URL originale : https://books.openedition.org/psorbonne/23667
Du paysage à l'interaction de l'homme et du milieu : l'environnement du village
p. 471-490
Texte intégral
1Le sujet retenu pour ce volume est « le village médiéval et son environnement » le titre de ma contribution n'est pas seulement un jeu sur les mots, facile, mais aussi la position d'un problème auquel il était difficile de répondre il y a encore dix ans et a fortiori au moment où J.-M. Pesez a commencé à développer des recherches sur le monde rural. L'archéologie médiévale s'est d'abord intéressée aux lieux de vie de l'homme : habitat rural, groupé essentiellement, et habitat aristocratique rural, comme l'illustrent les travaux conduits en équipe par J.-M. Pesez, sur le choix desquels il n'y a pas lieu de s'interroger dans ce cadre1. Ce n'est que depuis une dizaine d'années que s'est développée une recherche sur “le territoire de l'homme rural médiéval”. Comme le dit J.-M. Pesez, « l'archéologie médiévale ne s'est pas tout de suite adressée aux sites ruraux, elle ne le fait que depuis quelques décennies. Il y a moins de temps encore qu'elle prend en compte les vestiges botaniques et osseux, qu'elle recherche les champs fossiles, qu'elle associe l'étude des terroirs à celle des villages »2.
2La contribution que je propose est une réflexion qui s'inscrit dans le thème sur “le finage”, sur les chemins compliqués que doit suivre l'“historien sédimentaire” quand il cherche à comprendre la part respective de l'homme et du milieu physique au Moyen Âge dans la construction des paysages et l'utilisation des terroirs.
3Le milieu plutôt que le paysage, le terroir, ou le finage qui renvoient à d'autres débats. J'utilise ce mot3 en raison, sans doute, de quinze ans de collaboration avec des naturalistes, mais mon point de vue ne saurait être que celui d'une historienne sédimentaire : l'“environnement du village”, non pour coller au thème de manière artificielle et rhétorique mais pour rester dans le cadre de la spécificité de l'archéologue médiéviste dont les préoccupations sont de comprendre et, dans toute la mesure du possible, d'expliquer le rôle des sociétés qui au long du millénaire médiéval se sont trouvées confrontées à la “nature”.
4Parmi les questions que se pose légitimement l'historien, il en est quelques-unes auxquelles il a pu être apporté des éléments de réponses ; mais ce qui est de loin le plus fécond dans les acquis de ces recherches est plutôt, non seulement le grand nombre de questions nouvelles, mais aussi le regard différent que l'archéologue est conduit à porter sur les sources qu'il élabore. Que doit-on entendre par “milieu” ? Comment a-t-il évolué entre le Ve et le XVe siècle ? Comment l'homme médiéval s'est-il approprié l'espace ? Comment l'a-t-il transformé ? Comment a-t-il pu contraindre les contraintes ou s'y adapter ? Quelles questions l'archéologue peut-il poser aux naturalistes ? Quel est l'apport de l'archéologie à l'étude du milieu ? Quelle échelle de réflexion doit être retenue ? Quelles sont les questions pertinentes, légitimes ou non ?
Des milieux et des hommes
Historique du développement de ces recherches
5Les relations entre l'homme et le milieu n'étaient étudiées jusqu'à une époque récente que pour la Préhistoire et la Protohistoire ancienne, et ce sous l'angle de l'anthropisation, c'est-à-dire d'une manière qui ne peut intéresser complètement le médiéviste car, adopté aussi bien par les préhistoriens que les naturalistes, ce concept qui traduit la marque non naturelle (attribuée à l'homme) sur le milieu, ne saurait être applicable à des milieux que des sociétés ont déjà profondément transformés depuis cinq millénaires quand débute le Moyen Âge. Le milieu physique au Ve siècle ne peut plus guère être considéré comme naturel mais comme un produit “culturel”, transformé, construit, produit de six ou quatre millénaires d'exploitation, d'aménagement et de transformations, radicales quelquefois, de l'environnement.
6Depuis la fin des années 1980, et surtout le début des années 1990, de nombreux travaux ont jalonné les progrès de l'intérêt des spécialistes des époques historiques pour le milieu comme l'attestent les publications, les congrès et programmes de recherche développés de manière interdisciplinaire sur ces questions4.
7Cette démarche a conduit un certain nombre de chercheurs des sciences de la terre et des disciplines naturalistes à s'intéresser à l'holocène, c'est-à-dire aux derniers dix mille ans, période jusque là considérée en terme chronologique comme trop récente et non affectée de changements majeurs dans le “milieu naturel”. Mais leur demande mérite d'être analysée, car ces chercheurs n'ont pas les mêmes centres d'intérêt que les historiens : leurs échelles chronologiques et leurs échelles spatiales sont différentes, leur point de vue est en général de conduire leurs observations comme s'il y avait une indépendance des phénomènes “naturels” par rapport à ceux produits par les sociétés et ce n'est que très récemment, et peut-être aussi sous l'effet actuellement dominant des idéologies écologistes, qu'ils ont pris en considération l'action de l'homme comme paramètre incontournable des phénomènes dits naturels pour les six millénaires de l'holocène récent, même si, dans les concepts comme celui de risques “naturels”, ils sont encore dans la même ligne de pensée. Par ailleurs, parmi les raisons de l'intérêt qu'ils ont pu porter depuis une dizaine d'années à l'archéologie, il convient de mettre en évidence le fait qu'ils la considèrent comme le moyen de “dater” les phénomènes naturels dans le cas d'observations conduites sur des sites à chronologie longue : ce n'est que très récemment, sous l'influence d'une demande liée à la recherche archéologique conduite dans le cadre préventif, et en particulier des grands travaux d'infrastructure que nombre de jeunes chercheurs spécialistes des sciences de la terre et de la nature se sont formés par leur participation aux chantiers de recherche archéologique aux questions des historiens et ont appris à dialoguer avec eux.
8De la part des historiens, la démarche jusqu'à une époque récente était de faire appel aux disciplines naturalistes pour apporter des informations en terme d'approvisionnement et d'exploitation du milieu, mais sans toujours mesurer que les observations et les prélèvements effectués pour analyse, presqu'exclusivement “dans” les sites archéologiques, biaisaient les résultats et n'apportaient pas toujours des réponses pertinentes en terme d'histoire, sans compter, de surcroît, la difficile maîtrise de la critique interne des résultats. La conséquence de ces démarches plus parallèles qu'interdisciplinaires étant que les résultats des analyses effectuées étaient trop peu intégrées à la réflexion des historiens.
9Malgré ces réserves, sur lesquelles il faudra revenir, la consécration de cet intérêt s'est traduite par l'organisation entre 1993 et 1996 de nombreux congrès5 et la création en 1996 d'un nouveau programme de recherche intitulé « géoarchéologie des périodes de la protohistoire récente et des temps historiques », dans la programmation du CNRA6, attestant ainsi le dynamisme des recherches passées et des champs ouverts à la réflexion croisée des uns et des autres.
Définition et problématique historique
10Le problème posé par l'environnement au Moyen Âge eût dû être un des grands sujets de recherche dans un monde où 95 % de la population vivait dans et du monde rural. Ce ne fut pas le cas jusqu'à présent, malgré les idées lancées dès les années trente, par les historiens comme les géographes et récemment reprises7.
11Il y a deux points de vue pour aborder l'étude de ce sujet : soit on considère que l'homme, son habitat et ses activités s'insèrent dans un cadre préexistant sur lequel il influe et où son habitat et ses activités sont “enchâssés”, et dans ce cas on parlera de milieu ; soit on se place au centre du village et on regarde “ce qui est autour” et on parlera dans ce cas d'environnement. Même si l'objet de l'étude stricto sensu est le même, c'est le point de vue qui est différent, ce qui n'est pas sans importance, dans la mesure où, d'un côté on se place du point de vue de la “nature” et l'“anomalie”, l'élément perturbateur, c’est l'homme et ses activités, de l'autre, on se place au cœur des activités des sociétés et la nature est perçue (appréhendée) à la fois comme un lieu de contraintes qui sont et/ou seront maîtrisables ou non et l'on adopte le point de vue de l'homme dans la perception de son environnement. Cette différence de regard induit une différence dans la perception de l'espace, une différence d'échelle dans la lecture et l'interprétation des phénomènes observables, et elle campe déjà le cœur du débat où les protagonistes, quelle que soit leur volonté de dialogue, partent chacun d'un point de vue différent : l'homme ou la nature8.
12Le premier obstacle auquel se heurte l'historien qui travaille à partir des sources archéologiques est la connaissance d'un “état du milieu” au début de la période médiévale. Aucune synthèse n'est pour le moment disponible et pour cause, elle n'est guère réalisable. Par contre, il dispose d'études diachroniques effectuées sur de petites régions9. À tout le moins, ces études locales ou micro-régionales peuvent permettre de poser les problématiques autrement, croisées et encouragées par les progrès, eux aussi récents, de l'archéomorphologie du paysage10. De l'ensemble de ces travaux, il ressort que l'environnement au début du Moyen Âge est marqué par des transformations importantes depuis la protohistoire et que les “villageois” héritent d'un environnement humanisé beaucoup plus qu'ils ne « sont cernés par la nature mal dominée ». Donc la difficulté de la recherche est de démêler, pour le Moyen Âge, quelle est la part héritée, la part transformée et la part d'innovation, s'il y en a une, dans les activités des hommes et leurs conséquences sur l'environnement, dans le monde rural par action sur le milieu.
13Un autre axe de recherche consiste à observer comment les sociétés réussissent à résoudre au Moyen Âge les problèmes d'énergie et de matières premières et quelles en sont les conséquences sur le milieu physique, comment les sociétés organisent et structurent leurs territoires d'approvisionnement et quel en est l'impact sur le milieu.
14Quel est le poids de l'organisation ? Qui prend les initiatives, et comment ? C'est poser là le problème des pouvoirs et de la hiérarchisation des actions : à qui revient l'initiative et quelles sont les conséquences, sur l'aménagement du territoire, des initiatives sur le milieu ?
15L'action de l'homme peut-elle aboutir à une “dégradation du milieu”11 sous l'effet de certains phénomènes, de l'absence de connaissances théoriques sur le fonctionnement du milieu que l'on pouvait avoir au Moyen Âge, ou sous l'effet conjugué des agents externes et de l'action de l'homme ? Est-ce une vision déterministe des historiens du XXe siècle, une surinterprétation des données, ou un phénomène qui a une réalité et, dans ce cas, comment les sociétés ont-elles réagi12 ?
16Toutes ces questions nouvelles, nées des résultats des travaux récents, présentent une difficulté majeure qui est que l'interprétation peut être sensiblement différente selon l'échelle de temps et d'espace à laquelle elle est observée. Le problème est loin d'être simple mais, bien posé, il permet à l'archéologue d'être attentif au moment des observations de terrain.
Quelle a été l'action de l'homme sur le milieu au Moyen Âge dans le monde rural ?
17Tout d'abord au risque d'énoncer un truisme, tout ne s'est pas arrêté en 406. Par contre, il semble bien, au regard des résultats acquis par l'archéologie et les études sur le milieu dans certaines régions13, que beaucoup de choses avaient changé dans le monde rural entre le Ier et le IIIe siècle14 et que, depuis deux siècles, l'environnement des habitats s’était modifié15. Ces changements vont marquer durablement l'environnement, peut-être jusqu'au IXe ou au Xe siècle et favoriser, peut-être (ce ne saurait être pour le moment qu'une hypothèse), la « croissance agricole du haut Moyen Âge »16. Il serait hasardeux de continuer et de brosser un tableau, inévitablement faux, de l'environnement jusqu'à la fin de la période. On peut seulement dire qu'un autre moment semble être déterminant, en particulier dans l'échelle des transformations : le XIIIe siècle, pour lequel l'on a encore du mal à mesurer l'impact environnemental de la « proto industrialisation du monde rural »17, celui du développement dans certaines régions des “cultures spéculatives”, ainsi que le XIVe siècle et la traduction dans l'environnement du village de la péjoration climatique du début du “petit âge glaciaire”18.
18L'action de l'homme sur le milieu se traduit de manière directe et indirecte ; directe par les pratiques agricoles et l'élevage ; indirecte par les aménagements du terroir qui ont des conséquences sur l'environnement19, par son action sur le sol également : le travail de la terre contribue à faire évoluer la partie du sol qui est mise en valeur ; certains sols peuvent être améliorés par la pratique des labours, certains peuvent être “fabriqués” par l'homme qui provoque une pédogenèse, comme les sols noirs dans certaines régions20 et, au sens construction de paysages comme la “construction” de haies ou de bocage, dont l'impact en terme d'humidité, de drainage, de protection des sols et des cultures a été démontré. L'apport des matériaux pour amender ou enrichir les sols contribue aussi à faire évoluer leurs capacités productives sans doute, mais aussi leurs caractéristiques.
19Son action sur la végétation doit être considérée non seulement en termes de “défrichement” c'est-à-dire de “terres conquises” à la culture mais en termes de gestion de la végétation avec la conséquence sur les sols. Les spécialistes de la végétation considèrent qu'au Moyen Âge, il n'y a plus de “forêt naturelle” mais un “champ d'arbres”21 et, pour eux, le territoire rural, donc « l'environnement du village », est « constitué de différents milieux écologiques, tous anthropisés à des degrés divers et selon des modalités différentes » ; le problème est moins aujourd'hui de poser la question en terme de « conquête de terres nouvelles voire vierges », mais en termes de prise et déprise de l'exploitation de l'homme sur le territoire et, pour ce faire, il faut penser l'environnement du village en termes de territoire d'approvisionnement à différentes échelles, en cherchant à comprendre à la fois à quel moment les changements accumulés à l'échelle locale provoqueront un changement plus général à une échelle plus grande ; ainsi du développement de la vigne ou de certaines cultures spécialisées ou de la transformation de terres palustres par le drainage pour une exploitation22 ou bien encore des conséquences des “remembrements” des terres à l'occasion des “fondations” de villeneuves et bastides23.
20L'action de l'homme sur l'eau, comme matière première et source d'énergie, est aussi un phénomène déterminant au Moyen Âge, et qui contribue à modifier profondément non seulement les paysages des vallées24, quelle que soit leur taille, mais aussi le fonctionnement des hydrosystèmes, du plus petit au plus grand. Les historiens ne disposent pas encore d'une vision globale de ces phénomènes pour les mille ans du Moyen Âge25.
21L'action de l'homme sur le milieu animal, avec ses conséquences sur le milieu physique, par l'exploitation du milieu par les animaux d'élevage et en particulier le développement de certaines modalités d'exploitation des troupeaux, est un des champs de recherches en cours, en particulier dans le milieu montagnard (Alpes, Pyrénées et Massif Central), mais l'échelle de l'observation archéologique, nécessairement microlocale, interdit encore toute synthèse même régionale au risque d'extrapolations dangereuses. Quant à l'action sur les animaux cynégétiques et parasites, abordée d'abord par les études des restes de ces animaux, elle commence seulement, sous les aspects de son rapport au milieu. Il en va de même de la faune aquatique26.
22L'action sur les ressources, la question des matières premières d'un artisanat multiple, qui est longtemps rural, commence à être mesurée là où les études archéologiques ont permis une exploration de site importante (comme à Brandes ou à Pampailly) ou bien là où la quantité des observations dans le cadre des opérations d'archéologie préventive permet de commencer à se faire une idée des conséquences de l'exploitation des matières premières sur l'environnement (comme en Lorraine ou en Bourgogne)27.
Des milieux
23Au Ve siècle, on peut considérer qu'il n'y a plus de milieu naturel. En effet, depuis le Ve millénaire avant notre ère, l'homme a profondément transformé le milieu physique et, au début du Moyen Âge, il est complètement anthropisé.
24Le Moyen Âge s'inscrit donc dans un moment de l'histoire des relations des sociétés avec un milieu physique déjà très évolué et transformé, voire dégradé par les sociétés qui l'ont précédé dans le temps. Mais de quel milieu physique parle-t-on ? Il est symptomatique de voir qu'implicitement le milieu physique – on lira le cadre, dans lequel les sociétés médiévales évoluent – est bien souvent le calque du milieu physique actuel des régions étudiées par les historiens. Or, les rares études monographiques conduites récemment démontrent qu'il y a lieu d'être prudent28 ; encore ne sont-elles pas toutes au même niveau d'information historique et archéologique. Toutefois, la lecture des conclusions de ces travaux doit conduire les historiens à une grande prudence dans l'interprétation des phénomènes historiques. La seule base convenable est de postuler une diversité des milieux (ce qui est encore le cas dans un certains nombre de “pays” en cette fin du XXe siècle) et d'admettre la possibilité de grandes différences avec le milieu physique contemporain ou sub-contemporain. Il ne devrait plus être acceptable de lire aujourd'hui que « le milieu naturel était sans doute le même... au Moyen Âge ». En effet, ce postulat de départ, explicite ou non, entraîne inévitablement des surinterprétations des données documentaires qui confinent au contresens sur la gestion et l'exploitation du milieu physique dans le monde rural au Moyen Âge. Il est plus sage de reconnaître que, pour la plus grande part de l’espace rural, nous ne savons encore rien (ou très peu de chose), mais que nous tentons d'y travailler activement.
Deux exemples ruraux : Lyon-Gorge de Loup et le Médoc
Démarche
25Les expériences conduites depuis le milieu des années quatre-vingts ont montré la pertinence de la réflexion croisée des historiens, des archéologues, des praticiens des disciplines naturalistes et des sciences de la terre pour comprendre et expliquer l'évolution de l'occupation du sol et du milieu à l'holocène. Des résultats solides ont déjà été acquis sur les grands rythmes, et les apports croisés des différentes disciplines ont permis non seulement d'affiner les chronologies de l'évolution du milieu mais surtout de changer radicalement les problématiques de l'occupation du sol et de prendre la mesure des parts respectives de l'un et l'autre acteur de la protohistoire au début de l'époque industrielle.
Lyon-Gorge de Loup
26Le site de Gorge de Loup29 se trouve au nord-ouest de Lyon à l'emplacement d'une rupture de pente au pied du plateau de Fourvière à l'ouest, dans une zone de contact entre la plaine de Vaise, bordant la Saône au nord de Lyon, et le talweg des côtes de Trion. Le site est dominé par l'escarpement du plateau de la Sarra.
27Le gisement archéologique sur le site de Vaise est caractérisé par une stratification bien en place qui comporte trois phases successives. L'intérêt de ce site a été la possibilité de dater par la fouille les habitats et de déterminer leur fonction : la fouille du gisement protohistorique ; celle de l'habitat de la fin du Ier siècle de notre ère et de l'habitat du IIe siècle ; celle de l'habitat médiéval et post-médiéval30.
28Ce qui fit, en son temps, grand bruit dans le Landerneau de la protohistoire et de l'histoire lyonnaise ce furent moins les découvertes elles-mêmes, somme toute fort modestes comparées à la masse de données mises au jour chaque année sur les chantiers du midi de la France ou de Lorraine, que la remise en cause de la problématique concernant les origines de Lyon. Bientôt dix ans après les premières découvertes, maintenant que cette période de l'histoire locale et régionale est mieux connue, il n'est pas inutile de prendre un peu de hauteur pour dire que le problème avait, par ignorance et par manque de données, été mal posé. En effet, la plupart des historiens, quand ils réfléchissent à l'occupation du sol, même pour les périodes historiques anciennes, ont du mal à se débarrasser de deux a priori que sont l'aspect du milieu (leur perception de la géographie des lieux est toujours celle de leur temps) et les relations de l'homme avec le milieu (le site “naturel” est toujours qualifié de “favorable”). À cette vision déformante et erronée s'ajoute le poids de l'idéologie de la discipline et de l'“hagiographie” locale : les historiens ont tendance à fabriquer des “mythes de fondation” qui ont la vie dure31. Ce fut exactement le cas à Lyon, jusqu'aux découvertes des dix dernières années et il faudra bien un jour revisiter le “mythe fondateur”. Passé l'effet d'annonce des découvertes de 1985-1988, d'autres suivirent, et c'est en tissant patiemment la toile d'une autre géographie du site de Lyon au sens large, c'est-à-dire le grand Lyon d'aujourd'hui, que les historiens pourront écrire l'histoire de l'occupation du sol au confluent du Rhône et de la Saône de manière plus juste et au plus près d'une réalité aujourd'hui bétonnée.
29Des vestiges d'habitat, monde des morts et des vivants, sont mis au jour dans la plaine de Vaise. Il faut caractériser cet habitat dont, en tout état de cause, nous n'avons fouillé qu'une infime partie – contrainte drastique de l'archéologie préventive. Il s’agit d'un petit noyau de ruraux, dont le nombre est impossible (?) à déterminer, qui vivent là épisodiquement. Il y a, en effet, des ruptures dans l'occupation du sol (près d'un demi siècle entre l'occupation du site à l'Âge du bronze et à l'Âge du fer) et des lacunes plus courtes, certes, mais suffisantes pour que l'on ne puisse parler de continuité. Et si les marqueurs chronologiques de la vie sur le site entre 537 et 425 sont fiables, il est difficile d'apprécier, là aussi, et d'affirmer qu'il y a une continuité effective.
30Une familiarité avec les sites fouillés en Lorraine permet de dire que le site de Gorge de Loup présente toutes les caractéristiques des sites contemporains dans des régions situées plus au nord. Mais là, ce n'est plus une révision de l'“hagiographie” lyonnaise qui est nécessaire, mais une révolution copernicienne tant le problème est lourd de débats depuis plus d'un siècle. Il faut désormais, à mon sens, chercher vers la plaine de la Saône et non vers le confluent des deux cours d'eau, sachant surtout que la plaine du Rhône, en raison du régime du fleuve, était à cette époque impraticable32 et que l'occupation, s'il y en a une, est à chercher sur les hautes terrasses du lit majeur et non dans la plaine. L'ambition que nous avons est beaucoup plus modeste, mais elle ne nous interdit pas de poser d'une manière nouvelle les problèmes de topographie et d'exploitation du sol sur le site de Lyon à la Protohistoire.
31Les traces d'occupation médiévale sur le site, à ce moment-là en pleine campagne, se présentaient sous la forme d'un bâtiment couvert de tuiles qui abritait une très grosse meule. À côté de ce bâtiment se trouvait une série de “fours” en batterie, un bassin de décantation auquel était associé un réseau de canaux qui suivaient les lignes de pente, le tout au bord d'un ruisseau. L'étude géomorphologique du site33 a permis de mettre en évidence le déplacement latéral du talweg du ruisseau. Au moment où cette installation était en activité, un fossé était installé dans l'axe du talweg, et l'eau dérivée par des canaux vers le bassin de décantation ou de lavage. L'abondance du sable traduit un très fort ruissellement et le talweg, comblé de matériaux très grossiers, était utilisé comme chemin. Au pignon occidental du bâtiment un “chemin” en planche qui traduit la difficulté de circulation dans un milieu humide permettait d'aller de l'atelier au bassin de décantation et aux fours. Il est vraisemblable que seule une partie du site a été mise au jour (selon les contraintes de ce type de chantier), mais il est possible de poser un certain nombre de questions historiques : cet atelier est-il à mettre en relation avec l'agglomération de Lyon ou plus vraisemblablement plutôt avec le “bourg” de Vaise ? D'où provenait le minerai travaillé dans cet atelier ? Quelle géographie de l'artisanat rural peut-elle être proposée dans cet espace à proximité de deux bourgs et d'une “grande” ville ? Autant de questions qui mériteraient d'être approfondies. La documentation archéologique existe, la documentation écrite est “relativement” abondante. Le champ est ouvert.
Paysages et peuplement en Médoc
32Les recherches environnementales conduites à l'occasion d'une ATP34 dans cette région ont permis de définir les cadres naturels – en particulier géologiques – dans lesquels peuvent/doivent s'inscrire désormais les études touchant à la géographie historique du littoral, notamment pour tout ce qui concerne l'évolution et l'anthropisation des paysages. Nombre d'idées toutes faites, souvent récurrentes dans l'historiographie régionale, ont été à cette occasion battues en brèche, et l'ensemble des problématiques s'en est trouvé profondément renouvelé35.
33L'exemple de la question de Brion-Noviomagus en Médoc, un des rares sites à avoir été fouillé de manière importante, a permis de renouveler dans le cadre de cette étude la question de la relation des hommes et de leur environnement. En 1987, dans un court article de bilan, l'un des auteurs36 écrivait à ce propos :
« cette situation et l'environnement marécageux du site traduisent quelques aspects de la morphogénèse récente de l'estuaire girondin dont la découpe, jusqu'à la fin de l'Antiquité, était sans doute très différente de ce qu'elle est actuellement, Brion pouvant alors être baigné par les eaux d'une ria ».
34Partant de cette idée, plausible, mais qui demeurait sans démonstration, on bâtissait volontiers un scénario théorique qui présentait, avec la force de l'évidence, un schéma complet de l'histoire du site et du Médoc antique : Bordeaux, emporion attesté par les sources littéraires antiques37, devait être doté d'un avant-port sur la Gironde – anachronisme commis sans doute par analogie avec le port contemporain du Verdon-sur-Mer, Brion pouvait être un port, puisque les eaux de la Gironde venaient alors jusqu'au pied du site – l'hypothèse était confortée, à défaut d'étude environnementale, par une dissertation sur les conditions naturelles favorables : eaux calmes, abri des vents dominants et sur sa position géographique sur un seuil de rupture de charge à mi-chemin entre Bordeaux et l'océan qui le désignait ipso facto pour remplir le rôle de port avancé dans l'estuaire ; la datation des occupations - développement de la ville “à la romaine” vers le milieu du Ier siècle, abandon rapide dès la fin du IIe siècle ou le tout début du IIIe siècle, trouvait - une explication naturelle dans la disparition de la ria, provoquée par l'envahissement du marécage, obérant définitivement la fonction portuaire du site38.
35Une telle hypothèse de travail doit désormais être radicalement révisée à la lumière des travaux menés au sein de l'ΑΤΡ sur les processus et la chronologie de comblement des marais girondins39 : les marais de la rive gauche de l'estuaire girondin se sont avérés beaucoup plus anciens que prévu. Les datations absolues effectuées sur les horizons de tourbes, non seulement à Raysson mais aussi plus au nord dans le marais de la Perge, montrent que, de manière globalement synchrone, les mattes commencent à se former dès le début de l'époque néolithique, suivant ensuite un processus continu qui aboutit, au cours de l'Âge du fer, à l'exondation complète des marais.
36L'ensemble de ces données nouvelles a, par force, entraîné le réexamen complet des dossiers historiques sur le Médoc ; l'abandon des schémas trop mécanistes, traditionnellement énoncés, a permis d'ouvrir à nouveau largement le champ des recherches sur le peuplement du Médoc et les transformations du paysage qui s'y attachent40. Les changements de perpectives ne touchent pas seulement le “milieu” au sens étroit du terme mais ont des répercussions de fond sur l'étude de l'organisation politique des territoires.
37Ces nouvelles directions de recherche renvoient à leur tour à un réexamen dialectique des rapports homme/milieu pour les périodes historiques et particulièrement au Moyen Âge. Étant entendu que la formation des marais est bien antérieure à l'Antiquité, la question des processus et de la chronologie de leur assèchement par poldérisation et de leur mise en valeur reste entière et apparaît désormais d'une très grande complexité. On observe, en effet, l'absence systématique de toute trace perceptible d'aménagement des zones palustres avant la période moderne, époque reconnue historiquement comme étant celle d'un assèchement concerté et d'une poldérisation progressive des marais réalisés par des ingénieurs hollandais à partir de la fin du XVIIe siècle. Au regard de la morphologie des structures parcellaires, on ne peut pas, cependant, plaider très fermement le caractère fortement répulsif des secteurs hydromorphes jusqu'à une époque aussi tardive. Et rien, à la vérité, n'interdit de concevoir que des tentatives beaucoup plus anciennes de maîtrise des terres de marais n'aient été faites, qui n'auraient pas laissé de vestiges observables à cause des épisodes successifs de prise et de déprise des zones potentiellement inondables41. Plus probablement encore, le Moyen Âge a pu, en particulier autour des grandes abbayes, connaître une phase de mise en valeur. Ces idées sont le fruit de réflexions à partir des observations faites pendant les deux ans de travail de l'ΑΤΡ : traditionnellement, en Aquitaine, les historiens attribuent la mise en valeur des marais des rives droite et gauche de la Gironde aux travaux des Hollandais à partir du XVIe siècle, si ce n'est plus tard. Comment expliquer alors, compte tenu des résultats de l'ΑΤΡ (datation du colmatage des marais comme Raysson, des mattes anciennes à l'ouest du cordon de Richard, du cordon lui-même et de la formation des mattes récentes à l'est du cordon : la datation de coquilles permet de démontrer que la mer venait encore jusqu'au cordon pendant le Moyen Âge – au moins jusqu'au premier quart du XIIe siècle – que les abbayes s'installent à proximité des marais ? Comment expliquer aussi la quantité d'habitats de la petite aristocratie sur le pourtour de ces marais à partir du milieu du Moyen Âge ? Comment expliquer la forme curieuse du parcellaire dans les marais anciens : forme polygonale irrégulière (rien à voir avec les réseaux de parcelles des marais récents) ? Il m'est apparu que, de ces contradictions, naissait une autre manière de présenter la question : compte tenu des modifications du milieu, on peut poser comme assuré que les marais sont comblés anciennement (Protohistoire au moins comme Raysson, même s'il reste des chenaux et si l'humidité du milieu est liée aux relations avec l'estuaire et au milieu tourbeux. Il n'est donc pas impossible d'envisager une mise en valeur, sous des formes à préciser : prairies, pêcheries, marais salants, cultures – identique au marais poitevin par exemple) mais par qui ? Il va de soi que, pour drainer les marais, il faut des moyens : moyens financiers et moyens humains et qu'il faut en outre une bonne connaissance des techniques de drainage (moulins pour évacuer l'eau, systèmes de drains, donc de canaux d'évacuation de l'eau par le moyen d'un réseau hiérarchisé, le canal principal pouvant être encore utilisé par la navigation) ; je pose donc comme hypothèse que, parmi les entrepreneurs susceptibles d'avoir les moyens d'une telle action, figurent les abbayes, sans doute aussi des princes laïcs, mais en tout cas pas les “petits notables locaux” qui doivent plutôt fonctionner comme des prédateurs. Question annexe : qu'en est-il d'éventuelles terres publiques ? Partant de cette première hypothèse, il faut construire un raisonnement de recherche à partir des documents de tous types : source archéologique, formes des paroisses, parcellaire (morphologie), extension du domaine des abbayes, celles du Médoc mais aussi celles de Bordeaux comme Sainte-Croix. Depuis quand possèdent-elles ces territoires ? Qu'y font-elles ? Quelles redevances perçoivent-elles ? Y ont-elles des prieurés ? Depuis quand ? Où sont-ils implantés ? Et le tout dans une démarche régressive à partir des cadastres napoléoniens, des cartes anciennes (Masse, Belleyme, Cassini) et des fonds documentaires quand ils existent. Même démarche pour les marais salants : constatant que le briquetage disparaît dans l'Antiquité et que cette technique existe pendant tout le Moyen Âge et surtout résiste au petit âge glaciaire, la question est posée pour cette région : y a-t-il des marais salants qui se substituent au briquetage en Aquitaine, dans quel espace et quelles sont les conséquences sur le milieu ?
38Comme souvent dans ces programmes de recherche courts (deux années) le nombre des hypothèses et des champs ouverts à la recherche est immense, mais l'acquis, en terme de datations absolues et de renouvellement des problématiques, constitue un tournant irréversible de l'histoire de l'occupation du sol.
L'archéologue dans le concert interdisciplinaire : de l'observation à l'interprétation
39Le point de vue de l'archéologue dans le cadre d'un “dialogue interdisciplinaire” suppose de connaître les problématiques des autres disciplines. Il suppose également résolus un certain nombre de problèmes liés à ce type de travail : problème de vocabulaire, d'échelle d'espace et de temps, d'interprétation des phénomènes, d'établissement de la chronologie des phénomènes, de cartographie, de définition du “site”. Il suppose enfin la mise au point d'un protocole commun, dès le début du travail de recherche, ainsi qu'un va-et-vient constant au moment des interprétations.
40Les sédiments, qui constituent la source sur laquelle travaillent les archéologues, ont acquis peu à peu depuis moins de vingt ans un statut d'objet de recherche : on a cessé de chercher des structures construites sans vraiment prendre garde au sédiment qui les scellait, pour étudier aussi le sédiment comme porteur d'informations non visibles à l'œil. La difficulté de l'exercice tient à ce que l'archéologue ne peut effectuer seul les observations sur ces matériaux. Ce qui peut ne paraître qu'un obstacle matériel est en fait aussi un obstacle épistémologique : les études ne sont pas des actes techniques neutres. Pour savoir ce qu'il faut chercher dans ces matériaux, il faut que l'historien sédimentaire pose les questions en termes historiques : comment s'est mis en place le dépôt, et que peut-il apprendre de la société qui l'a produit ou des événements extérieurs qui ont contribué à sa mise en place ? Si les historiens ont été depuis longtemps peu à peu accoutumés aux études de pollens, de bois, de microfaune, d'escargots, de graines, et aux informations que ces études apportent sur l'environnement proche du site fouillé (ce que les archéologues appellent les informations intra-site), il y a peu de temps qu'ils ont découvert celles qu'apportent les études de géoarchéologie et les analyses systémiques ; les grands décapages avec le réseau de fossés de parcellaire restent encore peu utilisés (bien que publiés) dans les synthèses historiques : c'est d'une utilisation, il est vrai, encore bien complexe, mais c'est aussi que les anciens modèles en usage sur le “territoire” rural sont quelque peu mis à mal. Les espaces mis au jour, pourtant déjà très vastes, sont encore bien étroits au regard d'une analyse régionale. Ils sont aléatoires, ce qui les rend plus pertinents aux yeux des archéologues mais ne répond pas mécaniquement aux questions historiques posées et, en revanche, en suscite d'autres. On découvre que “le milieu naturel” n'existe pas au Moyen Âge, que c'est un milieu “culturel”, les chronologies d'utilisation des limites, des réseaux, sont incalables dans les chronologies traditionnelles, les “révolutions” ne sont pas toujours là où on les attendait, les lieux de polarisation des activités sont autres, l'exploitation des ressources, la défense contre les “risques naturels”, l'adaptation au milieu se font à des rythmes dont la chronologie est bien difficile à synthétiser.
41Bref, on n'y retrouve plus “son Moyen Âge” et pourtant il y gagne en complexité, en diversité, et les différentes approches encore très prudentes montrent que le champ de recherche ouvert est prometteur.
42La difficulté du dialogue interdisciplinaire tient beaucoup à des différences dans l'interprétation : la longue durée des historiens et celle des naturalistes est différente : les archéologues des périodes historiques attirent l'attention sur le fait que l'on a longtemps considéré les 10 000 dernières années comme étant de peu d'importance dans le façonnage des paysages et du milieu : c'est un des grands acquis de l'archéologie des périodes historiques d'avoir mis en valeur dans les études d'interaction de l'homme et du milieu les changements intervenus même sur des périodes aussi “courtes” que les 1000 ans du Moyen Âge, où des changements importants en terme d'occupation du sol apparaissent liés à cette même interaction de l'homme et du milieu, en relation avec les “micro-changements” climatiques de la péjoration du VIIe-VIIIe, de l'optimum de la fin du Xe et début du XIe et du début du petit âge glaciaire à la fin du XIIIe et au début du XIVe siècle.
43Le problèmes des échelles des observations et des réflexions est sans doute un des aspects les plus complexes et les plus importants de la réflexion, celui où le risque de contresens est le plus grand. Il est souvent souligné, en particulier par les naturalistes, que l'échelle d'observation des archéologues (microlocale) est très étroite et donc dépendante de variations anecdotiques (microlocales) du milieu.
44Il est apparu des divergences de point de vue entre les historiens-archéologues et les naturalistes voire même des inquiétudes. En effet le poids des sites anthropisés, et par conséquent le choix des fenêtres d'observation que sont les sites archéologiques, peut biaiser non seulement la sélection des données, mais aussi leur interprétation. Ce problème est apparu comme prépondérant alors même que, pour les disciplines naturalistes, nombre de problèmes du fonctionnement des cours d'eau (hors anthropisation) sont loin d'être complètement résolus. Il apparaît aujourd'hui, à la lumière des travaux archéologiques effectués sur les autres bassins versant, que l'action de l'homme sur le milieu est déterminante (voire irréversible) à partir du néolithique (si pas plus tôt) ; les uns comme les autres refusent le déterminisme (naturel ou anthropique), mais les interactions réciproques n'en sont que plus difficiles à expliquer. Il serait tentant de chercher des zones non anthropisées comme “encaissant” neutre permettant de paramétrer les fonctionnements du milieu hors de l'emprise humaine, mais l'expérience des archéologues montre que c'est un leurre : la notion d'un “tissu archéologique” continu (mais pas forcément connu) a remplacé depuis au moins 15 ans l'ancienne notion de “site” archéologique aujourd'hui périmée, ainsi que les interprétations qui pouvaient être faites des “cartes de sites” par période. Ceci n'exclut pas la possibilité de sélectionner des espaces, en dehors de tout site anthropisé connu, correspondant à des questions posées par le fonctionnement du milieu.
L'environnement du village : “pour un autre paysage”
45Le plaidoyer n'est plus à faire : l'“écologie historique” est née. Il y a des phénomènes sur lesquels l'homme n'a pas ou peu de prise : ce que les spécialistes des sciences de la terre et de la nature appellent les “agents externes”, que l'homme ne peut espérer maîtriser et leur influence sur l'occupation du sol sont encore assez mal connus à l'échelle des sociétés villageoises comme les phénomènes météorologiques qui peuvent changer la vie d'une génération, le climat, la variation de l'humidité donc l'hydrologie active ou non des fleuves, des rivières et des ruisseaux. Les observations effectuées sur le chantier de Gorge de Loup à Lyon ont bien montré que c'est à cette échelle très réduite que l'activité des hommes est contingente du milieu.
46À une autre échelle, celle du terroir cultivé et du terroir non cultivé, les études régionales comme celles effectuées sur la Valdaine, la vallée des Baux, l'étang de Berre ou celle qui débute sur le Val de Loire42 apportent déjà des éléments de réponse et conduisent à reformuler le problème des défrichements, des sols, de l'eau (qu'il y en ait trop ou pas assez), de la modification voire de la dégradation des sols, des friches, de l'érosion, du rôle des amendements et des apports d'engrais, de la fumure, des espaces non cultivés mais entretenus, du rôle de l'élevage sous ses différentes formes, des conséquences des prélèvements et de la “cueillette” pour les matériaux de construction, l'élevage, la nourriture, bref quel paysage, quelle végétation, quelle forêt ? Bien des “morceaux de bravoure” de la littérature historique se trouvent quelque peu mis à mal. La recherche est à un tournant.
Du paysage imaginaire à l'interaction de l'homme et du milieu : vers la fin de quelques mythes ?
47Le pire danger qui puisse guetter ceux qui se sont courageusement lancés dans cette aventure est le vertige et le découragement : le vertige, car vouloir acquérir même un minimum nécessaire au dialogue requiert le recours à une bibliographie monstrueuse hors de son champ disciplinaire, sauf à faire une confiance aveugle confinant à la naïveté à ses interlocuteurs et ce sans avoir aucune prétention à la maîtriser. Ceci est encore imaginable toutefois, mais on peut rapidement perdre de vue les questions historiques de départ. C'est un reproche qui est couramment fait aux archéologues dans le cortège des analyses qu'ils sollicitent. Quant au second danger il est lié, là encore, à un problème d'échelle de compréhension des phénomènes : entre ce qui a été érodé et dont on ne saura plus jamais rien, ce qui est inaccessible car on ne saurait tout fouiller, même pas le “plus petit territoire possible” qu'est celui d'un village – dont au demeurant on a beaucoup de mal à connaître les limites et dont on ne sait rien, même pas en évaluer la valeur – et ce qui reste et qui n'est pas toujours explicable, les tentatives d'évasion sont grandes. Heureusement, le caractère concret du sédiment et la richesse d'informations variées qu'il contient laissent quelque espoir de reconstitution diachronique de l'interaction de l'homme et du milieu.
48Le paysage imaginaire a vécu mais le chemin à faire pour maîtriser la reconstruction plausible de l'interaction de l'homme et du milieu sur un espace et restituer au plus près des preuves l'“environnement du village” est encore long. Toutefois, depuis dix ans, la somme des connaissances acquises a opéré un retournement de perspectives et le premier acquis de taille est déjà que l'historien peut poser autrement les problèmes de l'occupation du sol au long du millénaire médiéval. Foin d'une vision réductrice d'un villageois médiéval, démuni, désarmé, devant une nature hostile, foin des clairières dans la grande forêt menaçante, foin de la lutte séculaire de l'homme médiéval contre la rudesse du milieu et place à “une autre histoire” de l'environnement du village qui est en train de se construire.
Notes de bas de page
1 Pour une réflexion sur les motivations des choix de recherche en archéologie voir J.-P. Demoule, A. Bonis, J. Burnouf, Archéologie et identité : les fondements idéologiques de l'archéologie, dans Nouvelles de l'archéologie, 67, 1997.
2 J.-M. Pesez, Outils et techniques agricoles du monde médiéval, dans Pour une archéologie agraire, J. Guilaine (éd.), 1991, p. 131-164.
3 Aux termes de paléoenvironnement ou de géoarchéologie, je préfère l’expression plus longue, mais qui me semble le mieux rendre la réalité, d'interaction entre l'homme et le milieu (physique).
4 Cf. bibliographie : P. Alexandre, E. Le Roy Ladurie, C. Beck, R. Delort, Du pollen au cadastre, dans Hommes et terres du Nord, Colloque du groupe d'histoire des forêts françaises, Lille, 1986, II et ΙII ; É. Zadora-Rio, Les terroirs médiévaux dans le nord et le nord-ouest de l'Europe, dans J. Guilaine (éd.), op. cit. à la note 2, p. 165-192 ; G. Chouquer, Traitement d'images et paysages médiévaux, dans Archéologie médiévale, XV, 1985, p. 7-30 et ID., Manuel d'archéomorphologie, carto et photo-interprétation, Besançon 1990, (CNRS 1994), dactyl. ; J.-L. Abbé, Formation d'un paysage médiéval dans le Bassin Parisien : Villeneuve-l'Archevêque (Yonne), dans Archéologie médiévale, XXH, 1993, p. 57-106 ; Les racines des paysages, Actes du colloque tenu au Creusot en 1991, dans Études rurales, 121-124, 1991 ; Les catastrophes naturelles, Colloque de Flaran 1993, 1996 ; L'homme et la nature au Moyen Age : paléoenvironnement des sociétés européennes, Ve congrès international de la Société d'archéologie médiévale, Grenoble, 1993, Paris, 1996 ; L'homme et la dégradation de l'environnement, XVe Rencontres internationales d'archéologie et d'histoire d’Antibes 1994, Antibes, 1995 ; J.-R. Trochet, AUX origines de la France rurale, outils, pays et paysages, Paris, 1993.
5 Grenoble 1993, Antibes 1994, Lyon 1995, Orléans et Antibes 1996.
6 La recherche archéologique en France, bilan 1990-1994 et programmation du Conseil national de la recherche archéologique, 1997.
7 « Le terroir reste le grand absent des recherches actuelles sur le (haut) Moyen Âge » (É. Zadora-rio, Le village des historiens et le village des archéologues, dans Campagnes médiévales : l'homme et son espace, études offertes à Robert Fossier, Paris, 1995, p. 153). « L'archéologue, sans méconnaître l'intérêt de ces problèmes est fréquemment resté en retrait de la discussion ou ne s'y est inséré que timidement » (J. Guilaine, op. cit. à la note 2, 1991, p. 19).
8 S. Van der Leeuwe, Introduction et Conclusions, dans L'homme et la dégradation..., op. cit. à la note 4.
9 P. Leveau et alii. Sur l'étang de Berre et la vallée des Baux, l'ΑΤΡ Vallée de l'Argens, les travaux de J.-P. Bravard en collaboration avec les équipes d'archéologues à Lyon, cf. bibliographie : J. Burnouf (en collaboration avec J.-O. Guilhot, C. Orcel, J.-P. Bravard), Franchir le Rhône à Lyon : les fouilles du pont de la Guillotière, Lyon, Dara, 5, 1991 ; J. Burnouf (en collaboration avec C. Arlaud, J.-P. Bravard, J.-M. Lurol, A. Vérot-Bourrely), Lyon Saint Jean, les fouilles de l'îlot Tramassac, Lyon, Dara, 10, 1994 ; J. Burnouf (en coll. avec J.-P. Tastet, M.-F. Diot), Morphogenèse, paysages et peuplement holocène de la zone littorale aquitaine, dans L'homme et la nature, op. cit. à la note 4.
10 Cf. bibliographie : G. Chouquer, Lesformes du paysage, I : Etudes sur les parcellaires, II : Archéologie des parcellaires, Paris, 1996 (ΙII : à paraître).
11 Thème des XVe Rencontres internationales d'Antibes en 1994, op. cit. à la note 4.
12 P. Leveau, Une approche systémique des temporalités et causalités multiples dans la relation entre l'homme et les milieux humides (sous presse).
13 J.-F. Berger, Climat et dynamique des agrosystèmes dans la moyenne vallée du Rhône, dans Archéologie de l'espace rural méditerranéen dans l'Antiquité et le haut Moyen Age, Actes de la table ronde du GDR 954, Antibes, 1996, p. 299-332, spécialement p. 316 à 327 et nombreuses références aux travaux régionaux.
14 J.-F. Berger, op. cit. à la note 13. La carte de la page 320 montre le déficit complet de travaux sur une grande partie de la France (ouest et nord). Le problème de la “crise du IIIe siècle” est en cours de révision comme l'attestent les articles rassemblés dans Archéologie de l'espace rural méditerranéen, op. cit. à la note 12.
15 Ibid, et Mondeville.
16 La croissance agricole du haut Moyen Age : chronologie, modalités, géographie. Flaran, 10, 1988.
17 M.-C. Bailly-Maître, Matière première, artisanats et paysages, dans L'homme et la nature, op. cit. à la note 4, p. 217-221.
18 De ce point de vue, mais c'est là un des sujets de recherche sur lequel il va bientôt être possible de retravailler, aborder l'étude du village par les villages disparus, contribue à biaiser l'étude de l'occupation du sol et du peuplement dans la mesure où n'étaient abordés ainsi que les sites qui avaient échoué et il me semble qu'une nouvelle manière d'aborder le sujet serait de se demander si la raison n'est pas liée au rapport des sociétés rurales avec le milieu (au sens large) du climat au sol. l'épuisement des sols, les conquêtes avancées sur des terrains peu favorables, les malheurs des temps ont déjà été invoqués ; il me semble que c'est plus compliqué et que par exemple le rôle de l'eau (hydrologie active au XIVe) a peut-être été déterminant.
19 J.-L. Sarrazin, Maîtrise de l'eau et société en marais poitevin (vers 1190-1283), dans Annales de Bretagne et des Pays de l'Ouest, 92, 4, 1985, p. 333-354.
20 Les études en cours dans la plaine de Clermont à partir des recherches archéologiques conduites à l'occasion de la construction du réseau d'autoroutes apporteront sur ce sujet des éléments de réflexion sur cette question.
21 M.-C. Marinval-Vigne, S. Thiébaut, Faune et flore, témoins de l'exploitation du territoire rural, dans L'homme et la nature, op. cit. à la note 4, p. 11-19.
22 J.-L. Sarrazin, op. cit. à la note 19 et également Id., Les cisterciens et la genèse du marais poitevin (vers 1180-vers 1250), dans L'hydraulique monastique, Actes du colloque de Royaumont, 1992. ID., Le sel et l'aménagement du littoral poitevin (XIIIe-début XVIe siècle), Colloque GEHRICO, Rochefort, 1995.
23 Cf. bibliographie : É. Zadora-Rio, op. cit. à la note 4, p. 165-192 et Id., op. cit. à la note 2, p. 165-192. C. Higounet, Paysages et villages neufs du Moyen Âge, Bordeaux, 1975 et Id., Défrichements et villeneuves du Bassin Parisien, Bordeaux, 1990.
24 Turcies, franchissements, aménagements de berges, ports, navigation, marais, moulins, pêcheries.
25 Sauf pour la vallée du Rhône où les travaux de J.-P. Bravard et de son équipe permettent de se faire une meilleure idée des relations des hommes et du fleuve sur la longue durée.
26 C. Beck, R. Delort, Pour une histoire de l'environnement, Paris, 1993, mais aussi L'homme et la nature, op. cit. à la note 4 et Colloque de la SAM, Dijon 1996 (à paraître).
27 M.-C. Bailly-Maître, J. Bruno-Dupraz, Brandes en Oisans, la mine d'argent des dauphins (XIIe-XIVe siècle), Lyon, DARA, 9, 1994 ; P. Benoît, La Mine de Pampailly (XVe-XVIIIe siècle), Lyon, DARA, 14, 1997. M. Leroy, La sidérurgie ancienne en Lorraine avant le haut-fourneau, Thèse de doctorat dactylographiée, 1993.
28 La vallée des Baux, la région de Lyon, la vallée de l'Argens, l'étang de Berre, la Valdaine.
29 Op. cit. à la note 9.
30 Les données recueillies ont fait l'objet de communications régulières à la communauté scientifique (revues, colloques, séminaires spécialisés) tout au cours de la fouille et depuis de manière plus intégrée en fonction des recherches nouvelles développées sur Lyon (bibliographie des travaux du chantier sur CD).
31 Cf. op. cit. à la note 1.
32 Cf. J.-P. Bravard, Lyon Saint-Jean, les fouilles de l'îlot Tramassac, Lyon, DARA, 10, 1994.
33 Par A. Verot-Bourrely dans le cadre d'un DEA sous la direction de J.-P. Bravard.
34 Action thématique programmée CNRS/Culture/Université 1992-1994 : Morphogenèse, paysages et peuplement holocènes entre Atlantique et Gironde, coordonnée par J. Burnouf, J.-M. Froidefond, P. Garmy.
35 J. Burnouf, P. Garmy, J.-P. Tastet, Paléo-paysages littoraux et occupations holocènes en Nord-Médoc (Gironde, France), dans Les sociétés littorales du centre-ouest atlantique de la Préhistoire à nos jours, Actes du 3e colloque GERHICO, Rochefort 18-20 avril 1995, sous presse.
36 S. Faravel, P. Garmy, Le site de Brion à Saint-Germain-d'Esteuil (Gironde). Problématique de recherche, état des questions en 1987, dans Actes du XLIe congrès d'études régionales de la F.H.S.O., Soulac-Pauillac-Saint-Germain-d'Esteuil, 16 et 17 avril 1988, Bordeaux, 1989, p.169-183.
37 Strabon, IV, 2, 1 : « Ils (les Bituriges vivisques) occupent une ville-marché (emporion), Burdigalla, située sur une espèce de bras de mer que fait l'estuaire du fleuve ».
38 D. Barraud et alii, Bordeaux, dans Enceintes romaines d'Aquitaine : Bordeaux, Dax, Périgueux, Bazas, P. Garmy, L. Maurin (dir.), Paris, DAF, 53, 1996, p. 77, note 2 : « Seul le site de Brion eut une situation plus au nord (que Bordeaux) sur l'estuaire. Toutefois, sa position sur une île au fond d'une baie qui se transforma très tôt en marais et l'absence d'un riche arrière-pays agricole limitèrent son développement ».
39 Une présentation synthétique en a été faite dans op. cit. à la note 35. Ci-dessous en annexe.
40 Celles-ci ne font que débuter ; on citera cependant : P. Garmy, R. Gonzalez-Villaescusa, Brion (Saint-Germain-d'Esteuil, Gironde) et le pagus des Médulles : structuration de l'espace et urbanisation chez les Bituriges vivisques. (Note préliminaire), dans Actes du 120ème congrès national du CTHS, Aix-en-Provence, 23-29 octobre 1995, sous presse. Id., Recherches préliminaires sur les structures parcellaires anciennes en nord-Médoc, dans Archéologie des parcellaires, Actes du colloque AGER/ARCHEA, Orléans 28-30 mars 1996, Paris 1996.
41 P. Garmy, R. Gonzalez-Villaescusa, Recherches préliminaires, op. cit. à la note 40.
42 Interactions hommes/milieux dans le bassin versant de la Loire (fin du tardiglaciaire-époque industrielle), coordonnée par l'UMR 6575, Archéologie et territoires, Tours, responsable J. Burnouf.
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Le village médiéval et son environnement
Ce livre est cité par
- Verhulst, Adriaan. (2002) The Carolingian Economy. DOI: 10.1017/CBO9780511817083
- Le Jan, Régine. (2003) La société du haut Moyen Âge. DOI: 10.3917/arco.lejan.2003.01.0285
- Villanueva Morte, Concepción. Rodrigo Estevan, María Luz. (2022) Reutilizar y reciclar. Prácticas cotidianas y modelos de negocio en el Aragón bajomedieval. Anuario de Estudios Medievales, 52. DOI: 10.3989/aem.2022.52.1.06
Ce chapitre est cité par
- (2017) Le sourire de Prométhée. DOI: 10.3917/dec.mouth.2017.01.0289
- Belliard, Jérôme. Beslagic, Sarah. Delaigue, Olivier. Tales, Evelyne. (2018) Reconstructing long-term trajectories of fish assemblages using historical data: the Seine River basin (France) during the last two centuries. Environmental Science and Pollution Research, 25. DOI: 10.1007/s11356-016-7095-1
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