1On a longtemps pensé que le concept de noblesse avait un contenu essentiellement juridique et qu’un groupe nobiliaire était nécessairement doté de privilèges. Or, les lois franques ne font nullement référence aux nobiles, la seule différenciation juridique qui y apparaisse étant celle de la liberté, les seuls « privilégiés » y étant les antrustions, c’est-à-dire les membres de la garde privée du roi. Les historiens français, fortement influencés par les travaux de Paul Guilhermoz1 et de Marc Bloch2, ont donc considéré que la noblesse n’est apparue que tardivement en France, aux alentours du XIIe siècle. Nous savons pourtant que chez d’autres peuples germaniques, il existait au ix^e siècle une véritable noblesse, reconnue par la loi, puisque, par exemple, Nithard décrivait ainsi la société saxonne : « Cette nation est divisée en trois ordines : les uns qui, dans leur langue, sont appelés etheling, les autres friling et d’autres enfin laz, ce qui en latin signifie nobiles, ingenuiles et serviles »3. Chez les Saxons, les Frisons4 ou les Anglo-Saxons5, les nobiles étaient protégés par un triple wergeld. En Bavière, à la fin du viii^e siècle, les nobiles se distinguaient nettement des simples liberi, par leur statut social, mais aussi par l’exercice de la potestas6. Il s’agissait donc d’un type de partition sociale commun à plusieurs peuples germaniques et que les Francs ont sans doute également connu à l’aube de leur histoire.

2Ce n’est pas le lieu de revenir ici sur les discussions à propos du devenir de l’Uradel franque après la victoire de Clovis7. Les historiens sont aujourd’hui d’accord pour admettre qu’elle survécut à cette victoire, mais qu’elle se fondit au sein de ce qui allait devenir la noblesse mérovingienne8. Le problème est de savoir comment celle-ci se définissait au VIIe siècle et dans les siècles qui suivirent.

3Tous les historiens admettent qu’au haut Moyen Age, une aristocratie puissante, vigoureuse, s’élevait au-dessus de la masse de la population, libre et non-libre, fondant sa domination sociale et économique sur la possession de vastes domaines et des droits fonciers qui s’y attachaient9. Ce point étant acquis, les opinions divergent sur le reste et d’abord sur la nature du pouvoir noble, sur les contours du groupe des nobiles, sur ses relations avec le groupe des liberi homines d’une part, avec le roi d’autre part10 : noblesse ou aristocratie, prééminence sociale ou juridique, naissance ou fonction, droits autogènes ou délégués ?

4Pour désigner les membres du groupe dominant, les auteurs utilisaient les vocables nobiles viri et illustri/inlustri viri qui, tout en se recoupant largement, n’étaient pas exactement synonymes : le premier était plus général que le second, il désignait ceux qui se distinguaient par leur naissance, par leur supériorité sociale et par leur puissance ; le second était un titre d’origine romaine, qui s’appliquait à tous ceux qui avaient exercé une haute fonction au service du roi11.

5En 1939, Gerd Tellenbach montra qu’à l’époque carolingienne, il existait au sommet de la pyramide aristocratique une Reichsaristokratie qui servait le souverain aux quatre coins de l’Empire, tout en assurant sa propre fortune et sa propre puissance12. Plus tard, les travaux de Karl Bosl mirent en lumière l’importance du clivage entre potentes et pauperes, entre les puissants et les faibles13. Lui et d’autres définirent la noblesse comme une aristocratie de fonction, une Dienstadel au service du roi14.

6Cependant, l’archéologie et les textes révèlent aussi que tous les nobiles n’étaient pas inlustri viri, que le groupe nobiliaire dépassait largement celui des proceres regni, qu’il s’enfonçait profondément dans le corps social des libres. Comment les nobiles justifiaient-ils leur propre domination ? Comment se distinguaient-ils du reste de la population libre ?

7Il est clair que la noblesse fondait la légitimité de sa prééminence sur la naissance, sur la qualité de son sang, sur les vertus de ses ancêtres15, mais qu’elle se définissait aussi par son indépendance sociale et par l’exercice d’un certain nombre de droits, exercés au plan local. Les tombes de chefs des v^e-vii^e siècles, le droit à la Gefolgschaft reconnu par la loi, la structure même de la villa, expriment en effet une vocation protectrice qui induisait des prérogatives de nature publique dépassant le cadre des pouvoirs fonciers16. Ces droits étaient-ils non délégués, autogènes, comme l’ont affirmé Walter Schlesinger ou Franz Irsigler ?17 Ou bien, faut-il considérer avec Karl Ferdinand Werner que la noblesse tout entière, noblesse de sang au demeurant, était une militia, qui se reconnaissait à son aptitude à servir (militare), à exercer la potestas dans des cadres définis par le roi18 ? Admettons pour l’instant que la noblesse fondait sa prééminence sur la naissance, qu’elle se définissait par son indépendance sociale, par sa puissance et par l’exercice d’un certain nombre de prérogatives publiques : les nobiles étaient des potentes, mais pas nécessairement des inlustri viri. Peut-être ne saura-t-on jamais si, au plan strictement local, les prérogatives des nobles venaient d’un droit délégué ou non par le roi. Il faudra en tout cas se demander comment elles s’inséraient dans l’ordonnancement général de la société.

8Georges Duby a mis en lumière l’apparition, puis l’essor d’un groupe de milites, de guerriers professionnels, qui s’est développé en liaison avec l’affaiblissement du pouvoir royal, la militarisation du pouvoir au x^e siècle, et la mise en place des seigneuries châtelaines au xi^e siècle. Le même auteur a posé le problème des origines de la chevalerie et celui de ses relations avec la noblesse19. De son côté, Jean Flori s’est interrogé sur le développement d’une idéologie spécifiquement chevaleresque aux xi^e et xii^e siècles20.

9Des travaux de Georges Duby sur le Mâconnais, mais aussi de ceux de Robert Fossier sur la Picardie21 ou de Michel Parisse sur la chevalerie lorraine22, il semblait ressortir qu’au xi^e siècle, le groupe des nobiles était encore loin de s’identifier à celui des milites, que la militia était un métier dont les membres se recrutaient à la fois dans les vieilles familles de la nobilitas et dans les couches supérieures de la paysannerie. Tout récemment cependant, Dominique Barthélemy vient de remettre en cause le concept de mutation de l’an mil en Vendômois23, affirmant avec force la continuité entre l’aristocratie carolingienne et la chevalerie du xi^e siècle, entre les proceres carolingiens et la chevalerie régnante, entre la strate inférieure de l’aristocratie carolingienne et la chevalerie servante24.

10L’objet du débat relève en fait du système de représentation sociale et des fondements culturels du pouvoir au haut Moyen Age. Si l’on admet en effet que, depuis les débuts du Moyen Age, la nobilitas se définissait par son aptitude à exercer la potestas au service du roi, il faut alors rejeter l’idée selon laquelle l’idéologie de la militia se serait définie par captation de l’idéologie royale aux x^e et xi^e siècles25. Mais si l’on considère le champ de la mythologie du pouvoir, en d’autres termes la justification idéologique de la domination, bien des indices montrent qu’il y a eu des changements à la fin du ix^e-début du x^e siècle, en relation avec des phénomènes aussi profonds que le mode de structuration de la parenté.

11Les historiens se sont intéressés aux mécanismes de la parenté. Depuis qu’en 1957, l’école de Fribourg, alors dirigée par Gerd Tellenbach, fit paraître un important recueil de travaux sur les grandes familles aristocratiques carolingiennes26 et qu’à la même époque, Karl Ferdinand Werner fit œuvre de pionnier avec ses recherches sur les origines des grandes familles comtales de Francie occidentale27, poursuivies et élargies par la suite28, on sait que la noblesse de l’époque féodale plongeait en grande partie ses racines dans l’aristocratie carolingienne, qu’il y avait continuité biologique entre l’une et l’autre.

12Cependant, d’une période à l’autre, les groupements de parenté s’étaient profondément modifiés. Karl Schmid et ses élèves s’attachèrent à définir la structure des groupements haut-médiévaux, mettant à profit les apports de l’anthroponymie et ceux de la prosopographie. Les recherches sur les noms de personne permirent ainsi de mettre en lumière l’existence au haut Moyen Age de vastes Sippen, de structure large et horizontale, sans réelle profondeur généalogique29. Afin de mieux cerner les contours des groupements carolingiens, on s’attaqua à une source jusqu’alors méconnue, mais qui allait se révéler d’une richesse insoupçonnée, les Livres de Confraternités et les libri memoriales30, à partir desquels furent aussi réalisés de nombreux travaux sur la memoria31. Néanmoins, bien que des historiens anglo-saxons aient montré le renforcement de structures plus verticales32, voire patrilinéaires33, dès le ix^e siècle, on considère toujours que les groupements larges n’ont guère évolué durant le haut Moyen Age et que l’apparition de groupements verticaux et patrilinéaires n’est pas antérieure à la fin du x^e siècle, sanctionnant ainsi la rupture de l’an mil34.

13On sait maintenant ce que l’anthropologie peut apporter à la connaissance des sociétés anciennes35. Depuis longtemps, les anthropologues ont défini les structures de parenté médiévales comme des structures complexes, fondées sur des mécanismes de transmission des droits, d’appartenance au groupe et d’échange des femmes qui échappaient aux règles élémentaires de la filiation et de l’alliance36. À partir de là, des études ponctuelles ont été entreprises, pour démonter les mécanismes en question. L’étude de Lorraine Lancaster sur la terminologie de parenté anglo-saxonne37, suivie par les travaux d’Émile Benvéniste sur le vocabulaire de la parenté dans les langues indo-européennes38 ou ceux de Pierre Toubert sur le vocabulaire de la parenté dans le Latium et la Sabine39, ne suscitèrent guère d’échos en France et en Allemagne40. On s’intéressa davantage au mode de transmission des noms41 et beaucoup plus encore à celui des droits, comme révélateurs des structures de la parenté42 : il s’agissait de définir les droits respectifs des fils et des filles43 et la place de la parenté maternelle44 au sein de ces ensembles. Cependant, l’alliance, « structure portante du groupe familial aristocratique »45, n’a souvent été envisagée qu’à travers les différentes formes de mariage et les normes imposées46 : la législation de l’Église en matière matrimoniale et le modèle familial imposé par les clercs carolingiens ont en effet suscité de nombreuses études47, sans que pour autant, ait été dégagé l’impact réel de ces mesures sur les pratiques ou sur la stratégie matrimoniale aristocratique48. Ces réflexions sur le mariage ont néanmoins ouvert d’autres pistes de recherche : dépassant le problème des groupements de parenté, on s’est interrogé, dans le monde anglo-saxon tout d’abord49, ailleurs ensuite50 sur le rôle de la femme au sein du couple conjugal. On cherche également à mieux définir la place du couple conjugal dans la société médiévale, puisqu’on sait maintenant que les progrès de la conjugalité furent rapides durant la Basse Antiquité51 et qu’à l’époque carolingienne, le modèle familial paysan était conjugal52. Reste à définir la place du couple conjugal dans la parentèle aristocratique.

14Divers champs de recherche ont donc été abordés, les pistes se rejoignant parfois, sans jamais s’entremêler complètement : le pouvoir, les groupements de parenté, la famille, la femme... J’ai donc tenté ici de croiser ces multiples données, afin d’étudier l’interaction des structures de la parenté et de celles du pouvoir, à un moment où le rôle de l’aristocratie se redéfinit, où le mode d’exercice de l’autorité locale se transforme, où des normes plus contraignantes pèsent de plus en plus lourdement sur le système des échanges entre les groupes de parenté.

15Après avoir rapidement décrit l’espace étudié et dressé un état des sources, j’ai consacré la première partie de ce travail à définir le groupe des nobiles, le fondement de son pouvoir, ses relations internes et sa dynamique externe. La deuxième partie traite des mécanismes de la parenté, de l’identification et du mode de classement des parents, de la transmission des droits et du système de l’alliance. Enfin, la troisième partie porte sur les groupements de parenté, comme structures d’encadrement et de pouvoir : le groupe domestique, organisé autour du couple conjugal d’une part, les parentèles et les Sippen d’autre part.