1Une des particularités de la vie canoniale, en comparaison avec la vie monastique, était la possibilité que laissait la règle d'Aix-la-Chapelle à chacun de mener une vie plus autonome vis-à-vis de la communauté en demeurant dans une habitation individuelle1. Sauf en des moments exceptionnels, où le repas était pris en commun au réfectoire2, chanoines et autres clercs se nourrissaient chez eux, servis par leurs propres domestiques. L'eau dont ils usaient pouvait être retirée d'un dispositif commun au chapitre mais la commodité voulut sans doute très vite, chez eux comme dans les maisons de laïcs du même milieu social, que l'on s'employât à disposer d'un approvisionnement plus proche et individuel. Les recherches effectuées sur le quartier canonial de Viviers (Ardèche) permettent d'observer la réalité matérielle des deux types d'approvisionnement.

Le puits du chapitre

2Le cloître canonial, comme le cloître monastique, se devait de disposer d'un point d'eau destiné à l'alimentation de la communauté. À Viviers il s'agissait d'un puits, que les fouilles menées à l'emplacement du cloître disparu ont permis de localiser dans la moitié orientale du préau, à mi-distance des galeries nord et sud.

3Nous avons pu redécouvrir ce puits en 1983, y faire des observations et en commencer la fouille3. La hauteur de la colline sur laquelle est bâtie la cathédrale de Viviers explique qu'il a fallu chercher profondément la nappe phréatique : notre fouille a permis d'atteindre l'eau à 36 m sous le niveau actuel du sol. La paroi du puits est maçonnée de belles pierres de taille de moyen appareil4, sur une hauteur de 3,30 m. À ce niveau, le diamètre, 1,37 m, est constant. Au-dessous, la paroi est constituée par le rocher lui-même. L'élargissement est alors brusque ; le diamètre passe à 1,70 m puis se rétrécit progressivement pour se stabiliser vers 1,25 m entre 13 et 23 m de profondeur, puis à 1 m à partir de 28 m.

4Cet ouvrage exceptionnel suscitait encore l'admiration au XVIIe siècle. Un chanoine de Viviers écrivait alors à son propos :

« Au sortir dudit Semetière [le cimetière des choriers qui occupait l'emplacement du cloître], du costé du couchant, l'on trouve le puis du chapitre, ouvrage prodigieux car il est tout sizellé dans le rocher, profond a ce quon dit de dix huit brasses »5.

5Le puits était encore utilisé à ce moment puisqu'un officier du chapitre était spécialement affecté à sa garde6. Il est difficile d'évaluer le rôle de ce puits au Moyen Âge. Les renseignements en notre possession sur les autres possibilités d'approvisionnement en eau dans le quartier ne remontent pas au-delà du XVe siècle. Il devait fournir l'eau au réfectoire du chapitre situé le long de l'aile nord du cloître jusqu'au XIVe siècle et à la cuisine sans doute proche. Pour ce qui est des maisons canoniales au même moment nous ne pouvons rien dire. En revanche, la présence de citernes privatives est bien attestée pour la fin du XVe siècle.

Maison de la chapellenie « de Pretiosa »

6Cette maison, édifiée vers la fin du XVe siècle pour le titulaire de la chapellenie dite « de Pretiosa », la plus importante de celles qui avaient été fondées dans la cathédrale de Viviers7, comporte le système d'alimentation en eau le plus complet. La maison, vaste de plus d'une vingtaine de pièces, comportait des corps de logis de part et d'autre d'une rue étroite. Le système étudié se trouve sur la cour autour duquel s'organise le corps de logis le plus important, à l'est de la rue.

7Vers le haut du mur est, plusieurs pierres forment saillie et dessinent une pente descendante vers le nord : cinq sont en continuité au sud de la fenêtre qui éclairait le second étage, une autre est isolée au nord. Elles étaient de toute évidence destinées à supporter un chéneau (Fig. 1). Mais celui-ci passait en avant du linteau de la fenêtre (une baie carrée, au linteau et aux piédroits chanfreinés), ce qui signifie que le système n'est pas à sa place d'origine et a sans doute été déplacé lors d'une restauration de la maison consécutive aux destructions opérées dans le quartier lors des guerres de Religion8.

8Le chéneau se déversait dans une pierre creusée servant de réceptacle, située un peu plus bas. De la pierre-déversoir partait une canalisation en terre cuite (Fig. 2, a) à demi engagée dans le mur, puis engagée dans le massif de l'escalier conduisant au premier étage (b), avant de réapparaître sous cet escalier pour traverser ensuite un nouveau massif de maçonnerie situé au niveau de la margelle de la citerne (c), puis rejoindre celle-ci.

9Avant réfection, survenue en 19959, plusieurs éléments de la canalisation verticale étaient conservés en place : sous la pierre-réceptacle, au niveau de l'escalier et à l'entrée de la citerne. Dans le haut, les éléments de canalisation mesuraient près de 45 cm, la paroi était assez fine et le conduit présentait un diamètre atteignant presque 10 cm10. À l'entrée de la citerne, le conduit est nettement plus étroit (autour de 4 cm) et la paroi des éléments plus épaisse11. On peut se demander s'il n'existait pas à ce niveau une possibilité d'évacuation vers la cour, puis vers la rue, de l'eau de la première pluie.

10Dans l'état actuel, un autre conduit mène à la pierre-déversoir, depuis le bâtiment situé au nord de la cour ; il s'agit d'une maçonnerie médiocre, sans doute peu ancienne. Mais près de là, à l'extérieur du mur est de ce même bâtiment, quatre pierres plates, sortes de petites lauzes, séparées les unes des autres par un espace de 20 à 30 cm, font saillie sur la maçonnerie, dessinant une forte pente en direction de la cour.

11La citerne s'ouvre sous un arc aménagé sous la voûte d'escalier. La margelle est de plan ovale (45 x 56 cm), montée en pierres taillées de moyen appareil. La citerne est voûtée d'un berceau surbaissé d'axe est-ouest. Elle est profonde de 1,80 m (jusqu'à la naissance de la voûte), large de 2 m, longue de 2,40 m. L'aménagement de la citerne est sans aucun doute contemporain de la maison de la fin du XVe siècle. Le dispositif d’adduction d'eau remonte dans son principe et sa localisation à la même époque mais a dû être fortement réparé, voire reconstitué au début du XVIIe siècle.

La maison de Sampzon

12Voisine de la précédente, cette maison, occupée depuis le XIVe siècle par des chanoines de la famille ardéchoise de Sampzon, fut reconstruite vers la fin du XVe siècle ou le début du XVIe12. Comme sa voisine, elle est organisée autour d'une cour où est creusée la citerne.

13Le côté oriental de la cour est occupé par deux larges arcs formant galerie et retombant sur un pilier médian. Sur la face est de ce pilier s'ouvre à 1 m du sol un regard de 26 x 26 cm (Fig. 3). Par celui-ci on détermine l'existence d'une canalisation de terre cuite intégrée à la maçonnerie du pilier. Le diamètre intérieur mesurable est de 12,5 cm (partie évasée de l'élément long de 50 cm). Rien ne peut plus être observé au-dessus du rez-de-chaussée en raison de la disparition du mur de la coursière, supportée par les deux arcades de la cour.

14Sous le niveau du regard, le conduit est obturé par du sable qui a pu servir à filtrer l'eau. Le regard permettait, en bouchant le conduit inférieur, d'évacuer vers la cour la première eau. Le mur opposé de la cour, conservé lui dans toute sa hauteur, présente à peu de distance de son sommet, vers l'angle sud-ouest de la cour, un corbeau en quart-de-rond, bien taillé, dont la face supérieure affecte une pente vers le sud. Le chéneau qu'il supportait se déversait donc dans celui du mur sud et celui-ci dans celui du mur est. Les eaux empruntaient ensuite le conduit vertical à travers le pilier.

15La citerne est voûtée d'un berceau nord-sud. Elle est profonde, sous la clef de voûte, de 2,40 m13. Ses parois sont enduites d'un béton de tuileau rouge. La margelle s’ouvre ici vers le milieu de la cour. Elle est de plan carré (58 x 56 cm, dimensions intérieures), bâtie en belles pierres de taille14. À côté se trouvait un grand déversoir circulaire, taillé dans un monolithe calcaire15.

La maison de La Gorce

16Située au sud du quartier cathédral, la maison canoniale détenue par la famille ardéchoise de La Gorce est connue dans les textes depuis 132416. Les transformations successives laissent difficilement entrevoir des éléments de la structure médiévale.

17Dans une actuelle pièce du rez-de-chaussée, couverte d'une voûte d'arêtes, s'ouvre la citerne. Tout laisse entendre qu'elle était primitivement située dans une cour, la margelle appuyée contre l'un de ses murs. Sur le mur opposé s'ouvre encore une porte que le linteau et les piédroits chanfreinés situent à l'extrême fin du Moyen Âge.

18La citerne est la plus vaste de celles que nous étudions ici : longue de 4 m, large de 3,15 m, haute de 2,45 m à la clef (Fig. 4). Elle est voûtée d'un berceau surbaissé ; voûte et murs sont couverts d'un béton de tuileau. Près de l'un des angles, un orifice carré percé dans la voûte marque l'aboutissement de l'arrivée d'eau. L'accès à la citerne est situé au milieu de la voûte. La margelle forme un plan, un demi-cercle surhaussé. C'était à l'origine une élégante construction en pierre de taille, haute de 0,75 m, avec rebord mouluré d'un quart-de-rond (a) ; le diamètre intérieur de l'ouverture est de 0,58 m.

19Dans un second temps, le dispositif de sortie d'eau a été modifié en liaison avec la couverture de la cour et la construction d'étages, probablement au XVIIe siècle. L'ouverture de la citerne a été prolongée jusqu'au premier étage par un conduit en maçonnerie qui a partiellement chemisé la margelle (c), ce qui devait permettre de puiser l'eau directement depuis la pièce supérieure. La margelle primitive restait accessible depuis le rez-de-chaussée grâce à un ouverture haute de 1,12 m et coiffée d'un linteau de bois (b). L'eau retirée à ce niveau était versée vers la droite à travers une ouverture aménagée dans le nouveau conduit (d) et donnant sur un abreuvoir (e).

Autres témoignages

20Quelques autres témoignages du système d'approvisionnement en eau dans le quartier de la cathédrale de Viviers peuvent être cités.

21Dans le jardin de la maison occupée au Moyen Âge par le chanoine “viguier” existe un déversoir circulaire, taillé dans un monolithe calcaire, comme celui de la maison de Sampzon mais moins profond17. Rien ne peut être dit sur sa date.

22L'ancien palais épiscopal médiéval18, situé à proximité de la cathédrale, conserve deux citernes. L'une, très vaste, occupe une part importante de la cave voûtée formant étage de soubassement ; elle a été visiblement construite là lors de l'installation d'un séminaire dans ce bâtiment au XVIIe siècle. La seconde est creusée sous le niveau de cette cave et s'ouvre à l'extérieur, contre le mur ouest de l'édifice ; elle est toujours en eau et n'a pu être étudiée. Les travaux de réhabilitation entrepris autour de 1980 ont permis d'observer dans un mur les restes d'une canalisation en terre cuite. À l'extérieur du mur est de l'ancien bâtiment de l'aula médiévale est appliqué un large contrefort à pans coupés (saillie de 0,96 m, largeur de 1,90 m) dont la date ne peut être précisée. À 1,46 m du sol actuel et dans la partie gauche du contrefort s'ouvre un regard (30 x 33 cm, profondeur de 30 cm) ; une feuillure et des négatifs de barres indiquent que ce regard était fermé par une grille de fer (fig. 5). L'extrémité inférieure de la canalisation verticale aboutissant au regard peut être observée ainsi qu'une portion située un peu plus bas (à un endroit où la maçonnerie est éventrée) : il s'agit de tuyaux en terre cuite non glaçurée, d'un diamètre intérieur de 7,5 cm à l'extrémité la plus large d'un élément ; la longueur des éléments emboîtés n'a pu être mesurée. Nous ignorons vers quelle citerne se déversait l'eau provenant ainsi de la toiture du palais épiscopal. Est-ce la grande citerne qui est connue, mais que nous n'avons pu observer, à quelques mètres de là sur l'actuelle place Saint-Jean, donc à l'extérieur de la résidence épiscopale ?

23En face de l'ancien palais épiscopal, de l'autre côté de la place Saint-Jean était l'habitation du titulaire de l'hebdomade de Saint-Jean, connue depuis 135019. Il ne reste rien d'ancien de cette maison en élévation mais les caves actuelles, autrefois le rez-de-chaussée, montrent des portes datables du XVIe siècle. Au nord et à l'extérieur du bâti conservé est une citerne longue de 4,60 m et large de 3 m. Voûtée en berceau, elle est haute de 3, 90 m à la clef, de 2,95 m à la naissance de la voûte ; c'est donc la plus vaste des citernes étudiées ici. Ses murs sont garnis d'un béton de tuileau mais pas la voûte, bâtie en pierres de taille apparentes. L'ouverture est située contre la paroi nord ; elle se prolongeait par une margelle carrée, aujourd'hui disparue, une potence en fer supportait la poulie20. C'est dans la paroi ouest de l'ouverture que se situe l'arrivée d'eau : canalisation en éléments de terre cuite non glaçurée disposée à l'horizontale ; l'élément mesuré est long de 44 cm, avec un diamètre de 7 cm à son extrémité.

24Le quartier cathédral de Viviers regroupe, on l'a vu, un intéressant ensemble de dispositifs destinés à l'approvisionnement en eau de la communauté qui vivait là, particulièrement à la fin du Moyen Âge. Mais pour toute l'époque qui a précédé le XVe siècle, voire même la fin de ce siècle, nous ne connaissons aucun moyen d'approvisionnement privatif. Est-ce à dire que l'on avait exclusivement recours au puits commun du chapitre ? Sans doute pas : la volonté de disposer d'eau à proximité immédiate de chaque logis a dû se manifester très tôt mais les maisons où nous avons pu faire des observations sont toutes trois des reconstructions de la fin du Moyen Âge et la seule maison romane partiellement conservée dans le quartier (maison du viguier) ne présente aucun vestige ancien dans ce domaine.

25Le creusement d'un puits privatif était impossible au niveau des demeures individuelles, en raison du perchement du quartier sur une croupe rocheuse, d'où l'aménagement exclusif de citernes, ce qui ne faisait, au demeurant, qu'aller dans le sens de la préférence souvent manifestée vers la fin du Moyen Âge pour la consommation domestique, en faveur de l'eau de pluie, l'eau provenant des puits étant jugée, à juste titre, de qualité douteuse21. Reste à expliquer le maintien du puits du cloître alors que depuis le XIVe siècle celui-ci ne servait plus que de cimetière, le réfectoire ayant émigré hors de la zone des bâtiments claustraux22. On a pu utiliser son eau au début du XVIe siècle pour alimenter le chantier de reconstruction du chevet de la cathédrale, et auparavant peut-être pour les chantiers des maisons canoniales. Cet usage suffit-il à expliquer que l'on se soit préoccupé de protéger ce puits ? La fouille n'a en effet révélé aucun remblai moderne notable et le chapitre employait encore au XVIIe siècle un officier affecté à sa garde.