1Dans les sociétés indo-européennes préhistoriques, il existait quatre modes de mariage : le don solennel d’une jeune fille par son père à un mari, l'union librement consentie des époux sans intervention des parents, le mariage par achat de la future épouse et l’enlèvement de la jeune fille1. Dans les sociétés du haut Moyen Age, on pratiquait encore plusieurs types de mariage, certains rappelant les mariages indo-européens anciens2. L’échange des femmes entre les parentèles était réglé par le mariage légal, appelé Muntehe3, mais aussi par les unions inférieures, Friedelehe ou concubinage avec une femme noble. D’autres formes d’union permettaient ensuite de desserrer de trop lourdes contraintes : les amours ancillaires et le concubinage avec une servante non-libre constituaient l’exutoire normal par où se libéraient les pulsions sexuelles. Il en allait de même du rapt, à la différence près que celui-ci portait atteinte à l’équilibre entre les groupes de parenté.

La muntehe

2La Muntehe, encore appelée Vollehe, rappelle les premier et troisième types de mariage (don solennel de la jeune fille par son père et mariage par achat). L'Église se prononça finalement en faveur de cette forme de mariage, en dépit de son caractère peu consensuel, parce qu'il était le plus proche du mariage romain.

Un mariage par étapes

3Comme d'autres peuples anciens, les Germains pratiquaient le mariage par étapes4. Les principales d'entre elles sont connues5 : lorsque les parents le décidaient, le jeune aristocrate était sommé de se choisir une épouse convenable6, c’est-à-dire libre et noble, dans un type de relations strictement homogamiques7. Le prétendant venait faire sa demande, entouré de ses compagnons armés8, avec des cadeaux de prix9 qui témoignaient de sa puissance et de sa richesse. L'accord était conclu entre le demandeur et celui qui détenait le mundium, en général le père, parfois le frère ou l’oncle de la jeune fille. Une cérémonie publique, la desponsatio, scellait ensuite officiellement l'engagement10 : la jeune fille était présentée à son futur mari11 qui s’engageait à la prendre pour épouse et à la doter12 tandis que, de son côté, le père de la jeune fille promettait de la donner en mariage13. Pour acquérir le mundium, le futur mari versait ensuite l'arrha symbolique (un sou et un denier) à la famille de la fiancée14, puis il dotait publiquement sa future épouse15. Cette donation, qui est à l’origine du douaire médiéval16, ne prenait effet qu’après la consommation du mariage17. De son côté, le père faisait fréquemment une donation à sa fille, avant qu’elle ne quitte la maison paternelle18. Le moment venu, la fiancée était conduite publiquement jusqu'à la maison de son mari pour lui être remise par son père (traditio)19, ce qui donnait lieu à de nombreuses festivités. Le lendemain des noces, après la consommation du mariage, le mari remettait à son épouse une Morgengabe pour prix de sa virginité20.

4Ces rites relevaient du système de l’échange, entre les parentèles d'une part, entre les époux d’autre part. Ils résultaient aussi d’une interpénétration des droits romain et germanique, ainsi que d'une influence grandissante de l’Église. Leur évolution révèle donc les transformations internes des sociétés du haut Moyen Age.

Les parents et les amis

5La création d'une nouvelle cellule conjugale s’inscrivait dans le cadre des relations entre les groupes de parenté, la parentèle étant directement impliquée dans les mécanismes matrimoniaux. Une des Formulae extravagantes du ix^e siècle montre en effet que les parentes qui prenaient part au mariage n'étaient pas seulement les géniteurs, nommément désignés, mais un groupe large et informel21.

6Parents et amis ne se contentaient pas de prendre part aux réjouissances qui accompagnaient le mariage, comme il en va de nos jours. Le futur saint Arnoul fut poussé par « ses amis et parents » à se choisir une épouse22 et, si les parentes et amici ne participaient pas réellement aux discussions qui précédaient l’accord de mariage, leur présence témoignait du caractère public et stable de l’engagement pris23. Ils étaient présents à chaque étape du mariage : lors de la desponsatio, lors de la dotation et lors de la traditio. Enfin, leur consentement était indispensable pour que le mariage fût public et légitime24.

7Leur participation concrétisait finalement la création d'une parentèle, centrée sur le couple nouvellement formé. Sur la scène du théâtre matrimonial, les parentes et amici occupaient donc l’arrière-plan, tandis qu’à l’avant-scène, les acteurs principaux concluaient directement l’accord de mariage, au sein même de la domus noble. Les rôles de chacun des acteurs étaient précisément fixés, en fonction du côté et des générations.

8Du côté des preneurs, le fils jouait le rôle principal. Sauf exception25, c’était lui qui se mettait en quête d’une épouse. C’était encore lui qui s’engageait personnellement lors de la desponsatio, lui qui dotait sa future épouse. Avant de s’engager, il devait néanmoins consulter son père, afin d’obtenir son accord26. Louis le Germanique put à bon droit s’opposer et empêcher le mariage de son fils avec la fille du comte Adalard27. Malgré tout, certains parvenaient à se passer du consentement de leur père, comme Charles et Louis, fils de Charles le Chauve qui se marièrent sine voluntate et conscientia patris28. De tels mariages étaient normalement considérés comme valides. Le rôle déterminant joué par le fils et futur mari dans la décision s’explique sans doute par l’autonomie des jeunes hommes qui quittaient de bonne heure la maison paternelle. La dispersion des propriétés aristocratiques permettait également au fils devenu adulte de s'installer dans sa propre domus et d’y fonder un foyer sans attendre la mort du père.

9Du côté de la future épouse, la décision revenait au père, maître de la maison, chef et protecteur de la familia : les prétendants à la main de Maxellende se pressaient auprès des parents de la jeune fille, mais ce fut le père qui choisit son futur gendre29 ; le comte Rigobert donna sa fille Berte en mariage à Sigefrid, un cousin du roi Clovis II30. L'autorité du père sur sa fille était totale, le mariage sans son autorisation étant considéré comme un rapt et, à ce titre, puni par la loi31. Cependant, la mère semble avoir été étroitement associée au choix du futur gendre : Itte fut consultée par son mari sur le projet de mariage entre leur fille Gertrude et le fils du duc des Austrasiens32.

Un mariage consensuel ?

10Lorsque les Vitae des viii^e-ix^e siècles rapportent que des jeunes filles nobles étaient mariées contre leur volonté33, il ne s’agissait donc pas d’un topos hagiographique : les parents avaient réellement le pouvoir d'obliger leurs filles à se marier. Malgré cela, dans le débat qui s’instaura à l'époque carolingienne à propos des différentes formes de mariage légitime, l’Église, relayée par les autorités civiles, se prononça en faveur du mariage public, c'est-à-dire de la Muntehe34, qui présentait à ses yeux suffisamment de garanties.

11Sous l’influence romano-chrétienne, la participation de la jeune fille aux étapes préparatoires du mariage était en effet devenue plus active. Avant le mariage, les futurs époux intervenaient publiquement, ce qui valait consentement de leur part. Si l’on en croit une formule de Tours du milieu du viii^e siècle, la fiancée aurait même donné son consentement aux fiançailles qui lui étaient proposées : « La loi et la coutume exigent que l’on confirme solennellement par écrit tout ce qui a été défini ou accordé entre un fiancé et une fiancée, avec le consentement de leurs parents ou de ceux dont ils relèvent, concernant leurs futures noces. C’est pourquoi moi, au nom de Dieu un tel. De nombreuses personnes savent que moi, j’ai promis de te prendre pour épouse, avec l’accord de nos parents et de nos amis, ta volonté s’étant spontanément exprimée ; aussi m’a-t-il semblé bon de confirmer cela avant le jour des noces en te donnant une part de mes biens par cet acte écrit de donation entre époux. Ce que j’ai fait »35. La présence de la jeune fille lors de la desponsatio avait donc valeur d'assentiment, l’engagement réciproque étant ensuite confirmé par la constitution du douaire.

12Comme la donatio ante nuptias romaine, cette dotation maritale devait être faite avant le jour du mariage36, ce qui renforçait, en apparence du moins, le consensualisme de la Muntehe. Au viii^e siècle, la dotation maritale était en train de devenir un élément constitutif du mariage légitime37, au même titre que la desponsatio, la traditio et la Morgengabe38. Certaines formules permettaient d’ailleurs au mari de légaliser le mariage issu d'un rapt en dotant son épouse, comme il l’aurait fait s’il y avait eu desponsatio39.

13Jusqu’au ix^e siècle, la Morgengabe constitua la donation constitutive de toute forme de mariage légitime. Ensuite, le dotalicium, encore appelé dos ante nuptias, s’imposa définitivement et la Morgengabe finit par disparaître, si bien que certains ont pu penser que le douaire en dérivait40. En réalité, les deux donations nuptiales se distinguaient sur plusieurs points fondamentaux : la Morgengabe était offerte à la Friedelfrau comme à l’épouse légale, tandis que le douaire n’allait qu’à l’épouse légale. Le douaire était constitué avant le mariage, il avait donc valeur d'engagement public et réciproque, tandis que la Morgengabe était une donation privée, faite après la consommation du mariage, pour légitimer l’union sexuelle et associer l'épouse au consortium conjugal.

14En fait, il me semble que l’institution du douaire médiéval résulta d’une romanisation des diverses pratiques germaniques destinées à acquérir le mundium sur la femme, à garantir sa place au sein de la cellule conjugale et sa sécurité en cas de veuvage. Romains et Germaniques pratiquaient en effet la donatio ante nuptias, du père à la fille chez les Romains, du futur mari aux parents de la fiancée chez les Germains. Pour les Romains, la donation constitutive du mariage et l’indépendance matérielle de l'épouse, dans et après le mariage, étaient acquises par la dos ou donatio ante nuptias que le père laissait à sa fille avant qu’elle ne se marie41, ceci n’empêchant d'ailleurs pas qu’au Bas-Empire, le mari fît fréquemment une donation à sa future épouse42. Ces donations donnaient lieu à la rédaction d’actes écrits. A l’inverse, l’élément constitutif de la Vollehe germanique était le transfert du mundium acquis à l’origine par le versement du pretium nuptiale au détenteur du mundium, sans qu’il y eût réaction d’un acte écrit.

15Cependant, aux vi^e-vii^e siècles, chez les peuples germaniques continentaux43, la donation devint directe, du futur mari à la future épouse44, donnant lieu à rédaction d’un acte écrit qui prit la forme du wittimon burgonde45 ou du dotalicium franc46. Ce glissement précoce, lié à l'importance grandissante du couple conjugal dans l’univers de la parenté, rendit le mariage légal plus consensuel : en acceptant le douaire que lui concédait son futur mari, la fiancée prenait elle-même l’engagement de se marier, il y avait donc réciprocité complète dans l’engagement des deux futurs époux47. Ainsi, l'essentiel des donations nuptiales allait-il désormais à l'épouse, sous la forme de la Morgengabe, du dotalitium et parfois de la dot paternelle. À l’intérieur du ménage, l’épouse eut un rôle plus clairement défini48, mais il est vrai qu’elle était aussi plus directement assujettie à la tutelle de son mari. Le douaire haut-médiéval, issu de la romanisation du pretium nuptiale germanique, se substitua donc progressivement à la Morgengabe dont il remplit toutes les fonctions dans le cadre de la Vollehe aristocratique.

16La Morgengabe, constituée d’objets mobiliers et de têtes de bétail, symbolisait l’association de l’épouse au consortium conjugal, dans le domaine qui était le sien, celui de la maison et de ses dépendances49. La donation s’accompagnait probablement de la remise des clefs de la maison50. Elle mettait l’accent sur l'union des deux époux, envisagée tout à la fois comme une union sexuelle et une union domestique. Elle devait également permettre à l’épouse de subsister en cas de divorce ou en cas de veuvage, puisque les biens donnés lui étaient acquis.

17Le douaire garantissait également, et mieux que la Morgengabe, le statut social et la puissance domestique de l'épouse : à côté des objets mobiliers – objets précieux, vêtements, ustensiles domestiques, bétail51 –, il y avait des biens fonciers et immobiliers52 qui assuraient réellement l’indépendance matérielle de l’épouse. Comme la donatio ante nuptias ne prenait effet qu’au jour des noces, après consommation du mariage53, elle en vint à légitimer l’union sexuelle des deux époux au même titre que la Morgengabe54.

18En définitive, le douaire était l'expression de sociétés rurales, au sein desquelles la possession de la terre était la seule garantie réelle d’indépendance, tandis que la Morgengabe était une pratique adaptée à des sociétés mal sédentarisées, pour lesquelles le bétail et les biens mobiliers représentaient l’essentiel de la fortune. La diffusion du douaire et le recul de la Morgengabe sont ainsi les témoignages indirects de la sédentarisation rapide des populations entre le vi ^e et le viii^e siècles.

19Au viii^e siècle, les autorités civiles et religieuses se prononcèrent en faveur de la Muntehe qui fut reconnue comme la seule forme de mariage légitime55. Cette forme de mariage ressemblait fort au modèle romain, par les étapes qui conduisaient à sa conclusion, par l'accord des familles, par la dot et surtout par son caractère public. L'Église l’imposa donc, en développant le consensualisme et en insistant sur la parfaite égalité des deux conjoints56.

20Le rôle joué par les parents, la nécessité de leur consentement s'inscrivaient en outre dans le programme de mise en ordre de la société carolingienne. Le père et la mère tenaient au sein de la famille nucléaire une place comparable à celle du roi et de la reine dans le royaume. Ils veillaient au maintien de l'ordre familial qui sous-tendait en définitive l’ordre social voulu par Dieu. Cette forme de mariage reproduisait aussi la structure nucléaire de la famille.

21La Muntehe fut ainsi promue au rang de mariage chrétien, même si l'Église n’intervenait pas encore directement dans sa conclusion, puisque la bénédiction des époux restait facultative et qu’elle n’était pas constitutive du lien57. En conséquence, la Friedelehe devint progressivement une forme d’union illégitime, de moins en moins pratiquée, et la Morgengabe, une donation purement symbolique. À côté du mariage légal, les autres formes d’union se distinguèrent de plus en plus mal les unes des autres58.

Friedelehe, concubinage et polyginie successive

Friedelfrau ou concubine ?

22La Friedelehe, littéralement mariage de paix, fut longtemps reconnue comme un mariage légitime : la future épouse semble avoir été conduite publiquement dans la maison de son mari pour y être mise dans le lit nuptial59 et, le lendemain des noces, la Friedelfrau recevait une Morgengabe qui faisait d'elle une véritable épouse, maîtresse de la maison60, quoique d'un rang inférieur à celui d’une épouse légale. Cependant, ce type de mariage se distinguait toujours de la Muntehe sur un point fondamental : il n’y avait pas transfert du mundium, il n’y avait donc ni desponsatio ni dotatio61.

23Comme les parentes et amici n'avaient pas à consentir au mariage, on a considéré que la Friedelehe était un mariage par consentement mutuel62, les futurs époux choisissant librement de s’unir. C’est aller vite en besogne quand on sait que les jeunes filles étaient sévèrement gardées, et qu’on ne leur laissait aucune liberté. Il est vrai que le rapt consenti, la seductio, débouchait obligatoirement sur une Friedelehe et que ce mariage s’apparentait alors à un mariage par consentement mutuel. Cependant, de telles pratiques étaient condamnées, et l’on exhortait le mari à doter sa femme pour en faire une épouse légale63.

24Herbert Meyer imagina que la Friedelehe était le pendant de la Muntehe patrilinéaire, en quelque sorte le dernier avatar d’un Mutterrecht, un mariage matrilinéaire hypergamique, dans lequel l'épouse, de condition supérieure à celle de son mari, aurait imposé un mode de résidence matrilocal pour continuer de dépendre de sa propre famille64. Le seul exemple qui aurait pu s’appliquer à cette théorie serait celui des filles de Charlemagne qui résidèrent avec leurs amants à la cour de l'empereur, jusqu’à ce que Louis le Pieux les en chassât, si ces unions n’avaient pas été considérées comme illégitimes65. On a donc fait justice des théories d’H. Meyer66.

25En réalité, la Friedelehe était liée à la polygamie des grands67. On connaît les motivations qui, dans certaines sociétés, lorsque les règles sociales le permettent, poussent les plus puissants à avoir plusieurs épouses : l’appétit sexuel, la démonstration ostentatoire de richesse et de puissance, le souci de multiplier les alliances et d’assurer plus sûrement la descendance.

26Le système germanique répondait aux motivations sociales de la polygamie68 : Pépin II « prit une autre épouse (uxor), noble et élégante, de qui il eut un fils »69, sans divorcer de son épouse Plectrude. Il conservait ainsi le soutien de la famille de Plectrude, tout en tissant des liens avec une autre famille noble, celle d’Alpais70. La structure dispersée des fortunes foncières aristocratiques permettait sans doute que chacune des épouses eût sa propre domus, ce qui évitait les conflits domestiques. Le système avait aussi l’avantage de réserver les droits de l’épouse légale, - elle était assurée d’avoir au moins l'usufruit du tiers des biens conjugaux71 -, et ceux de ses enfants, - ils étaient les héritiers privilégiés de leur père : sainte Berte de Blangy, fille unique de Rigobert et d'Ursane, hérita de toute la fortune de ses parents mais, de son plein gré, elle la partagea avec sa sœur Angla « née d'une autre mère », c’est-à-dire d’une Friedelfrau ou d’une concubine72. Après la mort de ses fils Drogon et Grimoald, Pépin II choisit comme héritiers deux de ses petits-fils, excluant ainsi de la succession aux honores ses fils Charles, fils de Alpais, et Childebrand, fils d'une concubine73.

27Des jeunes filles « belles et nobles », pour reprendre l’expression des chroniqueurs, ne pouvaient choisir elles-mêmes leur mari sans l’accord de leurs parents. En fait, ces mariages faisaient partie d’une stratégie qui visait à conclure des alliances dissymétriques, dans un mode de relation moins avantageux que la Muntehe74. Tout montre en effet que la Friedelehe était une forme de mariage hypogamique, comme le suggèrent les mariages carolingiens75. Muntehe et Friedelehe s'inscrivaient donc dans un système polyginique multicellulaire et hiérarchisé, qui isolait chacun des couples dans une sphère spécifique, à la fois matérielle et juridique.

28Ce système était condamné dès le début du viii^e siècle, parce qu’il ne répondait plus aux nécessités sociales du moment et parce que, depuis des siècles déjà, l’Église luttait pour imposer la monogamie76.

29Elle parvint à empêcher que les grands eussent plusieurs épouses légitimes ou uxores. Au viii^e siècle, on ne tolérait déjà plus qu'une seule uxor77, épouse légale ou Friedelfrau. Lorsqu’il y en avait plusieurs, on tendait à réduire la Friedelfrau au rang de concubine : selon le Liber Historiae Francorum, la seconde épouse de Grimoald, fils de Pépin II et de Plectrude, était une concubina78.

30Cependant, la Friedelehe demeurait encore une alternative au mariage légal, dans un système monogamique ou, plus exactement peut-être, dans un système de polyginie successive. Après la mort de son épouse Rotrude, Charles Martel prit comme Friedelfrau Swanahilde, une nièce du duc des Bavarois, dont il eut Grifon79. Swanahilde était reconnue comme épouse légitime, elle intervenait avec son mari en faveur des églises80 et son influence était grande. Elle figure d’ailleurs comme regina dans une entrée du codex de Reichenau datant des environs de 81881 et dans une entrée du Liber memorialis de l'abbaye de Remiremont82.

31Dans la seconde moitié du viii^e siècle, le statut de la Friedelfrau se rapprocha progressivement de celui d'une concubine noble. Dans son Histoire des évêques de Metz, Paul Diacre déclara qu’« avant son mariage légal, (Charlemagne) avait eu un fils nommé Pépin d'une jeune fille noble nommée Himiltrude »83, sans préciser le statut d’Himiltrude. Plus tard, Eginhard la qualifiera de concubine84. Pourtant, lorsque le pape Etienne II avait appris qu’on projetait à la cour franque le mariage d’un des jeunes rois avec une princesse lombarde, il avait écrit à Charles et à Carloman pour leur rappeler qu’ils ne pouvaient répudier les épouses légitimes que leur père leur avait données85. Himiltrude était donc certainement une Friedelfrau, une uxor qui n'était pas une reine. Son fils reçut d’ailleurs le nom du grand-père paternel, fondateur de la dynastie, et tout laisse à penser qu’à ce moment-là, Charles voyait en lui un héritier86.

32Cependant, la Friedelfrau était en train de devenir une concubine qu’on renvoyait lorsqu’il fallait faire un mariage légal. Lorsqu’au milieu du viii^e siècle, les autorités religieuses et civiles imposèrent le mariage public comme seule forme de mariage légitime, on peut penser que le processus était largement avancé. Un canon du concile de Ver de 755 obligea tout homme libre, noble ou non, à « faire des noces publiques »87. On insista ensuite sur la nécessité de doter 1 épouse légitime88. Au début du ix^e siècle, la Friedelfrau n’était plus une épouse légitime, une uxor, mais une concubina.

Monogamie ou polyginie successive ?

33L'Église lutta également contre le concubinage. Le concile romain de 826 précisa qu’on ne pouvait avoir deux épouses (uxores), c’est-à-dire une épouse légitime et une concubine89. Les voix de Jonas d’Orléans ou d'autres prélats carolingiens s'élevèrent pour dire qu'il fallait « que le mari et son épouse restassent fidèles l’un à l’autre et qu’il n'était pas permis d’avoir une concubine »90.

34Les exemples carolingiens montrent qu'ils n'y parvinrent pas91. Aussi les évêques allèrent-ils à l’essentiel en tolérant l’union libre et les multiples remariages, en fait un système de polyginie successive. À la fin du ix^e siècle, l'évêque de Cambrai Halitgaire écrivait dans son livre pénitentiel : Que celui qui prend une concubine alors qu’il a une épouse (uxor), soit privé de communion. Autrement, qu’on ne prive pas de communion celui qui n’a pas d’épouse mais une concubine à la place d’une épouse. Pourvu que chacun se contente d’une femme, épouse ou concubine, comme il lui plaira...92

35Cette attitude pragmatique tenait compte des mœurs aristocratiques et de ce qu'aux yeux des évêques, l'essentiel était d'imposer l’indissolubilité du mariage. Or le retard de l'âge au mariage et la polyginie successive limitaient précisément les divorces.

36Avant de conclure un legale connubium, les princes carolingiens prenaient une épouse de jeunesse, noble dans la plupart des cas. Le tableau qui suit montre les liens entre l'âge au mariage et l’existence d’une épouse de jeunesse, ayant donné naissance à un ou à plusieurs enfants.

Tableau n^o 27. ÂGE AU MARIAGE ET AU CONCUBINAGE DES PRINCES CAROLINGIENS

37La majorité sexuelle des princes se situait autour de 15/16 ans. L’âge au mariage légal variait, mais il s’éleva nettement à partir de la seconde moitié du ix^e siècle, car pour des raisons de stratégie matrimoniale, on retarda le mariage des princes carolingiens jusqu'à 30 ou même 40 ans. Pour les faire patienter sans qu’ils se livrent à la débauche, le père leur donnait une épouse de jeunesse, prise dans l’aristocratie : ils vivaient avec elle, ils en avaient des enfants si la liaison durait suffisamment longtemps, mais ils devaient la renvoyer lorsqu’ils se mariaient légalement.

38L’affaire du divorce de Lothaire II montre évidemment les disfonctionnements du système : Waldrade avait été donnée comme Friedelfrau à Lothaire II par son père Lothaire I^er. Après la mort de Lothaire, Lothaire II décida d’épouser Theutberge qui appartenait à la haute aristocratie transjurane. Il se sépara alors de Waldrade, dont il avait déjà plusieurs enfants, mais il éprouva rapidement une réelle aversion pour son épouse. A partir de 857, il voulut divorcer de la reine, pour épouser Waldrade... L’affaire agita toute l'Europe, on en référa au pape, mais Lothaire II mourut en 869 sans être parvenu à faire reconnaître la validité de son mariage avec Waldrade93.

39Les mariages tardifs autorisaient donc rois et grands à faire précéder leur mariage légal d'unions provisoires qu'ils rompaient ensuite. La polygamie successive se poursuivait après le décès de l'épouse légitime : après la mort de l’impératrice Ermengarde, Lothaire I^er prit deux concubines ; Richilde fut concubine de Charles le Chauve avant qu'il ne l’épouse. Hugues de Vienne eut successivement neuf épouses, dont trois concubines.

40Le retard de l’âge au mariage est également sensible dans les milieux de la haute aristocratie : Robert le Fort, né vers 822, épousa Adélaïde, veuve du comte Conrad, vers l’âge de 40 ans. On connaît aussi à Hugues le Grand trois épouses légitimes et une concubine... Baudoin II eut un fils d'une concubine94. Baudoin Balzo était fils du comte Adaloul et d'une concubine... Soucieuse d’imposer l’indissolubilité du mariage légitime, l'Église tolérait en fait la polyginie successive et le concubinage.

Le problème de l’indissolubilité du mariage

41La lutte de l’Église contre le divorce, le rappel des mêmes injonctions, les problèmes soulevés par les affaires matrimoniales de Lothaire II, d’Étienne ou d’Ingiltrude ont fait penser que le divorce était pratique courante au haut Moyen Age95 et qu’en l’interdisant, l'Église avait profondément perturbé les mécanismes régulateurs de la société96. Or, le mariage était solide dans les sociétés germaniques, la diffusion du divorce semblant être allée de pair avec la romanisation et l’émergence de structures conjugales mieux individualisées.

42Dans la société romaine du Bas-Empire, le couple conjugal constituait la cellule familiale fondamentale97. Le mariage, relativement consensuel, pouvait donc être rompu pour faute grave de l’épouse ou encore par consentement mutuel98. Chez les Germains au contraire, les implications sociales de la Mutttehe étaient trop graves pour qu’elle fût facilement dissoute. Certes, l'adultère de l’épouse pouvait être puni de façon expéditive, le mari ayant le droit de tuer l'épouse coupable ainsi que l’amant99. Cependant, les lois barbares punissaient aussi d’une forte amende le fiancé qui renonçait à épouser sa fiancée100. Immergés dans le monde romain, les Barbares finirent néanmoins par adopter, avec plus ou moins de retard, la législation romaine.

43Fortement influencées par le droit romain, les lois burgondes et wisigothiques reprirent les articles du code théodosien qui autorisaient le mari à répudier l’épouse coupable d’adultère, de maléfices, ou de viol de sépulture101, sans toutefois donner aux époux la possibilité de divorcer par consentement mutuel. Sous l’influence romaine, la loi lombarde évolua également : à la fin du vii^e siècle, Grimoald introduisit dans le code deux articles établissant qu’il était interdit à un homme de répudier une épouse qui n’avait pas fauté pour en prendre une autre102 et précisant que l’épouse accusée d’adultère ou de maléfices devait avoir la possibilité de se justifier par le serment de ses parents ou par combat judiciaire103. Liutprand interdit la mise à mort de l’épouse adultère104.

44Quoique la loi n’en dît rien, il est probable que les Francs avaient adopté ces mêmes pratiques. La loi des Alamans et celle des Bavarois, mises par écrit au vii^e siècle, punissaient d’une forte amende le mari qui répudiait son épouse sans raison légitime105. Aux vii^e et viii^e siècles, le divorce par consentement mutuel, pour incompatibilité d’humeur, était autorisé partout106, mais il fallait qu’un acte fût rédigé, afin que le consortium conjugal fût rompu aussi légalement et aussi publiquement qu’il avait été formé107. Les ex-époux pouvaient ensuite se remarier.

45La diffusion du divorce était le signe d’une individualisation grandissante des couples. Pour autant, les divorces étaient-ils aussi fréquents qu’on l'a prétendu108 ? Les Vitae mérovingiennes témoigneraient plutôt du contraire et, s’il est vrai que l’on peut douter de l’impartialité de leurs auteurs, les chroniques du vii^e siècle ne font guère état de divorces. Grégoire de Tours et Frédégaire s'attardent sur ceux des rois mérovingiens, mais de telles ruptures n’avaient aucune incidence sociale et politique, puisqu’il s’agissait de mariages hypogamiques. Les épouses répudiées n’étaient ni filles, ni soeurs, ni veuves de rois, elles venaient de familles qui ne pouvaient s'opposer à la volonté royale ou fomenter des complots par représailles. Dagobert fut d’ailleurs le dernier roi mérovingien à avoir répudié une épouse d’origine aristocratique109. Encore n’est-on pas sûr qu’il se soit agi d'une épouse légale. Ses successeurs n’avaient plus l’autorité nécessaire pour oser heurter les familles de leurs épouses en divorçant...

46Dans un système de relations homogamiques, le divorce était en effet un élément perturbateur du mécanisme des échanges, un geste éminemment politique qui demandait réflexion : Pépin II ne divorça pas de Plectrude lorsqu’il épousa Alpais ; Charlemagne ne renvoya son épouse lombarde qu’après avoir décidé d’attaquer l’armée de Didier. Les grands prenaient rarement le risque de déclencher un mécanisme de vengeance ou la rupture d'une amicitia en répudiant leur épouse.

47Des arguments économiques non-négligeables contribuaient aussi à les en dissuader : en divorçant, le mari perdait la dot qu'il avait donnée à la première épouse, tout en étant obligé de doter la seconde110. Il perdait également les biens que la première épouse avait apportés en se mariant.

48Enfin et surtout, les grands avaient, à l’époque mérovingienne, d’autres moyens de satisfaire leurs désirs de changement, en dehors même de l’adultère. Le système matrimonial était conçu de telle manière qu’il leur offrait la possibilité de prendre une Friedelfrau ou une concubine sans divorcer de l’épouse légale. En définitive, l’épouse légitime était protégée par sa parentèle, par le système de polygamie hiérarchisée et par la fragilité des unions secondaires.

49À l’époque carolingienne, l’Église lutta avec acharnement pour imposer l’indissolubilité du mariage111, car si l'on en croit Jonas d’Orléans, les divorces étaient alors devenus très fréquents. On répudiait une épouse sans raison valable, parce qu’elle était devenue laide, ou malade ou encore pauvre112 ! Le problème du divorce se posait certainement d'une manière plus aiguë depuis qu’il était interdit d'avoir plusieurs épouses. Si Pépin le Bref avait songé à divorcer de Bertrade, c’est qu’il n'avait plus la possibilité de prendre une deuxième épouse comme son grand-père l’avait fait quelques décennies plus tôt. Le pape Etienne II dut intervenir pour l’en dissuader113.

50L’application du principe monogame et l’élaboration de normes claires en matière de légitimité du mariage multiplièrent donc certainement les divorces. Mais cette augmentation traduisait aussi la promotion du couple conjugal.

51Au même moment, la hiérarchisation de la société et la prise en charge par le pouvoir central de l’ordre et de la paix conduisaient à redéfinir les bases sur lesquelles se fondait l'équilibre social. En affaiblissant les groupes de parenté horizontaux, le développement de structures plus hiérarchisées limitait les conséquences négatives du divorce, dans les domaines sociaux et politiques. C’est pourquoi les évêques carolingiens durent déployer toute leur énergie pour tenter d’imposer l’indissolubilité du lien.

52Comme l'institution matrimoniale n’était pas de la compétence juridique de l'Église114, celle-ci chercha à imposer aux autorités civiles un modèle matrimonial conforme à ses vues115. Elle lutta à la fois pour limiter les causes de séparation et pour interdire les remariages.

53La législation barbare punissait d’une lourde amende le mari qui répudiait son épouse sans raison légitime, tout en n’interdisant pas le remariage116. Les conciles de l’époque mérovingienne ne traitèrent pas du problème, mais le concile de Soissons de 744 prohiba clairement le remariage117 et dans le recueil de canons que le pape Zacharie envoya à Pépin en 747, était rappelée l’interdiction sous peine d’excommunication d’abandonner une épouse ou un mari pour se remarier118. Cette prescription continua néanmoins de rester lettre morte : en 774, Charlemagne n’hésita pas à divorcer de son épouse lombarde pour se remarier ensuite avec Hildegarde. Cependant, le formulaire de Sens, daté des années 768-775, ne contenait plus de formule de divorce par consentement mutuel et, en 789, on mit la loi civile en accord avec la loi religieuse : l'Admonitio generalis interdit le remariage après répudiation de l’épouse, tant que celle-ci restait en vie119. Cette interdiction fut reprise en 829 par le capitulaire de Worms120.

54L’adultère était la principale raison invoquée pour répudier une épouse. Face à ce problème, les évêques hésitèrent. Ils considérèrent d’abord qu’une telle faute pouvait entraîner la séparation, mais qu'elle n’autorisait pas les époux à se remarier121. Confronté aux délicats problèmes du divorce de Lothaire II, de celui d’Étienne et de l’adultère d’Ingiltrude, Hincmar de Reims alla plus loin en déclarant qu’un mariage légalement conclu et consommé ne pouvait être rompu pour quelque raison que ce fût, sauf cas de relations incestueuses122. L’adultère n’était plus une cause de répudiation123.

55L’inceste avait été introduit comme cause de divorce au milieu du viii^e siècle. Un mariage incestueux, avec une parente au troisième genou, entraînait la séparation, l’annulation du mariage124 et la possibilité de se remarier125. Au début du ix^e siècle, on étendit les interdictions jusqu'au septième degré de consanguinité et d'affinité, puis, dans la seconde moitié du ix^e siècle, on en vint à considérer que tout mariage incestueux devait entraîner la séparation des époux. Ceux-ci pouvaient ensuite « conclure un meilleur mariage, après avoir fait pénitence et s’être réconciliés pour cette union illicite »126. Les conciles du milieu du ix^e siècle admirent également que l’adultère incestueux était une cause d’annulation du mariage et que le conjoint non-coupable avait la possibilité de se remarier127. L’inceste était donc désormais la seule cause possible de divorce et de remariage. C’est la raison qu'invoqua d’abord Lothaire II pour se séparer de Theutberge128. Lors du deuxième synode d’Aix en février 860, celle-ci avait reconnu par écrit avoir été violée par son frère Hucbert, lorsqu’elle était adolescente, ce qui la rendait indigne du lit conjugal129. Mais alors que le troisième synode d'Aix de 862 allait permettre au roi de conclure un nouveau mariage, l'internationalisation du conflit et le recours au pape Nicolas I^er conduisirent à la défaite du roi. Dans une lettre à l’archevêque de Vienne Adon, datée de 861-862, le pape déclarait que le mariage était indissoluble, dès lors qu’il avait été librement conclu par les deux époux, et ce même s’il y avait séparation. En conséquence, le roi ne pouvait ni prendre une autre épouse, ni vivre avec une concubine130. Lothaire changea alors d’argumentation en tentant de démontrer, par l’intermédiaire d’Advence de Metz, l'invalidité de son mariage avec Theutberge : il était déjà marié légitimement avec Waldrade lorsque il avait épousé Theutberge ; le mariage avec Waldrade avait été voulu par l’empereur Lothaire et par son oncle maternel Liutfrid. Il avait été conclu publiquement, ce qui le rendait parfaitement légal131. Le roi avait ensuite été contraint d’épouser Theutberge par Hucbert lui-même, alors qu’il venait de perdre son père, qu’il se retrouvait seul, encore adolescent132. Nicolas Ier n’admit pas davantage cette argumentation133.

56Il est clair que Waldrade n’était qu’une Friedelfrau et que Lothaire II ne la considérait pas comme une épouse légale avant d’épouser Theutberge. Leur fils fut nommé Hugues, ce qui n’était pas un nom royal carolingien134. D’autre part, Lothaire II fit une importante donation à Theutberge en 866, ce qui ressemblait fort à une constitution de douaire135. Mais tout ceci aurait pu s’arranger si les problèmes du roi ne s’étaient posés en termes politiques et si ses oncles n’avaient eu tout intérêt à ce que le fils qu’il avait eu de Waldrade ne puisse être reconnu comme héritier légitime136. Charles le Chauve, pas plus d’ailleurs qu’Hincmar, ne se posèrent de tels problèmes lorsque le roi prit prétexte de ce que Louis le Bègue s’était marié sans son consentement pour l’obliger à divorcer, après treize ans de mariage137.

57De leur côté, les grands continuaient à tourner les interdits. L’illégitimité était le prétexte le plus couramment utilisé, surtout lorsqu’il s’agissait d’unions dissymétriques. En 895, les évêques réunis à Tribur prirent donc la décision suivante : « Tout libre ayant épousé une affranchie, rendue libre par manumission et précepte royal, devra la conserver comme si elle était née d’une famille noble, sauf cas d’adultère ; et il ne pourra en prendre une autre tant qu’elle vivra. Et en vertu du décret du pape Léon, nous disons qu’est épouse légitime et non concubine celle qui a été rendue libre, légitimement dotée et honorée dans des noces publiques »138.

58Dans sa jeunesse, Henri I^er avait épousé publiquement Hatheburge, une jeune veuve noble, riche mais voilée. Son amour pour elle s’étant rapidement estompé, il voulut épouser Mathilde, une jeune vierge dont la beauté et la richesse l’avaient séduit. Il renvoya donc Hatheburge en invoquant l’illégalité de son premier mariage (iniusto se hactenus multum peccasse conubio tandem professus), ce qui lui permit d’épouser régulièrement Mathilde139. D’autres encore, comme Étienne, invoquaient la consanguinité140. Certains enfin, ne trouvant aucun prétexte pour faire rompre leur union, n’hésitaient pas à recourir à la violence : en 829, on interdit le remariage après abandon ou meurtre d’une épouse non coupable141. Hugues, fils de Lothaire II et de Waldrade, ordonna en 883 que fût assassiné Bernier, un noble qui était de ses fidèles, afin d’épouser la veuve dont il était tombé éperdument amoureux. Avant son mariage avec Bernier, Friderade avait été mariée une première fois à un homme puissant dont elle avait eu une fille ; celle-ci épousa le comte Ricuin qui la fit mettre à mort pour adultère !142 Le comte d’Anjou Foulque Nerra fut accusé, sans doute à juste titre143, d’avoir fait brûler son épouse Elisabeth144 et il dut accomplir un pélerinage en Terre Sainte pour expier cette faute145.

Conclusion

59A s’en tenir aux rites du mariage, l'institution matrimoniale ne semble guère s’être modifiée en trois siècles. Desponsatio, dotation, conduite publique de la fiancée le jour des noces, traditio par le père et mise dans le lit nuptial étaient toujours les éléments constitutifs du mariage de premier rang. Les implications de ces rites restaient avant tout sociales, même si l’Église s’efforçait d’y introduire une dimension religieuse par la bénédiction nuptiale. D'autres formes d’unions continuaient de desserrer les trop lourdes contraintes du mariage légal : le concubinage, dernier avatar de la Friedelehe, était toujours pratiqué et les grands parvenaient encore à rompre les unions qui ne leur servaient plus, même si les autorités cherchaient à imposer un modèle de mariage monogame et indissoluble.

60Cependant, les transformations du système matrimonial révèlent les mutations profondes de la société. L’évolution des structures de la parenté, marquées par une individualisation grandissante des couples conjugaux, devait à terme conduire inévitablement à un type de mariage monogame auquel correspondait le modèle conjugal chrétien.

61Toutefois, la promotion de la conjugalité qui est le fait marquant de l’époque carolingienne, jointe à l’affaiblissement des groupes de parenté horizontaux, rendait plus fragile l’institution matrimoniale, ce qui conduisit les clercs carolingiens à porter toute leur attention sur ce problème, pour définir finalement un nouveau modèle de mariage, monogame et indissoluble. La diffusion progressive de ce modèle fut elle-même étroitement liée à de nouvelles formes de stratégies matrimoniales146.