1« Et comme ils se distinguaient au-delà de ce qu’il convenait par leur propre noblesse, par le très grand nombre de leurs parents, par leur immense puissance terrestre, ils s’empressèrent de s’entre-tuer, innombrables furent ceux qui de part et d’autre périr en par le glaive, ils coupèrent des mains et des pieds. Les régions qui leur étaient soumises furent dévastées par les rapines et par les incendies. »1 Réginon de Prüm relate ici une terrible faide qui se déchaîna à la fin du ix^e siècle, pour se terminer par une véritable catastrophe familiale, celle des Babenberg. Il définit en même temps ce qui caractérisait la noblesse à l’époque carolingienne : la naissance, le contrôle de vastes espaces, le poids de réseaux familiaux étendus, le droit à la vengeance. Tout cela relevait d’un complexe système d’échanges, horizontaux et verticaux, qui permettait au nobilis d’être reconnu comme noble, par les siens autant que par les autres.

Les fondements de l’échange

2En 920, les proceres de Charles le Simple abandonnèrent le roi parce qu’il leur préférait Haganon à qui ils reprochaient d’« être né de parents obscurs »2, de ne connaître ni son genus ni sa nobilitas3. Son nom remontait cependant au passé germanique le plus ancien, puisqu’on le trouve, sous la forme de Hagen, dans la légende des Nibelungs. Les événements dont il est question dans la légende se passent au v^e siècle, autour de Worms et de Mayence, là où précisément les Haganonides étaient implantés au vii^e siècle4. En 832, un Agano fut régisseur du palais d’Ingelheim (exactor palatii) et il échangea des biens avec l’abbaye de Prüm5. Le conseiller de Charles le Simple était un lotharingien de bonne famille. Il cousinait avec le père de Gérard de Brogne et avec la reine Frérone6, il fut d’ailleurs le seul des parents d’Ermentrude, une fille de Charles le Simple et de Frérone, à être cité dans l’entrée qu’elle fit rédiger à Remiremont en 949-9537. Il n’empêche qu’en Francie, les grands ne le reconnaissaient pas pour l’un des leurs...8

3Nobilis est un vocable qui vient de noscere, connaître9. Au haut Moyen Age, la noblesse avait un caractère subjectif qui conférait au groupe des nobiles un contour mouvant. On était plus ou moins noble et, à la base de la pyramide aristocratique, la frontière entre nobiles et ignobiles n’était pas clairement définie. Il revenait donc à chacun des nobiles de se distinguer du reste de la population, de faire usage du don pour s’assurer le soutien d’une parentèle puissante10 d’un réseau de parents, de voisins et d’amis, et ainsi d’échapper aux pressions que subissaient les pauperes.

Le trésor

4Partant d’une réflexion sur le monde contemporain, on est tenté de rechercher les fondements du pouvoir noble du côté de l’économie. De fait, les Vitae associent presque toujours noblesse et richesse11. Dans le système de représentation mentale, le noble devait être riche, pour tenir son rang au sein du groupe des nobiles, pour participer aux échanges aristocratiques.

5La puissance du roi s’estimait alors à l’aune de son trésor : pour exercer la regalis potestas, pour faire preuve de magnificence dans la générosité, il fallait être en possession du trésor royal. Après la mort de Dagobert, Pépin Ier et Chunibert, évêque de Cologne, allèrent réclamer à la reine Nanthilde et à son fils Clovis II la « part des trésors de Dagobert qu’ils devaient à Sigebert ». À Compiègne donc, on présenta aux envoyés de Sigebert le trésor de Dagobert et on le partagea également, puis on fit conduire à Metz la part de Sigebert ; elle lui fut alors présentée et recensée12. Le trésor était donc un élément constitutif de la puissance royale : il faisait partie du fiscus, et comme tel, on le répertoriait (describere), pour pouvoir en contrôler l’utilisation. En 687, après sa victoire sur les Neustriens, Pépin II mit la main sur les trésors de Neustrie avant de regagner l’Austrasie13. En 717, Chilpéric II fuit auprès d’Eudes d’Aquitaine « avec les trésors royaux »14. L’importance du trésor était telle qu’Hincmar n’omit pas de relater qu’en 865, les gardiens du trésor royal perdirent trois magnifiques couronnes, de très beaux bracelets et d’autres objets précieux au cours du voyage qui conduisit Charles le Chauve du palais d’Attigny vers la Seine où sévissaient les Normands15.

6À la mort du roi, le trésor était partagé entre les héritiers, la veuve et les filles recevant également leur part. La reine Nanthilde reçut un tiers des acquêts de Dagobert et Thégan rapporte qu’après la mort de Charles, Louis le Pieux ordonna que « tous les trésors de son père lui fussent montrés, l’or, l’argent, les pierres les plus précieuses et tout ce qui provenait des domaines » et qu’« il donna leur part légale à ses sœurs »16.

7Les nobles possédaient aussi leur trésor. Selon Hucbald de Saint-Amand, Bertille avait amassé un grand trésor17 qu’à sa mort, sa fille Aldegonde fit recenser18, exactement comme le faisaient les héritiers royaux ou les potentes aux derniers siècles de l’empire romain. L’inventaire de ces trésors met en lumière leur fonction sociale.

De l’or, de l’argent, des vêtements et des tissus précieux...

8« Quand sa mère tomba malade et qu’elle désespéra de rester en vie, elle appela sa fille encore vierge et elle lui donna de l’or et de l’argent, des vêtements précieux... »19. Le contenu des trésors aristocratiques ne différait donc pas de celui des trésors royaux.

9Dans les tombes des riches personnages du vii^e siècle, à Arlon par exemple, on a trouvé des armes, mais aussi « des fibules et broches en or et en argent ornées de pierres précieuses, des garnitures de ceinturon à décor damasquiné, des bijoux et des colliers, de la vaisselle en verre et en terre cuite, des bassins de bronze, des seaux en bois »20 : les morts devaient paraître dignement dans l’autre monde. Les tombes « riches » se distinguaient des autres par les types d’objets qu’elles contenaient, mais elles se différenciaient aussi entre elles par la qualité de la décoration et par la provenance du mobilier funéraire21. Les épées étaient plus ou moins précieuses selon le décor du pommeau, les fibules plus ou moins ornées d’or et d’argent, enchâssées de pierres précieuses, damasquinées, etc.

10La disparition de l’inhumation habillée à l’époque carolingienne, contraint l’historien à s’en tenir aux sources écrites. Les quelques testaments qui nous sont parvenus apparaissent néanmoins comme de véritables « descriptions ». Celui du marquis Evrard de Frioul, daté de 86722, et celui du comte Eccard d’Autun, de 87023, éclairent particulièrement bien la structure des trésors aristocratiques carolingiens, même s’ils proviennent des milieux les plus riches de la société.

11Le testament d’Évrard est particulièrement intéressant. Tous les objets répertoriés étaient des objets précieux : les armes étaient des pièces d’apparat en or, décorées de pierres précieuses. Les services de table étaient également en or, en argent ou en ivoire, comme le trésor de la chapelle. Ces objets avaient une fonction sociale : on les montrait, on s’en servait, on les portait dans les grandes occasions, lorsqu’il fallait tenir son rang, recevoir avec magnificence. Ils contribuaient à la reconnaissance sociale, ils participaient au système des échanges aristocratiques.

12Pour les cérémonies officielles, le roi et la reine portaient des vêtements magnifiques qui convenaient à leur rang. Lors du baptême des princes danois, l’impératrice Judith, marraine de l’épouse d’Harold, lui fit cadeau de précieux vêtements : « Elle revêt une tunique chargée d’or et de pierres précieuses, comme Minerve en eût pu tisser une ; un bandeau doré, rehaussé de pierreries, entoure son front ; un large collier couvre le haut de sa gorge, un cercle d’or s’arrondit, sinueux, autour de son cou, et des bracelets de femme enserrent ses bras ; une ceinture d’or et de pierres précieuses tombe sur ses larges hanches et un manteau d’or est posé sur ses épaules. »24 Un passage de la Passion de Maxellende, rédigée à l’époque carolingienne, montre que les parures extérieures servaient aussi à distinguer la domina de ses servantes : « Parmi la masse de ses servantes, elle refusait de se comporter en domina ; la vanité ne la poussait pas à vouloir se parer merveilleusement de vêtements précieux. Elle ne passait pas autour du cou des colliers sertis de pierres précieuses et rutilants d’or et elle ne se plaisait pas à embellir ses cheveux tressés de toutes sortes d’objets en or, car elle craignait que les parures extérieures ne lui fissent perdre à l’intérieur la pureté de l’âme. »25 Parmi les vêtements d’apparat, le manteau jouait un rôle important. Deux des fils d’Évrard, et ses trois filles, en reçurent un. Ceux des fils étaient parés d’or et d’argent, ce qui rappelle la description de la tenue de cérémonie des anciens Francs, faite par le moine de Saint-Gall vers 884-887. L’attention du narrateur se porta en effet sur le manteau d’apparat, la saie blanche ou bleue26 qu’on portait dans les grandes occasions, comme le faisait Charlemagne : « Il s’enveloppait d’une saie bleue et avait toujours suspendu au côté un glaive dont la poignée et le baudrier étaient d’or et d’argent. Parfois il ceignait une épée ornée de pierreries, mais seulement les jours de grandes fêtes ou quand il avait à recevoir des ambassadeurs étrangers... Les jours de fête, il portait un vêtement tissé d’or, des chaussures décorées de pierreries, une fibule d’or pour accrocher sa saie... »27.

13Les aristocrates francs aimaient les vêtements luxueux et les tissus précieux qu’ils faisaient venir d’Orient. Ils appréciaient également les fourrures importées du Nord ou de l’Est : le comte d’Autun légua une pelisse et Eudes de Saint-Maur vitupéra l’abbé Mainard qui, au x^e siècle, avait osé troquer le vêtement monastique pour « se couvrir de fourrures précieuses et, au lieu de l’humble pièce de drap, placer sur sa tête un excellent bonnet en poil de chameau »28 ! La reine Gerberge aimait beaucoup les tissus... Bijoux, vêtements et tissus de prix représentaient une part d’autant plus précieuse du trésor aristocratique qu’à l’époque carolingienne, il était devenu difficile de s’en procurer, par suite du ralentissement des échanges avec l’Orient.

14L’aristocrate était également jugé à la magnificence de sa table. Dans une société qui restait une société de pénurie, les repas jouaient en effet un grand rôle parmi les mécanismes de la reconnaissance sociale. Lors des banquets qui réunissaient périodiquement les nobles, on sortait les plus beaux objets du service de table : Evrard légua donc à ses fils de nombreux objets destinés aux tables de fête, tous plus précieux les uns que les autres : des cruches, des coupes, des plats, des cuillères, des vases à boire et des gobelets.

15La richesse du service de table devait répondre à l’abondance des mets servis. Voici comment Ermold le Noir décrit le banquet qui eut lieu à la cour de Louis le Pieux à l’occasion du baptême du roi danois Harold : « Pendant ce temps, on apprête les ressources de la maison impériale, mets divers et vins de toute espèce. Pierre, chef des panetiers, et Gunzo, chef des cuisiniers, s’emploient activement à disposer les tables. Ils y placent des serviettes de laine blanche et rangent les mets dans des plats clairs comme le marbre. L’un s’occupe du pain, l’autre des viandes, et l’on voit des vases d’or placés devant chaque plat. Un autre officier, Otho, dirige et stimule les échansons, préparant des vins purs et épais. »29 Dans les sociétés anciennes, le banquet était une forme de don qui créait une relation symétrique ou dissymétrique, et qui participait donc directement au système de l’échange aristocratique.

Des armes, des chevaux, des chiens et des faucons...

16Evrard de Frioul répartit entre ses fils huit longues épées appelées spathas, dont quatre décorées d’or et d’argent, six poignards en or, quatre brognes, trois casques et un haubert, des jambières, quatre éperons d’or décorés de pierres précieuses, quatre gantelets, sept baudriers dont six en or avec pierres précieuses30. De son côté, le comte Eccard d’Autun légua à ses parents des pièces d’armement de cavalier lourd : deux spathas, dont une richement décorée, un scramasaxe avec son gant, deux lances, une brogne avec un haubert et deux boucliers. Il va de soi que ces armes de prix étaient des armes de parade, même si, comme leurs ancêtres avant eux, les nobles carolingiens combattaient à cheval, revêtus de leur armure, l’épée au côté31.

17La remise des armes au jeune noble intervenait au moment de l’adolescence32. Elle entrait dans un ensemble de relations sociales qui participaient à la fois aux échanges parentaux et au système de pouvoir. Je reviendrai plus loin sur le premier aspect de cette investiture. Elle sanctionnait en même temps l’intégration du jeune noble dans un groupe spécifique, celui des domini. Quoique l’assise de la puissance aristocratique fût désormais foncière, elle n’en conservait pas moins un caractère guerrier fortement marqué. La longue épée richement décorée était devenue symbole de puissance et d’autorité33, au même titre que le ceinturon34. À la fin du viii^e siècle, Wulfhard, un jeune noble, fut offert à Saint-Martin de Tours « suivant un nouveau mode de tradition » : il déposa sur le tombeau du saint ses armes et ses cheveux35. À ce jeune enfant qui abandonnait la milice séculière, on avait symboliquement donné des armes pour qu’il les déposât, tout comme on avait placé une longue épée auprès du petit prince inhumé au vi^e siècle sous la cathédrale de Cologne36. Louis le Pieux reçut des armes alors qu’il n’avait encore que trois ans, en devenant roi d’Aquitaine37. Les armes richement décorées que l’on trouve encore dans certaines tombes du vii^e siècle38 – la longue épée ou spatha, l’épée courte ou scramasaxe, des pointes de flèche, un bouclier, parfois des éperons et, dans certains cas, comme à Morken, un casque39 –, celles qui étaient léguées par testament à l’époque carolingienne, étaient donc le signe distinctif de ceux qui, ayant vocation à assurer par les armes la protection et la survie du groupe, exerçaient une domination40.

18Le comte Éccard d’Autun légua en outre six chevaux et deux selles. La symbolique du cheval, fier coursier des preux, plonge également ses racines dans le passé le plus lointain. De la Chine à la Scandinavie, en passant par les steppes, le cheval avait été considéré comme un animal sacré, compagnon de l’homme, dans la vie comme dans la mort41 Les chefs francs des armées de Clovis et de ses fils combattaient à cheval, tandis que la masse des guerriers allait à pied42. Les chevaux inhumés dans certaines tombes princières du nord de la Gaule – on pense à la tombe de Childéric43 – ou la présence d’éperons dans des tombes des vi^e et vii^e siècles prouvent que le cheval tenait dès cette époque une place spécifique dans le système de représentation du pouvoir et qu’il participait à la ritualisation de la guerrei. Il tendait à isoler, au sein de la société, les domini, en un mot les membres de la militia.

19Il servait à la guerre, mais aussi à la chasse, occupation favorite des aristocrates44. Charlemagne chassait encore en Ardenne à plus de soixante-cinq ans45 et rien ne put empêcher ses successeurs de s’adonner à leur plaisir favori, pas même les invasions normandes46. Les capitulaires interdirent aux comtes d’aller chasser le jour de leur plaid47. Les conciles durent sans cesse réitérer l’interdiction faite aux hommes d’Église de céder aux joies profanes de la chasse, en vain le plus souvent. L’abbé Mainard, décidément bien grand pécheur, se plaisait à chasser avec ses chiens et ses oiseaux48. Eccard légua donc à ses héritiers une véritable meute de quinze chiens limiers, deux faucons, un épervier ainsi qu’une petite patte d’animal féroce et un dard. On attachait en effet le plus grand prix à ces animaux coûteux : la loi salique punissait lourdement le vol des animaux dressés pour la chasse49.

20L’âge venu, les jeunes aristocrates apprenaient « à monter à cheval, suivant la coutume franque, à manier les armes et à chasser »50. Lorsqu’un jeune noble atteignait l’âge de l’adolescence, il lui fallait chasser avec les jeunes du voisinage et montrer son adresse51. Il devait alors être capable de manier l’arc et les flèches, comme de lancer d’un jet précis faucons et éperviers52. La chasse était donc un facteur de reconnaissance sociale53, une manière de paraître aristocratique54. Elle était intimement liée au mode de vie aristocratique, si bien que l’habitat et le système palatial tenaient compte des ressources en gibier de la forêt55, afin que ce genre de viande vînt garnir les tables de fête56.

Des livres et des objets de culte...

21La bibliothèque d’Évrard de Frioul et celle d’Éccard d’Autun ont été étudiées de près par Pierre Riché57. Je ne m’y attarderai donc pas. Evrard possédait d’abord des livres bibliques, des livres sacrés, un Évangile et plusieurs psautiers. Sa bibliothèque comprenait aussi des livres d’exégèse et de patristique, des livres liturgiques, des livres de spiritualité et de morale58. Les œuvres de saint Augustin sont particulièrement bien représentées, puisqu’il en possédait six, dont trois exemplaires du De verbis Domini. On est un peu surpris de ne pas trouver d’ouvrages de Grégoire le Grand ou de Bède le vénérable, mais cette lacune n’en est probablement pas une. Nous possédons en effet l’inventaire de la bibliothèque du chapelain d’Evrard, nommé Walgaire59. Ce dernier légua seize manuscrits au monastère de Cysoing, parmi lesquels des livres sacrés (un Missel, un Homéliaire, un Sacramentaire, un Passionaire, deux Antiphonaires), mais aussi des œuvres de Grégoire le Grand (les Moralia in Job, les homélies sur le prophète Ezéchiel), les Libri officiorum d’Isidore de Séville, des Commentaires de Bède le Vénérable sur l’Apocalypse, les vies des Pères du Désert et enfin un glossaire, comprenant sans doute l’explication de mots latins difficiles. On peut penser que Walgaire avait reçu ces livres d’Évrard lui-même et que ce dernier possédaient donc des œuvres de Grégoire le Grand et de Bède le vénérable.

22A côté de ces ouvrages qui témoignent d’une grande culture religieuse, Evrard possédait des livres historiques et juridiques parmi lesquels on peut citer le Liber Pontificalis, les Histoires de Grégoire de Tours, une liste des premiers princes, mais aussi le Code Théodosien, le Bréviaire d’Alaric, une collection de lois franques, ripuaires, lombardes, alamanes et bavaroises ainsi qu’une collection canonique : la bibliothèque d’Évrard était celle d’un haut fonctionnaire, soucieux de « juger selon l’écrit », comme les Capitulaires le prescrivaient60. Evrard possédait aussi des ouvrages à usage pratique, comme un Livre des gloses, les Synomymes d’Isidore de Séville en trois exemplaires, ou encore le traité d’Art militaire de Végèce, un livre de médecine et une Cosmographie61.

23La bibliothèque d’Éccard d’Autun était plus modeste, mais on y trouvait le même genre d’ouvrages, témoignant d’une culture religieuse élevée et du souci de posséder les livres nécessaires à l’exercice de ses hautes fonctions civiles et militaires62.

24Le Manuel de Dhuoda ou la correspondance de Gisèle, sœur de Charlemagne, la lettre d’Alcuin à Gundrade, cousine du même Charles, sur l’Adoptianisme63 prouvent également que cette culture n’était pas le privilège des hommes64, mais il est vrai que ces femmes appartenaient au milieu de la très haute aristocratie et que nous ne savons rien de la culture des autres femmes.

25Les livres d’Évrard étaient de précieux objets, ornés de riches reliures d’or, d’argent ou de plaques d’ivoire65. On pense aussitôt aux Évangiles offerts par Angilbert au monastère de Saint-Riquier : ils étaient également parés de tablettes d’argent revêtues d’or et de pierreries66. Au milieu du ix^e siècle, les livres faisaient donc partie intégrante du trésor familial. C’étaient des objets de prix qui ennoblissaient les cérémonies religieuses auxquelles participaient très régulièrement les nobles carolingiens.

26Évrard et Éccard répartirent enfin les objets de culte provenant du « trésor de leur chapelle »67 : croix en or, autels, calices, ciboires en or et en argent, ampoules, vases, chandeliers d’argent, tentures et devants d’autels, vêtements liturgiques richement décorés. La culture de l’apparence s’étendait donc à la chapelle privée où le maître se retirait pour prier ou pour écouter la messe dite par son chapelain. Eudes de Glanfeuil rapporte dans les Miracles de Saint-Maur que le comte entendait chaque matin les mâtines dans un petit oratoire construit là rapidement, comme « c’était la coutume des plus nobles »68.

Le problème du numéraire

27Parmi les objets répertoriés dans les trésors, il n’y a pas de pièces de monnaie, à l’exception des cent mancusi qu’Évrard légua à son fils Raoul69. Mais il s’agissait de sous d’or allégés70 qu’Évrard avait probablement acquis en Italie pour leur valeur de prestige.

28La valeur des biens, celle des aumônes ou celle des amendes, étaient toujours exprimées en sous ou en deniers, mais depuis le viii^e siècle, le sou n’était plus qu’une monnaie de compte, le denier d’argent étant la seule monnaie autorisée à circuler. L’absence de pièces d’argent dans les inventaires dressés par Évrard et Eccard s’explique en fait par la faible valeur de ces pièces.

29Pour se procurer le numéraire indispensable aux achats les plus courants, les aristocrates vendaient au marché local une partie de leurs surplus, mais nous ne savons rien de ces opérations. Nous sommes un peu mieux renseignés sur le marché des biens fonciers, puisque les aristocrates vendaient parfois des villae, des parcelles de villae, des terres, dont ils évaluaient le prix en or et en argent71.

30La valeur des biens fonciers semble avoir été très élevée au vii^e siècle : en 636, le diacre Adalgisel-Grimo vendit pour 600 sous à son neveu le duc Bobo le quart d’une villa ; il offrit ensuite la somme à la matricule de Saint-Martin de Tours72. Un sou valant alors 40 deniers, la valeur de la villa toute entière était de 96 000 deniers. En 704, un certain Eodebert céda à Saint-Bertin pour 1 500 sous « en or et en argent », soit 60 000 deniers, la « portion » qu’il venait d’hériter de son fils Chardebert, à Rumilly, dans le pagus de Thérouanne73. En 725, Rigobert vendit au même monastère des villae sises dans le Mempisc, le Ternois et le Ponthieu pour la même somme de 1 500 sous en or et en argent74.

31On n’a pas conservé trace de transactions portant sur des sommes aussi considérables aux ix^e et x^e siècles. En 896, Helgaud et Roger vendirent à Anémode et à sa femme Ita cinq bonniers de terre et de bois à Amas dans le Condroz, pour 40 sous en argent75. Le sou valant alors 12 deniers, les cinq bonniers valaient 480 deniers. En 971, Gerold vendit aux moines d’Homblières une vigne pour trois livres d’argent76, soit 720 deniers.

32Au début du xi^e siècle enfin, Hubert de Saumur reçut de l’abbaye Saint-Pierre de Bourgueil mille sous d’or, soit 120 000 deniers, un haubert de prix et un cheval pour la vente d’une vicaria qu’il tenait de son seigneur Alon de Chinon77. Cette fois, la valeur de la transaction est comparable à celles qui ont été mentionnées pour le vii^e siècle, mais elle porte sur les droits publics liés à la possession de la vicaria. On sait qu’au xi^e siècle, la supériorité sociale était liée à la possession du droit de ban et aux profits qu’on en retirait. Une telle vente eut été impensable deux siècles plus tôt, mais on peut néanmoins se demander si la valeur des biens vendus à l’époque franque par les patentes ne tenait pas compte du prix du sol ainsi que de tous les revenus, fonciers et fiscaux qui y étaient attachés78.

33Les aristocrates estimaient également leurs aumônes en livres ou en sous. Berthram, évêque du Mans au début du vii^e siècle, offrit 80 sous à différentes églises79. En 845, Erkanfride, veuve du comte Nithad, déclara que neuf de ses héritiers auraient à verser au monastère de Prüm 100 livres d’argent quarante jours après sa mort et que Bernard tiendrait l’église de Peffingen-en-Bidgau pour 30 livres d’argent80. En 896, Bertaide fit don à Saint-Pierre de Gand de 30 livres d’argent pour la fabrication de l’autel de saint Pierre et pour le tombeau de sainte Amalberge, plus 20 sous pour la nourriture des frères81. En fait, les aristocrates estimaient la valeur de leurs échanges en sous et en deniers, avant de les régler en numéraire, en métaux précieux ou en objets de prix, comme par exemple des chevaux.

34Le trésor constituait donc un élément fondamental de la reconnaissance sociale. Lors des fêtes qui rythmaient les saisons et le cours de la vie, le noble arborait vêtements brodés d’or et bijoux de prix ; lorsqu’il recevait ses amis, sa table était garnie de plats et de cruches précieuses. 11 chassait régulièrement avec des animaux spécialement dressés à cet effet, il priait dans une chapelle privée, avec des livres richement décorés...

35Le trésor était à la fois soigneusement serré dans des coffres82, mais également généreusement distribué lorsqu’il fallait faire preuve de largesse. Il servait aux aumônes qui assuraient en retour le salut éternel. Dans son testament, rédigé en 853, la noble Erkanfride prévoyait ainsi qu’après sa mort, ses héritiers auraient à verser des aumônes à dix-neuf autels. Tous, à l’exception de Saint-Hubert en Ardenne et de Stavelot-Malmédy, étaient situés dans la partie germanique de la Lotharingie et dans la région rhénane, l’essentiel des aumônes devant aller aux autels trévirois :

Carte n^o 1. Le testament d’Erkanfride (853) biens transmis et autels bénéficiant des aumônes.

36Le trésor servait également aux cadeaux qui accompagnaient nécessairement les baptêmes, les mariages ou les pactes d’amitié. C’est à ce prix que le noble était accepté par ses parents, qu’ils le reconnaissaient pour l’un des leurs, qu’ils l’estimaient, qu’ils le soutenaient.

37Pourtant, il y avait des nobles pauvres, comme ce Mirolfe, un potens carolingien que des circonstances exceptionnelles avaient fait tomber dans l’indigence83, ou même comme ce Ganelon, fils du seigneur châtelain de Nouâtre, qui dut implorer l’aide des moines de Cormery au début du xi^e siècle84. Finalement, c’était moins la richesse qui importait dans cette société que le soutien des parents. Lorsqu’en 871, on rédigea la biographie d’Hincmar de Laon à l’intention du concile de Douzy, on déclara qu’il était « né dans le pagus de Boulogne de parents nobles mais qui n’étaient pas riches ; sa mère était la sœur de l’évêque Hincmar, on ignorait le nom de son père »85. Après la mort de sa mère, il fut recueilli et élevé par son oncle, ce qui le sauva de la médiocrité.

Des propriétés dispersées

38Au bas de la pyramide aristocratique, le noble se distinguait mal du mediocris. A tout le moins, il fallait que ses domaines, ses praedia, fussent dispersés, afin que son réseau de parents fût suffisamment étendu.

39Les vies de saints mérovingiens attestent en effet que les nobles, comme le roi, devaient posséder plusieurs domaines : Haimon, dux en Ponthieu au vii^e siècle, « avait de nombreuses possessions »86. Le domesticus Dodon fut en mesure de lever une véritable troupe, parce qu’il possédait de nombreux domaines87. Les parents de saint Trond se distinguaient autant par leur fortune mobilière que par le nombre de leurs biens fonciers88.

40En effet, l’élément qui caractérisait fondamentalement la fortune foncière aristocratique, au haut Moyen Age comme à l’époque romaine, c’était la dispersion. Les domaines devaient être répartis entre plusieurs pagi89. Au début du vii^e siècle, l’évêque Berthram, cousin des rois, possédait des domaines dans le Bordelais, dans le Maine et dans la région parisienne. La noble Erminetrude légua des biens situés dans toute la région parisienne90. Au viii^e siècle, Wademar et Ercamberte donnèrent des biens sis en Vexin, dans le Dreugesin et en Anjou91. En 770, Grimulf et sa fille Adalware offrirent au monastère de Saint-Denis des biens dans le pagus de Beauvais et dans celui de Senlis92. En 828, Goibert et Guntbert dotèrent le prieuré de Saint-Sauveur de Steneland de biens dispersés à travers le pagus du Ternois et celui de Boulogne93. Erkanfride, veuve du comte Nithad, légua en 853 des biens â Mersch et à Wampach en Ardenne et dans le comté de Trèves, à Peffingen en Bidgau94. Les propriétés des familles nobles étaient obligatoirement dispersées.

41Comme aux iv^e et v^e siècles, les aristocrates y étaient contraints par des nécessités économiques. Malgré l’apparition de nouveaux circuits commerciaux aux viii^e-ix^e siècles, la dominante fondamentale de la période restait en effet la recherche de l’autosuffisance, qui passait elle-même par la possession de domaines complémentaires.

42La dispersion des fortunes foncières aristocratiques était également induite par le mode de vie et par les structures de parenté. Les pratiques successorales imposaient le partage équitable des biens entre tous les héritiers : la villa de Wackernheim dans le Wormsgau appartenait à la famille des Odacer mais on voit, à travers les donations à Fulda, que le domaine était fragmenté en multiples portions soigneusement délimitées. Ainsi, lorsqu’Odacer offrit une vigne à Fulda en 756, la pièce était entourée par celle de Raganpert, celle de son frère Nordpert, celle d’Adalpert et de Raganpert et celle de Theopert95. Odacer possédait en outre des biens à Mayence, à Saulheim, à Nuwenheim, à Gunzenheim, à Bizzenheim96.

43Bien que l’exercice de la potestas fût l’affaire des hommes, les biens fonciers n’étaient pas seulement transmis en ligne masculine97. Lantsuuinde, Geilrat et Elisabeth héritèrent de leur père Odacer des biens à Mayence, à Gunzenheim ainsi qu’une part de l’église familiale de Saint-Martin98. En l’absence d’héritiers directs, les biens passaient aux collatéraux99. Malgré les correctifs apportés par les possibilités de donations directes, ce système favorisait la dispersion des fortunes, l’émiettement et la circulation des biens entre les familles nobles.

44L’exogamie et le système dotal jouaient dans le même sens. Le désir de créer de nouvelles alliances pesa longtemps d’un poids beaucoup plus lourd que le souci de rassembler les terres familiales100 ce qui explique qu’en 797, l’austrasien Assuerus/Adalhard, premier abbé de Prüm, put léguer à son monastère des biens sis en Anjou qui lui venaient de sa mère Wilhara et de sa grand-mère maternelle Theodihilde101.

45On peut se demander dans quelle mesure les aristocrates cherchaient à rassembler leurs domaines en ensembles compacts et complémentaires. Les monastères le faisaient102 Au viii^e siècle par exemple, le monastère de SaintBertin pratiqua une politique d’accroissement de son patrimoine foncier par des achats parfois fort coûteux103. D’une manière générale, le mouvement des achats semble s’être ralenti au ix^e siècle, pour ne reprendre que dans la seconde moitié du x^e siècle : en 946, Gerong vendit une terre au monastère de Gorze pour 15 sous en argent104 La même année Hamédée vendait une pièce de terre au même monastère, pour le prix convenu105 L’initiative venait des monastères eux-mêmes, qui s’adressaient aux puissants pour qu’ils leur vendent leurs terres : en 983, Geoffroy, Lisbeth et la fille de celle-ci vendirent un alleu en Touraine à Saint-Florent de Saumur106 et en 984, Corbon et Hardoin vendirent également un alleu à Marmoutier107.

46Les ventes entre parents traduisent peut-être des tentatives pour lutter contre l’émiettement des fortunes. En 778 par exemple, Imma, veuve du comte Gerold, vendit des biens situés en Alsace à son fils, le comte Odalric108 Mais les exemples de ventes, de cessions, de donations à des églises ou à des étrangers montrent qu’en fait, chacun était propriétaire de sa portio, libre de la transmettre, de la vendre, de l’échanger ou de la donner. En 699, Irmina de Oeren acheta à sa cousine Irmentrude la villa de Berg dans le pagus de Zülpich pour l’offrir au monastère d’Echternach109 La présence de témoins lors des donations, des cessions et des ventes, valait renonciation de leur part à toute revendication ultérieure110 L’émiettement des fortunes foncières et la circulation rapide des biens correspondaient en fait à une société beaucoup plus mobile qu’on l’a longtemps pensé.

47Le mode de vie aristocratique obligeait aussi le noble à se déplacer d’un domaine à l’autre, au rythme même des saisons. Lorsqu’au début du vii^e siècle, Eustase rendit visite au duc Gundoin, celui-ci « résidait à ce moment dans son domaine de Mosa »111, ce qui signifiait qu’il en avait d’autres. Les séjours à la cour112 ou les plaisirs de la chasse conduisaient les aristocrates à voyager. Les invitations aux banquets113, les visites aux parents114 rythmaient les relations sociales, impliquant que les propriétés fussent dispersées. Tout cela relevait d’un système d’encadrement familial qui insérait concrètement l’individu dans un réseau multipolaire de parents et de voisins qui s’accroissait en même temps que le nombre des parcelles et que le rayon de la dispersion115. En définitive, la dispersion relevait d’une nécessité sociale.

48Le cercle à l’intérieur duquel s’inscrivaient les domaines nobles s’élargissait au fur et à mesure que l’on s’élevait vers le sommet de la pyramide aristocratique, ce qui contribuait à hiérarchiser le groupe des nobiles. Il y avait loin de la dispersion régionale des possessions de Goibert à la dispersion interrégionale des propriétés hunrochides, par exemple.

Carte n^o 2. Les possessions d’Évrard de Frioul d’après son testament (867)

Carte n^o 3. POSSESSIONS DE GOIBERT D’APRÈS SON TESTAMENT ET SES DONATIONS À STENELAND (2^e QUART DU IX^e SIÈCLE)

49Pour en faire un moyen de gouvernement, les Carolingiens accentuèrent encore la dispersion. Afin de tenir les régions récemment soumises dans le cadre de la dilatatio regni, les souverains y installèrent des familles austrasiennes, par exemple en Alémanie, en Neustrie116 ou encore en Italie117 L’austrasien Nordebert fut envoyé par Pépin II en Neustrie, où il joua le rôle de gouverneur militaire. Il reçut des terres dans le pagus de Chambly118 où sa famille fit souche119.

50Ils concédèrent aux plus fidèles des charges et des biens aux quatre coins de l’Empire. Les Girardides, les Widonides, les Rorgonides, les Hunrochides contrôlèrent ainsi la Neustrie, tout en conservant des biens en Austrasie, dans le Rhin moyen ou même plus loin encore. Le sénéchal Adalhard était implanté dans la Loire moyenne autant qu’en Lotharingie. Les Widonides avaient des possessions dans l’ouest de la Neustrie, en Alsace et en Italie...

51Les aristocrates francs aimaient d’ailleurs les grands espaces, ils circulaient de l’Italie à la Lotharingie, la Germanie ou l’Aquitaine et, au milieu du ix^e siècle, au moment où les structures impériales unitaires craquèrent, le terrain d’action des plus puissants était celui de l’Empire. L’aristocratie s’était adaptée au système carolingien qui lui avait permis de pratiquer sur une plus vaste échelle les échanges grâce auxquels les nobles s’appréciaient, se reconnaissaient, se soutenaient.

52Il est certain que le partage de l’Empire, l’obligation pour chacun de ne posséder terres et honores que dans un seul royaume perturbèrent le système. L’application de cette mesure fut immédiate pour les honores, non pour les terres. Evrard de Frioul conserva tous ses domaines, mais son testament prévoyait que son héritage serait partagé en suivant les nouvelles frontières. Il y eut donc dans la seconde moitié du ix^e siècle un recentrage des possessions aristocratiques. Cependant, les liens ne furent pas rompus pour autant. Après la mort de leur père en 866, les fils de Robert le Fort furent accueillis par leurs parents en Germanie et ils ne revinrent en Francie occidentale qu’après avoir atteint l’âge adulte.

53À la fin du ix^e siècle et même encore au x^e siècle, les solidarités familiales transcendaient les frontières nées des différents partages. Par sa situation entre la Francie occidentale et la Francie orientale, par l’instabilité politique qui y régna, la Lotharingie constitua une zone de contacts. Les familles aristocratiques avaient des attaches de part et d’autre des frontières. La famille de Vermandois avait des alliés en Lotharingie, la famille d’Ardenne en Francie occidentale. Au milieu du x^e siècle, les Bosonides étaient toujours solidement implantés en Lotharingie, d’où ils étaient sans doute originaires, mais ils tenaient également la première place en Bourgogne et en Provence120 Pour les rois carolingiens eux-mêmes, les pays d’entre Loire et Rhin, auxquels il fallait même adjoindre la Bourgogne, conservaient une unité profonde. Comment aurait-il pu en être autrement de ces familles aristocratiques qui, depuis des décennies, avaient tissé des liens à travers tout cet espace ? Pour comprendre les « trahisons » du x^e siècle, les revirements des uns et des autres, il faut conserver à l’esprit qu’au plus profond des consciences aristocratiques, la Francia, le vieux pays des Francs, restait un vaste terrain où se déployaient les stratégies d’alliance et de pouvoir.

Parents, voisins et amis

Fides et fraternitas

54Les lois barbares exprimaient la force de la solidarité familiale et, chez les Francs, nul ne pouvait, sans autorisation du tribunal, quitter la parentèle à laquelle il était lié par la naissance121. Chacun tirait d’elle des droits, en matière d’héritage122 et de protection123 ; en contre-partie, chacun était astreint à des devoirs, en particulier celui d’assistance dans les moments difficiles124. Théoriquement, le groupe de parenté devait encadrer l’individu de la naissance à la mort, il devait assurer la protection de ses membres et contribuer à l’équilibre social en concluant les alliances nécessaires à la paix.

55De fait, la puissance d’un aristocrate se mesurait au nombre de ses « parents » et, dans le grand théâtre de la vie aristocratique, les parentes occupaient bien l’arrière-plan de la scène familiale : ils étaient présents lors des mariages125, lors des professions monastiques126, ils témoignaient à l’occasion des donations pieuses127, ils participaient aux faides128. Je voudrais insister ici sur les comportements spécifiques qu’induisait normalement la parenté la plus proche : la fidélité et la fraternité.

56La première s’inscrivait dans le cadre de relations hiérarchiques, verticales, qui naissaient aussi bien de la filiation que de l’alliance. Pierre Toubert a montré comment les clercs carolingiens avaient élaboré une théorie du mariage qui tournait autour de la fides129. Une fidélité du même type, librement consentie, réciproque mais hiérarchique, apparaît dans la relation filiale. Elle est au cœur du Manuel que Dhuoda rédigea pour son fils Guillaume130. Elle explique que les tensions au sein de la famille carolingienne, les révoltes des fils contre leur père, en particulier celles des fils de Louis le Pieux131, soient apparues comme un scandale qui sapait les fondements mêmes des relations sociales.

57En même temps, la fidélité dépassait le cadre de la filiation naturelle. Depuis une vingtaine d’année, on a beaucoup travaillé sur la relation créée par le parrainage. Son importance comme élément d’une stratégie politique globale a été mise en lumière par les travaux d’Arnold Angenendt132, tandis que Joseph Lynch portait sur cette forme de parenté artificielle le regard de l’anthropologue133. Bernhard Jussen vient très justement de mettre en relation le parrainage avec l’adoption134 L’un des apports essentiels de son livre est de montrer que l’adoption et le parrainage ne créaient pas forcément des droits, mais qu’ils déterminaient normalement un type de comportement spécifique, une amicitia librement consentie.

58En fait, l’amicitia me semble dériver des relations créées par la filiation artificielle, entre le parrain et le filleul, le père adoptif et le fils adopté. L’importance de la relation verticale, entre pères et fils, apparaît très clairement à travers les rituels de remise des armes. Chez les Germains de Tacite, le iuvenis recevait ses armes d’un chef, de son père ou d’un de ses proches135. Aux viii^e et ix^e siècles, il était le plus souvent armé par son père : Charlemagne attendit que son fils Louis eut atteint l’âge de l’adolescence (Louis avait alors treize ans) pour le ceindre solennellement de l’épée136. Louis le Pieux remit à son fils Charles des « armes viriles », et d’abord l’épée, lorsque celui-ci eut quinze ans137. Cependant, la remise des armes ne constituait pas en soi un rite de passage de l’enfance à l’adolescence, des jeux de la pueritia à ceux des épées et des faucons. Il y avait d’autres rites, comme la première coupe de la barbe ou celle des cheveux, qui marquaient au très haut Moyen Age l’entrée dans l’âge adulte138 et qui induisaient d’autres formes de paternité artificielle139. La remise des armes apparaît comme une conséquence de l’entrée dans le monde des adultes, au même titre que le mariage140 : une fois son éducation terminée, l’adolescent recevait de son père armes et épouse, même si les deux investitures étaient souvent décalées dans le temps, par suite du retard de l’âge au mariage à la fin de l’époque carolingienne141. Le père et le fils devenu adulte entraient alors dans une relation nouvelle, toujours hiérarchique, mais désormais fondée sur la fidélité librement consentie.

59Une relation de même nature se nouait lors de l’adoption par les armes. Se créait alors un lien de paternité artificielle entre deux individus d’âge différent, mais d’égale puissance : l’empereur Zénon adopta Théodoric par les armes. En adoptant son neveu Childebert, le roi Gontran lui avait remis une lance142. Le roi Hrotgar adopta Beowulf après sa victoire sur Grindel en lui donnant huit chevaux de prix, sa propre selle de guerre et un équipement complet de grande valeur et de grande renommée143. Sur la broderie de Bayeux, la scène de la remise des armes à Harold par Guillaume s’inscrit certainement dans cette même tradition. Elle fait en effet suite au projet de mariage qui vient d’être conclu entre Harold et la fille de Guillaume, et à la victoire que Guillaume vient de remporter sur Conan de Bretagne avec l’aide d’Harold. Cette cérémonie parachève donc un double processus d’entrée en filiation et en compagnonnage, le tout étant finalement complété par le serment qu’Harold prête à Guillaume, devenu son père adoptif, avant de rentrer en Angleterre. De même, les cérémonies laïques qui suivaient les baptêmes princiers à l’époque carolingienne, prirent la forme d’une adoption par les armes : en 826, après que son filleul, le roi danois Harold, fut sorti de la piscine baptismale et qu’il eut revêtu la robe blanche des nouveaux baptisés, Louis le Pieux lui offrit des vêtements précieux, un baudrier orné de pierres, sa propre épée décorée et des éperons d’or144. La cérémonie fut ensuite complétée par le serment de fidélité qu’Harold prêta à l’empereur.

60Les remises d’armes étaient donc d’abord des actes rituels, dont le père, ou son substitut, était une sorte de grand-prêtre. Il est évident que l’entrée en vassalité mais aussi la cérémonie de l’adoubement chevaleresque ont recueilli cette relation de paternité145. Au xii^e siècle, l’adoubement de Geoffroy Plantagenêt par le roi d’Angleterre Henri I^er s’apparente encore à une véritable adoption. La cérémonie précède de peu le mariage avec Mathilde, la fille du roi. Ce dernier traite Geoffroy en fils avant même de l’avoir adoubé et la cérémonie, telle que nous l’a rapportée Jean de Marmoutier146, rappelle par bien des côtés, les baptêmes princiers du haut Moyen Age. Les remises d’armes s’inséraient ainsi dans une chaîne de relations verticales, de nature paternelle, entre seniores et iuvenes, entre vieux et jeunes, entre pères et fils.

61La fraternité, relation horizontale, non-hiérarchique, naissait du lien qui unissait entre eux les membres d’une même fratrie. Le système anthroponymique, les règles de l’héritage147 les témoignages148 et les faides149 témoignent de son importance au haut Moyen Age. La filiation artificielle élargissait la fraternitas aux fils adoptifs et aux compagnons. Les groupes de jeunes dans la société chevaleresque ont été magistralement étudiés par Georges Duby150 Formant d’abord un groupe spécifique au sein de la mesnie seigneuriale, ils vivaient ensuite l’errance des années de jeunesse, de tournois en combats, unis autour de leur chef dans une fraternité virile. Cette tradition remonte au haut Moyen Age. Le compagnonnage guerrier est attesté chez les Germains à l’époque de Tacite151 chez les Lombards au temps d’Alboin152 chez les Anglo-Saxons à l’époque où fut rédigé le Beowulf153 Le vocable commilitones154 qu’utilisent les auteurs carolingiens pour désigner les jeunes nourris impliquait cette même idée d’association, de groupe : elle se rattache au compagnonnage guerrier et implique une fraternité que l’on retrouve au sein des compagnies vassaliques.

62La fides et la fraternitas pouvaient ensuite s’étendre au cousinage lointain155 mais chaque individu opérait alors des tris au sein de sa parenté, classant ses parents156 déterminant ses propres points de rattachement, privilégiant tantôt l’alliance, tantôt la filiation, telle ligne de parenté plutôt que telle autre. La relation consanguine se heurtait en effet à la complexité du système de parenté indifférencié, qui voulait que chaque individu se rattachât à plusieurs lignes de parenté, dont les intérêts pouvaient diverger, créant ainsi des devoirs contradictoires et des tensions. Celles-ci suscitaient des formes d’agressivité entre parents qui pouvaient aller jusqu’à la violence ouverte157 La faide royale qui déchira la famille mérovingienne au vi^e siècle traduit les tensions auxquelles pouvait conduire un système de parenté qui privilégiait tout à la fois l’exogamie et le renouvellement des alliances, tout en multipliant les points de rattachement. La parenté ne pouvait donc constituer l’unique réseau de soutien sur lequel s’appuyait le nobilis. Au-delà du premier cercle, il fallait que la relation fût doublée par un autre lien.

Le voisinage

63Le voisinage et l’enchevêtrement des droits créaient de fortes solidarités locales158. L’article De migrantibus du Pactus Legis Salicae159 et l’édit de Chilpéric160 limitant les droits des vicini en matière d’héritage ont fait couler beaucoup d’encre161. On peut, me semble-t-il, admettre, qu’aux vi^e et vii^e siècles, la villa occupée par les vicini constituait certainement une unité de production et sans doute également une unité fiscale dont les possesseurs étaient collectivement responsables162.

64L’installation des populations germaniques sur les terres laissées vacantes aux v^e et vi^e siècles ne s’est pas faite dans le cadre de groupes de parenté bien structurés163, mais l’imbrication des témoignages prouve néanmoins que, dans les villages des viii^e-ix^e siècles – par exemple celui de Dienheim en Wormsgau164 – comme dans ceux de la France du xix^e siècle, parenté et voisinage se recouvraient largement165. Les témoins qui apposaient leurs noms au bas des actes étaient à la fois des parents et des voisins166. Dans les années 750, à Wackernheim, à Mayence ou à Dienheim par exemple, des membres des mêmes familles témoignaient les uns pour les autres. Les proches parents n’étaient pas toujours présents et les témoins variaient, en fonction du lieu de la donation (Mayence/Wackernheim) et du donateur lui-même :

65Ces personnages n’étaient pas tous des consanguins, mais tous étaient plus ou moins alliés. Haimon, par exemple, appartenait à la parentèle rupertienne171 à laquelle se rattachaient directement ou indirectement Hrodsuuinde, Irminsuuinde et Uuillisuuinde, les épouses d’Odacer, d’Adalbert et de Nordbert172. Les Odacer s’inséraient eux-mêmes dans d’autres groupements : en 755, le comte Leidrat, qui avait épousé une parente des Odacer, nommée Irminsuuinde, eut pour témoins à Dienheim, Otacher, Uuillipert, Adalpert, Rantulf et Rathar173. En 756, à Battenheim, Adalpraht (= Adalpert), Uuillipraht, Flanpraht, Otacar et Hunpraht témoignèrent pour Rantulf174 et en 758, à Mayence, Walthar, Liutsuuinde, Meginsuuinde, Uuillisuuinde et Theosuuinde témoignèrent pour Rathar175, les quatre femmes portant des noms se terminant par suuinda, ce qui, comme on le verra176, est un indice de parenté.

66Le partage des héritages et la pratique de la dotation de l’épouse favorisaient la circulation des biens d’une ligne de parenté à une autre mais les multiples renchaînements d’alliance dont il sera question plus loin177, consolidaient le groupe des vicini qui se définissait donc comme un groupement horizontal, fait de parents, proches ou lointains, consanguins ou alliés, réels ou spirituels. L’édit de Chilpéric (561-584) montre que les solidarités locales étaient très fortes et que dès la fin du vi^e siècle, elles perturbaient souvent les règles de dévolution de l’héritage.

L’amicitia

67Le noble devait s’assurer l’appui d’amis librement choisis, sur la base d’une relation d’échange égalitaire178. La relation d’amitié, comme celle d’inimitié, transcendait le lien de parenté, puisqu’on choisissait ses amis dans et en dehors de la parentèle179 : en 1008, l’évêque de Liège Baldéric (II) recherche l’amicitia du comte Lambert, afin qu’à l’avenir ce consanguineus soit aussi un soutien180.

68L’échange matrimonial étant un gage de paix et d’assistance entre deux parentèles, on ne s’étonnera pas de voir les affins fréquemment désignés par le terme amicus/amica181. Les parents consanguins ne l’étaient en général pas182, mais à partir du x^e siècle, amitié et parenté se recouvrirent plus largement, ce qui doit sans doute être mis en relation avec la redéfinition de chacune des lignes de parenté.

69De fait, on chercha plus fréquemment les amis dans la parenté maternelle. Le lien naturel se doublait alors d’une familiaritas183 d’où naissait l’amitié. Sigebert de Gembloux définit ainsi les relations de propinquitas et d’amicitia qui unissaient au milieu du x^e siècle l’évêque Thierri I^er de Metz et son cousin Brunon : « Entre eux le lien naturel de la parenté engendrait d’abord l’amitié ; ensuite, l’habitude d’être ensemble nourrissait la bienveillance. Si celle-ci peut être évacuée du lien de parenté, elle ne peut l’être de l’amitié, parce que si la parenté sans bienveillance conserve un nom vide, l’amitié est inséparable de la bienveillance. Ainsi, chez ces cousins, l’amitié répondait à la parenté et une bienveillance mutuelle affermissait leur amitié. »184

70La famille ottonienne était alors organisée en un puissant lignage patrilinéaire qui s’insérait dans une vaste parenté cognatique. Thierri, neveu de la reine Mathilde, avait côtoyé de près son cousin Otton. De cette familiarité185 était née une amitié qui lui valut d’obtenir l’évêché de Metz où il servit fidèlement le roi. L’oncle maternel commençait alors à jouer le rôle d’éducateur et de protecteur qui était celui du roi à l’époque précédente186. Un tel changement traduisait les transformations qui affectaient à ce moment les structures de parenté.

71Relation librement et délibérément choisie par deux partenaires égaux187, l’amitié engageait fermement et totalement les deux contractants188. Parents et amis formaient un bloc indissociable dans les entreprises familiales189 ou politiques190.

72Le caractère politique de l’engagement se renforça à l’époque carolingienne : il devint plus nettement encore que par le passé un véritable pacte (pactus amicitiae191) un traité192, conclu entre deux puissants qui s’engageaient à se soutenir mutuellement. En 942, Louis IV et Otton I^er se rencontrèrent pour confirmer leur amitié193. Le terme firmare, utilisé ici également194, sanctionnait la conclusion solennelle du traité195.

73Au x^e siècle, on commença à appliquer à la relation d’amitié des termes jusque-là réservés aux relations vassaliques : en 931, Herbert II « reçoit l’amitié de Giselbert de Lorraine »196 ; en 938, Hugues le Grand « promet au roi son amitié par un serment »197. Au début du xi^e siècle, Alpert de Metz employa même l’expression fidem et amicitiam inter se sancere198 (consacrer entre eux la foi et l’amitié). On concluait donc une amicitia en engageant sa foi (fides), en se promettant soutien et assistance réciproques.

74Pour autant, la teneur même du contrat n’avait pas changé. La relation était toujours conclue sur un pied d’égalité199, engageant par ricochet les fidèles de chacun des deux partenaires, si bien qu’en définitive les liens d’amitié, de fidélité et de parenté interféraient. Comme les liens pouvaient se neutraliser et même s’opposer, il fallait constamment réajuster les groupements afin d’assurer le rituel de la paix.

La paix

Le rituel de la paix

75« Après quelque temps, c’est-à-dire à peine une année, Wicmann invita Baldéric à un banquet. Une fois le banquet terminé, après que les dons les plus magnifiques eurent été offerts et reçus avec bienveillance, il prit congé... En partant, Baldéric invita Wicmann... à venir chez lui... »200 L’amitié garantissait la sécurité et la paix qui se scellaient ou se confortaient en partageant un même repas et en échangeant des cadeaux. Dans une société où les gestes comptaient plus que les paroles, ces signes extérieurs manifestaient la bienveillance réciproque, la volonté commune d’agir dans l’intérêt de l’autre.

76Le banquet noble, le nobile prandium pour reprendre la terminologie de la Vita Geretrudis201, constituait le lieu privilégié où, en présence de témoins, – parents, amis et voisins invités pour la circonstance202 –, on scellait les réconciliations, on consolidait les pactes, on négociait les mariages203.

77Les dons d’amitié204 étaient des cadeaux obligés205 qui accompagnaient les banquets, qui ponctuaient les différentes phases des échanges matrimoniaux206, qui scellaient les pactes d’assistance207. Depuis les travaux de Marcel Mauss, on connaît l’importance du don comme élément régulateur des sociétés anciennes208. La société aristocratique du haut Moyen Age n’échappait pas à cette règle, mais le don y avait une forme ostentatoire qui en faisait un élément de reconnaissance sociale.

78À l’occasion du sacre impérial de 816, le pape distribua de magnifiques cadeaux à la famille impériale et aux membres de la cour « selon le rang de chacun»209. À son tour, l’empereur combla de présents le pape et sa suite. L’or, l’argent, les pierres précieuses et les vêtements richement décorés, les chevaux faisaient partie intégrante de l’échange amical. Pour pouvoir épouser Anstrude, Landram « remit à ses parents de grandes richesses en or, en pierres précieuses et en vêtements qu’il avait apportées avec lui »210. Un jeune noble du début du xi^e siècle tenta même de fléchir la vocation monastique d’une jeune fille, « en lui offrant de l’or, des pierres précieuses et toutes sortes de parures »211. Tel autre noble de la fin du x^e siècle racheta ses fautes en offrant à la basilique de Saint-Quentin des dons en argent et en vêtements, entrelacés d’or et de pierres précieuses212.

79Accepter de participer à un banquet ou recevoir des cadeaux constituaient donc des engagements lourds de conséquences, impliquant qu’à l’avenir, on renonce à toute forme d’inimicitia et que Ton adopte une attitude positive. À l’inverse, violer les règles de l’hospitalité213 ou ne pas respecter l’engagement pris lors de l’échange des cadeaux pouvaient déboucher sur la violence et déclencher la vengeance.

La rupture de la paix

Le meurtre

80Pour que la paix fût rompue, il fallait que les tensions qui agitaient en permanence la société aristocratique, que l’inimitié qui dressait individus et parentèles les uns contre les autres, débouchassent sur la violence, sur l’homicide, et qu’aucun contre-poids n’empêchât le déclenchement de la vengeance, de la faide. Mais le meurtre n’entraînait pas automatiquement la vengeance car celle-ci était l’aboutissement de conflits anciens, de rivalités qui, à un moment donné, tournaient au meurtre, puis à la faide.

81L’inimitié transcendait le contour des parentèles : l’inimicus pouvait être un parent aussi bien qu’un étranger, puisque la violence se déchaînait à l’intérieur comme à l’extérieur de la parentèle.

82Les légendes germaniques214 ou l’histoire de la famille mérovingienne montrent que ces décharges d’agressivité n’épargnaient même pas toujours la cellule familiale la plus étroite. Dans la légende des Nibelungs, Siegfried fut tué par ses beaux-frères ; les rois mérovingiens n’hésitèrent pas à faire assassiner leurs neveux ou leurs épouses215. Toutefois, en s’emparant de ces tragédies familiales, la mémoire collective soulignait aussi leur caractère anormal et condamnable. De multiples garde-fous (le mode de résidence virilocal, la hiérarchie des épouses, le rôle modérateur de la parenté, l’influence du christianisme, etc.216) empêchaient le plus souvent, mais pas toujours217, que les tensions entre proches parents (entre frères, entre beaux-frères, entre épouses, voire entre parents et enfants) n’engendrassent des actes de violence, eux-mêmes générateurs de vengeances privées. La cellule familiale maintenait normalement la paix intérieure en étouffant la violence en son sein.

83Dès que l’on franchissait le cercle de la proche parenté, on entrait au contraire dans une zone de turbulences où les tabous sautaient, où tout devenait possible. Au début du viii^e siècle, Ebrohard mit le feu à la ville de Laon en y poursuivant un parent dont il cherchait à se venger218. Walcher, nepos du roi Eudes, fils de son oncle Adelhelm, se révolta contre le roi qui n’hésita pas à le faire mettre à mort219. En 896, le comte Herbert Ier tua le comte Raoul220 qui était son cousin au quatrième degré221. Vers 1000, Baudoin IV et Arnoul de Valenciennes, cousins aux quatrième et cinquième degrés, en vinrent au conflit armé222. Ces liens de parenté, connus et reconnus, n’empêchaient donc pas le déchaînement de l’inimitié.

84A certains moments, le meurtre apparaissait comme un exutoire par lequel se déchargeait une agressivité trop longtemps contenue, expression exacerbée des rivalités qui sous-tendaient l’action des familles aristocratiques, à l’intérieur comme à l’extérieur des groupes de parenté.

85En 642, Ermenfrid, gendre du maire du palais de Neustrie Aega, tua le comte de Meaux Chagnulf223. Les deux personnages ne semblent avoir eu aucun lien de parenté, leur inimitié résultant d’une lutte entre deux groupes rivaux224. Au milieu du vii^e siècle, les Faronides jouaient en effet un rôle important dans la région de Meaux225, où ils contrôlaient au moins trois monastères importants : Jouarre et Rebais, fondés par Adon et Dadon226, et surtout Faremoutiers (Eboriacum) que Chagneric avait fondé sur ses terres pour sa fille Burgundofara227. Jusqu’à sa mort, le maire du palais Aega fut un adversaire farouche du monastère de Faremoutiers, dont « il violait les limites, persécutant à n’’importe quelle occasion la familia qui résidait alentour »228. Chef de la noblesse neustrienne229, il luttait certainement contre l’expansion d’un groupe qui avait été longtemps lié à l’Austrasie (Chagneric fut conviva du roi Théodebert II à l’époque où Meaux relevait du royaume de l’Est230.) C’est dans ce contexte qu’Ermenfrid, gendre d’Aega, tua Chagnulf au cours d’un plaid que ce dernier tint près de Clichy.

86Le meurtre du comte Mégingaud par Albéric et ses socii en 892231 s’explique probablement par d’anciennes rivalités familiales, aiguisées à la fin du ix^e siècle par le surcroît de puissance dont jouissait alors Mégingaud. Les Megingaud étaient liés aux Rupertiens du Rhin Moyen232, auxquels ils avaient succédé en Wormsgau en 836, tandis que Louis le Germanique installait le comte Werner, un proche parent d’Albéric233, dans les autres comtés rupertiens (Oberrheingau, Lobdengau...). Les deux familles, implantées Tune et l’autre en Wormsgau, mais présentes également en Lotharingie, se rangèrent presque toujours dans des camps opposés234. A partir de 888, la position de Mégingaud, déjà comte du Wormsgau et du Maienfeld, se renforça considérablement dans la région mosellane. Fort de l’appui des rois Eudes et Arnulf235, il obtint l’abbaye Saint-Maximin de Trèves236, ce qui causa probablement sa perte. Ses adversaires en tout cas n’hésitèrent pas à l’assassiner dans un monastère, à Rettel, une abbaye située en Moselle, près de Metz.

87Au même moment, entre la Seine et l’Escaut, les rivalités qui s’exacerbaient entre plusieurs familles alliées aux Carolingiens débouchaient également sur la violence : à partir de la mort de Raoul de Frioul en 892, les ambitions rivales de la famille des Baudoin237 et de celle des Heribert-Thierri238 se renforcèrent, sur fond de conflit entre Eudes, Charles le Simple et Zwentibold. Baudoin II, chef de la famille flamande, cherchait à s’étendre vers le sud au détriment des Heribert-Thierri. En 896, son frère Raoul expulsa de Saint-Quentin et de Péronne le fils du comte Thierri239. La même année, Herbert I^er, dont la fidélité à Charles le Simple ne s’était jusqu’alors jamais démentie mais qui venait de perdre tous ses honneurs, passa dans le camp d’Eudes240 qui reprit Saint-Quentin et Péronne à Raoul pour les concéder à Herbert, avec tout le Vermandois241. Au cours d’un combat autour de Saint-Quentin, Herbert tua finalement Raoul242.

88Dans la société aristocratique, la violence apparaît ainsi comme une forme exacerbée de l’inimicitia, génératrice de ruptures, à l’intérieur comme à l’extérieur de la parenté.

La faide

89Quelles qu’en fussent les causes, la violence portait atteinte à l’honneur du groupe, elle rompait l’équilibre social et pouvait déclencher un mécanisme de compensation réparateur, la faide, qui aboutissait finalement au rétablissement de la paix243. Le système vindicatoire était une forme négative de l’échange244, l’envers du don d’amitié, la conséquence de la rupture de la paix.

90L’offense faite à l’un des membres rejaillissait en effet sur l’ensemble de ceux qui se reconnaissaient comme parents. En 1016, Adèle, épouse du comte Baldéric, fit assassiner Wicmann au cours du banquet auquel Baldéric avait convié Wicmann pour mettre fin à leurs différends. Les parents et les amis de Wicmann jurèrent donc de le venger245. Parents et amis se définissaient alors comme un groupe de représailles, ce qui permettait aux propinqui de se compter, hors de toute législation contraignante. La faide apparaît ainsi comme une structure d’échange horizontale par laquelle on redéterminait périodiquement le contour des groupes familiaux246.

91Le droit à la vengeance privée faisait partie intégrante de l’éthique aristocratique. Kriemhilde vengea le meurtre de son mari Siegfried en attirant ses propres frères meurtriers à la cour d’Etzel où ils furent tués. Brunehaut voulut venger le meurtre de sa sœur Galswinthe, les Faronides celle de Chagnulf. Baudoin II fit venger le meurtre de son frère Raoul par un de ses satellites, nommé Baudoin comme lui247. Albéric, meurtrier de Mégingaud, fut assassiné par Etienne, frère de Walaho248. En 901, Étienne fut à son tour tué par une flèche empoisonnée249.

92La faide pose évidemment le problème de la justice royale et plus profondément celui des relations entre le pouvoir royal et la noblesse au haut Moyen Age. Stephen D. White a analysé les faides déclenchées en Touraine à la fin du xi^e et au début du xii^e siècle à la lumière des travaux des anthropologues de la justice, montrant que les mécanismes judiciaires qu’elles exprimaient n’étaient pas seulement fonction des structures politiques, mais aussi des relations qui sous-tendaient les groupements à l’intérieur de la classe dirigeante250. Faut-il en conclure que la véritable rupture n’est intervenue qu’au moment où le système vindicatoire s’est mué en un véritable système pénal, qu’il n’y a eu aucune rupture entre le haut Moyen Age et la période féodale ?

93Le versement du wergeld n’était à l’origine qu’une possibilité offerte aux parties d’arrêter la vengeance légitime251. Les lois barbares, qui étaient des lois royales, tentèrent ensuite d’imposer à tous le recours au tribunal public, mais les nobles avaient, à l’époque mérovingienne, la possibilité de se soustraire à la justice publique252, lorsque l’Église ou des hommes du roi n’étaient pas en cause : la reine Frédégonde intervint à plusieurs reprises pour tenter de ramener la paix entre deux familles ennemies qui s’entre-déchiraient. Ses tentatives de conciliation n’ayant pas abouti, elle décida finalement de faire assassiner trois des protagonistes au cours d’un banquet253. Le rôle du roi se bornait alors à pousser les parties ennemies à se réconcilier rapidement.

94La mise en place du système carolingien constitua une rupture, au moins au plan idéologique. Le roi étant le défenseur naturel des hommes libres, des faibles et des églises, on affirma que tous les hommes libres étaient soumis à la justice publique, que nul n’était autorisé à se faire justice soi-même, les nobles disposant seulement du privilège d’être jugés par le roi lui-même254. Dès 779, Charlemagne décréta que la faide devait obligatoirement être réglée par le paiement et l’acceptation du wergeld, tandis que les récalcitrants seraient jugés par lui et punis d’exil255. En 802, il précisa que l’amende de composition devait être versée rapidement aux proches de la victime ; en outre, les parties devaient renoncer aussitôt à l’inimicitia et engager leur foi (fidem) pour maintenir la paix entre eux256. Louis le Pieux ajouta que le comte était chargé de faire payer l’amende de composition et de rétablir la paix per sacramentum257.

95Ces interdictions s’inséraient dans le vaste programme de moralisation de la société qu’exprima avec force la loi-cadre de 789, l’Admonitio generalis. Elles étaient également intimement liées à la définition du ministerium regale par les évêques carolingiens : le roi était responsable devant Dieu de l’ordre et de la paix, il devait défendre les églises, les pauvres et les orphelins, imposer aux puissants le respect des lois qui devaient s’appliquer à tous. Forts de leur autorité renforcée258, les potentes contraignirent certainement les pagenses à se plier à l’autorité publique, mais ils ne renoncèrent qu’en partie, et momentanément, à régler entre eux leurs conflits.

96Pendant le règne de Charlemagne, les crimes et violences furent sévèrement punis par le tribunal royal. Louis le Pieux restitua à un de ses vassaux les biens qui étaient passés au fisc royal après que son grand-père eut été mis à mort devant la reine Fastrade, pour avoir auparavant tué un certain Ruotmund259. Au ix^e siècle, les cas de faide sont d’ailleurs plus rares qu’ils ne l’étaient aux siècles précédents, les faidosi étant alors considérés comme de dangereux fauteurs de troubles qu’il fallait rapidement contraindre à la paix.

97Mais dès les années 880-890, les autorités semblent avoir baissé les bras devant les meurtres, en précisant les causes qui ne pouvaient autoriser la vengeance. Parmi celles-ci, il y avait le meurtre de personnes excommuniées260 ou celui de fonctionnaires coupables d’exactions graves dans l’exercice de leurs fonctions261. On redéfinissait ainsi un domaine public qui relevait de la justice publique (ecclésiastique ou royale), et un domaine privé où la faide était tolérée, comme un mal contre lequel on ne pouvait rien. Sachant que les Carolingiens n’ont réussi qu’à contenir un moment les mécanismes vindicatoires par lesquels on résolvait normalement les conflits les plus graves dans la société aristocratique, on ne s’étonnera pas que dans la France féodale, le recours à la faide fît encore partie intégrante de l’éthique aristocratique262.

98Aux x^e siècle, l’autorité publique n’était pas en mesure d’empêcher le déclenchement de la vengeance privée et de contraindre les parties ennemies à la paix. Pour échapper à la vindicte de la parentèle offensée, on pouvait encore fuir dans le royaume voisin et les allers et retours de Lotharingie en Francie ou en Germanie étaient fréquents. Le rétablissement de la paix étaient l’œuvre de longues négociations, ponctuées de nouvelles violences, entre parents, amis et fidèles. Un mariage parachevait fréquemment le rétablissement de la paix.

99L’analyse des chartes de Noyers a conduit Stephen White à mettre en lumière le rôle fondamental joué à la fin du xi^e siècle par les moines dans le processus de rétablissement de la paix. Tous les conflits qu’il analyse furent résolus par des donations faites par le meurtrier au monastère, à charge pour les moines de prier pour l’âme de la victime et pour celle du coupable. Les moines, aidés de tous ceux qui avaient intérêt à ce que la paix fût rétablie, avaient négocié les accords entre les parties263. Or, il n’y a pas trace de tels arbitrages dans les sources des ix^e et x^e siècles. Certes, on peut invoquer la mutation documentaire qui s’est produite dans les années 1060264 mais je ne pense pas qu’en ce domaine la pesanteur du discours diplomatique y soit pour quelque chose. Entendons-nous bien. Les violences et les faides étaient au moins aussi nombreuses au x^e siècle qu’elles l’étaient au siècle suivant, mais il me semble qu’à l’époque carolingienne et post-carolingienne, les moines n’avaient pas à s’occuper du rétablissement de la paix entre les familles265.

100Lorsqu’une autorité extérieure devait intervenir parce qu’une faide se prolongeait, on faisait appel aux rois et aux évêques dont la fonction était d’empêcher le prolongement des violences. La faide qui suivit le meurtre de Mégingaud provoqua l’intervention du pape Formose auprès de l’évêque Hermann de Cologne266 et de l’archevêque Foulque de Reims267, c’est-à-dire auprès des principales autorités ecclésiastiques de Germanie et de Francie. De son côté, Widukind rapporte qu’aucun des rois ne parvint à mettre un terme à la faide qui causa au x^e siècle la perte des Babenberg268. On considérait donc encore à cette époque qu’il revenait aux rois, aidés des évêques, d’obtenir le rétablissement de la paix, même s’ils n’avaient pas été capables d’empêcher la violence. Les premiers imposaient les sanctions pénales tandis que les seconds prononçaient l’excommunication contre les coupables.

101Au plan idéologique, la justice était toujours du ressort du ministerium regale et dans la Lotharingie impériale, les évêques étaient les intercesseurs normaux entre l’empereur-juge et les faidosi. La faide qui opposa au début du xi^e siècle la famille des Régnier au duc Godefroid et à son frère Hermann se termina grâce à l’intervention de l’évêque de Cambrai Gérard auprès de l’empereur Henri II qui accepta de faire grâce aux malfaiteurs, à condition que la paix fût rétablie. Régnier V épousa la fille d’Hermann pour consolider leur amitié269. Après le meurtre de Wicmann par Adèle, Baldéric échappa à la mort grâce à l’intercession de l’évêque d’Utrecht Adelbold auprès de Conrad II qui confisqua néanmoins tous les biens de Baldéric et d’Adèle270.

102Dans cette vision du monde, l’ordo monachorum avait à prier, non à se mêler de la paix, même si les liens entre les moines et les nobles étaient étroits, comme l’attestent donations, rouleaux des morts ou entrées dans les Livres de Confraternité. Un changement important se produisit donc en Francie, lorsque les moines sortirent du rôle qui leur avait été précédemment défini, prêchant la paix d’un côté, intervenant directement dans les conflits de l’autre. Prenant acte de l’incapacité des autorités traditionnelles à faire respecter l’ordre voulu par Dieu, ils reprirent alors le rôle d’arbitre qui avait été celui des rois et des évêques au haut Moyen Age. Et s’il ne semble plus y avoir au xi^e siècle de ces terribles vendettas qui décimèrent de grandes familles aristocratiques à la fin du ix^e siècle, c’est peut-être que l’arbitrage des moines était plus efficace que celui des rois et que l’enchevêtrement des intérêts locaux rendait plus nécessaire le rétablissement rapide de la paix...

Les autres conflits

103Les faides n’étaient que l’aboutissement paroxysmique de longs conflits que l’on n’était pas parvenu à résoudre. Dans les cas les plus courants, on n’allait pas jusqu’au meurtre. Je pense que la façon de résoudre ces conflits à l’époque carolingienne dépendait des types de différends et qu’il faut distinguer entre les conflits qui opposaient des nobles laïques entre eux et ceux qui opposaient des laïcs aux églises.

104Dans le premier cas, les nobles n’en appelaient que rarement au tribunal royal, ils cherchaient à régler eux-mêmes leurs affaires et lorsqu’ils ne pouvait éviter le tribunal, ils essayaient de se soustraire au jugement271. Dans une belle étude sur les conflits aux xi^e-xii^e siècles, P. J. Geary a démonté les mécanismes complexes qui conduisaient aux règlements dans une société où les tribunaux publics ne jouaient plus qu’un rôle marginal par suite de la faiblesse de l’Etat272 : les conflits qui résultaient des tensions sociales exprimées par des contestations étaient résolues par la violence ou à l’aide de compromis à répétition élaborés par des arbitres privés273. Il date le développement de ces mécanismes du x^e siècle, en d’autres termes de la dégradation du système judiciaire carolingien qui reposait sur l’idée d’une justice publique et centralisée. Il me semble que ces mécanismes sont beaucoup plus anciens et que la mise en ordre carolingienne n’y changea pas grand-chose, parce que l’on se contenta d’empêcher les faides et de protéger les églises. Il n’est même pas sûr que les nobles aient fait appel au tribunal royal pour confirmer sous forme de jugement les compromis auxquels ils aboutissaient. Un acte de 1006, tiré du chartrier de Saint-Mihiel, est très explicite sur la façon dont on résolvait les conflits : le comte Thierri de Bar avait voulu offrir à Saint-Mihiel une famille de paysans, mais son épouse s’était opposée à la donation, aidée de son fils et d’un de ses parents. Elle y consentit finalement, « sur le conseil de ses amis et grâce à des cadeaux »274. L’opposition avait pris la forme d’une contradictio (in primis contradixerunt)275, qui se résolut par un compromis, la parenté étant dédommagée par des cadeaux : le règlement s’est fait dans un système relationnel horizontal qui n’a fait intervenir que les parents et les amis. Il n y a donc pas eu de jugement. Ces mécanismes lents permettaient de définir les groupes de parenté, de remettre en cause les liens existants en les réaffirmant ou en les rompant.

105Dans certains cas, il pouvait y avoir interférence entre les deux systèmes de relations, horizontal et hiérarchique. À l’époque carolingienne, l’autorité hiérarchique, c’est-à-dire l’autorité publique, devait alors s’imposer, ce qu’elle ne parvenait à faire que très difficilement. À l’époque féodale, le système de parenté et le système féodal s’articulaient de telle manière que les compromis étaient souvent sanctionnés et garantis par la procédure de jugement seigneurial.

106Si la mise en ordre carolingienne ne changea rien au mode de règlement des conflits privés, elle permit au contraire aux églises de recourir à la justice royale en intentant des procès contre des laïcs. En 819 par exemple, Louis le Pieux ordonna après enquête que les biens qui avaient été enlevés au monastère widonide d’Hornbach par des individus poussés par la cupidité lui fussent rendus276 et Lothaire I^er confirma ce jugement en 833277. Les mécanismes judiciaires carolingiens, fondés sur la contestation, l’enquête, le jugement et les serments, apparaissent bien à travers les affaires de Lorsch et de Mettlach. Un jugement de Charlemagne confirma à l’abbé Gundeland la possession du monastère de Lorsch que revendiquait (calumpnias generare) Heimeric, fils du fondateur Cancor. L’abbé Gundeland avait porté l’affaire devant le roi, présentant les pièces prouvant le bon droit du monastère. Heimeric dut comparaître devant le tribunal royal et jurer de renoncer à ses prétentions278.

107La procédure en faveur de Mettlach est identique279. Le monastère, fondé par l’évêque Leoduin, avait été concédé en bénéfice par Charles Martel et Pépin le Bref au widonide Milon, puis il avait été donné à l’Église de Trèves par Leoduin. Cependant, après la mort de l’évêque de Trêves Milon, fils de Leoduin, son parent Lambert, père de Gui, Garnier et Hrodolt, avait envahi le monastère et s’en était emparé par la force. Un grave litige (contentio) s’était ensuite élevé entre le missus Wicbert et les fils de Lambert qui contestaient (contradixerunt) les droits de l’Église de Trèves, déclarant que leur père les avait mis en possession de cet alleu. Le roi réunit donc le tribunal à Thionville et comme les trois frères ne furent pas en mesure de présenter les témoins attestant la légitimité de leur possession, Charles fit droit à l’Église de Trèves. Les trois frères durent se présenter devant le roi, prêter serment de respecter le jugement et remettre le monastère à l’archevêque de Trèves280.

108L’efficacité de la procédure reposait sur l’enquête, les témoignages, les preuves et sur le serment, c’est-à-dire sur un engagement personnel qui ne valait pas nécessairement pour les générations suivantes. De fait, les Widonides continuèrent à faire valoir leurs droits sur Mettlach, puisque Lothaire I^er concéda le monastère à Gui de Spolète, avant de le restituer en 842 à l’Église de Trèves281. En 884 enfin, Charles III le Gros confirma une nouvelle fois la possession de Mettlach à l’Église de Trèves282.

109À la fin du ix^e siècle, le recours au tribunal public était encore fréquent, tant en Francie qu’en Lotharingie. Guichard, doyen de Saint-Martin de Tours, avait porté plainte contre un certain Guillaume auprès du comte Hugues, l’accusant d’avoir injustement envahi et retenu des biens du monastère. Le comte ordonna une enquête. Lors de la séance judiciaire, Guichard apporta les diplômes royaux prouvant son bon droit. Guillaume ne voulut rien répondre à cela, arguant de ce qu’avant lui, son père avait tenu ces biens du comte Hugues lui-même. Le comte donna raison à Guichard qui fit exécuter la sentence le jour même283. En 888-889, le roi Eudes, assisté de son frère Robert, condamna en appel un certain Ricbert à rendre à Saint-Martin de Tours des biens que lui avait injustement légués son parent, l’archevêque Adalald284. En 892, le comte et abbé Robert préféra rendre aux chanoines de Saint-Martin le bénéfice concédé à son vassal Patericus, plutôt que de voir l’affaire portée devant le tribunal royal285… En 898, à la demande de l’archevêque de Trèves, le roi Zwentibold enleva par jugement au comte Régnier l’abbaye Saint-Servais de Maastricht qui avait été donnée à l’Église de Trèves par le roi Arnulf en 889, que le comte avait enlevée par force (violenter abstractam) et qu’il retenait injustement en précaire286.

110Les conflits s’allongèrent au x^e siècle, lorsque l’autorité publique ne fut plus en mesure d’imposer directement son autorité : l’affaire de la chapelle de Maizerais qui avait été construite sans l’autorisation de l’évêque de Metz par le comte Widric à la fin du ix^e-début du x^e siècle donna lieu à quarante ans de constestations, une longa contentio selon l’acte, entre les évêques successifs et les possesseurs de la dîme287.

111Les moines de Gembloux ne purent empêcher qu’une partie du fisc sur lequel le monastère avait été fondé par Wicbert sur des biens donnés par sa grand-mère ne leur fût enlevée. Pourtant, Otton Ier avait confirmé la fondation et la dotation en 946, mais Heribrand, beau-frère de Wicbert, avait ensuite fait une clamatio, affirmant que son épouse Renuide, sœur de Wicbert, avait été injustement déshéritée. Après la mort de Wicbert, il avait envahi les biens revendiqués avec l’aide de complices qui appartenaient à la parentèle de Wicbert, multipliant les violences à l’égard du monastère, au mépris de l’autorité impériale et de la sanction d’anathème288. À sa mort, son héritage fut légalement partagé entre ses trois enfants et Arnold, son gendre, entra ainsi en possession d’une partie du fisc jadis donné à Gembloux. D’accord avec son épouse Richilde, fille d’Heribrand, il en fit alors don au monastère à la fin du x^e siècle289.

112Désormais, les « contradictions » concernant des biens ecclésiastiques se terminaient le plus souvent par des compromis : en 905, le comte et abbé de Stavelot Régnier « interpella » un noble au sujet de biens du monastère qu’Herefrid avait usurpés. Ce dernier n’accepta de les rendre qu’à condition de les tenir en précaire sa vie durant et celle de son neveu290.

113De tels règlements n’aboutissaient qu’après de longues discussions et de nombreux arbitrages. En 985, les moines de Saint-Pierre de Corbie réussirent à régler à leur avantage, après de longues négociations, le grave différend qui les avait opposés au comte Gautier d’Amiens et à ses deux vicomtes291. De même, le miles Harduin et l’abbé de Marmoutier en arrivèrent-ils à une convenientia, pour régler divers méfaits commis par Harduin et ses hommes dans le monastère292.

114L’autorité publique intervenait fréquemment, mais il ne s’agissait le plus souvent que de confirmer l’accord auquel les négociateurs étaient parvenus : en 962, le duc Frédéric I^er confirma à un noble nommé Garnier la villa de Tourailles que son père avait reçue de l’abbaye de Saint-Mihiel à titre de précaire. Cette confirmation faisait suite à une réclamation de Garnier qui avait été privé de sa précaire par Raoul d’Amel et les siens. Il ressort de l’acte qu’aucune action n’avait été intentée par Garnier du vivant de Raoul d’Amel et qu’il attendit sa mort pour faire confirmer ses droits par le duc qui s’interposa alors entre Garnier et les moines de Saint-Mihiel. Car ces derniers n’avaient accepté de renouveler le contrat qu’en obtenant de Garnier qu’il donnât au monastère quatre manses et demi, dix huit mancipia et du foin293. De même un jugement du roi Hugues Capet en faveur du monastère de Saint-Benoit-sur-Loire confirma-t-il en 993 l’accord auquel étaient finalement parvenus l’évêque d’Orléans Arnoul et le monastère de Saint-Benoît-sur-Loire. Le roi obtint d’Arnoul, neveu de l’évêque d’Orléans, qu’il renonçât aux mauvaises coutumes perçues indûment à Yèvre, sous réserve que l’abbé donnerait à Arnoul 30 muids de vin chaque année sur les vendanges d’Yèvre, la vie durant de l’évêque294... En définitive, il n’est pas sûr que l’affaiblissement de l’autorité publique à partir de la fin du ix^e siècle ait entraîné un accroissement notable des violences à l’égard des églises, car les usurpations et rapines diverses avaient été nombreuses au siècle précédent. Mais le changement tient à ce que l’autorité publique n’était plus en mesure de régler directement les conflits. La clamatio aboutissait désormais à un compromis soigneusement élaboré grâce aux interventions des parents, des amis, des seigneurs et des fidèles.

Conclusion

115La société aristocratique était régie par un système d’échanges horizontaux qui soutenait chacun de ses membres. La richesse importait moins que les mécanismes compensatoires qu’elle permettait. La mutation idéologique qui caractérise l’époque carolingienne, avec la définition des ministeria, se traduisit concrètement par un effort indiscutable pour rendre la justice publique obligatoire en cas de meurtre, pour empêcher le déclenchement des faides et pour imposer les jugements royaux lorsque le tribunal public était saisi d’une affaire. Mais dans une société où le public et le privé n’avaient jamais été nettement distingués, l’« équilibre social » dépendait de la capacité du système à articuler les relations horizontales (parenté et amitié) avec les relations hiérarchiques (autorité et fidélité). L’échec des Carolingiens tient à ce que l’ordre hiérarchique qu’ils avaient conçu et qui reposait d’abord sur l’autorité se heurtait aux réseaux horizontaux qui sous-tendaient la société aristocratique. D’une certaine manière, la mise en place du système féodal permit de résoudre ces contradictions, en combinant relations de parenté, d’amitié et de fidélité.