gyrvis et de leur fils Ardoin175 En 987, Gautier, comte d’Amiens, et son épouse Adèle firent une donation à SaintGermain-des-Près avec le consentement de leurs fils et de leurs filles. Une première donation, faite par le précédent comte d’Amiens Ermenfroi et par son frère Gozbert, avait été déclarée illégale, parce qu’ils n’avaient pas requis l’accord des parentes176.

72De même, l’épouse apposa plus fréquemment son signum au bas des chartes de donation de son mari177, ce qui était une forme de consentement. Une charte de Saint-Mihiel datée de 1006 illustre bien les droits qui étaient alors ceux de l’épouse au sein du consortium : le comte Thierri de Bar avait donné à SaintMihiel des biens et des serfs. Son épouse Sonehilde commença par s’opposer à la donation, avec un de ses propinqui, le comte Richer d’Astenois, et son fils Baudoin. Elle donna finalement son accord, puis, après la mort du comte Thierri, elle confirma la donation avec son fils : le scribe qui rédigea l’acte la qualifia de domina178. En Normandie, le duc Richard II souscrit ses chartes avec sa mère Gonnor et ses épouses successives, Judith et Papia. Ses fils sont également présents, ainsi que son frère l’archevêque Robert et ses autres frères, Guillaume et Malger179.

73Un très bel acte de Bourgueil, daté des années 1009-1012, traduit également un mode d’insertion conjugal dans la hiérarchie féodale : Hucbert, miles du castrum de Saumur, fit don à Saint-Pierre de Bourgueil de la viguerie de Chinon qu’il tenait de son seigneur, Alon de Chinon, à la demande de ce dernier180. Pour que cette donation soit définitive, que nul ne la viole ou ne la conteste, il recevait 1000 sous et son seigneur Alon 200 sous, un haubert d’un bon prix et un cheval. Les fils d’Alon recevaient deux poulains. Pour son consentement, le comte Eudes, de qui relevait l’honor de Chinon, recevait cent sous, mais Guillaume, comte de Poitiers, de qui relevait le lieu, donnait son accord sans rien recevoir. La suite du texte est encore plus intéressante. La mère du comte Eudes, Berte, recevait une once d’or, la mère de l’épouse d’Hucbert, cens sous, l’épouse d’Huchert, Emmeline, une once d’or et Senegonde, épouse d’Eudes, cent sous. Gautier de Tours et le miles Guicher recevaient mille sèches.

74La liste des témoins respectait la hiérarchie féodale et familiale : Joscelin, fils d’Hubert, venait en premier, il recevait 3 livres. Suivaient le comte Eudes et la comtesse Berte, Alon et Senegonde, Berte, mère de son épouse Emeline, Emeline épouse d’Hucbert, Alon et Bernier son frère181.

75Avant d’aboutir aux décisions transcrites dans l’acte, le dédommagement avait dû faire l’objet de longues discussions. Outre Hucbert qui fit payer très cher sa renonciation, les parties prenantes étaient toutes dédommagées. On peut les classer en deux catégories : les féodaux d’une part, les parents de l’autre. Dans la première catégorie, il y avait les seigneurs, Guillaume de Poitiers, le comte Eudes et Alon de Chinon, ainsi que les auxiliaires du pouvoir, les adjutores. Dans la deuxième catégorie, il y avait le fils d’Hucbert et ceux d’Alon, et surtout les épouses, Emmeline et Senegonde, ainsi que les deux Berte, respectivement mère du comte Eudes et mère d’Emmeline182. Celles-ci avaient désormais un droit de regard sur la gestion des biens, fussent-ils des honores.

76Les droits de chacun des époux avaient donc été progressivement redéfinis dans le cadre d’un consortium plus hiérarchisé, mais aussi plus conjugalisé et plus étroitement contrôlé par chacun de ses membres, ce que traduit la diffusion de la laudatio parentum.

Vers une nouvelle définition du consortium

77Les modes d’entrée dans les libri memoriales révèlent le changement qui s’est opéré à la fin du ix^e siècle dans la représentation que les familles aristocratiques se faisaient d’elles-mêmes : alors que, juqu’à ce moment, on avait tendance à séparer les hommes et les femmes, les entrées se firent plutôt par couples : on inscrivait le mari, son épouse et leurs enfants183.

78Par exemple, après le décès de l’impératrice Ermengarde en octobre 818, on fit entrer des membres défunts de la famille carolingienne dans le liber Confraternitatum de Reichenau184. On commença par les ancêtres masculins de Louis le Pieux : le maire du palais Charles Martel, arrière-grand-père de Louis, le roi Pépin, son grand-père, et le maire du palais Carloman, son grand-oncle, l’empereur Charles, son père, avec Carloman, son oncle, ses frères les rois Charles le Jeune et Pépin d’Italie, son neveu le roi Bernard d’Italie. Venaient ensuite les épouses : celles de Charles Martel d’abord, en commençant par Rotrude, arrièregrand-mère de Louis, puis Ruadheid185 et enfin Suuanahilde, désignée comme regina. Suivaient la reine Berte, épouse de Pépin le Bref, et les épouses de Charlemagne : la reine Hildegarde, mère de Louis, la reine Fastrade et la reine Liutgarde. L’entrée se terminait par une demi-soeur de Louis le Pieux, Ruadheid, décédée peu de temps auparavant186, et par son épouse, la reine Ermengarde.

79Cette entrée présente certaines caractéristiques propres à la famille carolingienne, en particulier son caractère lignager et patrilinéaire. Il n’empêche qu’elle révèle comment se structurait une famille au début du ix^e siècle. La ligne d’ascendance suivait les méandres de la collatéralité, les épouses des ascendants directs étaient mentionnées, mais elles formaient un groupe séparé. La structure conjugale de la parenté apparaît néanmoins, puisque chacun des ascendants directs de Louis le Pieux était présenté avec ses épouses successives.

80L’entrée de l’évêque de Verdun Dadon (880-923) dans le liber memorialis de Remiremont présente une image complètement différente de la famille : il fit inscrire ses parents Radald et Rotrude, ses soeurs Willburge et Lantsinde, son frère Adalbert avec ses fils187.

81Une entrée, datée des années 930-940, fait apparaître le comte Godefroid, son épouse Ermentrude et leurs cinq enfants188. Godefroid et Ermentrude sont cités dans une autre entrée189, qui commence par le duc Giselbert de Lotharingie avec ses fidèles, son épouse Gerberge, leur fils Henri, leur fille Hadwige190.

82Une entrée du marquis Arnoul I^er de Flandre révèle en outre la place privilégiée qu’occupait déjà le fils aîné dans le consortium191 : Baudoin, fils aîné d’Arnoul I^er et d’Adèle de Vermandois fut placé en seconde position, juste après son père et avant sa mère. Les deux filles d’Arnoul et d’Adèle venaient ensuite, suivies d’Egbert, leur fils cadet. Les personnes inscrites à leur suite paraissent avoir été des fidèles d’Arnoul, à l’exception de Rainsuuide qui pourrait être l’une de ses filles.

83La hiérarchie des fils commençait à se préciser également dans les actes diplomatiques : en 983, le comte Eudes I^er restitua à Marmoutier la villa de Coutures qui avait été usurpée. Après son propre signum venaient ceux de son épouse, la comtesse Berte, de son fils aîné Thibaud, de son fils cadet Eudes, encore au berceau192. A partir de la fin du ix^e siècle, le consortium se définit donc de plus en plus nettement comme une famille nucléaire.

84La place de l’épouse s’en est trouvée redéfinie, comme le montrent les mentions de comitissae193 qui commencèrent à se multiplier dans les nécrologes, toujours à partir de la fin du ix^e siècle (voir tableau n^o 45).

85Le nécrologe de Saint-Germain-des-Près, daté de 865 pour sa partie la plus ancienne, offre un bon exemple de la mutation qui s’est accomplie en matière de désignation de l’épouse du comte. Rotrude, épouse du comte Gérard de Paris, est inscrite comme conjux Gerehardi194 et Grimhilde, épouse du comte Leuthard, comme Deo sacrata195. La première comitissa mentionnée dans le nécrologe est Hadwige, veuve d’Hugues le Grand196.

86Les entrées dans les libri memoriales ou les libri confraternitatum confirment le changement qui s’est opéré au x^e siècle197, car les mentions de comitissa abondent dès le premier quart du x^e siècle, alors qu’il n’y en avait pas au ix^e siècle. En 923198, Robert I^er fit inscrire ses grands-parents maternels, Ugo cornes et Ava comitissa, suivis de ses parents, Ruotbertus cornes et Adelaidis comitissa199. L’épouse du comte Godefroid était présentée comme comitissa dans l’entrée du duc Giselbert citée plus haut200. La même mutation apparaît dans les actes diplomatiques201.

Tableau n^o 45. COMITISSA DANS LES NÉCROLOGES

1. M.Parisse, Le nécrologe de Gorze. Contribution à l’histoire monastique. Annales de l’Est 40 (1971). – 2. Épouse du comte du Saunois, Thietbert. – 3. J. P. Evrard, « Les comtes de Verdun aux x^e et xi^e siècles », art.cit., p. 153-182. – 4. Mathilde de Saxe, veuve de Godefroid le Captif, comte de Verdun. – 5. Ed. A. Vidier et L. Mirot, Obituaires de la province de Sens t. 3 Diocèse d’Auxerre. - 6. Duc de Bourgogne, mort en 1002.– 7. A. Molinier, Obituaires de la province de Sens t. 1 Diocèse de Sens, Paris 1902. – 8. Il s’agit de la veuve du duc Hugues le Grand. – 9. A. Molinier, Obituaires de la province de Sens t. 1. – 10. Vatican Ottob. lat. 2960, fol. 67 verso. – 11. M.G.H. SS XIII, p. 161-218. – 12. Sœur de la reine Mathilde.

Tableau n^o 46. COMITISSA DANS LES ACTES DIPLOMATIQUES

87On ne peut manquer de voir dans ce nouveau mode de désignation de l’épouse du comte l’influence du modèle royal. Depuis l’époque mérovingienne en effet, l’épouse légitime du roi portait le titre de regina, et exerçait, en tant que telle, une véritable fonction, un honor202. On se souvient que Colomban avait accusé Brunehaut d’empêcher son petit-fils Thierri de se marier, pour éviter qu’il ne mît à la tête de la cour une regina qui diminuât l’ampleur de sa dignité et de son honor203. De son côté, Frédégaire condamnait Dagobert qui honorait trois épouses comme des reines204. Après son mariage, l’épouse royale était en effet élevée (sublimare) par son mari à la dignité de reine205, c’est-à-dire associée par lui à l’honor royal, elle jouait alors un véritable rôle politique206. En 754, l’association devint plus étroite encore après que la reine Bertrade, « revêtue de la royale robe à la traîne » eut été bénie, et peut-être même ointe207, par le pape Etienne II, et ses fils avec elle208. Les laudes regiae associaient la reine au roi dans les prières qui s’élevaient du choeur des fidèles. Sous Charles le Chauve enfin, deux Ordines de couronnement furent rédigés pour des reines, le premier pour Judith à l’occasion de son mariage avec Aethelwulf en 856, le second pour la reine Ermentrude, couronnée et ointe en 866209 : la bénédiction associait étroitement la reine au consortium regni, sans pour autant que la formule consors regni fût employée210. Selon deux autres ordines du x^e siècle211 la reine était ointe, elle recevait un anneau et enfin la couronne.

88Cette titulature est donc étroitement liée au mode de transmission du pouvoir : la regina mettait au monde les fils royaux, destinés à hériter un jour de leur père. Or, l’apparition du titre de comitissa s’inscrit précisément dans le mouvement général de transformation des structures du pouvoir et de la parenté qui se produisit à la fin du ix^e et au x^e siècles. Sa diffusion me semble donc aussi lourde de signification que celle de ego gratia Dei comes qu’elle accompagne212. Dans le contexte d’affaiblissement du pouvoir royal qui caractérise l’espace considéré au x^e siècle, ces titulatures nouvelles marquaient en effet la prétention des grands à participer plus directement encore que par le passé à l’exercice de la potestas, et leur volonté d’y associer leur épouse, comme le roi associait la reine à sa fonction.

89Il s’agissait de conforter le mode de transmission direct et patrilinéaire des honores, puisque le pouvoir comtal trouvait sa légitimité en Dieu (gratia Dei comes), et dans les vertus du sang. Le nouveau mode de désignation de l’épouse du comte, désormais revêtue du titre de comitissa, marque ainsi l’affirmation des droits du lignage sur les fonctions comtales : elles n’étaient plus déléguées par le roi, mais transmises de père en fils, à défaut de père en fille.

90En même temps, le durcissement des règles homogamiques – les fils étant obligés de trouver une épouse de rang égal ou supérieur au leur –, ainsi que le mode de transmission de la noblesse – par la mère –, renforçaient la position de l’épouse et mère au sein du consortium. Dans les familles royales, l’évolution fut suffisamment sensible pour que la reine fût désignée comme consors regni213. P. Delogu a montré comment on était passé d’une simple association au nomen imperatoris au début du ix^e siècle, à une participation à la regalis potestas à la fin du ix^e siècle214. Non seulement la reine du x^e siècle devait à son royal seigneur le consilium, afin qu’il choisisse toujours le parti de la justice et de la miséricorde215 mais elle intervenait directement dans les affaires du royaume. De sang royal, elle commandait aux vassaux, à l’égal de son mari216. Les réserves que l’archevêque Adalbéron de Reims émit à propos de l’épouse de Charles de Lorraine, une femme de l’ordo militaris, montrent que la regina devait être une domina. C’est pourquoi son sang devait être aussi noble que celui de son mari pour s’imposer aux vassaux.

91Lorsque les circonstances l’exigeaient, elle sortait désormais de ses attributions traditionnelles : la reine Emma, épouse du roi Raoul, défendit vaillamment Laon contre les ennemis du roi217 ; la reine Gerberge, épouse de Louis IV, fit de même en 946218 et en 948219.

92Le rôle politique de la reine Gerberge fut particulièrement important du vivant même de son mari. Soeur d’Otton I^er, elle incarnait en Francie occidentale le prestige et la puissance de la dynastie ottonienne. En 944, elle accompagna Louis IV en Aquitaine où elle participa certainement aux négociations qu’il mena avec Raimond-Pons de Toulouse et les grands d’Aquitaine220. Elle intervint à plusieurs reprises auprès de son frère Otton pour obtenir son aide contre les ennemis de Louis IV : c’est à sa demande qu’en 946, Otton vint en Francie au secours du roi221. Louis IV et Gerberge passèrent ensuite les fêtes de Pâques 947 à Aix-la-Chapelle auprès d’Otton222. En 949, pour obtenir une nouvelle fois des secours de son frère, elle fit encore le voyage d’Aix-la-Chapelle à l’occasion des fêtes de Pâques223. En 953, elle négocia la réconciliation de son beau-frère Hugues le Grand avec le roi224 et l’année suivante, aussitôt après la mort du roi, elle prit l’initiative de demander l’aide du duc225.

93La reine Gerberge n’est pas une exception. En 981, la reine Emma, épouse du roi Lothaire, intervint auprès de sa mère, l’impératrice Adélaïde, pour que celle-ci fasse emprisonner Hugues Capet qui était allé à Rome solliciter l’aide d’Otton II226. Peu de temps après, les grands d’Aquitaine négocièrent avec elle le mariage de Louis avec Adélaïde, veuve d’Etienne de Gévaudan227. En 985, le roi Lothaire laissa à son épouse la garde de Verdun qu’il venait de prendre228.

94Il fallut attendre les années 960 pour que des comtesses commencent à jouer un rôle politique comparable à celui de la reine. On s’adressait à elles pour qu’elles interviennent auprès de leur mari : en 962, un certain Warnerus obtint, grâce à la duchesse Béatrix, que le duc Frédéric Ier reconnût ses droits à une précaire229. Les moines de Marmoutier se plaignirent à la comtesse Adelaide, épouse du comte de Blois Thibaud, du tonlieu que ce dernier faisait prélever à Blois sur leurs marchandises230. En 1009, le comte Foulques Nerra fonda le monastère de Beaulieu à la demande de son épouse Hildegarde231.

95Les comtesses s’affirmèrent comme des dominae, souscrivant avec leur époux les donations des vassaux : avant 986, le comte Gautier de Dreux et la comtesse Eve consentirent ainsi à la vente du bénéfice d’Erchenulf à Saint-Père de Chartres. Le vendeur, qui tenait ce bénéfice du comte, et son fils souscrivirent après le comte et la comtesse232. Dans les années 980, Robert offrit à Saint-Père de Chartres le bénéfice qu’il tenait de son seigneur (dominus suus) le comte Eudes. Il obtint son consentement ainsi que celui de Ledgarde, mère d’Eudes, et celui de Berte, épouse d’Eudes, qualifiée par la suscripteur de domina mea. Les témoins étaient dans l’ordre le duc Hugues (Capet), le comte Eudes, l’évêque de Bourges Hugues (frère du comte Eudes), la comtesse Ledgarde, la comtesse Berte et le vicomte Geoffroy...233 : toute la famille comtale était associée à la donation. La comtesse Berte souscrivit également en 988 la donation de Vivien, vassal de son mari, à Saint-Père de Chartres, après l’évêque de Chartres et le comte Eudes, et avant Foucher, frère de Vivien234.

96La comtesse commença aussi à représenter son mari : le 21 mai 907, divers principes intervinrent auprès de Charles le Simple en faveur de l’église NotreDame de Paris : en tête venait la reine Frérone, suivie de l’abbesse Gisèle, cousine du roi ; puis le vénérable comte Robert et la comtesse Adèle ; enfin les comtes Altmar et Erchanger, et le fidèle Robert235. La comtesse Adèle n’était pas l’épouse du comte Robert, mais sa fille qui venait juste d’épouser le comte Herbert II de Vermandois et qui représentait ici son mari. C’est également en tant que comitissa qu’Adèle de Flandre affranchit en 954 deux serfs pour les constituer tributaires de Saint-Pierre de Gand236, son fils le comte Baudoin III apposant son signum après le sien.

97Le système de relations strictement hiérarchisées qui se mit en place au x^e siècle dans les familles de la haute aristocratie renforçait donc le poids de l’épouse au sein du ménage. En même temps, il contribuait à faire d’elle un intermédiaire beaucoup plus actif qu’auparavant avec sa famille d’origine. C’est pourquoi le duc Giselbert apparaît dans une entrée de la famille ottonienne, juste après sa belle-soeur Hadwige237. Les comtesses menaient également leur propre politique, en liaison avec leur famille d’origine : Emma, comtesse de Poitiers, resta en contact étroit avec sa mère Ledgarde, pour qui elle souscrivit une donation à Saint-Père de Chartres en 97 8238 ; elle s’intéressa particulièrement au monastère de Bourgueil pour lequel elle fit en 977 une donation avec son frère Eudes239 ; elle intervint en faveur de ce même monastère auprès d’Eudes en 984240, et auprès de sa belle-soeur, la comtesse Berte, en 996241. En 1001, elle donna à Bourgueil Coudres et Longueville qu’elle avait hérités de sa mère Ledgarde242.

98Il est vrai que ces comtesses appartenaient à la très haute aristocratie comtale. Cependant, l’exemple de Sénegonde, épouse d’Alon de Chinon, semble indiquer que la même évolution était en cours dans les milieux de principes locaux. Alon, qui était seigneur de Chinon, appartenait à la famille vicomtale de Chateaudun, une illustre lignée qui se rattachait aux Rorgonides243. L’acte de cession de la viguerie de Chinon dont il a été fait mention plus haut, montre que Sénegonde avait des droits sur la viguerie, en tant qu’épouse d’Alon244. Cette même Sénegonde intervint encore avec son mari et leur fils Alon lors d’une vente réalisée dans la viguerie de Chinon245.

99En définitive, au x^e siècle, le consortium marital était devenu un véritable consortium conjugal. L’image de l’épouse en sortit brouillée. Apparemment moins libre que ses ancêtres de gérer ses biens comme elle l’entendait, plus étroitement contrôlée dans sa gestion par son mari et par ses fils, l’épouse noble jouissait néanmoins d’une autorité dont elle ne disposait pas auparavant. Son statut social élevé, ses relations familiales, le mode de transmission de la noblesse et du pouvoir contribuèrent à faire d’elle un véritable consors, à l’image de la reine. De la même manière, la place et le rôle de la veuve auprès de ses enfants furent progressivement redéfinis246.

Les veuves et leur parenté

100Le décès du mari privait l’épouse et la familia de leur protecteur naturel. Si la veuve était encore jeune et qu’elle n’avait pas d’enfant, elle quittait la domus conjugale pour retourner chez son père, qui se chargeait alors de la remarier rapidement247. Si elle avait des enfants et qu’elle était encore en âge d’en avoir d’autres, elle restait chez elle, mais on l’incitait à se remarier248. L’Église s’efforça de limiter les remariages249 : au-delà de deux mariages, la femme était considérée comme polygame, ce qui n’empêcha pas Osburge, mère de saint Guibert, de se marier quatre fois, de mettre au monde tant d’enfants et d’accumuler tant de richesses que sa famille était au premier rang des familles lotharingiennes250 ! Les veuves qui restaient dans le siècle, voilées ou non, étaient tellement nombreuses que les évêques carolingiens s’en inquiétèrent251. Les prétextes fournis par les veuves étaient l’éducation des enfants et la gestion des affaires familiales : l’épouse devenue veuve accédait en effet à l’autonomie économique et sociale, à cette réserve près qu’il lui fallait choisir un défenseur pour faire valoir ses droits et ses intérêts252 : la reine Richilde, veuve de Charles le Chauve, avait pris pour avoué Altmann, qui ordonna que les donations de la reine au monastère de Gorze fussent enregistrées et exécutées253. Dans les années 930, une comtesse Ève, veuve, demeurait dans le domaine de Lay avec son avoué254. Le comte Arnoul II était avoué de la reine Gerberge pour les biens lotharingiens qu’elle possédait et, en 968, il participa à la donation du monastère de Meersen à Saint-Rémi de Reims. En 996, la comtesse Berte, devenue veuve d’Eudes I^er, choisit le roi Robert pour être le défenseur de ses biens et son avoué255...

L’indépendance économique

101À l’époque franque, la veuve jouissait d’une réelle indépendance matérielle, car elle disposait librement de son héritage, ainsi que de son douaire. Ce droit ne fut pas remis en cause durant la période, mais le contrôle exercé par les parents, et surtout par les fils, se renforça, comme l’illustre bien le mode de gestion du douaire.

102Très vite, la conjugalisation du modèle familial avait rendu nécessaire de garantir efficacement la sécurité matérielle de la veuve, comme le faisait la donatio ante nuptias romaine256. Dans des sociétés sédentarisées, où posséder des terres était le seul gage réel de sécurité, le don du matin, essentiellement composé de biens mobiliers, ne représentait en effet qu’une médiocre garantie pour l’épouse devenue veuve. Les législateurs s’étaient donc rapidement préoccupés du sort des veuves257. Chez les Burgondes, celles qui n’avaient pas d’enfant et qui ne se remariaient pas avaient droit à l’usufruit du tiers des biens du mari et à l’usufruit de leur dot258. La loi ripuaire établissait qu’en l’absence de donation écrite, la veuve devait recevoir cinquante sous de dot, soit un quart de son wergeld, le tiers des biens du ménage et sa Morgengabe259 : la reine Nanthilde reçut donc un tiers du trésor de son époux, le roi Dagobert260. Un capitulaire de 821 rappela que les veuves avaient droit au tiers des biens du mari261. Fréquemment d’ailleurs, les époux s’accordaient réciproquement l’usufruit de leurs biens262.

103Le douaire devint cependant la meilleure garantie possible pour l’épouse devenue veuve, car il était essentiellement constitué de biens fonciers et concédé à l’épouse sa vie durant263. La gestion franque du douaire s’inscrivait dans la tradition romaine qui accordait à la femme une totale indépendance juridique : le douaire étant placé sous son ius et dominatio264, elle en avait en principe la pleine jouissance265 En accordant ainsi à la veuve la propriété de son douaire, les législateurs francs s’étaient montrés fort libéraux, car chez les Wisigoths266, les Burgondes267 ou les Alamans268, on avait réservé les droits des fils et ceux des héritiers du mari, en n’accordant à la veuve que l’usufruit des biens donnés.

104À l’époque carolingienne, on prélevait le douaire sur l’héritage familial comme le prévoyaient les formules269 : le douaire constitué par Bovon pour son épouse Engèle avait été pris sur l’héritage paternel270. Néanmoins, lorsque le mari en avait les moyens, il préférait constituer le douaire à partir d’acquêts, de bénéfices ou de biens pris sur l’héritage maternel, en un mot il épargnait le patrimoine ancestral de la famille. En janvier 835/836, Irmentrude, veuve du comte Gérold, offrit au monastère d’Echternach des terres qui constituaient une partie de son dotalicium : hoc est quod vir meus Geroldus in dothalicium dedit. Irmentrude précisait un peu plus loin que Gérold avait hérité ces biens de sa mère et qu’il les lui avait ensuite donnés271. On ne sait s’il s’agissait de biens que la mère de Gérold avait elle-même hérités de sa famille, ou de possessions paternelles que l’on affectait en douaire aux épouses. Dans les deux cas, ces biens étaient de ceux dont on se défaisait facilement. Autre exemple : le 2 décembre 862, Charles le Chauve confirmait l’échange conclu entre les moines de Saint-Germain d’Auxerre et le comte Conrad, son oncle. Conrad offrait aux moines la villa d’Arqueneuf qu’il avait reçue du roi et concédée en douaire à son épouse Waldrade, contre la villa de Môlay que le roi avait concédée aux moines272. Le douaire était ici constitué de bénéfices fiscaux. Les biens assignés aux épouses étaient donc souvent pris sur les marges du patrimoine, pour ne pas mettre pas en cause la puissance familiale.

105En cas de décès prématuré de l’épouse, le mari pouvait perdre le douaire qui allait aux enfants273. Lorsque le couple n’avait pas d’enfant, le douaire revenait à la famille de l’épouse. L’épouse devenue veuve conservait le douaire de son premier mari lorsqu’elle se remariait274.

106À l’époque franque, la veuve gérait librement ses possessions. Le testament d’Erminetrude montre que cette aristocrate neustrienne du vii^e siècle jouissait d’une fortune mobilière et immobilière considérable275 et qu’elle en disposa librement, sans solliciter l’accord ni le témoignage de son fils ou de ses autres parents. En 835/836, Irmentrude, veuve de Gérold, ne demanda pas l’accord de ses fils pour aliéner son douaire. En 869, Gisèle, veuve d’Évrard de Frioul, répartit comme elle l’entendit les fiscs qui lui venaient de son frère276 et si.l’année suivante, son fils Raoul approuva la donation du fisc de Somain au monastère de Cysoing, c’est que Gisèle lui en avait donné l’usufruit277.

107Erkanfride avait reçu en douaire de son mari Nithad, comte du Bidgau, l’église de la cour de Mersch avec sa dotation278. Devenue veuve et Deo sacrata, elle offrit cette église à Saint-Maximin de Trèves en toute propriété, à la seule condition que les moines célèbreraient chaque année par des vigiles et des messes l’anniversaire de sa mort et celle de son mari279. Elle avait en outre hérité de son mari des biens fonciers, tous situés en Lotharingie : toute la cour de Mersch, des biens à Peffingen et d’autres à Wampach280. À la mort de Nithad, cet héritage était donc venu compléter son douaire, de telle sorte qu’une fois veuve, elle disposait du tiers des biens conjugaux. Mais elle n’avait que l’usufruit des domaines hérités à la mort de son mari. Dans son testament, elle remettait ces biens en fideicommis à six personnages chargés après sa mort de faire respecter ses volontés. Les biens devraient aller aux parents de son mari, selon l’affectation qu’il avait lui-même prévue, secundum disposicionem supradicti senioris mei281.

108Au x^e siècle, le contrôle sur les biens de la veuve se renforça : en 946, Gisla donna son douaire à son petit-fils Guibert pour qu’il y fonde Gembloux282, mais le mari de la soeur de Guibert usurpa ensuite la moitié du fisc de Gembloux au nom de son épouse283. Une donation de la reine Gerberge à Saint-Rémi de Reims permet de saisir la marge de manoeuvre d’une veuve de la plus haute aristocratie. Le duc Giselbert de Lotharingie, premier mari de Gerberge, lui avait donné en douaire Saint-Pierre de Meersen avec toutes ses dépendances. Après la mort de Giselbert et son remariage avec le roi Louis IV, Gerberge avait conservé ce douaire. Dans les années 950, Régnier III, neveu de Giselbert, avait mené une révolte des grands lotharingiens contre le pouvoir germanique et, profitant de la mort de Louis IV, il s’était emparé des biens lotharingiens de la reine. En 956, la défaite de Régnier et l’intervention de son frère Brunon, permirent à la reine de récupérer les biens quas illi quondam Giselbertus dux dotis nomine dederat284. Gerberge conserva ses biens lotharingiens jusqu’en 968. A cette date, elle offrit à Saint-Rémi de Reims l’abbaye de Meersen avec toutes ses dépendances, à charge pour les moines de prier pour elle, pour Giselbert et pour les parents de ce dernier, Régnier et Alberade285. Elle ne sollicita pas l’accord d’Alberade et de Gerberge, les filles qu’elle avait eues de Giselbert, alors que son frère Otton et son fils cadet Charles, fils de Louis IV, consentaient à la donation286. L’usurpation de Régnier III, neveu de Giselbert, révèle à coup sûr les tensions familiales autour du douaire et les contestations face à la dévolution divergente des biens287.

109A la fin du siècle, les veuves avaient besoin de l’accord de leurs fils pour se séparer de leurs biens propres. En 978, la comtesse Ledgarde, veuve du comte Thibaud, offrit à Saint-Père de Chartres, avec le consentement de ses fils, des villae dans le Vexin qui lui venaient de son héritage paternel. Son fils, le comte Eudes I^er et sa fille Emma, comtesse de Poitiers, apposèrent leur signum288. En 981, Alpaide céda au monastère de Waulsort son domaine de Grand-Rosières. La souscription fut faite conjointement par Alpaide et son fils Arnulf. Le deuxième témoin était Wiric, frère d’ArnuIf289. Lorsqu’entre 970 et 986, la comtesse Willa, veuve d’Hugues d’Arles, donna un alleu en Beaunois à l’abbaye de Montieramey, le premier de ses témoins fut son fils, l’archevêque Thibaud, le deuxième son petit-fils, le comte Hubert, qui consentit à la donation290. Vers 987-995, Gisèle, d’accord avec son fils Uualker, donna à Saint-Pierre de Gand son alleu de Bourbourg291. En 991, Oydale, avec ses fils Onulf et Wenemar, offrit à Saint-Pierre de Gand les biens qu’elle avait hérités en Brabant292. Elles eurent également besoin de l’accord de leur fils pour se séparer de leur douaire : dans les années 980, Eldegarde, veuve de Waleran, céda son douaire à Saint-Père de Chartres, avec l’accord de son fils le comte Gautier293. En 1015, Gonnor fit corroborer par ses fils, le duc Richard de Normandie et l’archevêque de Rouen Robert, la donation de son douaire au Mont-Saint-Michel294.

110Le poids du lignage se renforçant, on tendit à ne laisser aux épouses que T usufruit de leur douaire295, ou plutôt à ne leur concéder que l’usufruit de biens qui appartenaient à des églises : en 991, Godefroid donnait à Gorze la nue-propriété des biens qu’il concédait en douaire à son épouse Berte296. Le mari de Raimburge lui avait assigné en douaire les deux tiers d’une église qu’il tenait en gage de l’abbaye du Mont-Saint-Michel297. Une telle évolution s’explique sans doute par le souci grandissant de préserver l’héritage familial, en luttant contre la dévolution divergente des biens.

111Les veuves de la fin du x^e siècle disposaient donc moins librement de leurs biens que leurs ancêtres des vii^e-ix^e siècles, mais en contrepartie, elles avaient un droit de regard sur l’héritage de leur mari. Il est clair en effet qu’un fils ne pouvait plus disposer de l’héritage paternel sans l’accord de sa mère et qu’en règle générale, celle-ci consentait à sa donation : en 978, la comtesse Ledgarde, veuve du comte Thibaud le Tricheur, l’évêque Hugues et le comte Eudes ses fils, donnèrent à Saint-Martin de Tours une villa située dans le comté de Troyes qui appartenait au comte Thibaud298.

112Que son mari vécût ou non, la femme noble du x^e siècle était donc plus directement et plus étroitement associée à la gestion et au contrôle des biens familiaux que ne l’avait été celle des vii^e-viii^e siècles. L’exemple du douaire concédé à Ledgarde, fille d’Herbert II, par son premier mari Guillaume Longue épée, comte de Rouen, illustre bien les modes de gestion qui, tout en maintenant les droits personnels de chacun, s’exerçaient sous le contrôle familial, par l’intermédiaire des couples conjugaux. Le douaire de Ledgarde se composait de deux alleux, situés à Coudres et à Longueville, dans le pagus d’Évreux. Il ressort d’un acte de Richard II, petit-fils de Guillaume, daté de 1012, que Ledgarde avait conservé le douaire de Guillaume après son remariage avec Thibaud le Tricheur, comte de Blois, Chartres et Tours et qu’elle l’avait ensuite transmis à sa fille Emma, devenue comtesse de Poitiers par son mariage avec Guillaume IV299. En 1001, la reine Berthe (belle-soeur d’Emma) et ses enfants Thibaud, Eudes et Agnès confirmèrent la donation faite par Emma au monastère de Bourgueil des deux alleux en question300. Leur confirmation valait en fait renoncement aux droits de leur époux et père sur l’héritage d’Emma, bien que celle-ci fût mariée et qu’elle eût un fils. Le monastère de Bourgueil céda ensuite les deux alleux au monastère de Jumièges, ce que confirma Richard II. La mère de Richard II et son épouse apposèrent leur signum, ainsi que Guillaume de Poitiers, fils d’Emma, et son épouse Prisca. Plus loin, l’épouse et la mère du vicomte Raoul d’Évreux témoignaient aussi, après Raoul301.

Mater familias

113Légalement dotées, les veuves franques jouissaient d’une réelle indépendance sociale302, ce qui explique en partie les rapts dont elles étaient les victimes303. Le modèle hagiographique de la veuve était la materfamilias304, celle qui prenait en charge la familia à place du mari défunt305.

114Tout en se distinguant des autres femmes par un vêtement spécifique, de couleur écarlate, la veuve devait mener une vie pieuse et chaste, au service des siens et de Dieu306. Les évêques carolingiens dénonçaient en effet les veuves voilées qui, sous prétexte d’élever leurs enfants et de gérer les biens familiaux, demeuraient chez elles sans renoncer aux plaisirs de ce monde307.

L’autorité sur la familia

115La veuve devait assumer seule les lourdes responsabilités du ménage, à l’exception toutefois des charges militaires. Elle prenait en charge l’éducation des enfants demeurés auprès d’elle : Itte s’occupa « quotidiennement » de sa fille Gertrude, puis elle fonda pour elle le monastère de Nivelles -308. Aldegonde vécut avec sa mère jusqu’à ce qu’elle s’enfuie pour répondre à l’appel de Dieu309. Anseflède se chargea de l’éducation de son petit-fils Hugues310 La mère de Jean de Gorze attendit que son fils aîné eut atteint l’âge de l’adolescence pour se remarier, « le laissant alors prendre en charge ses frères et toute la maisonnée »311.

116La veuve gérait la fortune familiale, faisant des dons aux églises, achetant des terres ou les échangeant. Elle participait aux échanges sociaux qu’impliquait sa condition : Itte et Rictrude reçurent chez elles saint Amand312 ; Rictrude organisa dans sa maison un magnifique banquet en l’honneur du roi Dagobert313...

117Lorsque les enfants avaient quitté la maison familiale, il était fréquent que la veuve restât chez elle : Bertille, mère de Waudru et d’Aldegonde, vécut seule dans son domaine de Coussolre après le départ de ses filles314. À la veille de sa mort, elle appela Aldegonde auprès d’elle, elle disposa de sa fortune et prépara ses funérailles315. Après le décès de son mari Sigefrid, Berte demeura un moment dans son domaine de Blangy-en-Artois, tandis que sa belle-soeur vivait à quelques kilomètres de là sur son propre domaine316.

118Qu’elle choisît ou non la vie monastique, la veuve ne se coupait jamais de sa famille317 : sainte Berte intervint en faveur de ses filles, en butte aux poursuites masculines ou aux mauvais traitements conjugaux318. Avec l’aide de son fils Mauront, Rictrude, alors abbesse de Marchiennes, obligea sa fille Eusébie à quitter le monastère d’Hamage pour revenir auprès d’elle à Marchiennes -319. Il n’y a qu’un domaine où pendant longtemps, la veuve aristocratique n’a pas pris la place de son mari défunt, c’est celui de l’exercice de la potestas.

La potestas

119Encore faut-il nuancer. La veuve exerçait sur ses domaines une dominatio, d’où découlaient des droits qui relevaient de la potestas. En 959 par exemple, la comtesse Hildegonde fonda de son propre chef le chapitre d’Amel dans le Verdunois, pour le repos de son âme et celui de son fils Rodolphe qui souscrivit le premier l’acte de sa mère320. Hildegonde était veuve d’un comte Rodolphe, sans doute comte de Verdun à la fin des années 940, mais son fils n’avait pas succédé à son père dans cette charge321. Il n’empêche que la comtesse Hildegonde disposa de l’église Saint-Pierre d’Amel qu’elle affecta elle-même aux chanoines avec la dîme et l’abbazia sur toute la villa d’Amel, c’est-à-dire tous les droits attachés à la fonction abbatiale322. Cependant, tant que les hautes fonctions ne furent pas patrimonialisées et que le roi fut le seul à pouvoir désigner les titulaires d’honores, la veuve dut se contenter du pouvoir plus ou moins étendu qui s’attachait à la domus indominicata.

120Le rôle exceptionnel que jouèrent des régentes comme Brunehaut, Nanthilde ou Bathilde s’explique en fait par le mode de transmission du regnum323. Aux époques mérovingienne et carolingienne, les reines qui n’avaient pas de fils étaient écartées du pouvoir aussitôt après la mort de leur mari324. Les autres assumaient, en tant que reines-mères325 et au nom de leurs fils ou de leurs petits-fils, la continuité dynastique326. Lorsque le jeune roi accédait à la majorité, ou plutôt lorsqu’il se mariait, l’influence de la reine-mère diminuait, car ses relations avec la bru se tendaient rapidement : Bathilde fut contrainte par son fils Clotaire III de se retirer à Chelles327.

121En 714, lorsque mourut Pépin II, sa veuve Plectrude s’empara du pouvoir et du trésor de son mari au nom de ses petits-fils328 : sans être reine, elle reproduisait le modèle royal, pour imposer un mode de transmission patrilinéaire du pouvoir. Par la suite, la longévité des rois Carolingiens fut telle qu’aucun problème de régence ne se posa avant la fin du ix^e siècle, même si certaines reinesmères exercèrent un moment une forte influence sur leurs jeunes fils, comme la reine Bertrade qui convainquit son fils Charles d’épouser la fille du roi des Lombards et qui joua un rôle important à la cour jusqu’à ce que Charles décide de divorcer. Mais après le mariage de Charles avec Hildegarde, elle perdit tout poids politique. L’influence de l’impératrice Judith, très forte du vivant de Louis le Pieux et durant les toutes premières années du règne de Charles le Chauve, déclina après le mariage du roi avec Ermentrude.

122Par contre, les reines-mères du x^e siècle jouèrent un rôle d’autant plus important qu’elles étaient elles-mêmes filles de roi et qu’elles pouvaient compter sur leurs relations familiales. En 954, à la mort de Louis IV, la reine Gerberge qui avait déjà montré ses capacités politiques du vivant de son mari, obtint que le duc Hugues le Grand reconnût son fils Lothaire comme roi et qu’il lui prétât serment de fidélité. Durant une dizaine d’années, elle ne cessa de s’entremettre entre les Carolingiens, les Robertiens et les Ottoniens329. Pendant les premiers mois de son règne, le jeune roi Louis V subit l’influence de sa mère, la reine Emma330, avant de se brouiller avec elle. La reine-mère jouait donc un rôle politique de premier plan auprès de son jeune fils, en utilisant au mieux ses relations familiales.

123Le modèle de la virago resta un modèle royal jusque dans le dernier quart du x^e siècle. Le contraste entre la destinée de la reine Gerberge et celui de sa soeur, la duchesse Hadwige, est à cet égard frappant. Elles perdirent leurs époux respectifs à deux années d’intervalle, en 954 et 956. On n’entendit plus guère parler d’Hadwige. Après la mort d’Hugues le Grand, on la voit en 957 accompagner sa soeur Gerberge à la rencontre de leur frère, l’archevêque Brunon de Cologne331 qui, selon Flodoard, s’occupa des fils de ses soeurs332. Elle semble n’avoir joué aucun rôle auprès d’Hugues Capet et, dans les divers nécrologes où elle est inscrite, elle apparaît comme comitissa, jamais comme ductrix.

124Vingt ans plus tard, sa fille Béatrix allait connaître une toute autre destinée. Soeur du duc Hugues Capet, cousine du roi Lothaire et de l’empereur Otton II, elle avait épousé Frédéric I^er, qui devint duc de Haute-Lotharingie en 959. Après la mort de son mari en 978, elle gouverna seule le duché au nom de son jeune fils Thierri333. Non seulement elle s’occupa des affaires intérieures du duché, négociant avec les évêques des accords au sujet des abbayes334, faisant obtenir à son fils Adalbéron l’évêché de Verdun puis celui de Metz335, mais elle prit aussi une part active à la diplomatie européenne.

125Fidèle soutien des Ottoniens, elle participa aux grandes assemblées, par exemple à celle qui eut lieu à Worms en 984 où elle parvint à réconcilier le duc de Bavière Henri le Querelleur avec les impératrices Adelaïde et Théophano336. Faisant fonction d’intermédiaire entre les Ottoniens et les Carolingiens, elle sut également se servir de son frère Hugues Capet qui contribua en 986 à la libération de son fils Thierri, prisonnier du roi Lothaire337. Le 29 mars 987, elle alla trouver Louis V à Compiègne, au nom de l’impératrice Adelaïde, pour l’amener à accepter une entrevue entre lui, sa mère Emma, Hugues Capet, l’impératrice et le duc de Souabe338. Enfin, elle contribua certainement à l’élection d’Hugues Capet par les soutiens qu’elle avait en Germanie...

126Les contemporains durent s’interroger sur la titulature qui convenait à une telle virago. Alors que la veuve du comte continuait à être appelée comitissa, féminin de comes, ductrix, feminin de dux, ne leur semblait pas vraiment convenir pour Béatrix339 : elle fut le plus souvent appelée dux340. Cette titulature masculine traduit le rôle exceptionnel et tout-à-fait inhabituel joué par la duchesse jusqu’en 987. Cependant, vers 985, le jeune duc avait atteint sa majorité, puisqu’il participa alors au siège de Verdun où il fut fait prisonnier. Après sa libération en 986, il commença à jouer un rôle personnel : au début de 987, à Andernach, il intercéda auprès d’Otton III en faveur de l’abbaye de Vilich341, il prit Stenay quelques mois plus tard342. La tutelle de sa mère dut lui sembler de plus en plus pesante et, à une date que nous ignorons mais qui se situe après 987, il la fit emprisonner, ce qui lui valut les réprimandes pontificales et une pénitence343. On ne sait ce qu’il advint de Béatrix, mais elle fut inscrite au nécrologe de Gorze comme ductrix344.

127A la même époque, d’autres veuves énergiques occupèrent les devants de la scène politique. La comtesse Ledgarde, dont le mari Thibaud, comte de Chartres, Blois et Tours, mourut en 975, jouit d’une grande influence auprès de ses fils, l’évêque de Bourges Hugues et le comte Eudes I^er, bien qu’ils eussent l’un et l’autre dépassé 25 ans à la mort de leur père345. Ledgarde mourut sans doute peu de temps après le mariage d’Eudes avec Berte en 980. Elle consentit encore avec eux à la donation d’un vassal des Thibaldiens à Saint-Père de Chartres346 et elle apposa son signum entre ceux d’Eudes et de Berte. Ledgarde n’était pas fille de roi, mais elle descendait en droite ligne de Charlemagne.

128Rozala-Suzanne, veuve du marquis Arnoul II de Flandre, était fille du roi Bérenger II d’Italie, elle se remaria très vite avec le roi Robert II347. C’était une forte femme, le type même de la virago : tout en guidant son fils Baudoin IV, alors âgé de moins de vingt ans348, elle contrôlait les passages du Ponthieu, percevant le péage à Montreuil. Pour en conserver le bénéfice après sa répudiation, elle n’hésita pas à construire un autre château afin d’arrêter tous les bateaux qui passaient par là349. Son prestige en Flandre était tel que, même après sa répudiation par le roi, on continua à l’appeler regina350.

129Le remariage d’une veuve ne rompait nullement les liens qui l’attachaient à ses enfants, même lorsqu’elle partait habiter dans une autre région. Après la mort d’Eudes I^er en 996, la comtesse Berte, fille du roi Conrad de Bourgogne, joua auprès de ses fils, les comtes Thibaud et Eudes, un rôle d’autant plus important qu’ils avaient moins de vingt ans : en 996, elle confirma avec eux la donation faite par leur père au monastère de Bourgueil351. Elle intervint en faveur de Marmoutier à qui elle abandonna le tonlieu qui était perçu à Blois352. Après son remariage avec le roi Robert IL son influence sur ses fils grandit encore : elle intervint plusieurs fois en Touraine, toujours avec ses fils, mais en tant que regina353.

130Mathilde de Saxe, fille du duc Flermann, avait épousé Baudoin III de Flandre qui mourut en 967. Après son remariage avec le comte de Verdun Godefroid le Captif, elle ne cessa de s’intéresser à la Flandre et à Saint-Pierre de Gand en particulier. Dans les années 970, Godefroid et Mathilde donnèrent à Saint-Pierre de Gand le fisc d’Hollain354 que Mathilde avait hérité du comte Baudoin III, son premier mari : le premier témoin était Arnoul II, fils de Baudoin III et de Mathilde, le second Godefroid, fils de Godefroid et de Mathilde. Bien que très liés à Saint-Vanne de Verdun355, Godefroid et Mathilde furent inhumés à Saint-Pierre de Gand. Devenue veuve de Godefroid, après 995, Mathilde, avec le comte Hermann, un autre de ses fils, avait fait profiter l’église de Verdun de ses largesses356.

131Les veuves énergiques de la fin du x^e et du xi^e siècles, ici mais aussi ailleurs357, étaient toutes d’illustre ascendance. Elles cousinaient avec les rois, les princes ou les ducs, elles portaient en elles la noblesse la plus éclatante qui fût. Néanmoins, l’influence qu’elles exercèrent alors auprès de leurs fils ne peut pas uniquement s’expliquer par là. Leur rôle exceptionnel tient à l’évolution des relations entre les membres du consortium, à la redéfinition de la place de chacun au sein du ménage.

Conclusion

132Le couple conjugal fut donc toujours la structure portante de la société, pour reprendre l’expression de Pierre Toubert. Certes la domus noble abritait un nombre de personnes beaucoup plus important que la maison paysanne, mais il ne s’agissait nullement d’une famille large, au sens où l’entendent les anthropologues. Tout au plus la famille était-elle élargie à des parents, veufs ou célibataires, aux domestiques, aux compagnons et aux nourris du dominus. Le mode de résidence virilocal était lié à la condition noble qui impliquait l’exercice d’une dominatio, et au système de partage de l’héritage. Le passage à l’âge adulte des fils et le mariage des filles se traduisaient donc par la segmentation du noyau initial. Cette structure conjugale fut ensuite confortée par la pratique canonique de l’Église en matière matrimoniale.

133Dans une société dominée par les hommes, l’autorité au sein de la domus noble et la gestion des biens familiaux relevaient de la compétence du dominus. À l’intérieur du ménage, l’épouse, protégée par son mari, soumise à lui, conservait néanmoins la propriété de ses biens, même si elle ne s’en occupait pas toujours elle-même. Devenue veuve, elle se substituait au mari à la tête de la domus. Aidée d’un défenseur pour les affaires extérieures, elle gérait alors toutà-fait librement ses biens.

134Au cours de la période, les tâches spécifiques de l’épouse en matière d’éducation des enfants, de gestion domestique, d’accueil et de bienfaisance envers les églises, ne se sont guère modifiées. Progressivement cependant, le rôle et la place de la femme dans le consortium ont été redéfinies. Pour toutes sortes de raisons qui tiennent autant à la promotion du couple conjugal par les clercs carolingiens qu’à l’évolution des structures du pouvoir, l’épouse fut plus étroitement associée aux responsabilités du mari. L’évolution, sans doute amorcée dès le ix^e siècle où l’on voit apparaître les premières mentions de comitissa, s’accéléra au x^e siècle, en relation avec le durcissement des principes homogamiques et la patrimonialisation des honores. L’épouse, issue d’une lignée au moins aussi noble et souvent même plus noble que celle de son mari, fit désormais figure de véritable consors. Transmettant la noblesse, elle assurait la continuité du pouvoir lors du décès du père. Dans le troisième quart du x^e siècle, la veuve noble commença même à jouer auprès de ses fils mineurs un rôle comparable à celui de la reine-mère.

135À la fin du x^e siècle, le consortium conjugal s’était profondément modifié. Chacun des membres en contrôlait la gestion : le dominus ne pouvait plus aliéner le patrimoine familial sans l’accord de son épouse et celui de ses fils, la veuve disposait moins librement de ses biens. Cette interdépendance n’était en fait que la conséquence des transformations internes du ménage, plus fermement structuré qu’auparavant autour du couple conjugal et de ses enfants, tous responsables de la puissance et de la fortune familiales.