1L’espace retenu est vaste, puisqu’il couvre près de sept provinces ecclésiastiques : une partie de la province de Tours1 celles de Rouen, Sens, Reims, Trèves, ainsi qu’une partie des provinces de Cologne et de Mayence2, au total 38 évêchés. A l’époque carolingienne, cette région avait été divisée en une centaine de pagi, aux limites parfois imprécises et de taille variable3

Le cadre spatial et chronologique

Le paysage

2La région d’Entre Loire et Rhin s’inscrit dans un vaste ensemble de bassins sédimentaires, bordé à l’est par des massifs anciens. L’ensemble s’étale de l’âge primaire à l’âge quaternaire4.

3Les bassins secondaires et tertiaires occupent la plus grande partie de l’espace. Au Nord-Ouest, le bassin parisien est limité par l’anticlinal de l’Artois, peu marqué dans le paysage, au pied duquel commence la grande plaine quaternaire de l’Europe du Nord qui se prolonge et s’étend bien au-delà du Rhin. Au Nord-Est, les plateaux tertiaires de Champagne et de Lorraine s’élèvent doucement vers les massifs hercyniens de l’Ardenne et des Vosges, brutalement entaillés par la trouée du Rhin.

4Le relief est donc souvent monotone : plaines et vastes plateaux que rompent de temps à autre des vallées peu encaissées, des côtes peu marquées et quelques buttes. Arasés par l’érosion et surélevés à l’époque tertiaire, les massifs ardennais et vosgien sont peu élevés, ressemblant davantage à une série de plateaux entaillés de vallées encaissées qu’à de véritables montagnes.

5Le climat a toujours été favorable à la vie humaine. Océanique et tempéré, malgré des tendances continentales qui s’accentuent lorsqu’on s’avance vers l’est, il a permis le développement de vastes forêts à feuilles caduques, favorables à la chasse, à la cueillette, à l’élevage et aux constructions. Avec le développement de l’agriculture, le climat s’est révélé propice aux cultures céréalières, vite devenues la base de l’alimentation humaine.

6Au haut Moyen Age, le paysage était encore marqué par l’importance des surfaces incultes, vastes forêts, mais aussi friches, taillis, bois et marécages, indispensables à la survie des populations. Elles occupaient une superficie considérable et leur contribution à l’équilibre économique était essentielle5.

7Déjà fortement attaquées aux époques néolithique et romaine, les forêts avaient reconquis du terrain lors des invasions, sous forme de friches le plus souvent, mais elles furent de nouveau grignotées à partir du vii^e siècle, en particulier sur les marges des réserves domaniales. La grande phase des défrichements ne date cependant que de la période suivante.

8Le paysage était donc formé de vastes clairières cultivées, au milieu d’espaces incultes qui occupaient encore l’essentiel de la superficie. En somme, l’économie était de nature silvo-agricole.

9Quoique la circulation fût alors facilitée par un réseau de routes terrestres – chemins datant de l’époque néolithique, voies romaines reliant vici et cités –, l’essentiel des transports à longue distance se faisait par les voies fluviales, orientées vers l’Ouest ou vers le Nord-Ouest. La Loire, la Seine et les petits fleuves côtiers du nord de la Picardie drainaient vers la Manche les eaux de I ancienne Neustrie. Le nord et l’est de la région étaient drainés par l’Escaut, la Meuse et le Rhin qui coulaient vers le nord. Le réseau fluvial soutint donc l’essor économique que connut la région durant la période carolingienne, en facilitant les échanges avec l’Angleterre et les mondes septentrionaux6.

Les hommes

10Au moment de la conquête romaine, la Gaule du Nord était peuplée de Celtes. Il s’agissait de ruraux, agriculteurs et chasseurs, qui vivaient en petits groupes, dans le cadre de villages.

11L’intégration dans l’empire romain modifia profondément l’organisation du territoire. Elle se traduisit tout d’abord par la création d’une infrastructure administrative destinée à soutenir la romanisation : on créa au nord de l’Aquitaine et de la Provence une province de Lyonnaise, séparée de l’Aquitaine par la Loire. Au Bas-Empire, la Lyonnaise avait été divisée en plusieurs provinces : les II^e, III^e et IV^e Lyonnaises, les I^e et II^e Belgiques et les I^e et II^e Germanies qui donnèrent ensuite les provinces ecclésiastiques de Rouen, Tours, Sens, Trèves, Reims, Mayence et Cologne. Comme le limes avait été ramené au Rhin, ce fleuve constituait alors la frontière orientale de l’empire romain.

12L’espace étudié correspond donc à un ensemble historiquement bien défini, entre l’Aquitaine au Sud et la Germanie indépendante au Nord et à l’Est. En deçà du Rhin, toute la région avait fait partie de l’empire romain : les provinces avaient été divisées en cités et en municipes, on y avait levé l’impôt, suivi le droit romain, organisé le culte impérial. À partir du iv^e siècle, le christianisme avait commencé à gagner les cités où s’étaient installés des évêques7, et quelques églises rurales avaient été construites le long des voies de communication.

13Cependant, cette romanisation restait souvent superficielle, sauf dans les régions où il y avait eu de fortes implantations militaires, comme autour de Trèves. La Loire constituait en fait une sorte de front de colonisation entre la Gaule méridionale profondément romanisée8 et la Gaule septentrionale qui l’était moins.

14Les Francs formaient un peuple de guerriers-cultivateurs vivant au contact des Romains depuis le iii^e siècle, dans la Belgique actuelle et en Rhénanie. Lors de leur expansion vers le sud, ils trouvèrent en Gaule septentrionale un terreau sur lequel leur culture put se développer, au contact de populations rurales qui leur ressemblaient par bien des côtés. Cependant, si les implantations franques furent relativement nombreuses au nord de la Somme, en Champagne et en Lorraine, elles ne le furent guère au sud de la Seine.

15D’ailleurs, les Francs ne furent pas les seuls barbares à prendre pied entre Loire et Rhin. Outre quelques groupements saxons implantés le long des côtes de la mer du Nord et de la Manche, des Burgondes étaient installés aux confins méridionaux de la Champagne et de la Lorraine actuelles, et des Alamans en Alsace9.

16Les Barbares s’installèrent souvent à l’écart des anciens villages, mais ceux-ci ne semblent pas avoir disparu, ni même s’être déplacés, comme le montrent les récentes études archéologiques10. Néanmoins, l’étude du mobilier funéraire trouvé dans les nécropoles montre que la culture barbare s’est rapidement répandue au sein des populations rurales, contribuant ainsi à la naissance d’une culture « franque ».

17Enfin, comme le cœur politique du royaume franc était situé entre la Loire et le Rhin, le rapprochement entre les aristocraties franque, burgonde et galloromaine y fut rapide, au point que la fusion était largement avancée au vii^e siècle.

18À ce moment, l’ensemble géographiquement défini par la Loire au Sud et par le Rhin à l’Est, possédait une réelle identité culturelle, fruit de l’histoire des trois siècles précédents : une identité franque. C’est pourquoi j’ai exclu de cette étude l’Armorique qui présentait à l’époque franque un particularisme culturel et politique trop accentué11, bien qu’au Bas-Empire, elle eût fait partie de la III^e Lyonnaise et qu’au haut Moyen Age, elle appartînt à la province ecclésiastique de Tours.

Le cadre chronologique

19Le cadre chronologique s’imposait, des prémices de l’âge carolingien jusqu’aux débuts de l’âge seigneurial.

20La période étudiée, centrée sur l’époque carolingienne, possède une véritable unité. Dans le domaine politique, la montée des Pippinides et leur accession au pouvoir se sont inscrites dans un processus de lentes transformations qui affectèrent la société tout entière durant le vii^e siècle : des aristocraties rurales, maîtresses de vastes domaines fonciers d’où elles tiraient des revenus plus importants, commencèrent à rassembler autour d’elles des clientèles de socii et de satellites, afin de s’approprier les hautes charges civiles et religieuses qui étaient jusqu’alors à la discrétion du roi. Par le système politique qu’ils mirent en place, les Carolingiens renforcèrent ensuite ces tendances, accroissant la puissance de la haute aristocratie et le poids qu’elle faisait peser sur l’ensemble de la société. Par la suite, les partages et l’affaiblissement du pouvoir royal qui caractérisèrent la fin du ix^e et le x^e siècles, jusqu’au moment où s’est mis en place l’ordre seigneurial, ne sanctionnèrent pas seulement la fin d’un rêve unitaire, mais aussi celui d’un ordre étatique, inadapté aux structures de la société et de l’économie.

21Ces phénomènes sont connus. Ce qu’il importait donc de dégager dans l’étude, c’était le rôle des phénomènes culturels, plus précisément de la parenté et des représentations de la famille, dans cette évolution. Dans quelle mesure le système de parenté avait-il sous-tendu la montée de l’aristocratie aux vii^e et viii^e siècles, conforté ou affaibli l’ordre carolingien au ix^e siècle, contribué ou freiné par la suite la mise en place progressive d’un ordre nouveau ? Il s’agissait bel et bien de poser le problème de l’interaction des structures de parenté et du pouvoir, du culturel et du politique.

22De tels phénomènes s’inscrivent dans la longue durée et ne peuvent que difficilement se situer par rapport à des « coupures », celles-ci étant d’ailleurs bien difficiles à établir. En amont, les historiens ne savent plus très bien où situer le vii^e siècle : est-ce encore l’Antiquité, est-ce déjà le Moyen Age ? Et comme on l’a vu, en aval, le concept de « mutation féodale », autour de l’an mil, est actuellement remis en cause.

23A y bien réfléchir, la constitution des principautés périphériques et l’arrivée au pouvoir de Charles Martel au début du viii^e siècle me semblent avoir sanctionné le passage de l’Antiquité au Moyen Age, d’un monde qui était encore tourné vers le passé, vers l’espace méditerranéen d’où était venue la civilisation romaine, à un monde qui se définissait sur de nouvelles bases, plus septentrionales mais aussi plus hiérarchiques.

24En aval, la fin du ix^e-début du x^e siècle marque également un changement, dont Louis Halphen et Jan Dhondt avaient pressenti l’importance, sans en soupçonner tout l’arrière-plan social et culturel. L’apparition des premières principautés territoriales, liées à l’affaiblissement du pouvoir royal, phénomènes purement politiques, traduisent en fait, annoncent et accompagnent, dans un contexte qui reste carolingien, de véritables changements culturels, au plan de la mythologie du pouvoir, de la structure des groupements de parenté, de la place de la femme et de la lignée féminine au sein de la famille.

25C’est pourquoi, il m’a semblé nécessaire d’inclure le vii^e et le x^e siècles dans mon étude, afin de rechercher comment les transformations politiques s’articulaient sur les changements culturels, dont le rythme est nécessairement lent. Les deux siècles en question ne sont pas des siècles de rupture, mais des siècles de transition, au cours desquels l’ancien se mêle au nouveau. J’aurais pu remonter plus haut et poursuivre l’enquête plus avant dans le temps, mais l’ampleur des dépouillements, rendus nécessaires par la dispersion des sources et par le champ géographique retenu, ne permettait pas de le faire. D’ailleurs mon enquête était centrée sur la période carolingienne, ce qui justifiait donc pleinement le champ chronologique retenu, dès lors qu’il s’agissait de montrer dans quelle mesure les changements culturels accompagnaient, amplifiaient ou freinaient l’évolution politique.

Les sources

26Les sources posent un certain nombre de problèmes spécifiques. On sait qu’elles sont peu nombreuses, mais finalement, l’historien des sociétés est surtout gêné par leur dispersion car, somme toute, au prix de dépouillements considérables et souvent fastidieux, la moisson n’est pas négligeable.

Les sources archéologiques...

27Le sujet, de nature complexe, historique et anthropologique à la fois, impliquait d’avoir recours à tous les types de sources, y compris bien sûr aux sources archéologiques, puisque l’apport de l’archéologie à la connaissance des sociétés haut-médiévales n’est plus à démontrer12. Fouilles de nécropoles, comme Giberville13, Frénouville14 en Normandie, Grobbendonck15 en pays ardennais, ou Bâle-Bernerring16 en Alémanie, étude de sépultures aristocratiques17, comme Morken18 ou Cologne19 en Rhénanie, ou fouilles d’églises cimetériales, comme Nivelles20, ont apporté leur moisson d’informations, précisant les limites des groupes humains (Frénouville, Giberville), l’évolution de la place, sinon de l’image, du noble au sein de son groupement (Bâle-Bernerring, Grobbendonck....)· Il faut cependant noter que la disparition de la pratique de l’inhumation habillée, au vii^e siècle en Gaule, au viii^e siècle en Germanie, limitait les apports en matière de représentation. C’est en matière d’habitat que l’apport de l’archéologie a été essentiel. Les fouilles de villages, comme Mondeville21, ont mis en lumière la permanence de l’habitat rural en certains endroits. L’étude de l’habitat aristocratique a pu être faite grâce aux descriptions des textes, mais aussi grâce aux fouilles. Celles de Husterknupp en Allemagne, de Doué-la-Fontaine22, de Douai23, de Fécamp24, l’étude des fortifications de terre – enceintes et mottes25, ont montré comment le château devenait aux x^e et xi^e siècles une condition de survie du lignage et un instrument de domination.

Le piège des mots

28L’apport de l’archéologie n’a donc pas été négligeable, mais les sources écrites ont néanmoins constitué la base de ma documentation. Bien que les problèmes posés par la documentation écrite soient connus, il faut en souligner l’importance : au haut Moyen Age, écriture et oralité divergeaient, complètement dans la sphère de l’oralité germanique, de plus en plus dans celles des papiers romans, jusqu’au moment où la rupture a été consommée au ix^e siècle, avec le retour de l’écrit à un latin classique26.

29La rigidité du vocabulaire écrit, privé de support oral, s’explique d’abord par là. Par exemple, le vocabulaire de la parenté fut emprunté à la langue latine classique, et l’usage qu’on en fit semble parfois déconnecté de la réalité sociale : ainsi, les Pères du concile de Douzy utilisèrent une terminologie extrêmement précise qui ne correspondait pas au système de parenté du ix^e siècle27, distinguant la sœur du père de la sœur de la mère, le frère du père du frère de la mère, les cousins croisés des cousins parallèles28.

30La rigidité du vocabulaire traduisait d’abord le conservatisme social ambiant, et celui des clercs en particulier. En effet, même si nous avons conservé quelques œuvres majeures écrites par des laïcs – je pense par exemple au Manuel de Dhuoda29 ou à l’Histoire des fils de Louis le Pieux de Nithard30 –, l’essentiel de la documentation a été rédigé par des hommes d’Église, fondamentalement hostiles à toute nouveauté, fût-elle de l’ordre du discours. Lorsqu’on cherche à cerner les contours d’un groupe, à voir comment il s’articulait sur les autres catégories de la population, on est particulièrement gêné par la rigidité du vocabulaire médiéval, peu ouvert aux transformations. Néanmoins, les résistances ne furent pas toujours aussi fortes qu’on pourrait le croire, et elles finirent toujours par céder à la pression des structures sous-jacentes.

31Les documents législatifs – lois barbares dans leurs différentes versions, édits mérovingiens et capitulaires carolingiens –, les textes canoniques, constituèrent un bastion de la résistance, à cause de leur caractère public et officiel : le vocabulaire y suivit donc avec retard les transformations du mode d’organisation sociale et politique. Le vocabulaire diplomatique, celui des diplômes royaux ou impériaux, des actes privés, traduisait également les résistances des autorités devant les transformations de la société. Néanmoins, elles cédèrent devant elles, quoiqu’avec retard. Le vocabulaire social évolua plus rapidement encore dans les autres types de sources : dans le polyptyque de Saint-Bertin, daté du milieu du ix^e siècle, on décrivit par exemple les tenures de personnages appelés caballarii31, des guerriers chasés en échange d’un service militaire. Ce vocable introduisait à travers la catégorie des libres une différenciation fonctionnelle dont on ne trouve pas trace dans les capitulaires ou dans les actes diplomatiques de la même époque. Enfin, les sources narratives, dégagées de toute préoccupation juridique, et pour la plupart d’entre elles de toute préoccupation officielle, s’ouvrirent plus rapidement encore aux innovations du langage qui traduisaient l’évolution culturelle, sociale et politique.

32Cependant, lorsqu’on aborde l’étude de la parenté, le problème n’est pas seulement celui du vocabulaire, mais celui du discours lui-même. C’est alors que le prisme déformant du discours clérical peut paraître un obstacle d’autant plus infranchissable que les clercs abordaient tous les genres, marquant l’ensemble de la documentation écrite du poids de leur idéologie. Les sources littéraires en particulier, celles qui devraient nous apporter la clé des mécanismes de la parenté, furent l’œuvre d’évêques, de moines ou de chanoines qui portaient sur la société laïque de leur temps un regard méfiant, voire hostile32.

33Hommes d’Église, ils étaient engagés dans un combat sans relâche pour le maintien de l’ordre divin et pour l’avènement du royaume de Dieu. Leur vision du monde était donc conservatrice, leur attitude peu favorable au changement social, leur combat destiné à promouvoir le modèle chrétien de la famille et du mariage33.

34Leur discours n’était donc pas seulement conservateur, il était aussi engagé : il renforçait les pesanteurs sociologiques et il les aggravait ; les mots servaient aux clercs à agir sur le réel, à projeter le modèle clérical de la famille sur la société de leur temps. Voilà le problème le plus grave qui se pose à l’historien étudiant la société laïque en général, et les mécanismes de la parenté en particulier. Il est gêné non seulement par l’ambiguïté et la rigidité du vocabulaire médiéval, mais aussi par le prisme souvent déformant du discours clérical.

35Je me suis donc heurtée au problème des contradictions et de la multiplicité des représentations. Le droit barbare, qui codifia en langue latine des pratiques sociales échappant à l’influence de l’Église, apporte une moisson d’informations importantes sur les groupements de parenté. Les lois réglaient le mode de transmission de l’héritage ainsi que les droits et devoirs qui s’attachaient à la parenté34. La parentèle bilatérale, étendue jusqu’à la cinquième ou sixième génération, y apparaît comme la base de tous les autres groupements, réglant à la fois la transmission des droits et assurant la stabilité sociale. Mais le droit médiéval fut d’une extrême pesanteur, puisque les diverses versions des lois franques reprirent les mêmes règles, à quelques modifications près, comme si la société avait été immobile, comme si les groupements n’avaient pas changé de forme. Malgré tout, l’image est conforme à celle qui ressort des sources normatives de l’Église, – actes des conciles, statuts synodaux ou traités de morale –, dans lesquelles la parenté était définie comme un ensemble de relations excluant toute possibilité d’unions matrimoniales : l’extension des interdits de mariage à l’époque carolingienne conduisit en effet à ce que le cercle ainsi défini en vînt à épouser les contours de la parentèle légale...

36Pourtant, lorsqu’on se tourne vers les sources littéraires, et particulièrement vers les vies de saints, c’est une image de la famille toute différente qui apparaît : une famille étroite, strictement conjugale, centrée sur les parents et les enfants35. On en conclura que c’était là le modèle que l’Église cherchait à faire triompher, à travers les Vitae, mais aussi par les normes qu’elle imposait en matière matrimoniale.

37J’en suis finalement arrivée à penser qu’il fallait dépasser ces contradictions et admettre que le discours médiéval était engagé, mais qu’il restait en prise directe avec le réel, qu’il devait être considéré comme un tout, malgré la multiplicité des genres. Les sources hagiographiques mettaient l’accent sur la famille nucléaire, les sources normatives, civiles ou religieuses, articulaient la familia sur d’autres formes de groupements, et d’abord sur la parentèle bilatérale. D’ailleurs, des parentes et amici apparaissent à l’arrière-plan du récit hagiographique ou annalistique, tandis que les sources normatives laissent transparaître l’importance de la structure conjugale...

38L’étude entreprise n’aurait pas été possible sans le matériel diplomatique. Certes, c’est un matériel rigide, et même aride, mais les renseignements fournis sont de toute première importance36, puisqu’ils concernent tous les aspects de la question, et pas seulement la structure de la fortune aristocratique. L’évolution de la titulature nous renseigne sur l’idéologie du pouvoir37 et sur les projections que les potentes faisaient d’eux-mêmes. L’étude des suscriptions, individuelles ou conjointes, permet d’analyser le mode de gestion du consortium, de voir le rôle du mari, la place de l’épouse et ses droits, de mesurer leur degré d’indépendance respective38. L’analyse des souscriptions permet de dégager la structure des groupements locaux, ainsi que les relations entre parenté et voisinage, par l’étude des témoins. Elle permet ensuite, par le relevé des consentientes, de la laudatio parentum, de préciser le poids de la parenté sur le mode de gestion du patrimoine et de mieux cerner le cercle de la parenté efficace.

39Enfin, les inscriptions dans les nécrologes, et plus encore les entrées dans les libri memoriales, constituent une source de premier ordre, pour appréhender les parentèles39. Or le mode de présentation des entrées a changé au cours de la période carolingienne, révélant ainsi les transformations qui affectaient alors les groupements de parenté.

40La confrontation des différentes sources a ainsi permis d’échapper au piège des mots et de résoudre une partie des difficultés. Reste à faire le compte de la documentation...

41Le matériel diplomatique intéressant le sujet à un titre ou un autre, représente un total de plus de 5 000 actes, mais 3 300 viennent des cartulaires de Lorsch et de Fulda et ne concernent que les marges de l’espace étudié. Au cœur de la région d’entre Loire et Rhin, 1445 actes ont apporté leur moisson d’informations, se répartissant ainsi : 5 % sont datés du vii^e siècle, 15 % du viii^e siècle, 30 % du ix^e siècle et 50 % du x^e siècle : la progression est très forte à partir du viii^e siècle, particulièrement dans la seconde moitié du siècle.

42Ne fournissant que 5 % du total des actes diplomatiques, le vii^e siècle est également caractérisé par une très faible activité législative et conciliaire. Néanmoins, ces lacunes sont en partie compensées par l’apport du matériel hagiographique et narratif : près de la moitié des Vitae intéressant le sujet (22 sur 46) concernent le vii^e siècle, auxquelles s’ajoute l’importante chronique de Frédégaire.

43Les viii^e et ix^e siècles sont caractérisés par une intense activité législative et conciliaire, ainsi que par la rédaction d’œuvres narratives nombreuses, de plusieurs biographies royales et de polyptyques. Les actes diplomatiques représentent 45 % de l’ensemble, ce qui peut paraître faible, mais n’ont pas été comptabilisés les diplômes royaux n’apportant rien au sujet. La richesse des fonds de Lorsch et de Fulda pour le règne de Charlemagne permet d’ailleurs de compenser largement certaines lacunes de la documentation, puisque les deux tiers des actes sont datés des viii^e et ix^e siècles40.

44Enfin, le x^e siècle n’est pas le parent pauvre de la période, comme on aurait pu s’y attendre. La documentation y est même abondante, puisque 50 % des actes diplomatiques proviennent de cette période, également caractérisée par une forte activité en matière narrative (Gesta, histoires, chroniques). Cependant, on a alors réuni moins de conciles, rédigé moins de traités de morale et les actes diplomatiques sont inégalement répartis dans le temps et dans l’espace. En Lotharingie, la rédaction des actes se poursuit régulièrement durant tout le siècle, tandis qu’en Francie occidentale, il y a un fléchissement très net du nombre d’actes émis à partir des années 880, l’étiage se situant dans les années 910-920, suivi d’une reprise à partir des années 930-940, l’accélération devenant très rapide à partir des années 970.

45Au total, les sources ne sont pas très nombreuses si on les compare à la période suivante : pour parvenir à rassembler des matériaux en nombre suffisant, il m’a donc fallu entreprendre des dépouillements considérables. Surtout, il m’a fallu étendre l’espace étudié à une vaste région. Quoique celle-ci possédât une véritable unité culturelle, il était difficile d’embrasser une telle matière. C’est pourquoi, je me suis efforcée de dégager des modèles d’évolution, de chercher les points de rupture et de continuité, d’étudier des phénomènes d’interaction, plutôt que d’entreprendre des études régionales précises que je n’aurais pu mener à bien.