Délibération et pouvoir dans la cité grecque
|Première partie. Les héros d'Homère ont la parole
Les héros d’Homère ont la parole
Texte intégral
- 1 G. Grote, History of Greece (1869), II, 63-66 ; par ex. G. Glotz, Cité grecque (1968), 61 et 451-4 (...)
1Toute réflexion historique portant sur l'ensemble de l'antiquité grecque se doit de prendre les poèmes homériques comme point de référence, voire comme base de départ. Nous n'échapperons pas à cet hommage obligé aux beaux discoureurs que furent les héros d'Homère, d’autant que, dans les innombrables ouvrages consacrés à l'épopée, aucune étude d'ensemble de la délibération homérique n'a encore été tentée. Le plus souvent, c'est l'intérêt porté à la royauté homérique qui a amené à s'intéresser aux conseils et assemblées qui lui servent de contrepoint. La place accordée à la délibération dépend alors directement de celle que l’on reconnaît au roi. Dès lors que l'on défend l'idée d'un pouvoir royal fort, on représente un conseil et une assemblée aussi nécessaires que dépourvus de pouvoir réel. Longtemps, les savants ont suivi les conclusions de G. Grote pour qui « le peuple écoute sa voix, adopte ses propositions, obéit à ses ordres : non seulement la résistance, mais même la critique de ses actes, sont généralement montrées sous un aspect odieux » ; de ce fait, conseil et assemblée « plus ou moins fréquemment convoqués, sont montrés... comme des occasions de donner un avis au roi et un moyen pour ce dernier d'exprimer sa volonté au peuple, plutôt que comme une restriction à son autorité ». Avec beaucoup de nuances, c'est encore l'opinion qui prévaut chez P. Carlier, bien qu'il ait insisté sur « l'obligation » de consulter les Anciens et la fréquence des assemblées, aux pouvoirs toutefois « extrêmement réduits »1.
- 2 M.I. Finley, Le monde d'Ulysse (1983), 96-101 ; 114 sq.
- 3 B. Qviller, SO, 1981, 109-155, applique au monde homérique, les schémas du « big-man » proposés pa (...)
- 4 J. Halverson, Hermes, 1985, 129-145, qui ne croit ni à une véritable royauté ni à une communauté q (...)
2La même impression se dégage des études qui traitent le problème en s'aidant de l'ethnologie. Ainsi M.I. Finley insiste-t-il sur l'inachèvement de la structure politique des communautés homériques2. Tout un courant « primitiviste » rejette la possibilité d'une véritable délibération. Les réunions servent à recevoir une information qui n'a guère d'importance, sauf au cours d'une campagne militaire. Pire encore : pour B. Qviller, l'autorité du roi ne se maintiendrait qu'avec la possibilité d'« acheter » les autres basileis par des dons ; sa capacité de parole ne lui servirait qu'à convaincre les autres de le suivre dans une expédition, nullement à maîtriser une assemblée totalement tenue à l'écart d'une telle décision. Le pouvoir du chef étant personnel et non institutionnel, il n'aurait pas à s'encombrer de relais politiques tels que l'assemblée ou le conseil3. De son côté, un savant comme J. Halverson, en réduisant la royauté à un simple prestige personnel provisoirement supérieur à celui des autres basileis, ne voit dans les assemblées que des lieux d'échange des informations, de bavardages et d'expression des querelles ou des mécontentements, mais non de résolution des conflits4.
- 5 F. Moreau, REG, 1893, 204-250 ; A. Fanta, Der Staat... (1882), 70-97.
3Pourtant, dès 1893, un autre ton avait été adopté par F. Moreau, qui traitait les « assemblées politiques » des poèmes homériques comme un véritable parlement, avec les restrictions qui s'imposent. Plus complexe est l'exposé d'A. Fanta qui prend systématiquement en compte la variété des situations décrites dans les poèmes et cherche à surmonter les contradictions en s'appuyant sur les travaux de l'époque, qui distinguent entre les parties les plus anciennes et les plus récentes : on partirait d'une monarchie quasi absolue ; l'affaiblissement de celle-ci se traduirait d'abord par l'affirmation du dèmos et de ses manifestations en assemblées ; mais, à long terme, le véritable vainqueur serait le groupe d'aristocrates qui, de fait, se substitue au roi dans l'élaboration des décisions prises en conseil5. La thèse est intéressante et, si l'on est aujourd'hui plus réticent à découper le texte chronologiquement, on admet volontiers que plusieurs types de sociétés archaïques ont pu inspirer le poète.
- 6 A.B. Feldman, CJ, 1952, 337-345 ; I.V. Andreev, Klio, 1979, 385-405 ; F. Bourriot, Génos, 240-264 (...)
4L'idée d'une souveraineté de la communauté face à un roi qui ne pouvait se prétendre monarque, a pu mener à quelques excès : la « démocratie » homérique dont A.B. Feldman s'est fait le chantre n'a pas emporté la conviction ; son travail correspondait toutefois à un besoin : il devenait nécessaire de réhabiliter les assemblées homériques dont les pouvoirs étaient beaucoup plus maltraités par les historiens que ceux des rois. Reprise par I.V. Andreev, l'étude du rôle joué par l'assemblée du peuple aboutit à une vision beaucoup plus nuancée, encore que l'on puisse être déconcerté par l'attribution à Homère d'une « phraséologie démocratique » dissimulant ses opinions très aristocratiques. En fait, malgré les mises au point de F. Bourriot, l'historiographie est encore très marquée par la conception « gentilice » de la société homérique. Dans sa version marxisante chez I.V. Andreev ou plus classique chez E. Cantarella6, elle implique toujours la référence au système jadis mis en valeur par G. Glotz : pouvoir des chefs de clan, déjà menacé par des forces délétères internes, rivalités pour le pouvoir et revendications des exclus. Certes, le poids de certaines familles explique bien des perturbations dans les cités archaïques, mais cela n'implique pour autant ni l'existence de familles larges ni le monopole du pouvoir pour leurs chefs.
- 7 A. Andrewes, Probouleusis (1954) ; F. Gschnitzer, Festschr. R. Muth, 151-153. Dans le même esprit, (...)
- 8 L'historiographie du problème de la cité dans son ensemble ainsi que le plaidoyer le plus vigoureu (...)
5L’étude que je poursuis s'inscrit en fait dans un courant particulièrement bien représenté par des savants comme A. Andrewes et F. Gschnitzer qui ont cherché à déceler, dans l'Iliade et l’Odyssée, les prémisses des institutions civiques postérieures : contraintes de la délibération préalable pour le premier, conseil avec son comité directeur pour le second7. Ceci suppose qu'une communauté organisée, une cité, soit déjà présente dans les poèmes. La querelle, à ce sujet, ne semble pas épuisée car tout dépend de ce que chacun entend par « cité ». La distance qui sépare les cités d'Homère de celles de la Grèce classique n'est pas telle cependant que nous ne puissions avoir des repères nous permettant de ne pas nous égarer en route8.
- 9 Voir G.M. Calhoun, Companion, 431-432, P. Vidal-Naquet, Annales, 1983, 716 sq. et H. Hommel, Fests (...)
6Ces controverses ne sont pas aussi anachroniques qu'on pourrait le penser. Certes, l'opposition monarchie / aristocratie / démocratie n'est pas toujours adaptée au monde grec archaïque, pas plus que ne l'est sans doute le concept de citoyenneté. Il reste que la vision primitiviste, si séduisante pour le lecteur du Monde d'Ulysse, pourrait bien n'être qu'un mirage. Pourquoi prendre en compte les silences du poète ? Qu'il taise des détails de procédure, qu'il saute des formalités juridiquement « incontournables », il remplit sa tâche de poète qui ne saurait être celle d'un historien ou d'un juriste9. Etonnons-nous plutôt qu'à l'occasion d'une scène dramatique ou familière, il nous offre des images, des allusions, des remarques d'autant plus éclairantes pour notre propos qu'il ne leur attribue aucune valeur démonstrative. Un exemple pour bien comprendre ce décalage entre le discours poétique et la réalité historique qu'il suggère : les basileis de l'épopée sont des guerriers, des discoureurs et des jouisseurs ; peu de place, dans leur vie, pour les activités productives ; et, comment imaginer ces prétendants, imbibés de vin et gavés de viandes, en jeunes chefs de guerre payant de leur personne ? Faut-il penser, avec J. Halverson, qu’ils sont les fils fainéants de pères assez actifs pour permettre aux jeunes de profiter des biens acquis ? Il est clair que le poète ne décrit qu'une partie de leur vie quotidienne ; à l’inverse, il nous montre un Ulysse, aristocrate s'il en est dans tous ses comportements, qui sait fort bien s’y prendre pour construire son bateau, fabriquer de ses mains le lit conjugal ou tracer avec l'araire un sillon bien droit. Le poète ne procède pas différemment pour les institutions délibératives, pensons-nous : il est intéressé par leur influence sur la conduite des héros et le déroulement des opérations militaires ou des aventures, par la possibilité de camper ses personnages dans un rôle spectaculaire, mais il n'a guère de raisons de s'attarder sur le détail institutionnel que son public reconstituait sans peine. Ce que les poèmes nous disent, gardons-nous donc de le compléter par un non-dit que nous emprunterions à des documents postérieurs ou à des études ethnologiques, et contentons-nous de ce qu'ils nous disent explicitement pour mener notre analyse de la délibération.
- 10 En outre, je suivrai les Anciens en ne parlant que d'un seul poète : malgré les différences politi (...)
- 11 G. Grote, History of Greece (1869), 58-59 ; A.M. Snodgrass, JHS, 1974, 125. L'auteur a lui-même bi (...)
7Le lecteur aura compris que je prends ainsi parti sur l'historicité de la société mise en scène dans l'épopée10. Ce monde n'aurait-il existé que dans l'imagination de l'aède et de son auditoire, il représentait pour eux une image plausible du passé proche ou lointain que la poésie tentait de restituer. A la suite de G. Grote ou d’A.M. Snodgrass, nous pensons que l'imagination des hommes de cette époque ne pouvait qu'être soumise, au moins partiellement, à leur environnement, faute de livres et de connaissance du monde extérieur ; en s'adressant à un public varié et illettré, il suffisait d'idéaliser un peu les hommes et la société que chacun connaissait, de grossir les réalités de son temps et d'emprunter au passé divers éléments. Le poète élaborait ainsi un tableau composite, enrichi par son imagination. Mais je ne crois pas que l'époque des « âges obscurs » ait constitué un vide culturel et institutionnel, comme le voudrait A.M. Snodgrass. A la fin du IXème siècle av. J.C., il pouvait exister des institutions assez différentes d'une cité à l’autre et probablement aussi des éléments institutionnels encore mal unifiés à l'intérieur d'une même cité, l'ancien et le nouveau s'entremêlant11.
- 12 Platon, Rép. 606 e, tout en préférant écarter de sa cité ce genre de poésie, admet qu'Homère « a é (...)
8Par ailleurs, ces poèmes ont véhiculé des valeurs éthiques, des modèles de comportements politiques, sociaux et religieux dont Platon reconnaîtra encore la prégnance12. C'est assez dire que les Anciens eux-mêmes nous imposent de les étudier tels qu'ils sont, sans parti-pris et je dirais presque sans perspective historique, du moins dans un premier temps. Si même nous ne devions déboucher sur aucune vision globale de la délibération, du moins aurons-nous un aperçu de la culture politique du poète et des modèles de référence pour un Ionien de cette époque.
Notes
1 G. Grote, History of Greece (1869), II, 63-66 ; par ex. G. Glotz, Cité grecque (1968), 61 et 451-470 ; P. Carlier, Royauté, 182-187.
2 M.I. Finley, Le monde d'Ulysse (1983), 96-101 ; 114 sq.
3 B. Qviller, SO, 1981, 109-155, applique au monde homérique, les schémas du « big-man » proposés par M.D. Sahlins, notamment dans Stone Age Economics (1974).
4 J. Halverson, Hermes, 1985, 129-145, qui ne croit ni à une véritable royauté ni à une communauté qui ressemblerait à une cité.
5 F. Moreau, REG, 1893, 204-250 ; A. Fanta, Der Staat... (1882), 70-97.
6 A.B. Feldman, CJ, 1952, 337-345 ; I.V. Andreev, Klio, 1979, 385-405 ; F. Bourriot, Génos, 240-264 ; E. Cantarella, Norma e Sanzione, 95-138.
7 A. Andrewes, Probouleusis (1954) ; F. Gschnitzer, Festschr. R. Muth, 151-153. Dans le même esprit, J.V. Luce, Proc.RIA, 1978, 11.
8 L'historiographie du problème de la cité dans son ensemble ainsi que le plaidoyer le plus vigoureux en faveur de sa très grande ancienneté, se trouvent dans H. van Effenterre, La cité grecque (1985). Cl. Mossé, AION(archeol), 1980, 7-19, relève les éléments qui permettent de considérer comme des poleis certaines communautés homériques. Pour d'autres, tel W.G. Runciman, CSHH, 1982, 351-377, nous n’aurions pas encore de véritables Etats.
9 Voir G.M. Calhoun, Companion, 431-432, P. Vidal-Naquet, Annales, 1983, 716 sq. et H. Hommel, Festschr. Stark, 37-38.
10 En outre, je suivrai les Anciens en ne parlant que d'un seul poète : malgré les différences politiques entre les mondes de l'Iliade et de l'Odyssée, nous n'avons aucun moyen de trancher ce débat.
11 G. Grote, History of Greece (1869), 58-59 ; A.M. Snodgrass, JHS, 1974, 125. L'auteur a lui-même bien montré, par l'exemple du mariage, comment coexistent des pratiques anciennes et d'autres qui annoncent l'avenir. Dans le même sens, E. Cantarella, Norma e Sanzione, 102.
12 Platon, Rép. 606 e, tout en préférant écarter de sa cité ce genre de poésie, admet qu'Homère « a été l'instituteur de la Grèce et (que)...pour l'administration et l'éducation des hommes, il mérite qu'on le prenne et qu'on l'étudie » (trad. E. Chambry). Sur ce rôle d'Homère, voir M.I. Finley, Monde d'Ulysse (1983), 13 et 23 sqq.. M. Schofield, CQ, 1986, 6-8, insiste à juste titre sur le modèle que constituait le héros homérique, y compris pour son euboulia, trop fréquemment sous-estimée par les historiens contemporains.
© Éditions de la Sorbonne, 1997