1Bien que la loi salique ne fit aucune différence entre les nobiles et les autres libres, les capitulaires carolingiens opposaient les maiores personae aux minores personne2. Cette différenciation reposait d’abord sur la naissance, car les maiores personae étaient aussi des maiores natu3. La noblesse fondait sa prééminence sociale sur la naissance, elle était affaire de sang, au haut Moyen Age comme à l’époque féodale4. Plus tard, Adalbéron de Laon déclara que « ce que donne la race aucune volonté ne le rompt », ajoutant que « les lignées de nobles descendent du sang des rois »5. Conception restrictive de la noblesse, définie comme une vaste cognatio royale, mais néanmoins fondée sur les droits du sang, de la famille.

2Nobles et libres partageaient les mêmes droits, les premiers se distinguant toutefois des seconds par des qualités spécifiques que leur avaient transmises leurs ancêtres. La noblesse des vivants plongeait ses racines dans l’illustration des défunts, aussi lointains fussent-ils. Pour légitimer le statut social des vivants, leur droit à exercer le pouvoir, il fallait donc entretenir le souvenir des défunts, participer à la mémoire familiale.

La naissance noble

Le sang noble

3« Le bienheureux Leufroy était originaire de Gaule, du pagus d’Évreux ; il était remarquable par la noblesse de son sang, né de parents très chrétiens.6 » Cet extrait de la vie de saint Leufroy, écrite au ix^e siècle par Loup de Ferrières, montre qu’au plan des représentations mentales comme au plan des réalités sociales, la noblesse relevait de l’inné. Elle était reçue par naissance, elle faisait partie de l’hereditas au même titre que les alleux7, elle était affaire de sang8.

4On reprit le thème biblique et patristique de l’opposition entre noblesse de naissance et noblesse d’âme9, – saint Wandrille était « noble par la naissance, plus noble encore par la piété »10 –, parce que la naissance noble impliquait l’exercice de la potestas : les évêques, réunis en concile à Douzy en 874, déplorèrent les méfaits et les troubles causés par les méchants, surtout ceux qui étaient « nobles par la chair et placés au dessus des autres par une fonction civile »11. L’illustration, titulature d’origine romaine liée au service public le plus élevé, et la naissance s’étaient depuis longtemps rejointes : l’hagiographe de Loup, évêque de Sens, rapporta les mésaventures de Fulcar, un homme « de naissance illustre »12, palatin et comte d’Orléans sous le roi Thierri III. Il me semble inutile d’insister davantage sur l’importance de la naissance dans la définition du nobilis à l’époque franque. Essayons plutôt de déterminer ce qu’apportait juridiquement la naissance noble, en montrant comment le noble se distinguait du libre.

Noblesse et liberté

5Dans les sources écrites, la noblesse s’identifiait largement à la liberté, si bien que Léopold Génicot a pu un moment penser que les nobles et les libres ne formaient qu’un seul et même groupe13. De fait, les deux notions se recouvraient à tel point que des nobles n’hésitaient pas à se présenter comme « libres, nés de parents libres » dans les suscriptions : c’est le cas de Brunard entre 872 et 87514 ou encore d’Ève, épouse ou veuve du comte Gautier de Dreux, entre 954 et 99515 À la fin du x^e siècle, pour être reconnus libres et échapper ainsi aux taxes serviles, deux frères, dont l’un était le maire d’Antony, affirmèrent être nobles. Après enquête, ils furent reconnus servi de Saint-Germain-des-Près et contraints de payer le chevage16. Au regard de la société, le noble était donc d’abord, et par définition même, un homme libre.

6Cependant, il s’en fallait de beaucoup pour que tous les libres fussent nobles. En premier lieu, pour être noble, il fallait non seulement être libre, mais aussi de naissance libre : « Je t’ai fait libre mais pas noble, car ceci est impossible » déclara Louis le Pieux à l’archevêque de Reims Ebbon17. « Ce que donne la race, aucune volonté ne le rompt » précisa Adalbéron18. Un esclave pouvait être affranchi, devenir libre, il ne pouvait être noble puisqu’il n’était pas de naissance libre. La naissance introduisait ainsi une première différenciation au sein du groupe des libres. Elle explique qu’au vii^e siècle, Salaberge fit appel à plus d’une centaine de femmes, « des nobles libres et des jeunes filles de sa domesticité», pour peupler le monastère qu’elle avait fondé à Langres19 et qu’Éloi rassembla à Solignac jusqu’à trois cents jeunes filles choisies « aussi bien parmi ses servantes que parmi les nobles femmes de Francie »20. Les nobles étaient donc issus d’une catégorie supérieure de libres, déterminée par la naissance. Ils jouissaient en outre d’une totale indépendance, ne servant personne, si ce n’est le roi. L’expression « nobles et libres », fréquemment utilisée, empêchait en effet toute assimilation abusive entre les notions de noblesse et de liberté, puisque le concept de noblesse s’ajoutait à celui de liberté.

7La noblesse était une qualité rigide puisqu’elle était liée à la naissance et qu’elle se fondait sur le passé, mais également changeante parce qu’elle se mesurait à l’aune de la gloire présente. Elle relevait tout à la fois du sang et de l’alliance, de l’idéologie et de la représentation sociale. Il y avait loin du nobilis au nobilissimus, mais il n’y avait pas toujours loin entre le nobilis et le mediocris...

La noblesse, une qualité familiale

8La liberté était d’abord une qualité individuelle : un fils de non-libres pouvait devenir libre, sans que le statut de ses parents fût changé pour autant ; l’inverse était néanmoins plus difficile. Au contraire, la perception de la noblesse qu’avaient les hommes de cette époque était collective et familiale. Être noble, c’était avoir du sang noble dans les veines et appartenir à une famille reconnue noble21. Le concept de famille noble revient donc comme un leitmotiv dans les sources littéraires22, ce qui ne relevait pas d’un topos hagiographique, car on prenait en même temps bien soin d’exalter les mérites des saints qui n’avaient pas eu la chance de naître dans une famille noble23.

9L’analyse sémantique des vocables associés à l’adjectif nobilis entre les vii^e et x^e siècles montre une grande stabilité du vocabulaire. Genus arrive en tête avec 24 mentions, suivi par prosapia avec 14 mentions, et enfin progenies avec 6 mentions. L’analyse confirme ce qu’avait souligné naguère Joachim Wollasch24, à savoir que, dans la pratique, ils étaient synonymes : ils correspondaient au vocable germanique Kunni/Cunni qu’on retrouve dans des noms comme Chunibert ou Cunégonde et désignaient la famille au sein de laquelle se transmettait et s’épanouissait la noblesse, celle qui était dépositaire des vertus des ancêtres, celle qui devait les transmettre et les faire fructifier.

10À la différence de la liberté, la noblesse n’était donc pas une qualité individuelle, mais une qualité familiale ; ce n’était pas une simple qualité juridique, mais une qualité sociale superposée à une qualité juridique, un concept mouvant, changeant, qui se fondait sur le passé et qui s’estimait dans le présent, le produit d’un système de représentation. Une telle définition empêchait que le groupe des nobiles présentât un aspect fermé, figé. Elle explique l’existence, dans la société du haut Moyen Age, d’un groupe intermédiaire que nous connaissons mal, qui était le produit de la mobilité sociale et des pressions qui s’exerçaient d’en haut.

Les vivants et les morts

11« Aussi loin que remonte la mémoire des hommes, les ancêtres de ses ancêtres étaient tous très nobles, aucun inconnu au sein de leur lignée, aucun indigne qui pût être facilement trouvé parmi eux ; lui cependant les surpassait tous par la bienheureuse supériorité des empereurs et des rois, par la reconnaissance toujours très clairvoyante des parentèles, par la gloire des talents et par toutes les formes d’activité de l’esprit. »25 La très haute noblesse de l’archevêque de Cologne, frère d’Otton I^er, se fondait sur la gloire de ses ancêtres, dont aucun n’était inconnu aussi loin que l’on remontât dans le temps, mais elle s’illustrait dans le présent, par le rayonnement de la famille impériale, par la reconnaissance de toute la stirps regia et par les talents personnels de Brunon.

12La mémoire se situait donc au cœur du système de représentation mentale. C’est elle qui permettait à l’individu de se situer dans sa parentèle, de prendre place dans la communauté des parents, vivants et morts. Dans le système de l’échange qui régissait alors les relations sociales, les vivants et les morts étaient étroitement unis au sein d’une même stirps, les premiers étant placés sous l’aile tutélaire des seconds. Alors comme maintenant, la mémoire biologique ne dépassait pas le troisième degré de parenté, celui des arrière-grands-parents. Mais d’autres formes de mémoire, la memoria et la genealogia, se superposaient et se complétaient pour répondre aux impératifs religieux, familiaux et politiques.

Mémoire et memoria

13Au milieu du ix^e siècle, la noble Dhuoda rappela à son fils Guillaume qu’il était de son devoir de prier pour les parents de son père et pour toute une série d’autres membres de sa famille26. L’Église avait un corps de doctrine reposant sur des textes patristiques qui liaient la prière pour les morts à l’Eucharistie. À l’époque carolingienne, sous l’effet des progrès de la christianisation, la prière pour les morts, la memoria, s’imposa donc comme le principal devoir des vivants à l’égard de leurs parents défunts et les messes pour les morts se multiplièrent alors dans les grands monastères bénédictins, préfigurant ainsi un aspect important de la liturgie clunisienne. Sans étudier l’aspect religieux de la memoria, il convient de se demander si celle-ci était un vecteur de la mémoire profonde, si elle permettait d’entretenir le souvenir des lointains ancêtres, puisqu’elle déterminait un cercle de parents pour lesquels il fallait prier et faire prier.

Prières et donations

14Au chapitre 72 de son Manuel, Dhuoda énumère les noms des défunts pour lesquels son fils devrait prier : son grand-père paternel et ses deux épouses, son parrain, un oncle paternel et sans doute ses grands-parents maternels27. Au total un cercle très restreint de proches parents. En 874, Gisèle, veuve du marquis Évrard de Frioul, prit des dispositions pour l’anniversaire de ses proches : « Pour l’empereur Louis, mon père, et pour l’impératrice Judith ma mère, et pour le glorieux roi Charles, si j’ose dire mon frère, et pour ma descendance, c’est-à-dire pour Engeltrude, Hunroc, Bérenger, Adalard, Raoul, Heilwich, Gisèle, Judith, et pour toute ma cognatio »28. Gisèle ne remontait pas au-delà de ses propres parents. Elle citait son frère, mais elle ne mentionnait ni son époux, ni les parents de ce dernier, ni même son fils aîné, sans doute mort en bas âge. Quoiqu’on se trouvât ici en présence de familles de la très haute aristocratie, qui connaissaient bien leurs ancêtres, la memoria était peu profonde.

15Une étude statistique, réalisée à partir des actes diplomatiques, confirme ce caractère : sur 76 actes de donation destinés à assurer la prière pour les défunts, les grands-parents ne furent mentionnés que 3 fois29, alors que les parents l’ont été 55 fois. Dans tous les cas, le donateur demandait des prières pour des parents de sa génération : pour lui même (41 cas), pour son conjoint (27 cas), pour ses frères et sœurs (10 cas), pour ses enfants lorsqu’il en avait (24 cas). Les donations des vivants engageaient d’abord le salut des donateurs, celui de leurs parents et dans certains cas seulement celui de leurs grands-parents : ils n’allaient pas au-delà.

Les entrées dans les libri memoriales et les inscriptions dans les nécrologes

16À l’époque carolingienne, les familles aristocratiques prirent l’habitude de se faire inscrire dans les libri memoriales des grands monastères. Les travaux de l’équipe de Karl Schmid ont montré l’importance de ces entrées pour la connaissance des groupes de parenté30. Certaines entrées ne concernaient que des vivants, ou que des défunts, d’autres encore associaient des défunts et des vivants.

17Toutes rejetaient dans l’ombre l’ascendance lointaine. Dans la première décennie du ix^e siècle, le widonide Lambert se fit inscrire dans le codex de Reichenau31, avec son épouse Teutberge, ses fils Gui, Garnier, Hrodolt et d’autres membres de sa parentèle, sans que Garnier et ses fils, fondateurs du monastère familial d’Hornbach, fussent mentionnés. Le marquis Evrard de Frioul se fit inscrire avec son épouse et leur fils Hunroc dans deux entrées, l’une de Saint-Gall, l’autre de Pfäffers32. La liste ne comprenait pas les enfants du couple, mais des alliés qui se trouvaient auprès d’eux lors de la rédaction des entrées33.

18L’image de la parenté qui ressort des inscriptions dans les nécrologes n’est pas différente. De nombreux Girardides furent inscrits au nécrologe de Saint-Germain-des-Près34 : le comte Gérard et son épouse Rotrude, leurs fils Étienne, Leuthard, Bégon et leur fille Chrothilde, puis Amaltrude, épouse d’Étienne, et Grimhilde, épouse de Leuthard, Bertrade, fille d’Étienne et d’Amaltrude, Gérard et Rotrude, deux des enfants de Leuthard et Grimhilde35. Il s’agissait des comtes de Paris et de leurs épouses36, ainsi que de leurs filles restées célibataires. Les filles mariées, telles Ingeltrude, épouse d’Eudes d’Orléans, ou Susanne, épouse du comte Wulfhard, ne furent pas inscrites, parce qu’elles faisaient désormais partie d’une autre famille.

19Une structure du même type apparaît dans le nécrologe de Gorze, où les descendants de Wigeric et de Cunégonde figurent en bonne place, sans que ces derniers soient cités37. Sur les 7 enfants du couple, 4 sont inscrits : Adalbéron (26 IV.), Gozlin (16 II.), Giselbert (13 VII.) et Sigefroid (27 X.) ainsi qu’une Havvidis comitissa (23 II.), peut-être l’épouse de Giselbert. Liutgarde n’est pas mentionnée, mais un Everardus comes, inscrit au 3 septembre, pourrait bien être son second mari. Le duc Frédéric I^er n’est pas inscrit au nécrologe, mais son épouse Béatrix y figure en tant que ductrix (19 I.), ainsi que leur fils, le duc Thierri I^er (11 IV.) et sa fille Adélaïde (5 V.).

20En définitive, la memoria était une obligation de nature religieuse qui exprimait le primat d’une famille étroite, qui combinait la famille d’orientation dont sortait le demandeur et la famille de procréation qu’il avait fondée. Elle se définissait donc sur deux ou trois générations au maximum, autour d’un axe constitué par les frères et les sœurs ainsi que leurs conjoints. La memoria remontait souvent à la génération des parents, elle descendait toujours à la génération des enfants, à cette réserve près qu’une sélection était opérée parmi les membres de ces générations. La memoria n’était donc finalement qu’un médiocre vecteur de la mémoire profonde.

21Cependant, en marge du codex de l’abbaye de Reichenau, une entrée datant du début du règne de Louis le Pieux énumère les défunts de la famille royale pour lesquels les moines s’étaient engagés à prier. Le premier nommé était Charles Martel, suivi de ses fils, de ses petits-fils et de ses arrière-petits-fils, ainsi que de leurs épouses. La dernière nommée était Ermengarde, première épouse de Louis le Pieux38 : elle venait alors de décéder. Il y avait là quatre générations depuis Charles Martel, alors que le cercle de la memoria ne dépassait en général pas la génération des parents. D’autre part, cette entrée prenait la forme d’un véritable groupe de filiation organisé à partir de Charles Martel. Au sein de la mémoire royale, memoria et genealogia tendaient ainsi à se rejoindre.

Mémoire et genealogia

22La genealogia est une forme de mémoire reconstruite, directement liée aux fondements culturels du pouvoir. Elle part d’ancêtres fondateurs, qui justifient la transmission d’une capacité spécifique à exercer le pouvoir ou encore du pouvoir lui-même. Elle a donc tendance à déterminer des groupes de filiation. Cependant, jusqu’au x^e siècle, les familles royales furent les seules à faire rédiger des généalogies39, ce qui fit dire à Karl Schmid qu’avant le xi^e siècle, les nobles savaient qu’ils étaient nobles, que leurs ancêtres étaient illustres, mais qu’ils auraient été bien incapables de donner leurs noms40. Voire...

23Il est vrai que si les hagiographes et les chroniqueurs de l’époque mérovingienne insistaient sur l’illustre origine des nobiles, aucun d’entre eux ne donnait clairement leur ascendance lointaine. Mais ce n’était pas leur propos, puisqu’ils cherchaient à mettre en avant les conditions qui avaient favorisé la sainteté ou le courage, comme par exemple la piété et l’amour des parents ou encore la formation reçue.

24En principe, les règles de l’héritage auraient dû contraindre les nobiles à tenir un décompte précis de leur parentèle41. En fait, il était rare qu’on eût à remonter très loin et il est probable qu’on faisait alors appel à la mémoire des anciens. Cependant, les données des chroniques, celles des Vitae, nous offrent de la parenté une image qui est floue, mais qui ne manque pas de profondeur. La mémoire remontait dans le passé, mais elle suivait des relations qui n’étaient pas linéaires42 : Gundeperge, reine des Lombards, était « parens Francorum », parce que sa grand-mère Walderade avait été reine des Francs43. Walderade, une fille du roi des Lombards Wacho, avait en effet épousé le roi des Francs Théodebald, avant d’être mariée par Clotaire I^er au duc des Bavarois Garibald dont elle eut Théodelinde, mère de Gundeperge. A Pavie comme à Paris, on avait donc gardé le souvenir de cette alliance que la mort avait rompue avant qu’elle eût porté ses fruits. Dès lors, Gundeperge était « parens Francorum ». Érchinoald, maire du palais de Neustrie de 641 à 658, était « consanguineus de la mère de Dagobert »44 Sa grand-mère était peut-être une sœur de la reine Bertrude45.

Des origines mythiques...

25Au vii^e siècle, au-delà du cercle relativement restreint constitué par les proches parents défunts, la genealogia basculait directement dans un passé mythique : ainsi Chrodoald appartenait-il à la gente nobile Ayglolfinga46. Ce groupement plongeait ses racines dans un passé lointain, et ses membres croyaient sans doute en une commune origine. Ils pensaient descendre d’un roi Agiulf/Agilulf, mort en 45747, comme les Merovingiens croyaient descendre de Mérovée, ainsi que l’atteste le suffixe ing. Les nobles francs, qui incarnaient la noblesse de leur peuple, ne formaient qu’une seule gens : ils étaient de gente Francorum48. Ils croyaient peut-être encore avoir eu un ancêtre commun, Hugo, puisqu’H.Kaufmann a rappelé que dans les romans épiques anglo-saxons, le Beowulf en particulier, les Franci étaient désignés comme les Hocingas/Hugun/Huga/Hugos49. Les Annales de Quedlindburg rapportent également que Thierri, fils de Clovis, « se nommait Hugo-Theodericus, c’est-à dire Franc, parce que jadis tous les Francs étaient appelés Hugones d’après leur duc Hugo »50 ; dans les légendes germaniques, Dietrich était appelé Hugdietrich.. Enfin, on retrouve la racine Hug/Hoc dans des noms comme Chucus ou Hugobert/Hociobert51. De leur côté, les Burgundofarons s’inséraient dans une parenté qui utilisait des noms en Gund ou en Chagn/Hagen qu’on trouvait déjà chez les Burgundi du royaume de Worms, de Gunther à Hagen. Pourtant, ces Gundoald, Gundoin, Wolfgund, Chagneric, Chagnoald ne constituaient nullement un groupe de parenté homogène. Certains d’entre eux étaient liés à la gens agilolfingienne52, d’autres étaient parents de nobiles qui se disaient de gente Francorum53. Invoquer l’origine ethnique plutôt que des ancêtres illustres, c’était en définitive se fondre dans un vaste ensemble aux racines extrêmement profondes. La gens structurait la mémoire collective, elle cristallisait la nobilitas de tout un peuple, elle relevait du mythe fondateur qui transcendait la mémoire familiale. A coup sûr, celle-ci existait à l’époque mérovingienne, mais elle ne se fixait pas sur des groupes de filiation bien définis. De toute manière, ceux-ci n’avaient à l’époque aucune efficacité sociale. En fait, la genealogia relevait de la mythologie du pouvoir, non du pouvoir lui-même. Elle justifiait la capacité à exercer le pouvoir, non le mode de transmission de ce pouvoir.

...aux généalogies royales...

26Au début du vii^e siècle, on commença à mettre par écrit des généalogies royales. L’une remontait à Clodion, une autre à Faramund54. La première établit douze degrés entre Clodion et Dagobert, la seconde onze degrés entre Faramund et Clotaire II. Ces généalogies furent ensuite continuées jusqu’à la fin de la dynastie. Avant 814, les Carolingiens firent à leur tour mettre par écrit leur filiation. Arnoul, leur ancêtre, aurait eu pour grands-parents paternels Ansbert, un sénateur romain et Blithilde, une princesse mérovingienne55. La noblesse carolingienne se fondait donc tout à la fois sur le passé romain le plus illustre, sur le sang mérovingien et sur la sainteté chrétienne.

27Les généalogies royales relevaient à la fois de la mythologie du pouvoir et de son mode de transmission. En amont, elles légitimaient le pouvoir par les mythes, en aval elles en suivaient la transmission. Les généalogies mérovingiennes rattachaient donc les rois aux longs cheveux à Priam, dont elles faisaient un ancêtre de Childéric et de Clovis. Elles basculaient ensuite pour suivre le mode de dévolution de l’honor royal. De même, jusqu’à Arnoul compris, les généalogies carolingiennes relèvent de la mythologie du pouvoir. A partir de Pépin II, elles suivent la transmission d’un pouvoir qui s’accroît régulièrement : dux, puis princeps, puis rex. On devine le même basculement chez Dudon de Saint-Quentin qui, avec le De gestis Normanniae ducum, rédige vers 990-1015 une des premières histoires généalogiques princières56. De même, dans les généalogies angevines du xi^e siècle57, on reste dans le domaine de la mythologie du pouvoir jusqu’à Foulque le Roux, on suit ensuite le mode de dévolution de l’honor comtal... De telles généalogies déterminaient une parenté agnatique centrée sur les héritiers mâles, excluant le plus souvent les filles et ne mentionnant pas toujours les épouses.

28La rédaction de ces généalogies, royales ou comtales, suit toujours de plus d’un siècle la constitution des lignages, organisés autour de la transmission directe et patrilinéaire de l’honor familial. Elle s’insèrent souvent dans une entreprise de consolidation du pouvoir. Les premières généalogies mérovingiennes datent du règne de Clotaire II qui réunifia le royaume après plusieurs décennies de guerres civiles et qui dut faire face au particularisme austrasien.

29On ne connaît pas la date exacte de la rédaction de la première généalogie carolingienne, mais elle fait partie d’une vaste entreprise destinée à légitimer et à sanctifier le pouvoir carolingien. En 778, des noms mérovingiens furent introduits dans la famille carolingienne58. Participèrent également à cette entreprise la rédaction des Gesta epicoporum Mettensium de Paul Diacre en 78459, celle des Annales Regni Francorum vers 791 et celle des Annales Mettenses priores. En 783, la reine Hildegarde fut inhumée à Saint-Arnoul de Metz qui devint ainsi le lieu de mémoire de la dynastie carolingienne. Dans ces années-là, Charles eut à faire face à la révolte des Francs orientaux, menés par le comte Hardrad, en 785-786 et à celle de son fils Pépin le Bossu en 792. La rédaction de la première généalogie vint donc conforter un pouvoir qui était encore contesté.

30Vers 960, le moine Witger greffa sur une généalogie carolingienne celle du marquis Arnoul de Flandre60. En 961, Folcuin rédigea un cartulaire-chronique de l’abbaye de Saint-Bertin qui devenait également le lieu de mémoire de la dynastie comtale. En 962, Arnoul, consanguineus et tuteur du jeune roi Lothaire, nobilissimus, s’intitula gratia Del marchisus61. II atteignait alors le sommet de sa puissance, au moment même où la mort de son fils Baudoin III, qui ne laissait qu’un fils en bas âge, allait révéler des signes de faiblesse.

31L’histoire généalogique de Dudon de Saint-Quentin fut également rédigée dans le contexte de la crise qui suivit la mort de Richard I^er, pour légitimer et conforter le pouvoir de Richard II.

...et à la cristallisation de la mémoire profonde

32Au ix^e siècle, la mémoire aristocratique s’est fixée sur des ancêtres plus précis. L’extension des interdits de mariage a sans doute contribué à l’approfondissement de la conscience généalogique, à moins que ce ne soit l’inverse et que l’apparition de groupements plus verticaux, davantage tournés vers le passé, n’ait conduit l’Église à modifier sa législation62.

33Une mémoire tendue vers le passé. La mémoire remonta donc dans le passé à la recherche de points de rattachement, plus ou moins lointains. Thégan rapporte que Lothaire, fils aîné de Louis le Pieux, « prit pour épouse la fille du comte Hugues, qui était de la famille d’un certain duc nommé Ethi »63 : Eticho/Adalric avait en effet obtenu le duché d’Alsace à la fin du vii^e siècle64, un siècle et demi auparavant. Sigebert de Gembloux rattachait Amalrade et sa sœur Mathilde à Widukind, l’adversaire de Charlemagne : « Elles étaient filles du duc Thierri, dont les frères étaient Widukind. Immed et Reginbern... et ils étaient tous de la descendance du grand duc Widukind qui. durant environ trente ans, fit la guerre à Charles le Grand »65.

34Les nobles carolingiens étaient maintenant capables de préciser le nombre de degrés qui les séparaient de certains de leurs lointains ancêtres. Dans les Gesta episcoporum Mettensium, Paul Diacre précisa le nombre de générations qui séparait Charlemagne de son ancêtre Arnoul : « Lui qui, descendant de la race de saint Arnoul, apparaissait comme son petit-fils au sixième degré selon la ligne des générations »66. Dans la généalogie de la reine Hildegarde dressée par Thégan au début du ix^e siècle, la profondeur est de quatre générations : « Hildegarde... était de la cognatio du duc des Alamans Godefrid. Le duc Godefrid engendra Huoching. Huoching engendra Nebi ; Nebi engendra Imma ; Imma engendra donc la bienheureuse reine Hildegarde »67. Les Annales royales rapportent à l’année 817 la révolte de « Reginhar, fils du comte Meginhar, dont le grand-père maternel Hardrad » s’était déjà révolté contre Charlemagne68. Il y avait trois générations. En 828, Willigarde, « alta Werinheri prosapia orta », donna en toute propriété au monastère d’Hornbach le domaine de Wilgartswiesen fondé par son attava nommée Willigarde69. Cinq générations séparaient ici la donatrice de son ancêtre (Willigarde-Garnier-Nanthier-GarnierNanthier-Willigarde), ce qui nous reporte à la fin du vii^e siècle. Lorsque le 22 avril 922, Charles le Simple dota le monastère de Saint-Maur-des-Fossés, il signala qu’il avait jadis été restauré par le comte Bégon, arrière-grand-père de sa mère70 soit quatre générations, si l’on y inclut celle de Charles le Simple lui-même. Au milieu du x^e siècle, Folcuin de Lobbes dressa la généalogie de sa famille en partant de ses ancêtres Jerôme et Erkensinde, c’est-à-dire sur cinq degrés71. Lorsqu’Orderic Vital rapporta dans son Historia ecclesiastica que le comte d’Amiens Drogon, mort en 1035, « appartenait, à ce qu’on disait, à la descendance de Charlemagne »72, il ne se trompait pas : Drogon se rattachait à Charlemagne par sa trisaïeule Heilwich, une arrière-petite-fille de l’empereur73. Bien qu’erronée, l’origine saxonne qu’à la fin du x^e siècle, Richer donna à Robert le Fort74, se fondait peut-être sur le souvenir des liens qui avaient jadis uni les Rupertiens aux descendants de Widukind75...

35Tous ces exemples montrent que les nobles de l’époque carolingienne avaient une conscience claire de leur ascendance et qu’ils étaient capables de retracer très précisément la ligne qui les reliait aux plus illustres de leurs ancêtres. Etaient-ils pour autant en mesure de réciter leur généalogie jusqu’au septième degré de parenté, ainsi que l’édit de Rothari en faisait obligation aux Lombards ?76

36Une mémoire sélective. La conscience généalogique pouvait atteindre la génération des arrière-arrière-grands-parents, voire au-delà, dépassant ainsi largement la mémoire biologique. Mais elle était sélective, elle résultait d’un choix opéré au sein de la parenté.

37La mémoire aristocratique apparaît à l’époque carolingienne totalement indifférenciée. Dans les exemples retenus plus haut, Reginhar, Hildegarde, Willigarde ou Adélaïde se rattachaient à leurs ancêtres Hardrad, Godefrid, Willigarde et Bégon par des lignes qui passaient par les femmes autant que par les hommes. En outre, la mémoire ne remontait pas nécessairement en ligne verticale, puisqu’elle se fixait sur l’ancêtre le plus illustre ou le plus utile, ou encore sur la parenté la plus brillante. Ingoram, le père d’Ermengarde, était « le fils du frère de Hruotgang, le saint évêque »77, et Folcuin désigna Jérôme, son ancêtre direct, comme oncle de Charlemagne et fils de Charles Martel78. La ligne était directe jusqu’à l’ancêtre Jerôme, puis elle bifurquait vers l’oncle Charlemagne qui devenait ainsi le point de cristallisation de la mémoire profonde.

38Dans ce mode d’expression indifférencié, on opérait donc des choix qui étaient parfois politiques et conjoncturels. En reliant Reginhar à son ancêtre Hardrad, l’annaliste insistait sur la félonie traditionnelle de ce groupe de parenté79 En rappelant les liens qui unissaient Hildegarde et Godefrid, Thégan cherchait peut-être à faire oublier aux Alamans le massacre de Cannstadt qui avait décimé la famille ducale alémanique.

39De toute manière, la mémoire se cristallisait sur la ligne de parenté « la plus noble », et d’abord sur la parenté royale : Constantin, hagiographe de l’évêque de Metz Adalbéron II (984-1005), dit de lui qu’« il était avant tout lié à tous ceux qui descendaient de la lignée d’Henri le Grand »80. Adalbéron se rattachait en effet au roi Henri I^er de Germanie par sa grand-mère maternelle Hadwige, une fille du roi81. On s’aperçoit du même coup que la notion de stirps regia ou celle de regalis prosapia étaient elles-mêmes éminemment cognatiques, alors que les généalogies royales déterminaient, on l’a vu, une parenté royale agnatique. Paschase Radbert rapporte ainsi qu’Adalhard de Corbie « appartenait à la famille royale, parce qu’il était neveu du grand roi Pépin, cousin de l’empereur Charles »82. Le duc Bernard de Septimanie « était de souche royale »83, parce qu’il était le petit-fils du duc Thierri des Ripuaires, un propinquus de Charlemagne84. L’évêque de Metz Thierri I^er appartenait à « la famille royale », parce que « bien sûr sa mère (Amalrade) était la sœur de la reine Mathilde qui, du roi Henri, eut Otton le Grand, le duc Henri et leur frère Brunon, digne de nombreuses louanges... »85. Il s’agissait ici de relations indirectes, de nature cognatique. Le concept de stirps regia s’étendait donc à tous les consanguinei du roi, que la relation fût agnatique ou cognatique.

40Les nobles des ix^e et x^e siècles n’ignoraient pas leurs autres lignes de parenté. La noblesse de l’évêque Thierri I^er de Metz se nourrissait de celle de son père, le comte Eberhard de Hamaland, de celle de sa mère Amalrade, de celle de tous ses cognati et affines, « les premiers de Gaule et de Germanie », de ses liens avec les rois, et enfin de la gloire de son ancêtre, le duc saxon Widukind86. Son successeur et parent Adalbéron II savait ce qu’il devait à sa parenté avec le grand Adalbéron, son oncle : il en avait hérité et le nom et la charge d’évêque de Metz. Il connaissait « l’excellence de la noblesse de son père Frédéric, duc de la Francie médiane, qui l’emportait dans cette fonction sur tous ses prédécesseurs par sa sagesse, et celle de sa mère, la duchesse Béatrix qui était la fille d’Hugues le Grand »87. Mais il était d’abord de la lignée du roi Henri I^er…

41La mémoire des ancêtres apparaît ainsi sous une forme double, qui correspondait à deux fonctions différentes. La memoria familiale, celle qui prenait en charge le salut des âmes, ne concernait guère qu’une parenté restreinte à trois générations, celle d’un couple et de ses frères et sœurs, celle de leurs parents, celle de leurs enfants. La genealogia était l’expression d’une mémoire beaucoup plus profonde, qui fondait la noblesse et la puissance des vivants. Multilinéaire, cognatique, tellement profonde qu’elle se fondait à l’origine sur les mythes fondateurs de la gens et qu’elle remonta ensuite dans le passé à la recherche des ancêtres les plus illustres, des duces ou des sancti qui apportaient une justification à la prééminence sociale et politique de leurs descendants. Au delà de la parenté restreinte, le champ de la stirps s’étendait largement, il se coulait dans les méandres de l’alliance, englobant ainsi de multiples lignes.

Lieux et vecteurs de la mémoire

42Les historiens de l’époque contemporaine s’intéressent depuis peu aux lieux de mémoire, tant il est vrai que les hommes ont toujours cherché à entretenir le souvenir de leurs aînés.

Les lieux de mémoire

Un mode d’inhumation aristocratique ?

43Les rites funéraires permettent une approche de la mémoire non-écrite. En 743, le capitulaire de Leptinnes rappela qu’il était interdit de faire des « sacrilèges auprès des sépultures ou au-dessus des défunts, ce qui s’appelle dadsisas »88. On avait coutume en effet de sacrifier des animaux et de prendre des repas sur les tombes des défunts, rite funéraire qui maintenait la nécessaire cohésion entre les morts et les vivants.

44Des modes d’inhumation propres à l’aristocratie contribuaient certainement à entretenir cette mémoire. Bien qu’on ait fait justice du mythe de la « tombe de chef isolée »89, il n’en reste pas moins vrai qu’à partir du vi^e siècle, certaines familles aristocratiques cherchèrent à souligner leur individualité sociale et familiale jusque dans la mort, en pratiquant un mode d’inhumation privilégiée. Les chambres funéraires du « type de Morken », contenant de riches tombes de guerriers ou celles de leurs épouses, apparaissent sur les marges du nord et du nord-est de l’espace franc, et jusqu’en Alémanie90. Dans l’actuelle Belgique, on trouve également de véritables concessions funéraires, matérialisées en surface par des constructions qui pouvaient être entourées d’un fossé circulaire91, comme à Hamoir92. Certaines familles aristocratiques se faisaient inhumer dans un bâtiment funéraire, par exemple à Franchimont, dans l’Entre-Sambre-et-Meuse. On a découvert là une importante nécropole mérovingienne du vii^e siècle et les fouilles ont permis de retrouver à « la colline au tombeau », à l’écart de la nécropole, un bâtiment funéraire des environs de 600 qui renfermait cinq tombes d’un haut niveau de richesse. Il s’agissait d’une sorte de caveau de famille qui avait sans doute une vocation religieuse93, quoique non-chrétienne, puisque le milieu social n’était pas encore christianisé, et qui témoigne du souci des familles nobles de préserver leur individualité jusque dans la mort94.

45Bien que la christianisation ne fût pas responsable de cette individualisation grandissante, elle allait l’accentuer. Les familles aristocratiques furent de plus en plus nombreuses à se faire inhumer dans des chapelles ou des églises privées. Le cas d’Hordain constitue un exemple précoce (vi^e siècle) de ce type d’inhumation privilégiée puisque la chapelle, construite sur une nécropole existante, abritait deux tombes « de chef » à côté de tombes féminines riches. Il s’agissait des fondateurs et de leurs épouses95. Les Vitae confirment ce mode d’inhumation. Sigefrid, mari de sainte Berte, fut « inhumé avec l’honneur dû dans l’église de son domaine de Blangy »96. A Maubeuge, Aldegonde fit « réparer et embellir l’édifice où son père et sa mère avaient été inhumés » et elle y établit douze moniales97. Au début du viii^e siècle, les parents d’Harlinde et Relinde furent enterrés dans le monastère qu’ils avaient fait construire à Aldeneik98 La crypte du monastère de Jouarre, avec les tombeaux de l’abbesse Théodechilde, de son frère l’évêque Agilbert et d’autres membres de la famille liés à l’abbaye, apparaît comme une véritable nécropole familiale du début du viii^e siècle99.

46Le traitement familial de la mort tendait donc de plus en plus à marquer la différence entre les familles nobles et les autres, à ancrer les familles aristocratiques dans le passé, pour mieux justifier leur gloire présente : mémoire et puissance étaient indissolublement liées.

L’inhumation domaniale

47L’inhumation domaniale pouvait à coup sûr favoriser le souvenir d’ancêtres lointains. A Grobbendonck par exemple, où vivait une famille aristocratique locale, la « concession funéraire » de celle-ci fut utilisée durant plus d’un siècle. A partir de la seconde moitié du vii^e siècle, la famille aristocratique ensevelit ses défunts à environ quatre cents mètres de la nécropole commune. Les quatre premières tombes, datées de la seconde moitié du vii^e-début viii^e siècle, étaient de vastes chambres funéraires dans lesquelles reposaient les défunts parés de tous leurs atours. Les six tombes suivantes, construites de la même manière mais dépourvues de mobilier funéraire, datent du viii^e siècle. A la fin de ce même siècle, les descendants des premiers personnages inhumés dans la concession firent construire un édifice chrétien qui fut agrandi par la suite100. La nécropole familiale a donc été utilisée durant plus d’un siècle, ce qui correspond à quatre générations au moins. Le cas n’est pas isolé. L’église du Vieux Cimetière d’Arlon fut construite dans le second quart du vi^e siècle et on y a découvert vingt tombes très riches qui s’échelonnent du second quart du vi^e siècle à la fin du vii^e siècle101. Le bâtiment liturgique était encore utilisé à des fins funéraires au viii^e siècle, mais le mobilier avait disparu. Nous avons donc ici deux exemples d’églises funéraires utilisées durant un à deux siècles par l’aristocratie locale.

48De telles nécropoles familiales étaient étroitement liées à la possession du domaine dont elles dépendaient. Tout comme la généalogie royale, elles entretenaient une mémoire familiale qui suivait la transmission du dominium. De fait, certains domaines restaient aux mains d’une même famille durant de nombreuses générations, par exemple celui de Wilgartswiesen en Alsace qui fut possession widonide pendant six générations au moins. Fondé au début du viii^e siècle par Willigarde, il était en 828 en possession de sa petite-fille au sixième degré. L’inhumation familiale dans l’église domaniale avait à coup sûr entretenu une mémoire linéaire, tendue vers le passé et cristallisée autour de la transmission du domaine. Les « nécropoles familiales » n’abritaient jamais qu’une partie de la famille, les maîtres du domaine et leurs épouses102 Le reste de la famille était inhumé ailleurs, dans la nécropole commune, ou plus vraisemblablement dans d’autres domaines. Nous sommes donc loin d’un type de grande nécropole familiale qui aurait abrité les corps d’une vaste parentèle, réunie dans la mort comme elle l’aurait été dans la vie. Le traitement familial de la mort correspondait en fait à un mode de résidence virilocal, adapté à une famille de type conjugal et à l’exercice personnel du dominium par le maître du domaine.

49Cela dit, les droits de propriété étaient tellement imbriqués par suite des partages que l’église domaniale avec les tombeaux qu’elle abritait était nécessairement un lieu de mémoire rassemblant les descendants du fondateur. D’ailleurs, certaines églises privées restaient dans l’indivision, alors même que les domaines étaient partagés. Ce fut le cas de l’église Saint-Martin de Wackernheim, propriété des Odacer-Adalbert103 ou de celle de Saint-Lambert de Mayence, qui fut offerte à Lorsch entre 800 et 815104 par ses 18 propriétaires, tous membres d’un même groupe familial105 Ces églises abritaient des reliques, sans doute aussi des tombeaux. Le fait de les maintenir dans l’indivision montre qu’elles étaient certainement un lieu de mémoire pour une communauté de parents. Les offrir à un monastère pouvait donc signifier que le groupe de parenté était en train de se recomposer.

Les monastères

50A l’époque mérovingienne, les grands aristocrates se firent inhumer dans des monastères privés (Eigenklöster). Les églises monastiques formaient parfois de véritables églises cimetériales, comme Jouarre ou encore Nivelles, une fondation pippinide, où furent inhumées les fondatrices Itte et sa fille Gertrude, ainsi que Vulfetrude, nièce de Gertrude et seconde abbesse du monastère106 La tradition voulait également que le corps de Pépin I^er, mari d’Itte, eût été transporté de Landen à Nivelles107. D’autres membres de la famille carolingienne furent ensuite inhumés à Nivelles, comme Himiltrude, première épouse de Charlemagne108.

51Centre de pouvoir, le monastère groupait autour du fondateur et de ses successeurs les parents, les amis, les dépendants qui formaient une communauté ayant pour vocation de prier pour les défunts, tout en sacralisant le pouvoir des vivants109. Par les donations qui y étaient faites, par les séjours des uns et des autres, il jouait donc un rôle de catalyseur de la parenté. Le monastère widonide d’Hornbach fut ainsi l’objet des largesses de la prosapia Werinheri. Willigarde était une widonide et même si elle n’avait aucun droit de propriété sur le monastère110, elle n’en offrit pas moins son domaine ancestral à ce monastère familial. Les Rorgonides firent également bénéficier de leurs largesses le monastère de Saint-Maur de Glanfeuil après sa restauration par le comte Rorgon en 839111. En 847, ils obtinrent même de Charles le Chauve qu’après l’abbatiat de Gauzlin, l’abbé ne puisse être choisi en dehors de la progenies rorgonide, malgré la tuitio royale et la libre élection112. En 877, le roi de Germanie Louis le Jeune accordait le même privilège au monastère de Gandersheim, fondé par Liudolf et dirigé par Hathumoda113. On sait que ce monastère allait devenir le point de cristallisation de la mémoire liudolfide114.

52En imposant aux grands monastères privés la tuitio royale, en en faisant des Reichsklöster, Charlemagne et ses successeurs perturbèrent les mécanismes qui assuraient le bon fonctionnement de la mémoire familiale. Il y eut des tensions autour des monastères, les héritiers frustrés gardant le souvenir de leurs droits. En 772, le comte Heimeric revendiqua le monastère de Lorsch que son père Cancor avait fondé en 764 avec sa grand-mère Willisuuinde et qui venait de passer sous la tuitio royale115. En 884, Charles le Gros dut encore reconfirmer à l’Église de Trèves la possession du monastère de Mettlach qu’un certain Wido (Gui) avait usurpé116 Or, le monastère avait été fondé au début du viii^e siècle par l’ancêtre des Widonides, l’évêque de Trèves Leoduin. Ces tensions montrent à quel point la possession de ces lieux de mémoire et de pouvoir était importante pour les groupes de parenté.

53Au ix^e siècle, le prestige royal aidant, les grands aristocrates rompirent souvent avec la continuité familiale en choisissant de se faire inhumer dans un monastère royal. Le comte de Ternois Hunroc finit ses jours sous l’habit monastique à Saint-Bertin où il fut inhumé, comme avant lui des membres de la famille mérovingienne117 ou d’autres aristocrates. Le comte Eudes de Troyes choisit de reposer à Saint-Martin de Tours... Cependant, à y regarder de près, il apparaît que, malgré la tuitio royale, ces monastères étaient alors passés dans l’orbite de groupes de parenté qui en assuraient la direction et le fonctionnement, par le biais de l’abbatiat, laïque ou religieux d’une part, et par les membres de la communauté et les donations des laïcs d’autre part118.

54À la fin du ix^e siècle, la mise en place de nouvelles entités régionales contrôlées par les grandes familles aristocratiques conduisit à l’apparition de nouvelles nécropoles familiales sacralisant le pouvoir. Lorsqu’à la fin des années 880, le comte d’Ostrevent Elucbald revendiqua, « au nom de son épouse » Heilwich, l’abbaye de Cysoing que son beau-frère Raoul de Frioul avait léguée à l’Église de Reims119 il réclamait moins un ensemble de droits que le contrôle de l’abbaye familiale où reposaient Évrard de Frioul et son épouse Gisèle, avec deux de leurs enfants. Le couple avait en effet fait construire le monastère sur des terres appartenant à Gisèle et, après la mort de son mari, celle-ci avait richement doté le monastère afin d’y être inhumée avec l’une ses filles, Engeltrude120 En 874, avec l’aide de son fils Hunroch, elle fit ramener d’Italie le corps de son mari défunt pour le faire inhumer dans l’église, près de l’autel, comme elle l’avait souhaité121 Dans les années 880, toutes les conditions semblaient réunies pour que les tombeaux d’Évrard et de Gisèle deviennent le lieu sacralisateur d’un pouvoir familial régional. En cette fin du ix^e siècle en effet, Raoul de Frioul et ses proches tenaient le sud de la Flandre, l’Artois et le Boulonnais avec les principales abbayes de la région. Après la mort de son frère Adalard qui avait reçu Cysoing par testament de son père Évrard, Raoul devint abbé du monastère familial avant de le léguer à l’Église de Reims. La perte de l’abbaye, donc des tombeaux qui s’y trouvaient, préfigurait en quelque sorte l’échec des Hunrochides.

55Après la mort de Raoul, le comte de Flandre étendit sa mainmise sur le sud de la Flandre, le Boulonnais et l’Artois122 : la famille arnulfienne réussit là où les Hunrochides avaient échoué. Les comtes de Flandre organisèrent rapidement leur memoria, autour des monastères de Saint-Bertin et de Saint-Pierre de Gand. La famille flamande fut longtemps liée à Laon, d’où venaient certains de ses ancêtres123, et plus particulièrement au monastère Saint-Jean, fondé au vii^e siècle par la mère d’un Baudoin, sainte Salaberge. Odacer, père de Baudoin I^er124, portait le même nom que le duc Audacer qui, au viii^e siècle, avait épousé Wetta, sœur du comte Charibert de Laon125. Walcher, un fils du comte de Laon Adelhelm, était abbé de Saint-Pierre de Gand sous le roi Eudes126. Une des filles de Baudoin I^er fut nonne à Laon127. Rien d’étonnant donc à ce que le 25 octobre 864, le comte fît ramener de Laon les reliques de sainte Amalberge pour les élever à Saint-Pierre de Gand128. Mais cette translation signifiait aussi que Baudoin I^er, conforté par son mariage avec Judith, fille de Charles le Chauve, organisait désormais sa memoria en Flandre, autour de ses saints et de ses monastères. Il fut inhumé au monastère de Saint-Bertin129 dont il était abbé laïque. Il s’agissait encore d’une de ces inhumations privilégiées ad sanctos comme il y en avait eu beaucoup depuis la fondation du monastère en 649, mais le tombeau du comte Baudoin^Ier revêtit rapidement une valeur symbolique. Lorsque Baudoin II mourut en 918, ses vassaux voulurent l’y faire inhumer aux côtés de son père : « Alors qu’une certaine partie de ses vassaux voulaient ensevelir son corps dans le monastère de Sithiu à côté de son père, son épouse nommée Elfstrude, qui désirait être inhumée avec lui dans le même cimetière, le fit ensevelir à Gand dans le monastère de Blandin »130. A partir de ce moment, Saint-Bertin et Saint-Pierre de Gand devinrent les nécropoles de la famille. En 933, Adaloul, fils cadet de Baudoin II, héritier de l’abbatiat de Saint-Bertin avec le Ternois et le Boulonnais, y fut inhumé131, tout comme en 962, Baudoin III132, fils d’Arnoul le Grand. Le marquis avait restauré Saint-Pierre-au-Mont-Blandin133, où il fut enterré en 965134, aux côtés de ses parents. Abritant les tombeaux des deux ancêtres fondateurs, Saint-Bertin et Saint-Pierre étaient ainsi devenus les piliers sacrés de la mémoire familiale. Ils rassemblaient en une même communauté les vivants et les morts. C’est pourquoi, en 981, Baudoin, fils d’Evrard, avoué de Saint-Bertin, un parent du comte135, n’hésita pas à faire don à Saint-Pierre de Gand de biens situés dans le pagus de Thérouanne136.

56De 950 à 1050, Marmoutier tendit aussi à devenir un lieu de mémoire pour les Thibaldiens. Le comte Eudes I^er, sa mère Letgarde, son fils Eudes II y étaient déjà inhumés, lorsqu’en 1044, le comte Thibaud, fils d’Eudes II, fut fait prisonnier par le comte d’Anjou Geoffroy Martel. En échange de la liberté, Thibaud céda toutes ses possessions de Touraine et ses principaux châteaux, à l’exception de Marmoutier137…

Les vecteurs de la mémoire

Le nom et la mémoire

57Le mode de dénomination, dont il sera plus abondamment traité dans la deuxième partie, n’avait pas pour but d’entretenir la mémoire des ancêtres fondateurs. Les noms étaient généralement choisis dans un champ généalogique restreint, leur transmission n’était pas régulière : ils n’étaient donc que de médiocres vecteurs de la mémoire familiale.

58De fait, en étudiant la descendance de Widukind, le grand chef saxon vaincu par Charlemagne138, ou celle du duc d’Alémanie Godefrid139, on a remarqué que les noms de ces glorieux ancêtres n’avaient pas été transmis au ix^e siècle, bien que tous leurs descendants eussent eu conscience de leur illustre ascendance et de la parenté qui en découlait. Cette attitude s’explique en partie par un contexte politique difficile dans les deux cas. Les descendants de Godefrid, comme ceux de Widukind, vécurent longtemps sous l’effet des sanglantes défaites que Carloman et Charlemagne avaient infligées à leurs ancêtres. Sans doute préférèrent-ils, dans le cadre de la normalisation carolingienne, choisir des noms moins compromettants.

59Mais ces cas ne sont pas isolés. Le nom d’Eticho/Adalric, fondateur de la prosapia à laquelle se rattachaient les Étichonides, disparut rapidement du patrimoine onomastique étichonide. De même, la dénomination au sein de la stirps regia montre combien la conscience généalogique était indépendante du mode de transmission des noms. Alors que les Carolingiens affichaient leur ascendance arnulfingienne, par l’intermédiaire de Paul Diacre, de Thégan ou de Réginon, le nom d’Arnoul fut réservé aux fils illégitimes ou encore aux descendants masculins en ligne féminine. Ce fut le cas d’Arnoul, petit-fils de Baudoin I^er de Flandre et de la carolingienne Judith140. Comme les noms masculins « royaux » – Charles, Louis, Pépin, Lothaire, Carloman – se transmettaient unilatéralement, exclusivement en ligne masculine141, le nom ne pouvait soutenir la conscience généalogique au sein de la stirps regia. La famille d’Adalbéron I^er de Metz garda le souvenir de son ascendance doublement royale142 jusqu’au début du xi^e siècle sans qu’aucun nom carolingien eût été transmis. De leur côté, les Herbertiens, qui descendaient pourtant de Charlemagne en ligne directe et masculine, abandonnèrent le nom de Pépin dès la fin du ix^e siècle143. En définitive, la conscience généalogique ne devait pas grand-chose au mode de dénomination.

60Cependant, même si le nom n’entretenait pas la mémoire familiale, il créait inévitablement une chaîne de consanguinité qui remontait dans le passé, unissant tous ceux qui l’avaient porté, de génération en génération144. Il était l’affirmation d’une origine dépassant le segment qui reliait un individu à celui qui l’avait porté avant lui. Lorsque Frédégaire déclarait que Chrodoald, père de Fara, appartenait à la gens nobilis Ayglolfinga, il désignait un groupe qui se définissait d’abord par le nom de l’ancêtre fondateur. De même, les toponymes en ing, en ingehem ou en heim qui précédaient souvent un anthroponyme, désignaient le groupe ou l’habitat des descendants ou de la « famille » de l’ancêtre fondateur145.

61Le nom pouvait également avoir une charge politique. Le duc de Wurzbourg Heden II (mort en 717) nomma son fils Thuring, un nom lourd de signification qui, tout en rappelant l’illustre origine de la famille, soulignait un projet politique. En effet, la famille ducale de Wurzbourg se rattachait certainement, d’une manière plus ou moins réelle, à la lignée royale thuringienne146 ; c’est sous Heden II, en tout cas, que se manifestèrent pour la dernière fois avec force les tendances autonomistes de la Thuringe147. La mémoire thuringienne ne disparut pas pour autant après la suppression du duché. Bien des familles aristocratiques locales conservèrent le souvenir de leurs origines thuringiennes. Ainsi celle des Haganonides, à laquelle se rattachait Willisuuinde, la fondatrice de Lorsch et, à travers elle, les Rupertiens du Rhin Moyen. Willisuuinde était en effet la fille d’un comte Adelhelm dont la famille était implantée à Mayence dès le milieu du vii^e siècle148. Le comte Adelhelm était un parent d’Haganon et de Bilihilde qui, vers 720, avaient fondé le monastère d’Hagenmünster149. En 765, Willisuuinde offrit donc au monastère de Lorsch le domaine de Hahnheim (Hagenheim) qui lui venait de son père150. Sainte Bilihilde, quant à elle, était la nièce de l’évêque Rigibert de Mayence, lui-même parent des ducs de Wurzbourg151. D’autre part, Willisuuinde avait une sœur nommée Mataswinde152, nom porté au vi^e siècle par une fille de l’ostrogothe Amalaswinde, petite-fille de Théodoric le Grand. Une petite-nièce de Théodoric, Amalaberge, avait épousé le roi des Thuringiens Herminafrid et, à la suite de ce mariage, des noms gothiques en amal ou en gaut/goz étaient passés chez les Thuringiens153. Ce lointain passé n’était pas oublié : le comte Rupert I^er et son épouse Willisuuinde nommèrent leur fils aîné Turincbert, ce qui rappelait l’origine thuringienne de la famille de Willisuuinde. L’abondance des noms en Ermen/Erem/Irmin dans la parentèle des Rupertiens154 s’explique par ces mêmes origines. Avant de devenir les Thuringi/Toringi, les Thuringiens s’étaient en effet d’abord appelés les Hermunduri155, et le radical Erem/Ermin s’était conservé dans la famille royale156. Tous ces noms rappelaient ainsi publiquement le passé glorieux des familles mayençaises qui avaient tardé à se rallier aux Pippinides157. Avec sa charge symbolique venue du passé, le nom apparaît donc dans certains cas comme une arme politique. A chaque noble ensuite d’en tirer parti avec le soutien de ses parents et de ses amis...

Les femmes et la mémoire

62Il ressort des travaux sur la Saxe ottonienne que les femmes de la haute aristocratie y organisaient la memoria158. Les exemples de Dhuoda et de Gisèle montrent que, de côté-ci du Rhin, les femmes n’étaient pas en reste, qu’elles étaient également médiatrices entre les vivants et les morts.

63Au sein de la famille aristocratique, les moniales tenaient en ce domaine une place spécifique. A partir du vii^e siècle, nombreuses furent les veuves qui, touchées par la prédication d’un saint missionnaire, décidèrent de fonder un monastère et de s’y retirer : Salaberge à Langres puis à Laon, Waudru à Mons, Berte à Blangy, Rictrude à Marchiennes, Itte à Nivelles, Begge à Andenne... On ne comptait plus alors les jeunes filles nobles qui quittaient leur famille pour se vouer au service sacré de la prière. Elles le faisaient avec le plein accord de leur parenté – les monastères étaient le plus souvent fondés sur des terres patrimoniales159 – et, au sein des monastères familiaux, elles restaient en relation directe avec leur famille. D’autres parentes venaient les y rejoindre – Vulfetrude auprès de sa tante Gertrude à Nivelles, Théodechilde, Balde et Agilberte à Jouarre, Madalberte et Aldetrude auprès de leur tante Aldegonde à Maubeuge, deux des filles de sainte Berte à Blangy, Anstrude auprès de sa mère Salaberge à Saint-Jean de Laon – si bien que les communautés de moniales s’inséraient dans le champ normal des relations de parenté. Les moniales, par leur situation privilégiée au point de jonction entre le monde d’en-bas et celui d’en-haut, étaient une sorte de relais obligé entre les vivants et les morts.

64Les Vitae rédigées à l’époque carolingienne, par exemple la Passion de sainte Maxellende, insistèrent sur les obstacles mis par les familles aux vœux de leurs filles. Topos moralisateur ? en partie seulement. En fait, les fondations féminines furent moins nombreuses aux viii^e et ix^e siècles qu’au vii^e siècle, les familles freinant le départ de leurs filles vers les monastères. Sans doute était-ce lié au contrôle des monastères par les souverains carolingiens ainsi qu’au désir des familles aristocratiques de diversifier leurs alliances en mariant le plus grand nombre possible de filles. Il est sûr que le modèle féminin devint alors plus nettement matrimonial : vir potens aut femina nobilis160. L’idéal était désormais la reine Bertrade, mère de Charlemagne, qui mourut après avoir « pu voir dans la maison de son fils trois petits-fils et autant de petites-filles »161. Ce fut aussi la reine Hildegarde, épouse et mère de rois, ou encore Dhuoda, épouse et mère exemplaire malgré une vie difficile, ce furent Gisèle et la comtesse Elfstrude qui tinrent à reposer aux côtés de leurs maris. Toutes ces femmes annonçaient la reine Mathilde, chère à Patrick Corbet, elles témoignaient des progrès du modèle conjugal développé par les clercs carolingiens.

65Veillant à l’éducation des enfants, la mère devait connaître et faire connaître les ancêtres à l’ombre desquels ils allaient grandir. Dhuoda énuméra les parents défunts pour lesquels son fils devrait prier162. En se mariant et en entrant dans la famille de son mari, l’épouse devait donc en apprendre l’histoire, tout en conservant la mémoire de ses propres ancêtres. Elle devenait le dépositaire de la mémoire conjugale, le creuset où se mélangeaient tout à la fois le passé et l’avenir des deux lignées, le point d’ancrage de la nouvelle cellule familiale.

66Les grands-mères jouaient parfois un important rôle d’éducatrices. Les exemples de jeunes enfants placés sous la tutelle de leur grand-mère abondent : la reine Brunehaut veillait au palais sur les enfants de son petit-fils Thierri II163 ; la neustrienne Anseflède éleva son arrière-petit-fils Hugues, fils de Drogon et d’Adaltrude : « Un fils naquit à Drogon, qu’il appela Hugues. Anseflède, sa grand-mère, une matrone pieuse et forte, veuve de Waratton, accueillit l’enfant et elle le nourrit. L’esprit rempli de prudence et de prévoyance, elle fortifiait l’âme du jeune garçon par des admonestations quotidiennes, afin qu’il se consacre au service de Dieu avec les autres. A tel point que, pénétré de textes sacrés, il surpassait tous les siens par sa sagesse et sa piété, et qu’il commença à mépriser les choses de ce monde et à désirer ardemment celles du royaume des deux, suivant les sages conseils de ladite nourricière »164.

67À travers le cycle des Vitae de Marchiennes, on perçoit l’importance de Gertrude, grand-mère d’Adalbald165, qui accueillit dans son monastère d’Hamage son arrière-petite-fille Eusébie dont elle fit l’éducation. Eusébie s’occupa des funérailles de son arrière-grand-mère et elle fit ramener le corps à Marchiennes, où sa mère Rictrude, épouse d’Adalbald, était alors abbesse166. De tels exemples illustrent bien la place spécifique des grands-mères dans la vie familiale. On ne peut douter qu’elles aient contribué à entretenir la mémoire familiale, puisque Grégoire de Tours avait puisé une partie de ses sources auprès de ceux qui avaient connu la reine Clotilde à Tours.

68Moniales ou demeurées dans le siècle, les femmes s’intéressaient à T histoire familiale. Selon Eginhard, Charlemagne fit mettre par écrit les poèmes germaniques qui relataient les hauts faits des anciens rois167. Les antiques carmina avaient nourri le « sentiment national » des peuples168, les poètes ayant vocation à transmettre la mémoire des anciens. Mais un épisode de la Vita Luidgeri met en lumière le rôle des femmes dans la conservation de la mémoire lointaine : une noble frisonne hébergea un aveugle qui jouissait de la considération de tous les voisins parce qu’il connaissait et chantait les gestes des anciens et les combats des rois169. Dans la société Scandinave, les femmes enseignaient aussi aux jeunes enfants l’histoire de leur famille170.

69À l’époque carolingienne, des moniales de la haute aristocratie, instruites et lettrées, capables d’utiliser les écrits de leurs monastères ou d’autres provenances171, prirent l’initiative de faire mettre par écrit les gestes familiales172. L’abbesse Gisèle, sœur de Charlemagne, commanda sans doute, rédigea peut-être, les Annales Mettenses priores qui racontaient les débuts de la famille carolingienne173. Les abbesses de Gandersheim et de Quedlinburg entretinrent de même la mémoire familiale des Liudolfides174. Il me semble que ce genre d’initiative, au demeurant fort rare et limité au milieu de la haute aristocratie, relevait de la vocation normale des femmes à garder la noblesse et à transmettre le souvenir des ancêtres. Les femmes détenaient ainsi un pouvoir redoutable et redouté, étroitement lié à celui de la reproduction. Elles portaient la noblesse et la mémoire de chacune des deux lignées.

Conclusion

70Naître dans une famille noble, avoir d’illustres ancêtres, telles étaient les deux principes autour desquels s’organisait la vie du jeune nobilis. Si tous les nobles ne descendaient pas du sang des rois, ils étaient en tout cas conscients de leurs illustres origines.

71Au-delà du cercle des proches parents vivants et morts dont il fallait organiser la memoria, une mémoire plus profonde faisait le compte des ancêtres les plus nobles. À l’époque mérovingienne, la genealogia se coulait dans celle de la gens, puis à l’époque carolingienne, elle s’organisa autour de figures plus précises, tandis que la profondeur généalogique s’accroissait. S’ils ne remontaient pas toujours jusqu’à la cinquième génération, on est surpris de voir comment ces nobles étaient capables de se rattacher clairement à telle ligne de parenté ou à tel de leurs lointains ancêtres. Leur mémoire était en effet multilinéaire, elle remontait dans le passé généalogique pour se fixer sur les ancêtres les plus « utiles », ceux qui légitimaient le pouvoir et la noblesse de leurs descendants. Les lieux de mémoire qu’entretenait la famille noble étaient aussi des lieux de pouvoir. Le passé débouchait donc sur le présent, si bien que la noblesse, fondée sur le passé, s’illustrait dans le présent. Les nobles s’estimaient en effet à leur juste valeur.