1Toute société élabore des codes qui déterminent les devoirs et les droits qui s’attachent à la parenté. La loi salique obligeait ainsi celui qui voulait quitter sa parentèle (parentilla) à se présenter devant un tribunal et à renoncer publiquement à ses droits à l’héritage et à la protection1. Avant de dégager les caractéristiques essentielles du système, il convient de résumer les règles en matière de transmission des droits afin de déterminer la place respective des lignes maternelle et paternelle au sein de la parentèle.

2Les sociétés germaniques anciennes ont été définies comme des sociétés indifférenciées, cognatiques, au sein desquelles la ligne maternelle occupait une place identique à celle du père2. Les droits s’y seraient donc transmis dans des parentèles strictement bilatérales. En réalité, les pratiques étaient beaucoup plus complexes que les règles ne le faisaient apparaître.

La transmission de la noblesse

3De nombreux travaux ont récemment montré l’importance des femmes dans la société haut-médiévale3. Mais qui, du père ou de la mère, transmettait cette qualité à la fois fondamentale et fugace qu’était la noblesse ? Le ventre maternel, cet endroit mystérieux et terrifiant à la fois, portait-il, et portait-il seul, la nobilitas des ancêtres, comme l'a prétendu Léo Verriest4 ? La mère était-elle le seul vecteur de la noblesse ? La réponse est moins simple qu’il n’y paraît.

Le père et la mère

4Dans la Vita Hludowici imperatoris, Thégan fit descendre Louis de saint Arnoul et de Godefrid d’Alémanie. Par son père, il se rattachait à la prosapia sancti Arnulfi et par sa mère à la cognatio Gotefridi ducis Alamannorum5 : Louis le Pieux se rattachait au moins à deux groupes de filiation, celui d’Arnoul et celui de Godefrid.

5Du côté de son père, la ligne de rattachement était strictement patrilinéaire : « Sanctus Arnulfus cum esset in iuventute dux, genuit Ansgisum ducem ; Ansgisus dux genuit Pippinum seniorem et ducem : Pippinus senior et dux genuit Karolum seniorem et ducem : Karolus senior et dux genuit Pippinum, quem Stephanus Romanus pontifex consecravit et uncxit in regem : Pippinus senior et rex genuit Karolum, quem Leo Romanus pontifex consecravit et uncxit ad imperatorem in aecclesia ubi beatissimum corpus apostolorum principis Petri requiescit, die natalis domini nostri Iesu Christi. »6 Arnoul était présenté comme le fondateur et le sanctificateur d’une lignée qui s’organisait autour de la transmission patrilinéaire d'un pouvoir, celui de dux, puis celui de roi, enfin celui d’empereur. Il n’était ici nullement question de noblesse, puisque celle-ci conditionnait l’exercice de la puissance.

6Du côté de sa mère Hildegarde, Louis se rattachait à la cognatio du duc Godefrid : Gotefridus dux genuit Huochingum, Huochingus genuit Nebi ; Nebe genuit Immam ; Imma vero genuit Hiltigardam reginam.7 On a beaucoup discuté ce passage8, car Thégan laissait dans l’ombre l’ascendance paternelle d’Hildegarde, bien connue par ailleurs9. Certains y ont donc vu la preuve d'une transmission utérine de la noblesse. D'autres ont voulu donner au vocable cognatio le sens spécifique de ligne de descendance cognatique10. En fait, il s’agissait d’un groupe de filiation indifférencié qui portait la noblesse de Godefrid. Thégan ne suivait pas la dévolution du pouvoir ducal alémanique que les Carolingiens avaient eux-mêmes détruit, ni même celle des fonctions comtales qu'avaient exercées les ascendants d’Hildegarde11. Il suivait la ligne de transmission de la noblesse que portait en lui Godefrid ; une ligne qui passait par les hommes aussi bien que par les femmes.

7Une inscription funéraire qui pourrait dater de la fin du viii^e siècle confirme d'ailleurs ce mode de transmission, à propos d'une autre famille : Kunza, mère de Werinperth. Werimpert, père d’Amaltrude. Amaltrude, mère de Deotun12.

8De leur côté, les descendants du chef saxon Widukind formaient à l’époque carolingienne un groupe de filiation indifférencié qui s’organisait autour de la mémoire de l’ancêtre prestigieux et non autour de la transmission héréditaire d'un pouvoir13.

9Aux viii^e et ix^e siècles, le mode de transmission de la noblesse semble donc s’être inscrit dans un champ de parenté indifférencié. Remontant dans le passé, il prenait appui sur la cellule conjugale qui était le véritable pivot du système. Les sources littéraires montrent en effet qu’au cœur de la prosapia noble, c’étaient les parentes qui portaient et qui transmettaient la noblesse : saint Germer « naquit dans le pagus de Beauvais en Gaule dans la villa de Vardes sur Epte. Son père et sa mère étaient issus d’une très noble famille »14. Les parents de saint Agil étaient « tous deux grands par la noblesse de leur famille »15. Et l’on pourrait ainsi multiplier les exemples16 qu'un passage de la Vita Wicberti, écrite par Sigebert de Gembloux vers 1060, exprime parfaitement : « Tous ceux qui ont connaissance de cette ancienneté reconnaissent que son grand-père Roding et sa grand-mère Gisla, son père Lietold et sa mère Osburga se rattachent à une longue ligne d’ancienne noblesse »17. La noblesse des ancêtres se transmettait par les hommes et par les femmes, pour s’épanouir dans l’unité de filiation, par l'intermédiaire du couple géniteur.

10L’homogamie qui réglait alors l’échange des femmes au sein de l'aristocratie18 garantissait aux enfants la condition de leurs parents19. Elle correspondait à un système de filiation indifférencié au sein duquel la noblesse se transmettait par le père et par la mère. Telles étaient les normes. Celles-ci suscitaient à leur tour des exutoires sous forme de divorces ou d’unions inégales qui posaient en retour le problème de la condition des enfants.

Le père ou la mère ?

11Le rapt était la forme la plus ancienne de mariage hypergamique20. Dans un système homogamique, il était le seul moyen d'obtenir une épouse de condition supérieure à la sienne. S’il débouchait sur un mariage et que le père fût de condition libre, la mère transmettait sa noblesse à ses enfants : le comte Baudoin qui enleva Judith, fille du roi Charles le Chauve, n’appartenait pas aux milieux de la haute aristocratie au sein desquels les Carolingiens choisissaient normalement leurs épouses. Le couple fonda néanmoins un brillant lignage de nobilissimi. Cependant, le cas d’Ingeltrude, mariée au comte italien Boson, invite à nuancer le schéma. Fille d’un comte Matfrid, sans doute Matfrid d’Orléans21, Ingeltrude était de la plus haute noblesse. Du comte Boson, frère de la reine Theutberge, elle avait eu deux filles. En 857-858, elle s’enfuit avec un vassal, nommé Wanger22 dont elle eut un fils, auquel elle donna le nom de Gotfrid pour marquer l’appartenance de son fils à sa propre famille, puisqu’on retrouvera plus tard ce nom chez les Matfrid lorrains. De fait, en 878, les filles d'Ingeltrude et de Boson durent disputer l’héritage mayençais de leur mère à leur cousin Matfrid et à Gotfrid23. Malgré tout, Gotfrid ne fit pas la brillante carrière à laquelle il eût pu prétendre, de par la noblesse de sa mère : il lui manquait l’assurance conférée par une naissance légitime.

12En apparence, les règles étaient plus claires en sens inverse : les enfants nés de l'union d'un père noble et d'une mère non-libre n’étaient pas libres, a fortiori n’étaient-ils pas nobles. Néanmoins, les formules d’affranchissement montrent qu'il était facile de transcender la barrière juridique : « A ma très chère fille, un tel. Comme on n'ignore pas mais que tout le monde sait que moi, je t'ai engendrée de ma servante (ancilla), nommée une telle, et qu'ensuite, devant le seigneur roi un tel, je t’ai rendue libre par le jet d'un denier, selon la loi salique, et que tu pourras être comptée parmi mes héritiers, j’ai demandé que soit faite et confirmée cette charte d’hérédité en ta faveur, afin que, si le Seigneur t’ordonnait de me survivre en ce monde, tu hérites de tous mes biens, tant des alleux de mes parents que de ce que j’ai obtenu par achat, tant en terres, manses, maisons, bâtiments, esclaves, lites, affranchis, colons, revenus des colons, vignes, ouches, bois, champs, prés, pâturages, eaux et cours d'eau, dans tous les pagi, ou territoires des cités, ou circonscriptions ou en n’importe quel endroit où il semble que j’ai des possessions, de même le bétail et les biens meubles, or, argent, draperies, biens meubles et immeubles, tout ce qui peut être dit ou nommé, tout ce que je laisserai en mourant, tu hériteras de tous mes biens avec tes frères, mes fils, et vous partagerez entre vous également, et ce que tu recevras alors comme ta part, tu auras ensuite la possibilité d’en faire librement et sûrement tout ce que tu voudras... »24. Le cas envisagé ici est celui d’un aristocrate possédant des propriétés foncières dispersées, des biens meubles et un « trésor ». De sa concubine non-libre, il a eu une fille, qu’il a affranchie afin qu’elle puisse hériter de lui au même titre que ses germani, les fils qu’il avait eus de son épouse légitime. En principe, ces affranchies ne pouvaient être considérées comme nobles, parce que la condition sociale et juridique de leur mère empêchait que la noblesse de leur père leur eût été transmise. En fait, les clivages étaient moins nets et la situation variait en fonction du statut matrimonial de la mère.

13Lorsque les Mérovingiens s’unirent à des servantes, qu’ils en firent des uxores et qu’ils imposèrent les fils issus de ces unions comme leurs héritiers, ils transgressèrent les règles sociales, comme le montre la réaction de cet évêque surpris par le troisième mariage du roi Gontran : « ... il se mit à raconter toutes sortes de choses au sujet du roi (Gontran) et à dire que les fils de ce dernier ne pouvaient occuper le royaume parce que leur mère appartenait à la domesticité de feu Magnacaire lorsqu'elle fut appelée à pénétrer dans la couche du roi ; il ignorait qu’on appelle fils de roi ceux qui ont été procréés par des rois sans tenir compte désormais de la famille des femmes. »25. La reine Austrechilde était de naissance non-libre, tout comme la reine Frédégonde, épouse de Chilpéric Ier, la reine Faileuba, épouse de Childebert I^er, ou encore la reine Nanthilde, épouse de Dagobert I^er. Toutes étaient issues du palais, mais de par la volonté de leur mari, elles étaient devenues reines et elles avaient donné naissance à des enfants royaux. Par son mariage, l'esclave était élevée au rang d’uxor, de reine honorée, elle participait à la noblesse royale. Ses fils étaient fils et héritiers royaux, ses filles transmettaient à leur tour le sang noble. Lorsque saint Colomban prit violemment à parti Thierri II, petit-fils de la reine Brunehaut, il dénonça « les liaisons adultères » du roi, lui reprochant de refuser de contracter un mariage légitime, empêchant ainsi « qu’un rejeton royal sorte d’une reine honorée au lieu d’être issu du bordel ». Il refusa de bénir ses fils, déclarant à Brunehaut qui les lui présentait comme « fils de roi » : « Sache que jamais ils ne tiendront le sceptre royal parce qu’ils sont issus du bordel »26. Néanmoins, quelle que fût son origine, la reine, épouse légitime et honorée, participait pleinement à la noblesse de son époux, portant en elle les vertus familiales, qu’une mystérieuse alchimie lui faisait transmettre aux enfants.

14Dans l’aristocratie, lorsque les amours ancillaires débouchaient sur des unions légitimes et que l’épouse avait acquis le statut d’uxor, les enfants naissaient libres et probablement nobles, à condition toutefois que le père fût assez puissant pour les imposer à sa parentèle, puisque la noblesse était liée à la reconnaissance sociale autant qu’à la naissance, qu’elle était affaire d’appréciation. Dans une famille noble, la qualité se transmettait donc par le père aussi bien que par la mère. De plus, la multiplicité des formes de mariage légitime et les possibilités de rompre assez aisément certaines unions27 permettaient que la noblesse du père se transmît aux enfants nés hors du cadre de la Muntehe : Charles Martel ou même Grifon en offrent d’excellents exemples.

15Au ix^e siècle, l’Église troubla le jeu en imposant des noces publiques et en interdisant le divorce, même lorsque l’épouse était une affranchie28. La législation canonique en matière matrimoniale contribua donc certainement à diminuer le nombre des mariages hypogamiques, rejetant ainsi hors de la noblesse les enfants nés de l’union d’un père noble et d’une mère de condition inférieure.

La mère bien née

16Au même moment, les turbulences sociales liées à l’émergence de nouveaux réseaux de pouvoir, à la rupture des groupes familiaux larges et au resserrement de la parenté autour de groupements mieux structurés, conduisaient à durcir les contraintes homogamiques pour les fils, tout en permettant que les filles fussent mariées à des puissants qui étaient moins nobles qu'elles, peut-être même à des non-nobles29.

17S'ensuivit une redistribution des rôles au sein de la cellule familiale : la qualité de l'épouse rejaillit directement sur celle du mari et sur celle des enfants. Héribrand » se distinguait parmi les nobles brabançons par sa famille et ses richesses, sa noblesse s’était trouvée augmentée d’une autre noblesse, puisqu'il avait épousé Renuide, soeur de notre très noble seigneur Wicbert... »30. La noblesse de l’épouse s’ajoutait à celle du mari. Elle la renforçait, mais elle pouvait aussi l’affaiblir. La mère devenait ainsi le catalyseur de la noblesse familiale, en fait le principal vecteur de la noblesse.

18Dans la seconde moitié du x^e siècle, nombreuses furent les femmes libres, voire nobles, qui renoncèrent à leur indépendance en se plaçant sous la protection d'un saint, contre paiement d’un tribut31. Il s’agissait souvent, mais pas uniquement, de veuves gui, privées du soutien d’un mari, recherchaient la protection d'une abbaye. A la fin du x^e siècle, de nombreux actes précisèrent qu’elles engageaient aussi leur descendance dans la dépendance32. Les assainteurées de Saint-Pierre de Gand étaient soumises avec toute leur descendance à une dépendance qui les contraignait à payer un taxe de mariage ou qui empêchait leurs fils d’assister aux plaids publics33. Ceci confirme donc l'idée que la noblesse se transmettait alors par la mère au même titre que le statut juridique. Cependant, on ne peut suivre Leo Verriest lorsqu’il affirme que ces femmes restaient nobles lorsqu’elles passaient sous la tuitio et le mundeburdium d’une abbaye34. En fait, de telles traditions sanctionnaient l'abandon définitif de la liberté sociale, sans laquelle il ne pouvait y avoir de noblesse. La perte de cette liberté rejetait impitoyablement les nobles et leur descendance dans une dépendance « ignoble ».

19La mère avait toujours été le vecteur naturel de la noblesse, parce qu’elle portait en elle tout le passé de la cellule conjugale, toute la gloire des ancêtres, paternels et maternels. Vir potens aut femina nobilis35, disaient les textes. Cependant, à la fin du x^e siècle, la mère était devenue le principal sinon le seul vecteur de la noblesse. Une telle évolution sanctionnait en fait une redistribution des rôles au sein du consortium conjugal et une redéfinition de chacune des lignes de parenté au sein du système de filiation.

Responsabilité pénale et droit à l’héritage

20Les droits à la protection et à l’héritage se transmettaient au sein d’une parentèle bilatérale, en principe étendue jusqu’au cinquième ou sixième genou36. En fait, ce butoir n’intervenait clairement que pour le reipus, une somme qu'il fallait verser pour épouser une veuve37. Dans les autres cas, on faisait appel à la notion de proximité : au-delà du second degré de parenté, l’héritage allait ainsi au « plus proche parent » du côté paternel38.

Le wergeld

21En principe, la parentèle formait un groupe de représailles complètement indifférencié. Les amendes de composition qui éteignaient la vengeance en cas de meurtre d’un parent étaient partagées pour moitié entre les filii, c’est-à dire les enfants, et pour l’autre moitié entre les plus proches parents (proximiores) paternels et maternels39. Notons ici encore l’importance de l’unité de filiation, au sens où l’entend Meyer Fortes40, car il me semble que c’est là une caractéristique essentielle de ce système de parenté : ce sont les filli qui se partagent la moitié de l’amende. L’unité de filiation intervenaient également au premier rang lors du paiement du wergeld. Au second rang, les deux lignes de parenté étaient responsables à égalité.

22L’antique pratique du jet de cendres (la chrenecruda), par laquelle un meurtrier insolvable se déchargeait sur ses plus proches parents de ses responsabilités pénales, montre comment fonctionnait le système. Le coupable jetait la cendre de son foyer sur son plus proche parent. Si son père, sa mère ou ses frères (unité de filiation) ne pouvaient acquitter la dette, il la jetait alors sur la sœur de sa mère, sur ses fils ou sur ses plus proches parents maternels. Ensuite seulement intervenaient les parents paternels41.

23Bien qu’au ix^e siècle, cette pratique fût depuis longtemps tombée en désuétude, voire interdite42, elle montre qu’au vi^e siècle, la ligne maternelle avait, en matière de protection et de responsabilité pénale, autant d’importance que la ligne paternelle. Il n’en allait pas de même en matière d’héritage.

L’héritage

Normes et pratiques de l’héritage

24Les règles successorales variaient selon les types d'héritage, les lignes de parenté et le sexe des héritiers. Elles s’appliquaient aux alodes, c’est-à-dire à l'ensemble des biens immobiliers et mobiliers (villae et presidium), hérités ou acquis43.

25La succession s’établissait de la manière suivante : les enfants (filii)44 héritaient normalement de leurs parents. En l’absence d’héritiers directs, l’héritage allait aux parents du défunt, père ou mère. Il passait ensuite à ses frères et sœurs, puis à sa tante maternelle (sœur de la mère) et enfin à sa tante paternelle (sœur du père), avant d’échoir au plus proche parent du côté paternel45 (tableau n^o 23). On précisait aussi que les femmes ne pouvaient hériter de la terra salica46, de la terre ancestrale qui garantissait aux mâles de la parentèle l’exercice de la potestas47 (tableau n^o 24).

Tableau n^o 23. LE MODE DE TRANSMISSION DE L’HÉRITAGE D’APRES LA LOI SALIQUE

Tableau n^o 24. LE MODE DE TRANSMISSION DE LA TERRA SALICA DANS LA LOI SALIQUE48

26On se trouve donc ici en présence d’un système cognatique qui isolait d'abord l’unité de filiation, le groupe des filii, qui assurait ensuite aux femmes des droits, mais ceux-ci n’étaient pas identiques à ceux des hommes. Bien que les femmes n’aient pas été exclues de l’héritage, leurs droits étaient inférieurs à ceux des hommes.

27Il faut cependant considérer qu’au moment où la loi fut mise par écrit, au début du vi^e siècle, la société germanique était encore mal sédentarisée et que les biens mobiliers, dont les filles héritaient au même titre que les fils, constituaient certainement une partie importante de la fortune familiale. Avec la territorialisation, la famille se structura davantage autour de l’exercice de la potestas et de la possession des biens fonciers qui y était subordonnée. Le mode de transmission de la terra salica ou de l'hereditas aviatica, pour reprendre l’expression de la lex ribuaria, soulignait donc la prééminence de la ligne paternelle en matière de transmission du pouvoir.

28Dans la pratique, les alleux se transmettaient en ligne masculine et féminine. Au sein du ménage, l’épouse conservait la jouissance de ses biens propres, hérités ou acquis au moment du mariage49. Elle les laissait ensuite à ses enfants qui héritaient ainsi de leur père et de leur mère : en 763, Willisuuinde offrit à Lorsch la villa d’Hahnheim qui lui venait de son père Adelhelm50. En 759, Radulf et sa sœur Agla donnèrent à Gorze tout ce qu’ils avaient hérité de leur mère Fasila51. Wetta, l’épouse d’Autcar, offrit au monastère de Prüm ce qu’elle avait reçu de sa mère Bertrade à Thionville52. En 777, Gislebert fit don à Prüm de tout ce qui lui venait de sa mère Bertsuuinde53. En 780, Madalgarde donna à son fils les biens qui lui venaient de sa mère Maretrude54. En 797, l’abbé de Prüm Assuerus/Adalhard offrit à son monastère les biens qu’il avait hérités de sa mère et de sa grand-mère55. En 801, Walafred donna à Prüm des biens hérités de sa mère Theoda et de sa tante (amita) Boba56. Rothilde, une fille de Charles le Chauve et de Richilde, hérita des biens lotharingiens de sa mère, mais son cousin Boson s’en empara en 92957. En 988-993, Geoffroy, sa femme Élisabeth et la fille de cette dernière vendirent à Saint-Florent de Saumur un alleu qui leur venait de la mère d’Élisabeth58. Les biens se transmettaient donc en ligne féminine comme en ligne masculine.

29Cependant, au sein de l'unité de filiation, la part des filles était inférieure à celle des fils. Malgré la possibilité offerte aux parents de tester en faveur de leurs filles59, les fils se partageaient l’essentiel de la terra salica, ne laissant la plupart du temps à leurs sœurs qu’une part des biens meubles et des acquêts60, outre la dot paternelle acquise lors de leur mariage61.

30L’usage de tester visait parfois moins à rétablir l’équilibre en faveur des filles qu’à réserver l’essentiel de l’héritage aux fils. Dans son testament, le marquis Evrard de Frioul prévoyait ainsi que ses fils se partageraient l’essentiel de la fortune familiale, à l'exception de Raoul, le clerc, qui recevrait le monastère privé de Cysoing, une part du trésor et une importante somme d’argent. Les filles n’auraient droit qu’à quelques domaines et à une part minime des biens mobiliers62. Il est vrai qu’à ce moment, les honores constituaient déjà une part fondamentale de l’héritage aristocratique.

31Néanmoins, à partir de la fin du ix^e siècle, il semble y avoir eu une redistribution des droits à l’intérieur du consortium. L’héritage paternel continua de revenir en priorité à la descendance masculine mais, en l’absence de fils, les droits des filles se renforcèrent par rapport à ceux des collatéraux. Ils se reportaient alors sur leur mari.

32Raoul de Frioul qui avait hérité de ses parents le monastère de Cysoing le légua à sa mort à l’Église de Reims, lésant ainsi sa sœur Heilwich dont le mari Hucbald possédait des honores dans la région63. Hucbald revendiqua donc le monastère au nom de son épouse64. Héribrand, dont il a djà été question, usurpa la moitié du fisc de Gembloux au nom de l’héritage de son épouse, accusant Guibert d’avoir « deshérité » sa sœur65.

33Depuis longtemps déjà, le mari défendait les droits de son épouse, au nom du consortium conjugal. Vers 979, Godefroid le Captif, comte de Verdun, et sa femme Mathilde offrirent au monastère de Saint-Pierre-au-Mont-Blandin à Gand le fisc de Hollain situé en Tournaisis66. Mathilde, fille du duc Hermann de Saxe, était veuve du comte Baudoin III de Flandre qui avait dû lui donner Hollain en douaire. Sous l’épiscopat de Foulque de Reims, Erminfrid s'empara d’un monastère que Rampon, frère de Foulque, avait construit sur ses biens propres. Erminfrid fondait ses droits sur le fait qu’il avait épousé la veuve de Rampon67. D’autre part, Hugues le Grand entra en possession de l’héritage du comte Aléran II dont la fille Théodrade avait épousé son oncle, le roi Eudes68. Théodrade et Eudes n’ayant pas eu d’héritiers directs, les droits de Théodrade étaient passés à son mari qui les avait ensuite transmis à son frère Robert, puis à Hugues.

34Ainsi, bien que les droits des fils sur les biens familiaux fussent maintenus, les droits des filles, soutenus par leurs maris, ainsi que ceux de leurs conjoints, prévalaient désormais sur ceux de parents masculins plus éloignés. Il s’agissait de l'aboutissement d’un long processus de renforcement de la famille de procréation : il était en marche dès le vi^e siècle – un édit de Chilpéric avait déjà prévu qu’en l’absence de fils, les filles hériteraient de la terra salica à la place des collatéraux69–, mais il s’était accéléré à l’époque carolingienne, sous l’effet conjugué de la pastorale de l'Église en matière de conjugalité et de l’évolution des structures de la parenté.

Héritiers et cohéritiers

35Les droits à l’héritage déterminaient deux cercles de cohéritiers70. Au centre, le groupe des germains formait le noyau dur qui exerçait un contrôle direct sur l’héritage. Au-delà, les parents plus lointains jouissaient de droits qui se confondaient largement avec ceux des voisins.

36Le mode de transmission direct permettaient que des domaines restassent durant plusieurs générations aux mains d’une même famille. C’est sans doute pourquoi, en l’absence d'héritiers directs, le père avait la possibilité d’adopter un héritier de son choix71 par le procédé de l'affatumia : le fils adoptif acquérait ainsi les mêmes droits qu'un fils naturel. En l’absence d’héritiers directs, les droits allaient aux parents du défunt, puis à ses frères et sœurs : en 704, Eodebert vendit à Saint-Bertin une part de la villa de Rumilly qu'il avait héritée de son fils Chardebert72.

37Le testament d’Erkanfride, veuve du comte lotharingien Nithad, montre qu’au delà de l'unité de filiation, les droits se diffusaient à l’intérieur d’une parenté totalement cognatique73. Nithad et Erkanfride n'avaient pas d'enfants. A la mort de son mari, en 852, Erkanfride hérita de ses biens et régla, en 853, sa propre succession, « suivant les dispositions prises par son mari », car elle n’en avait que l’usufruit. Le testament prévoyait que les biens iraient aux nepotes de son mari, fils et fille de ses deux sœurs et de son frères74 :

Tableau n^o 25. LES HÉRITIERS D’ERKANFRIDE

38Erkandride commençait par les fils de la sœur aînée de Nithad, elle poursuivait par le fils et la fille de son frère, enfin venait le fils de sa seconde sœur. Les droits des uns et des autres étaient identiques, quels que fussent leur sexe et leur ligne de rattachement, par les femmes ou par les hommes. Peffingen était spécialement attribué à un certain Bernard et Wampach aux fils de ce Bernard. Bernard est sans doute un des six fils d’Irminburge qu’Erkanfride n'avait pas nommés. Il est possible que l’avantage qui lui est ici accordé, ainsi qu'à ses enfants, s’explique par une double parenté, naturelle et spirituelle. Il fallait en effet que le lien fût particulièrement étroit pour que Bernard et ses fils obtinssent une part aussi importante de l’héritage.

39L’indivision était un mode de propriété admis75 : dans un premier temps, avant qu’intervînt le partage, les biens restaient propriété du consortium fraternel76. On veillait alors à ce que l’héritage fût gardé intact77 et que la concorde fût maintenue entre les héritiers78. Cependant, les lois germaniques prévoyaient le partage de l'héritage, aequa lantie, entre tous les fils et accessoirement les filles, pratique qui s'articulait avec un mode de résidence virilocal79 : au moment de leur mariage, les filles quittaient la maison paternelle pour rejoindre celle de leur mari et les fils s’installaient dans une demeure séparée.

40Aux vii^e et viii^e siècles, on s'efforçait de partager minutieusement les domaines entre les héritiers : on partageait tout, biens meubles et immeubles, églises privées comprises. Ce mode de partage ne portait pas atteinte à la cohésion du consortium fraternel, puisque les cohéritiers restaient solidairement responsables de l’ensemble : lorsqu’en 756, Odacer offrit à Fulda une vigne à Wackernheim, son frère Nordpert témoigna. La vigne en question jouxtait celle de Nordpert80 et lorsque le mois suivant, Nordpert offrit au même monastère une autre vigne dans la même villa, entourée cette fois sur trois côtés par une vigne appartenant à Odacer, ce dernier témoigna81. De même lorsqu’en 779, Lantsuuinde, une des filles d’Odacer, offrit à Fulda une vigne à Mayence, ses sœurs Elisabeth et Geilrade qui avaient hérité d'autres vignes à Mayence témoignèrent pour elle82, en tant que cohéritières et consortes. La communauté des biens n’était donc pas rompue par le partage des héritages : saint Ouen fonda le monastère de Rebais sur ses biens propres, mais avec ses consortes83. Elle correspondait à la communauté des proches parents dont le système anthroponymique marquait l’importance84.

41L’époque carolingienne marqua un changement, puisqu'apparut la laudatio parentum, le consentement de parents. S. White a montré toute son importance aux xi^e et xii^e siècle85, mais il faut noter que le processus a commencé à la fin du viii^e siècle, par un renforcement du contrôle des enfants sur la gestion de l’héritage. On commença à requérir le consentement des fils avant d'aliéner une part de la propriété familiale86 : en 762, Pépin et Bertrade demandèrent le consentement de leurs fils Charles et Carloman lors d'une donation au monastère de Prüm87. En 773, Nodoin donna à Gorze une terre à Varangeville avec le consentement de son fils Bernarid88. En 840, Lantfred et son épouse Teutgilde offrirent à Saint-Denis leurs biens à Villiers-le-Bel, leurs deux fils consentant à cette donation89. En 857, Fredal et son épouse Blitgie donnèrent à Gorze leurs biens de Buret et de Beney avec le consentement de leur fils Rangefrid, premier témoin...90

42Les frères consentaient également aux donations : en 766, Adalhard fit une importante donation à Saint-Denis avec le consentement de ses deux frères91. En 847, Frotger obtint le consentement de ses quatre frères92. En 795, le fils, la fille et le frère de Deodat consentirent à sa donation à Gorze93. Dans une autre donation, il obtint le consentement de son fils, de sa fille et de sa sœur94.

43L'absence quasi-totale du consentement des petits-enfants s’explique d'abord par la faible espérance de vie qui empêchait souvent les grands-parents de voir leurs petits-fils arriver à l’âge adulte. Elle correspond aussi à un système d’héritage qui s’articulait autour de la notion de génération : les petits-enfants ne pouvaient revendiquer les droits de leurs parents décédés puisqu'ils ne se situaient pas à la même génération que leurs oncles et que leurs tantes. Contrairement au droit romain, le droit franc ne reconnaissait donc aux petits-enfants que des droits limités95. En 596, le décret de Childebert, promulgué pour toute l’Austrasie et influencé par le droit burgonde96 en la matière, reconnut aux petits-enfants le droit de recueillir l’héritage de leurs grands-parents au lieu et place de leur père ou de leur mère défunte97. Cette clause ne fut cependant pas reprise dans la lex ribuaria ni dans les différentes versions de la lex salica98.

44Au x^e siècle, le consentement de l’épouse fut plus fréquemment requis à côté de celui des fils, ce qui marquait les progrès de la conjugalité99. Sans qu'il y ait eu changement fondamental dans le mode de transmission des alodes, la parenté restreinte avait eu tendance à se structurer davantage en un consortium responsable, doté de droits précis.

45Au-delà de ce consortium restreint, on entrait dans la sphère de la parenté large. Le rôle des parentes n’était pas négligeable, puisqu’ils apposaient leur signum au bas des actes de donation, renonçant ainsi publiquement à revendiquer leur droit à l’héritage. Les témoins qui entouraient sainte Bilihilde en 733 lorsqu’elle fonda à Mayence un monastère sur des biens hérités de son oncle Sigebert étaient des parents100 qui, par le jeu des partages antérieurs et des lois de l’héritage, entraient dans la catégorie des coheredes. Dans les années 765-792, le rupertien Heimeric et le comte Warin avaient un héritage commun à Dienheim en Lobdengau, alors qu’ils n’étaient que très indirectement apparentés101.

46Tout en préservant les droits des héritiers directs, le système d’héritage favorisait d’ailleurs la circulation des biens au sein des parentèles, il entraînait l’éclatement des patrimoines102, mais aussi le maintien d’un consortium étendu à tous les cohéritiers. Au x^e siècle, le cercle des cohéritiers se précisa et la laudatio parentum s’élargit : en 997, Yves restitua à l’abbaye du Mont-Saint-Michel huit villae dans le Maine, avec le consentement de ses sœurs, de ses deux oncles et de quatre de ses cognati103. En 1001, Emma, veuve du comte de Poitiers Guillaume Fier à Bras, offrit au monastère de Bourgueil les alleux de Coudres et Longueville qu’elle avait hérités de sa mère Ledgarde qui les avait reçus en douaire de son premier mari Guillaume Longue Epée, comte de Rouen. Elle fit confirmer la donation par sa belle-soeur la reine Berthe, veuve en premières noces d’Eudes Ier, et par les enfants de Berthe et d’Eudes104. Quoiqu'elle eût elle-même un fils, elle avait eu besoin de la renonciation des enfants de son frère à leurs droits sur l'héritage de leur grand-mère. Lorsqu’en 1012, le duc Richard II confirma la concession de ces mêmes biens par le monastère de Bourgueil au monastère de Jumièges, il fit souscrire l’acte par sa mère, son épouse, ses frères, le comte de Poitiers Guillaume, fils d’Emma, et son épouse Prisca. Guillaume et ses frères étaient en effet les petits-fils de Guillaume Longue Epée qui avait concédé le douaire à Ledgarde, ils étaient aussi cousins de Guillaume de Poitiers, fils d’Emma. La souscription de Guillaume et de son épouse valait renoncement définitif à leurs droits sur un bien qui avait déjà été donné par leur mère Emma à Bourgueil (tableau n^o 26).

Tableau n^o 26. LES SOUSCRIPTEURS DES DONATIONS D’EMMA (1001) ET DE RICHARD II (1012) POUR BOURGUEIL

47Le système privilégiait les droits des proches parents, tout en garantissant ceux d'une parentèle beaucoup plus large et fondamentalement indifférenciée.

Autour des honores

48Au vi^e siècle, le regnum fut intégré au patrimoine mérovingien et transmis aux héritiers selon des règles précises. A partir du viii^e siècle, des tendances héréditaires se firent également sentir dans le mode de dévolution des honores. Il convient donc d’examiner le mode de transmission du regnum pour déterminer s’il a servi de modèle à la transmission des honores.

Les regna

49La dévolution du regnum obéit aux règles qui prévalaient pour la terra salica : la succession se fit selon un mode patrilinéaire avec partage de l’héritage entre les fils105. En l’absence de fils, les frères du défunt héritaient. Les filles étaient exclues de l'héritage royal comme elles l’étaient de la terra salica, elles ne pouvaient transmettre à leurs fils la capacité à régner.

50Seuls avaient droit à un regnum les fils de roi, reconnus comme tels par leur père106. En l’absence d’héritier direct, il arriva que le roi transgressât les lois du sang par l’adoption. Ayant perdu tous ses fils, Gontran adopta son neveu, le jeune Childebert, en le reconnaissant pour son héritier107 : on restait toutefois entre Mérovingiens... Sigebert III, roi d’Austrasie de 633 à 656, alla plus loin : n'ayant pas de fils et désirant assurer sa succession, il adopta, sous la pression de Grimoald108, le fils de ce dernier. Celui-ci régna de 656 à 662 sous le nom de Childebert l’Adopté109. Néanmoins, l’adoption, fréquemment pratiquée chez les Romains pour compenser le manque de fils ou de filles et rétablir ainsi la puissance sociale de la gens, resta rare chez les Mérovingiens et inconnue chez les Carolingiens. Le poids du sang était trop fort pour que l’adoption pût créer une relation comparable à la consanguinité110.

51La famille carolingienne s’organisa rapidement autour de la transmission du regnum. Le principat de Charles Martel fut transmis à ses fils Carloman et Pépin, une part ayant été réservée à Grifon111 En 768, le royaume de Pépin fut partagé entre Charles et Carloman112. Pour tenir compte des particularismes aquitain et italien, Charlemagne éleva ses jeunes fils au rang de rois. En 806, il prévit le partage de son empire entre ses trois fils, Charles, Pépin et Louis113. L'Ordinatio imperii de 817 ménageait les droits des fils cadets face au fils aîné Lothaire114. Charles le Chauve ne laissa qu'un fils, Louis le Bègue, et à la mort de ce dernier, ses fils Louis III et Carloman héritèrent chacun d'une partie de la Francie occidentale115. Le royaume de Lothaire Ier fut partagé entre ses trois fils et Lothaire II reçut la partie septentrionale qui prit le nom de Lotharingie. L'élévation des jeunes princes au rang de rois, du vivant de leur père, de même que les partages, permettaient tout à la fois de donner un regnum à chacun des fils légitimes et de respecter le particularisme de chacune des patriae116.

52Les fils illégitimes étaient normalement exclus de l’héritage royal117, mais à la fin du viii^e siècle, les choses n'étaient pas encore parfaitement claires au sein même de la famille royale. Les fils des Friedelfrauen pouvaient avoir des droits, ce qui conduisit à la révolte de Pépin le Bossu en 792118 et Charlemagne fit de Bernard, fils d’une Friedelfrau de Pépin d’Italie, un rex Langobardorum. Il en allait autrement des fils de concubines, mais ceux-ci pouvaient chercher à imposer les droits qu'ils estimaient avoir, ce qui explique qu'on les ait souvent voués à une carrière ecclésiastique, bien que ce ne soit pas la seule raison119 : ce fut le cas de Jérôme et de Rémi, fils de Charles Martel, d'Adalhard, et de Bernard120, cousins de Charlemagne par leur père Bernard121. En 814, Louis le Pieux obligea Wala, frère d’Adalhard et de Bernard, à abandonner ses fonctions comtales pour devenir moine122, mais Arnoul, fils que Louis avait eu d’une concubine, était comte de Sens en 817. En 818, après la révolte de Bernard d'Italie, ses demi-frères Drogon, Hugues et Thierri, bâtards de Charlemagne, durent entrer dans le clergé123. Le système interdisait en tout cas aux Carolingiennes de transmettre à leurs fils la capacité à régner124. La famille carolingienne formait ainsi un lignage patrilinéaire organisé autour de la transmission du regnum et autour du droit de chacun des fils légitimes à participer directement à l'exercice du pouvoir royal.

53Le système se modifia profondément à partir de la fin du ix^e siècle. Dans le contexte difficile des invasions, les grands estimèrent avoir le droit de désigner comme roi le meilleur des Carolingiens ou, si les circonstances l'imposaient, de choisir un roi qui ne fût pas de la lignée du grand Charles. En Francie occidentale, ils élurent en 884 le carolingien Charles le Gros125, puis en 888 le robertien Eudes126. En Germanie, des Carolingiens de naissance illégitime accédèrent au trône lorsqu’il n’y avait pas d’héritiers directs. Arnulf de Carinthie, fils du roi Carloman de Bavière et de sa Friedelfrau Liutsuuinde, succéda à son oncle Charles le Gros, déposé par les grands en 887127. Zwentibold, bâtard d’Arnulf, devint roi de Lotharingie en 895, de par la volonté de son père128. En 911, l’élection de Conrad de Franconie comme roi de Germanie, suivie en 919 par celle du duc de Saxe Henri sanctionnèrent la fin de la dynastie carolingienne dans le royaume des Francs de l’Est.

54Mais l’instabilité politique des royaumes qui caractérise la période 880-920 eut pour contrepartie leur consolidation idéologique : au x^e siècle, on abandonna le principe des partages et les royaumes devinrent des entités préexistantes, transcendantales, indivisibles. Il ne fut plus question de tailler des regna pour les fils de roi mais de donner un roi à chacun des royaumes, en désignant celui des fils royaux qui hériterait de l'honor royal. Si l’on admet que les partages du ix^e siècle se justifiaient autant par les particularismes régionaux que par la nécessité de pourvoir chacun des fils d'un regnum, il faut en conclure que la Francie orientale et la Francie occidentale formaient maintenant deux patriae ou que la conscience « nationale » s’exprimait dans un autre cadre que celui du royaume129. Ce qui pose aussitôt le problème de la Lotharingie.

55Depuis la mort de Lothaire II en 869, le regnum Lotharii était en effet devenu la pomme de discorde entre les souverains de Francie occidentale et ceux de Germanie. Les Carolingiens de l'Ouest n’avaient cessé de vouloir reprendre le contrôle de la terre de leurs ancêtres, tandis que les Lotharingiens cherchaient à conserver ou reconstituer selon le cas une entité territoriale autonome, sinon indépendante, tout en refusant l’intrusion de familles étrangères au regnum. En 911, à la mort du roi Conrad, les grands, menés par Régnier, un petit-fils de Lothaire I^er, avaient appelé Charles le Simple qui était devenu roi de Lotharingie, mais en 925, le regnum était définitivement passé sous le contrôle germanique.

56En 929, le mariage du nouveau duc Giselbert, fils de Régnier, avec Gerberge, fille du roi Henri 1er, sanctionna ce rattachement tout en permettant d’espérer que la Lotharingie continuerait à constituer un regnum sous l’autorité du duc allié à la famille royale. Une fois mariée, Gerberge joua certainement le rôle qu’Henri I^er attendait d’elle auprès de son mari, car Giselbert resta fidèle au roi de Germanie. Il demanda des prières pour le roi et les siens dans une entrée du Liber memorialis de l’abbaye lorraine de Remiremont, datée probablement de la première moitié des années 930130. Les noms donnés aux enfants de Giselbert et de Gerberge révèlent également l'influence ottonienne : trois de leurs quatre enfants furent nommés d’après la famille maternelle. Le fils reçut le nom de son grand-père maternel, Henri ; deux des filles reçurent des noms tirés de la famille ottonienne : Hadwige131 et Gerberge132.

57La mort d'Henri I^er en 936, suivie du couronnement d’Otton I^er à Aix-la-Chapelle, au cœur même du regnum Lotharii, montrèrent clairement qu’il ne pouvait être question de recréer une Lotharingie autonome133 et selon Liutprand de Crémone, Giselbert soutint la révolte de Thankmar et du jeune Henri de Bavière, parce qu’il rêvait de devenir lui-même roi134. Comme Giselbert avait du sang carolingien dans les veines, on peut effectivement admettre qu’il espérait voir la Lotharingie redevenir sous son autorité un véritable regnum135. Les Lotharingiens firent appel à Louis IV qui finit par répondre à leur appel136. Mais en 939, la mort de Giselbert, noyé dans le Rhin, permit à Otton de remettre la main sur la Lotharingie ainsi que sur Henri, le jeune fils de Giselbert et de Gerberge. Le jeune garçon qu'Otton destinait peut-être à reprendre un jour sous sa tutelle avunculaire l'héritage lotharingien auquel son illustre ascendance le destinaitl137, mourut avant 944138.

58La Lotharingie fut alors mise au pas, sous l’autorité de l’archevêque Brunon, frère d’Otton. Dans les années 954-958, les neveux de Giselbert menèrent une révolte aristocratique, sans parvenir à se libérer du joug ottonien. En 978, le roi Lothaire fit une nouvelle tentative pour reprendre pied en Lotharingie. Il prit Aix-la-Chapelle, mais son expédition tourna court et il dut battre en retraite139. L’ancien regnum Lotharii était définitivement intégré à l’empire, soumis à son système administratif.

59On peut s’interroger sur l'incapacité des Lotharingiens à maintenir un regnum indépendant. Ils souffraient d'abord de la pesanteur carolingienne, et en particulier de la puissance symbolique d'Aix-la-Chapelle. Les rois de l'Ouest, héritiers directs de la lignée carolingienne, considéraient que la terre de leurs ancêtres devait leur revenir, avec la capitale qu’avait construite Charles, le fondateur. Les rois de l’Est le voulaient aussi, pour fonder leur légitimité et conforter leur puissance. L’aristocratie lotharingienne ne parvint pas à jouer de ces rivalités pour consolider durablement un regnum. Sans doute, les Ottoniens étaient-ils trop puissants140, mais on peut aussi se demander si l’échec lotharingien ne s’explique pas par des blocages mentaux profonds, en un mot si les conditions culturelles permettaient l’émergence d’une patria et d'un regnum lotharingiens.

60Quand les royaumes furent devenus des entités transcendantales, indivisibles, des tensions naquirent au sein des familles royales. En Germanie par exemple, la mort d’Henri I^er en 936 et l'accession d'Otton I^er au trône provoquèrent une crise familiale. En 938, Thankmar, demi-frère d'Otton, et Henri, jeune frère du nouveau roi, soutenus par la reine Mathilde, se révoltèrent. Giselbert les suivit dans leur révolte, avec la plupart des grands lotharingiens. Mais Otton triompha de cette révolte et se fit couronner à Aix-la-Chapelle.

61En Francie occidentale, les tensions furent moins vives : en 936, Louis IV n’avait pas de frère-il avait d'ailleurs été imposé par Hugues le Grand-, et à sa mort, en 954, son fils cadet, Charles, était trop jeune pour pouvoir prétendre au trône141. La reine Gerberge fit donc désigner Lothaire, l’aîné, pour succéder à son père142. En 979, Lothaire résolut le problème en associant au trône son fils aîné Louis143, écartant de la succession Otton, le cadet144. Richer rapporte que le duc Hugues Capet chercha alors à faire attribuer un royaume à Louis, afin que les deux rois fussent « placés à la tête de plusieurs royaumes pour y exercer leur pouvoir royal, parce que c’était déroger à la majesté des deux rois que la resserrer dans les limites d’un seul royaume »145. Il n'est pas sûr qu’il s'agisse là d'une invention de Richer, comme l'a suggéré Latouche146, mais d’une opinion soutenue par une partie de l’aristocratie, sinon par le duc lui-même.

62En 987, les grands élurent Hugues Capet qui associa aussitôt au trône son fils aîné, afin d’assurer l’hérédité au sein de la famille capétienne147. Robert associa ensuite Hugues, son fils aîné, à la couronne. Après la mort d’Hugues en 1025, le roi soutint son deuxième fils Henri, tandis que la reine Constance choisissait le troisième, Robert. La décision revint finalement au roi148. L’association au trône, pratiquée à partir de 979, visait peut-être moins à assurer l'hérédité de l'honor royal qu’à éviter les tensions entre les héritiers lors de la mort du roi et à garantir l’intégrité du royaume face aux prétentions éventuelles des autres héritiers.

63La situation des cadets varia, selon les cas et selon les circonstances. En Francie occidentale, la faiblesse du pouvoir royal explique que leur sort ne fut guère enviable. Exclus de l’héritage royal, Charles, frère de Lothaire, et Otton, frère de Louis V, ne reçurent aucun apanage. Le premier obtint finalement de son cousin l’empereur Otton II le duché de Basse-Lotharingie en 978. Le second mourut vers 986, alors qu’il ne possédait que quelques domaines épiscopaux autour de Reims149. Robert le Pieux ne réussit pas davantage à pourvoir chacun de ses cadets d’un honor prestigieux. Ayant associé son fils aîné au trône, il revendiqua d’abord l’héritage bourguignon de son oncle pour son second fils Henri. Après qu’Henri eut été associé au trône, le troisième fils du roi, Robert, fut à son tour désigné pour hériter de la Bourgogne150, mais le roi n’avait plus rien à offrir à son dernier fils, Eudes.

64En Germanie, au contraire, les Liudolfides eurent les moyens d’assurer à leurs cadets une carrière plus brillante. Henri, deuxième frère d’Otton I^er, devint duc de Bavière et Brunon, le troisième, fut archevêque de Cologne tout en exerçant une sorte de régence en Lotharingie. Otton I^er fit de son fils aîné Guillaume, né d’une concubine, un archevêque de Mayence et Liudolf, né de sa première épouse Edith, épousa la fille du duc de Souabe. Le sort réservé aux cadets dépendait donc désormais des moyens dont disposait le chef de famille.

65En l’espace d’un siècle, le mode de transmission du pouvoir royal s’était donc profondément transformé. On était passé d'un système de succession patrilinéaire avec partage du regnum entre tous les fils légitimes à un système où se mêlaient élection et succession patrilinéaire avec primogéniture. Cette mutation profonde traduisait l’émergence d'une nouvelle conception du pouvoir royal : le regnum n'était plus une capacité personnelle à régner, mais une patria, une entité préexistante, indivisible, qui survivait aux titulaires successifs de l'honor royal. Le lien entre l’espace et le pouvoir était désormais beaucoup plus étroit que par le passé151. On avait tenté de le nouer au niveau le plus élevé, celui de l’Empire, en conciliant par l'Ordinatio imperii de 817 le caractère indivisible de l'Imperium avec le droit de chacun des fils de l'empereur à régner. Lothaire, l’aîné, avait reçu le nomen imperatoris, c’est-à-dire le titre impérial, et il était prévu qu’à la mort de Louis le Pieux, il aurait en charge tout l’Empire, considéré comme une entité indivisible, et toute autorité sur ses frères qui devraient lui être soumis comme ils l’étaient à leur père. À la fin du ix^e siècle, tandis que le titre impérial se vidait de tout contenu politique, le regnum devenait à son tour un espace sacré auquel nul ne pouvait désormais porter atteinte, fût-il roi lui-même. Car la fonction première de ce dernier était maintenant d’en préserver l’intégrité et d'en assurer la pérennité, afin de le transmettre intact à son successeur.

66Les lignages royaux s’inséraient eux-mêmes dans de vastes stirpes regiae, dont la structure était fondamentalement indifférenciée152. Toutefois, le caractère strictement patrilinéaire de la succession royale empêchait qu’une stirps regia ne formât elle-même un consortium, un groupe de cohéritiers, et c’est sans doute en cela que le système royal différait profondément des systèmes aristocratiques.

Les honores aristocratiques

Le droit à l’exercice des honores

67Tout comme les fils de roi avaient droit à régner, les fils de nobles, ou plutôt d’illustri viri153, héritaient une aptitude naturelle à commander qui s’exprimait dans l'exercice des hautes charges civiles ou ecclésiastiques.

68Bien avant que les honores eussent été patrimonialisés, les fils d'illustri viri avaient acquis le droit de tenir du roi ces hautes fonctions : Arnoul fut domesticus, puis évêque de Metz154, son fils Anségisèle fut également domesticus155, comme Chlodulf, son second fils, qui devint ensuite évêque de Metz vers 656156. Les fils de Chagneric devinrent respectivement comte de Meaux, évêque de Meaux et évêque de Laon157. Waldebert, père des saintes Waudru et Aldegonde, était domesticus de Clotaire II158. Ses frères Landeric et Gundeland étaient respectivement chef de l’armée de Chilpéric et de Clotaire II159 et maire du palais de Neustrie de 613/616 à 639160. Landeric, fils de Waudru et du noble Madelgaire, fut évêque161. Mauront, fils du noble Adalbald et de sainte Rictrude162, fut référendaire avant de fonder le monastère de Breuil-sur-Lys163. Adalbald était peut-être le frère du maire du palais de Neustrie Erchinoald164 dont le fils Leudesius fut à son tour maire du palais en 675165.

69Certains aristocrates, comme Wademar, fils du grafio Ebrulf, ou Hervé (Chariveus), fils du comte Roger (Hrotgarius)166, portaient le titre d'illuster vir, bien qu’ils ne semblent pas avoir exercé de hautes fonctions civiles ou religieuses. En réalité, tous avaient servi le roi au palais durant leur jeunesse. Comme leurs pères avant eux, ils avaient été servientes in palatio, ils faisaient partie de la militia royale167. Ce qui était transmis à l’époque mérovingienne, c'étaient donc moins les honores eux-mêmes que l’illustration. Chacun des fils héritait du droit de tenir un honor, non de l'honor lui-même, exactement comme les fils de roi devenaient à leur tour rois, quel que fût le regnum qu’on leur attribuait.

70Ce mode de transmission s’inséra parfaitement dans le système de gouvernement carolingien : les rois utilisèrent les membres des puissantes familles aristocratiques pour contrôler tout l’espace impérial, ce qui donna naissance à la Reichsaristokratie168. Gérard, issu d’une famille rhéno-austrasienne, fit carrière en Neustrie où il devint comte de Paris au milieu du viii^e siècle169. Etienne, l’aîné de ses trois fils, lui succéda vers 778170, mais Leuthard, le deuxième, fut comte de Fezensac171 et Bégon, le troisième, commença sa carrière auprès de Louis le Pieux en Aquitaine172. Le sénéchal Adalhard, un neveu de Bégon, se trouvait chez lui en Neustrie aussi bien qu’en Austrasie173.

71Malgré ses origines austrasiennes et ses attaches en Alémanie, Hunroch, un des signataires du testament de Charlemagne, était comte du Ternois. Son fils Bérenger fut marquis de Gothie ; Evrard, un autre de ses fils, fut marquis du Frioul et Adalard, le troisième, abbé du monastère de Saint-Bertin174.

72Originaires de Rhénanie, les Widonides y conservèrent le monastère d’Hornbach, tout en s’implantant en Neustrie175, puis en Italie : tandis que Garnier, fils de Lambert, restait en Rhénanie176 son frère Gui occupa la charge de préfet de la marche de Bretagne jusqu’en 818177 et Hrodolt, un autre fils de Lambert, fut comte de Vannes178. Lambert, fils de Gui, hérita du monastère d’Hornbach tout en étant comte de Nantes, puis marquis de la marche de Bretagne de 818 à 834. Il mourut en exil en 837 pour avoir pris le parti de Lothaire179. Son frère Gui fut comte de Vannes entre 813 et 832180 Gui, fils de Lambert, fit ensuite carrière en Italie, dans le marquisat de Spolète181.

73Cette extraordinaire mobilité, voulue par le roi, était adaptée au système de transmission des droits, en vertu duquel chacun des héritiers devait être pourvu d’un honor, civil ou ecclésiastique. L'accroissement du nombre des honores consécutif à la dilatatio regni permettait en effet que tous les fils d'illustri viri fussent aisément pourvus d'un honor. L’équilibre du système de parenté reposait donc sur la capacité des rois à fournir assez d'honores pour satisfaire à la demande. La concession de bénéfices royaux pris sur les terres d’Église ou sur les terres fiscales, le développement de l’abbatiat laïque permirent de faire face aux besoins jusque dans la deuxième moitié du ix^e siècle.

De l’hérédité large et cognatique

74Il n’empêche que dès l’époque mérovingienne, les familles aristocratiques avaient cherché à imposer une hérédité des honores qui fût plus directe. Martin Heinzelmann a pu montrer qu’aux vi^e et vii^e siècles, les charges épiscopales se transmettaient suivant un mode cognatique182. Des familles réussirent ainsi à contrôler la transmission de certaines charges épiscopales et de certaines abbayes : l'évêché de Meaux resta longtemps aux mains des Faronides183 et celui de Trèves fut tenu par les Widonides184 jusque dans la seconde moitié du viii^e siècle. Ces derniers contrôlaient encore au ix^e siècle les abbayes d’Hornbach et de Mettlach185.

75Des tendances à la transmission héréditaires des hautes charges civiles apparurent dès ce moment : Chagnulf, comte de Meaux entre 635 et 641, était certainement parent de Gundoald186, comte de la même cité vers 584/585187. En Austrasie, Radon, maire du palais en 614188, Otton, successeur de Pépin Ier en 640189, et Uulfoald, maire de 662 à 680, appartenaient à un même groupe190. En Neustrie, la succession au majordomat se fit également suivant un mode de transmission cognatique puisqu'Erchinoald, Ebroin et Leudesius d'un côté, Waratton, Ghislemar et Berchaire de l’autre, étaient apparentés191.

76Pourtant, les familles aristocratiques ne purent imposer l'hérédité directe et patrilinéaire des honores, à l’exception des Pippinides qui réussirent là où les autres échouaient : ayant accumulé une immense puissance foncière et s’appuyant sur un important réseau monastique, ils imposèrent la patrimonialité de leur honor et sa succession en ligne directe et patrilinéaire, sur le modèle royal : Pépin II plaça son fils Grimoald comme maire du palais tout en réservant à Drogon le duché de Champagne et en écartant Charles Martel de la succession. À la mort de Pépin II, Charles Martel rejeta les droits des petits-fils de Plectrude et récupéra par la force l’héritage paternel.

... à la transmission directe

77L'arrivée des Carolingiens au pouvoir et la définition d’un ambitieux programme de mise en ordre sociale entraînèrent d’importants changements dans le mode de transmission des honores. La Renaissance carolingienne, au sens idéologique du terme, est intimement liée à la promotion de la haute aristocratie. Tandis que les Carolingiens reprenaient le contrôle des honores ecclésiastiques en imposant des élections épiscopales régulières et en faisant passer les principaux Eigenklöster sous leur tuitio, ils associaient étroitement la haute aristocratie des proceres à la réalisation de leur programme, c’est-à-dire à l’exercice de leur pouvoir, en laissant se développer une certaine hérédité des honores civils.

78Les chercheurs ont longtemps pensé que l'aristocratie n’avait réussi à l'imposer l’hérédité des charges civiles qu’à la fin du ix^e siècle. On en voulait pour preuve le capitulaire de Quierzy de 877 par lequel Charles le Chauve décida, avant de partir pour l’Italie, de sauvegarder les droits de succession de ceux qui l’accompagneraient : « Si un comte meurt, dont le fils est avec nous, que notre fils avec nos autres fidèles constitue, parmi ceux qui auront été les plus intimes familiers et les parents les plus proches du défunt, celui qui veillera sur ce comté, avec les officiers de ce comté et l'évêque de la cité, jusqu'à ce que la nouvelle nous parvienne. Si le défunt laisse un fils en bas âge, que ce dernier, avec les officiers du comté et l’évêque, veille sur le comté jusqu'à ce que nous en soyons averti. Si le défunt ne laisse pas de fils, que notre fils avec nos autres fidèles gère le comté, jusqu’à ce que notre décision soit rendue. On procédera de même pour nos vassaux192. » Bien que cet article reconnût que le fils succédait normalement au père, il n’instituait nullement l’hérédité automatique des charges : en cas de décès du titulaire, le roi se réservait toujours le droit d'en investir le successeur. On l’a néanmoins interprété comme le signe d'un affaiblissement du pouvoir royal face à une aristocratie de plus en plus puissante. En réalité, le processus de patrimonialisation des honores était déjà en marche depuis plus d'un siècle.

79L’accession des Carolingiens au pouvoir se traduisit en effet par le renforcement des tendances à l’hérédité des honores comtaux. Durant deux siècles, certains d'entre eux furent transmis héréditairement, selon un mode large et cognatique. Au Mans193 par exemple, ont pu être mis en lumière les droits d'un vaste groupe auquel se rattachaient les Roger/Hervé/Gauzlin, les Rorgonides194 et la famille comtale du x^e siècle : en 710, les Pippinides avaient installé dans le ducatus cenommanicus Roger (Chrodegarius)195, sans doute le même que le Hrotgar, comes in ducatus cenomannicus en 723196. Roger eut deux fils : le premier, nommé Hervé (Kariveus/Heriveus), tenait comme son père des biens de l'évêché et le second, nommé Gauzlin (Gauziolenus), fut évêque du Mans de 743 à 771. En 752, un procer du nom de Roger (Rotgarius) participa au jugement qui réglait à Verberie un différend entre l'abbé de Saint-Denis et Gislemar au sujet d’une villa dans le pagus du Mans197. A partir de 820 environ, ce furent les Rorgonides qui tinrent le comté du Maine, mais l'onomastique indique qu’ils se rattachaient au groupe des Roger/Hervé/Gauzlin du viii^e siècle198. En outre, dans les années 860-870, les fils de Rorgon étaient alliés à un comte Hervé199 et en 912, un comte Hervé témoigna avec les comtes Gauzlin et Gauzbert dans un diplôme du marquis Robert pour Saint-Martin de Tours200. Après les Rorgonides, le comté passa aux Roger/Hugues. Les Actus du Mans relatent en effet qu’à l’époque du roi Eudes, un certain Roger (Rotgerius) usurpa le comté du Maine au comte Gauzlin201. Roger mourut en 900, laissant le comté du Maine à son fils Hugues202. Roger « venait de loin » selon les Actus, de Laon probablement203, où dès 680, on trouvait un comte Hervé (Chariveus)204 et deux comtes Roger au x^e siècle, le second ayant pour fils un Hugues205. En 898, Roger du Maine était donc venu exercer par la force des droits qu'il considérait comme étant ceux de son groupe...

80Cependant, il ne s’agissait encore que d'une forme d’hérédité très large dont on trouverait peut-être des traces dès l’époque mérovingienne si les sources étaient plus abondantes, alors qu’à l’époque carolingienne, les tendances à la transmission directe des honores se renforcèrent jusqu’à aboutir à un mode de dévolution directe, très nettement patrilinéaire. Quatre exemples couvrant tout l’espace, de la Rhénanie à la Neustrie, le montreront.

81Dans l’Oberrheingau, un des comtés rhénans tenus par les Rupertiens durant plus d’un siècle206, la transmission se fit le plus souvent en ligne directe et patrilinéaire : à Rupert I^er, mort avant la fondation de Lorsch en 764, succédèrent son fils Cancor207, puis son petit-fils Heimeric208. Ce dernier semblant être décédé sans héritier direct, le comté passa en 785 à un certain Guntram qui appartenait au groupe des Rupertiens209, avant de revenir en 795 à Rupert II, fils de Turincbert, frère de Cancor, puis à son fils Rupert III qui mourut avant 834210. On trouve ensuite un autre Guntram, peut-être fils du premier, avant que Rupert IV, plus connu de ce côté-ci du Rhin sous le nom de Robert le Fort, n’hérite des comtés de son père Rupert III en 836. Il quitta la Rhénanie vers 837 pour faire carrière à l'Ouest. Durant un siècle au moins, la succession s'était donc faite dans le cadre d'une même famille, suivant un principe nettement, mais pas exclusivement patrilinéaire. En 837, Louis le Germanique donna le comté à Garnier (Wernharius), un étranger à la famille rupertienne. Le roi écartait alors ceux qui ne l’avait pas soutenu lors des luttes des années 830 : les Rupertiens qui étaient de ceux-là, perdirent l’essentiel de leurs positions en Rhénanie211.

82Durant un siècle, des Girardides, proches des Carolingiens212, se succédèrent à la tête du comté de Paris213 : en 752, Pépin y installa Gérard214, à qui succéda vers 778 son fils Etienne, décédé avant 815 sans héritier direct215. L'empereur choisit alors celui des fils de Gérard qui lui était le plus proche, son gendre et ami Bégon, qui tint le comté de Paris jusqu'à sa mort en 816216. Louis désigna ensuite Leuthard, deuxième fils de Gérard, jusqu'alors comte de Fezensac217. À Leuthard succéda son fils Gérard218, plus connu sous le nom de Girard de Roussillon219. Gérard avait épousé Berthe, une soeur de l’impératrice Ermengarde et, dans les luttes qui opposèrent Lothaire et Charles, il choisit le parti de son beau-frère Lothaire : il perdit donc son comté220. Charles le Chauve préféra alors mettre Leuthard, fils de Bégon, à la tête du comté, plutôt que le sénéchal Adalhard, frère de Gérard221. Quoique partisan de Charles, Adalhard avait des alliés en Lotharingie, et il était un intermédiaire obligé dans les négociations entre Lothaire et Charles222. Peut-être le roi n’était-il pas assez sûr de lui pour lui confier le comté de Paris. En 858/859, les Girardides qui avaient soutenu la révolte aristocratique contre le roi, furent privés du comté de Paris dont le roi investit son oncle, le welf Conrad.

83Ces deux exemples montrent que les tendances à l'hérédité directe et patrilinéaire étaient fortes, bien avant le milieu du ix^e siècle. Les deux suivants indiquent cependant qu’elles étaient encore loin d’avoir triomphé au milieu du ix^e siècle, mais que le processus allait s’achever à la fin du siècle.

84En 861, le comté de Metz était tenu par un certain Liutard à qui succéda Adalhard223. Ce personnage était probablement un fils ou un neveu du sénéchal Adalard224, lui-même fils d’un Leuthard. La succession s’était donc faite au sein d’un groupe de parenté assez large. En 907/908-909, le titulaire du comté était un autre Liutard225 peut-être fils du premier. Le comté revint ensuite à Matfrid, troisième fils du comte Adalhard226. À la mort de Matfrid, en 930, le comté de Metz passa alors à son fils Adalbert qui mourut en 944227.

85La succession au comté de Troyes se fit également selon un mode d'hérédité large jusque dans la seconde moitié du ix^e siècle. Aléran (Altramnus) fut comte de Troyes de 837 à 844/851228. Devenu comte de Toulouse en 844, il fut remplacé à Troyes par Eudes, jusqu'alors comte de Châteaudun. Aléran II, sans doute fils d’Aléran I^er, ne succéda donc pas à son père comme comte de Troyes229. De son côté, Eudes de Châteaudun n’était sans doute pas directement apparenté à Aléran, mais il appartenait probablement au même groupe que lui230. Destitué en 859 pour avoir pris part à la révolte des grands contre Charles le Chauve, il fut remplacé par le welf Raoul, oncle du roi231. On ne sait exactement qui tint le comté entre 866 et 877 mais à cette date, Eudes, fils d’Eudes de Châteaudun/Troyes, était comte de Troyes232. A sa mort, son frère Robert Portecarquois lui succéda233. Il mourut sans héritier direct, son neveu Adelhelm234 devenant à son tour comte de Troyes et abbé de Saint-Loup. Les Eudes, destitués en 858/859, avaient donc recouvré le comté de Troyes.

86Il ressort de ces exemples que, malgré le renforcement des tendances héréditaires, le roi gardait encore le droit de destituer les rebelles au milieu du ix^e siècle. L'hérédité directe était loin d’être automatique puisque, au-delà du cercle des héritiers directs parmi lesquels le roi choisissait normalement, mais pas toujours, le nouveau titulaire, les droits se diffusaient au sein d’un vaste groupe à la structure très cognatique.

87Quelques décennies plus tard, les familles aristocratiques avaient pourtant réussi à imposer l'hérédité directe vers laquelle elles tendaient. L’arrêt des conquêtes, le partage de l’Empire et peut-être également les effets de la croissance démographique rompirent alors l’équilibre entre l’offre et la demande d'honores. La patrimonialisation de ces derniers et le renforcement des tendances patrilinéaires furent sans doute une réponse à ce déséquilibre croissant. Ces tendances se développèrent librement en Francie occidentale, mais elles furent contrariées en Lotharingie par l’instabilité politique, par les révoltes de l’aristocratie et par le poids de la chape ottonienne à l'époque de Brunon.

Aînés et cadets, frères et sœurs

88Au moment où les grandes familles aristocratiques imposèrent un tel mode de transmission, le principe de l'égalité des héritiers restait entier. Le cumul des honores qui conduisit à la formation des premières principautés territoriales aurait dû permettre de pourvoir chacun des héritiers d’un honor, en partageant l'héritage à la mort du père, comme on l’avait fait pour le regnum. En fait, une telle pratique allait à l'encontre des regroupements territoriaux qui s’opéraient depuis la fin du ix^e siècle235...

89Baudoin I^er avait reçu de son beau-père Charles le Chauve un certain nombre d'honores en Flandre236. À sa mort en 879, Baudoin II, son fils aîné, hérita des honores paternels, tandis que Raoul, le cadet, était pourvu par le roi du comté de Cambrai dans la tradition qui voulait que tous les fils fussent titulaires d’un honor. Baudoin II fut le véritable fondateur de la principauté, qu’il agrandit vers le sud en recueillant l'héritage hunrochide : le Ternois et le Boulonnais avec l’abbaye de Saint-Bertin. Son fils Arnold acquit l’Artois après 932237. À la mort de Baudoin II en 918, ses honores furent partagés entre son fils aîné Arnoul qui reçut le nord de la principauté, c’est-à-dire la partie ancestrale que Baudoin avait lui-même héritée, et son fils cadet Adaloul qui reçut les comtés de Boulogne et du Ternois avec l’abbaye de Saint-Bertin. Son nom avait peut-être destiné Adaloul238 à recevoir ces régions méridionales largement ouvertes sur l’Angleterre d’où venait sa mère Aelfstrude. En tout cas, il y avait là un modèle de répartition de l’héritage qui n’excluait pas le partage, tout en maintenant une certaine intégrité de l'honor familial.

90Arnoul songea peut-être à reproduire ce modèle, en préparant sa succession : en 933, à la mort d'Adaloul, il mit la main sur l’héritage de son frère qu’il destinait sans doute à son fils cadet Egbert239, mais ce dernier mourut avant d’avoir pu exercer des responsabilités. Arnoul confia probablement les comtés méridionaux à son fils Baudoin III. Lorsque ce dernier mourut en 962, les fils d’Adaloul se révoltèrent, revendiquant l’héritage de leur père. Ils obtinrent le soutien du roi Louis IV qui obligea Arnoul à concéder le Boulonnais et le Ternois à son neveu Arnoul. Celui-ci resta toutefois dans la dépendance de son oncle. L’héritage du marquis Arnoul le Vieux revint ensuite à son petit-fils Arnoul II qui n’eut qu’un seul fils, nommé Baudoin comme son grand-père. Baudoin IV hérita donc de la principauté flamande en 988.

91L’exemple flamand montre qu'on avait hésité sur le mode de transmission de l'honor familial. Les filles, tout comme les fils illégitimes, avaient été exclus de l’héritage, puisqu'il y avait des fils légitimes ; mais tout en réservant l’«héritage ancestral » au fils aîné, on semble avoir voulu doter le cadet de l’espace méridional, plus récemment acquis.

92À l’extrême fin du ix^e siècle, Herbert I^er rassembla avec opiniâtreté l'héritage des Heribert-Thierri240 pour créer en quelques années une véritable principauté : il devint en 888/889 comte de Meaux, de Madrie, du Vexin, de Mérezais, en 896/898 comte de Soissons et abbé de Saint-Crépin, en 896 comte de Vermandois et abbé de Saint-Quentin241. Il transmit cet ensemble à son fils Herbert II, tout en laissant le comté de Beauvais à son cousin Bernard242.

93Herbert II eut cinq fils de son épouse Adèle. L’un d'eux, nommé Hugues, fit une carrière ecclésiastique, au demeurant fort agitée puisque son père l’ayant fait élire évêque de Reims à l’âge de cinq ans243 il fut ensuite destitué puis réinvesti en 940244. À la mort d’Herbert II en 943, ses honores restèrent d’abord indivis, « les fils d'Herbert », pour reprendre l’expression de Flodoard245, menant politique commune, sous la tutelle de leur oncle, le duc Hugues le Grand246. L’indivision247 était sans doute une manière de refuser la dislocation du patrimoine, tout en ne lésant pas systématiquement les cadets. Dans le cas herbertien, elle peut s’expliquer par le fait que deux des héritiers, Adalbert et Robert, n’avaient pas atteint leur majorité en 943248 et par l’intérêt qu’y trouvait Hugues le Grand. Le partage ne fut réalisé qu’en 946, avec la médiation de ce dernier. L’ensemble territorial qu’avaient rassemblé les deux premiers Herbert fut alors disloqué. À la génération suivante, le comté de Vermandois dont avait hérité Adalbert alla au fils aîné de ce dernier, nommé Herbert, comme son grand-père. Les cadets firent carrière ailleurs.

94Cependant, il est intéressant de noter que les Thibaldiens qui recueillirent finalement une partie de l'héritage herbertien, continuèrent à procéder à des partages jusqu’en 1152. En 996, à la mort du comte Eudes I, l’héritage fut partagé entre ses deux fils Thibaud et Eudes. La mort de Thibaud en 1004 laissa à Eudes II tout l’héritage249. Il l’agrandit en 1019/1021 en recueillant l’héritage herbertien. À la mort d’Eudes II, en 1037, l’héritage fut à nouveau partagé entre ses deux fils Thibaud et Etienne250 et cette tradition du partage se maintint jusqu'au xii^e siècle. Je me réserve d’examiner dans le dernier chapitre les conditions qui conduisaient à la formation d'un lignage et les forces qui s’y opposaient.

95Chez les Robertiens, la constitution d'un mode de succession lignager fut au contraire facilitée par les fortes traditions patrilinéaires des Rupertiens. Le comte Robert hérita de tous les honores de son frère Eudes, lorsque celui-ci devint roi en 888. À sa mort en 923, il ne laissait qu'un seul fils, Hugues, qui hérita tout naturellement des honores de son père. Hugues le Grand eut trois fils : 1’honor familial d'Entre Seine et Loire fut réservé à l’aîné, nommé Hugues comme son père.

96L’exemple des comtes d'Anjou, celui des comtes du Maine, et bien d'autres encore, montrent que les familles aristocratiques qui réussirent à patrimonialiser des honores laïques au début du x^e siècle, adoptèrent un tel mode de transmission avant le milieu du siècle. Il s’ensuivit un renforcement des rapports de force à l’intérieur des familles, les cadets étant maintenant directement soumis à l'autorité et au bon vouloir des aînés. Comme je le montrerai plus loin, les cadets, bien qu’exclus de l’honor familial, n’étaient pas pour autant laissés pour compte dans le nouveau système251.

97Les structures carolingiennes résistèrent beaucoup mieux en Lotharingie où il fallut attendre la fin du x^e siècle pour qu'un tel mode de transmission se mît en place. L’exemple des Folcuin-Folmar montre cependant qu’à la fin du x^e siècle, de véritables lignages étaient en train de s’organiser autour de la transmission d’un pouvoir.

98La famille des Folcuin-Folmar-Folrad252 se rattachait à un très ancien groupe, caractérisé par des noms en Ful/Folc. On avait compté parmi eux des personnages aussi importants que Fulrad de Saint-Denis, Fulrad de Saint-Quentin (800-826), son frère Folcuin, évêque de la Morinie (817-855)253 et, au x^e siècle, l’abbé Folcuin de Lobbes254. Au début du x^e siècle, une branche de ce groupe était étroitement liée à l’Église de Trèves255. Le lignage des Folmar-Folcuin en sortit. Folmar^Ier, fils d’un Folcuin, était avoué de l'Église de Trèves dans les années 92 0256. Il reçut des bénéfices en Bliesgau257 et il épousa la bosonide Richilde, fille du comte Bivin, nièce de l'impératrice Richilde258. De ce brillant mariage date sans doute l’ascension de la famille. Des trois fils de Folmar et de Richilde, le premier accéda au titre de comte en Bliesgau259. Le comté de Bliesgau passa à Folmar III, fils du premier comte Folmar et ensuite à Folmar IV, fils de Folmar III.

99Cependant, le mode de transmission qui s’instaura finalement dans tout l’espace étudié ne fut pas celui qui prévalait au sein des familles royales. La patrimonialisation des honores n'aboutit pas à l’exclusion de la parenté cognatique de la succession. On peut même dire qu'elle renforça les droits des filles, puisqu'on suivit désormais les règles qui prévalaient pour les alleux, c’est-à-dire qu’en l’absence de fils, les filles recueillirent tout ou partie des honores paternels. La rupture intervint probablement dès la fin du ix^e siècle, puisqu’après l’assassinat du comte de Cambrai Raoul, en 896, ce fut son gendre Isaac qui lui succéda260 et non son frère Baudoin II de Flandre. Lorsqu’en 956 mourut Gilbert de Bourgogne, il ne laissait que deux filles. L’aînée, Ledgarde, avait épousé le deuxième fils d’Hugues le Grand, Otton, qui possédait déjà des honores en Bourgogne. Il hérita du duché de Bourgogne261, les chroniqueurs liant clairement héritage et mariage262. Adelaïde-Werra, seconde fille de Gilbert de Bourgogne, avait épousé en 950 Robert, un des fils d’Herbert II de Vermandois263 Robert hérita du comté de Troyes jusqu’alors tenu par son beau-père Gilbert264. Les droits des héritières se reportaient donc immédiatement sur leur mari, aussitôt investi de l’honor hérité. Ceci exprimait tout à la fois la patrimonialisation des honores, considérés comme partie intégrante de l’héritage, l'importance grandissante du couple conjugal dans l’univers de la parenté et l’association de plus en plus étroite de l’épouse, véritable consors, à la gestion des honores, ce qui se traduisit par l’apparition du vocable comitissa appliqué à l’épouse du comte265.

100La mise en place des lignages traduit donc moins la patrilinéarité grandissante du système de filiation aristocratique, que la promotion de l’unité de filiation comme structure fondamentale et irréductible de ce système, avec avantage aux fils sur les filles, ce qui est tout-à-fait différent.

101En outre, lorsqu’il n’y avait pas d’héritier direct, les droits se diffusait au sein d’un groupe indifférencié de cohéritiers. Lorsque le comte Herbert III mourut sans héritier direct vers 980/984266, son héritage pouvait aller à son frère Adalbert de Vermandois ou à l’un de ses quatre neveux267. Le roi Lothaire^{1 er} le partagea entre Herbert, fils de Robert, et Eudes, fils de Ledgarde268. Eudes I^er, chef du lignage thibaldien, pouvait donc prétendre au soutien de ses cousins maternels ainsi qu’à leur héritage : la mise en place d’un lignage à tendance patrilinéaire ne faisait pas disparaître les droits des parents plus éloignés. À la génération suivante, Eudes II recueillit en 1019/1021 les droits d'Étienne qui était un petit-cousin en ligne féminine...

Conclusion

102Le système de filiation aristocratique était donc bien fondamentalement indifférencié, puisque les deux lignes de parenté intervenaient dans la transmission de la noblesse, comme dans celle des alleux et des honores.

103Cependant, à l'intérieur du cercle des proches parents, c’est-à-dire au sein de la parenté « efficace », les droits de chacune des deux lignes ne furent jamais complètement identiques, le système se caractérisant en fait par de fortes tendances patrilinéaires. Dans les familles royales, celles-ci furent suffisamment fortes pour que des lignages patrilinéaires se soient mis en place, excluant de l’héritage toute la parenté cognatique. Il n’en alla pas de même dans l’aristocratie, au sein de laquelle les tendances patrilinéaires furent longtemps freinées par la circulation des biens et surtout par le mode d’attribution des honores.

104À l’époque mérovingienne, le droit d’exercer de hautes fonctions au service du roi se transmettait en effet par les femmes aussi bien que par les hommes, sans que ce droit s'ancrât dans un sol déterminé.

105Les Carolingiens laissèrent se développer, entre Loire et Rhin, une hérédité souple et cognatique des honores, contrebalancée par une grande mobilité des hommes. L’accroissement du nombre des honores consécutif à la dilatatio regni permettait en effet que tous les fils d'illustri viri fussent pourvus d’un honor, hérité ou non. L’équilibre du système de parenté reposait donc sur la capacité des rois à fournir assez d'honores pour satisfaire à la demande. La concession de bénéfices royaux pris sur les terres d’Église ou sur les terres fiscales, le développement de l'abbatiat laïque permirent de faire face aux besoins jusque dans la deuxième moitié du ix^e siècle.

106L'arrêt des conquêtes, le partage de l’Empire et peut-être également les effets de la croissance démographique rompirent alors l'équilibre entre l’offre et la demande d'honores. La patrimonialisation de ces derniers et le renforcement des tendances patrilinéaires furent sans doute une réponse à ce déséquilibre croissant, tout en contribuant également à l'éclatement des anciennes circonscriptions administratives269. À terme, il y eut partout redistribution des droits au sein de la parenté, avec la mise en place d'un nouveau système de transmission de l'honor familial. Cependant, si la hiérarchisation des droits privilégiait le fils aîné par rapport aux fils cadets, les fils par rapport aux filles, les droits des filles prévalaient sur ceux de cognats plus lointains. Parallèlement, les transformation des règles de mariage contribuaient à accroître le rôle de la mère dans la transmission de la noblesse, ce qui renforçait encore le caractère cognatique du système de filiation.