Réflexions sur l'apparition de la cheminée dans les maisons rurales en France, d'après les sources ethnographiques
p. 237-249
Texte intégral
1Une idée courante consiste à voir dans la cheminée l'héritière du foyer central ouvert. L'une aurait remplacé l'autre au cours du Moyen Âge, entraînant avec elle une amélioration considérable des conditions de chauffage et de préparation des aliments. Les choses sont en réalité moins simples. Des exemples de foyers centraux ouverts sont attestés jusqu'au XXe siècle dans les maisons paysannes de certaines régions, notamment en Bretagne méridionale. Ensuite, de quelle cheminée parle-t-on ? La cheminée “classique”, c'est-à-dire une construction le plus souvent engagée dans un mur contre lequel le foyer est généralement appuyé, avec contrecœur, manteau, hotte et conduit, ne fut pas le seul type répandu sur l'ensemble du territoire français. Nous verrons qu'il y en eut d'autres. Il présentait en outre des inconvénients non négligeables. À la suite de A.-G. Haudricourt, il faut souligner en effet l'irrationnalité du procédé1 :
« On n'utilise que la chaleur rayonnante des radiations lumineuses et infrarouges, mais non la chaleur communiquée à l'air, car tout l'air chaud est aspiré avec la fumée et s'échappe en pure perte à l'extérieur ».
2D'autant plus, pourrait-on ajouter, que la localisation fréquente de la cheminée en mur-pignon rendait encore moins efficace le chauffage de la pièce.
3Malgré ces inconvénients intrinsèques, l'engagement ou l'adossement de la cheminée dans un mur nécessitait un savoir-faire assez accompli ; il fallait notamment éviter que le manteau et le conduit ne tirent le mur vers le bas. Les difficultés éprouvées par les constructeurs pour édifier une cheminée, voire à lui trouver une place dans l'organisation de la maison, sont notées par certaines études contemporaines sur l'habitat rural. En Livradois, région de constructions en pierres, la cheminée de la maison “traditionnelle” n'était pas une construction engagée mais un édifice monté contre un mur et indépendant de lui. P. de Martin attribue cette caractéristique à l'impossibilité « de réaliser un conduit à l'intérieur d'un mur de pierre », mais tout dénote un manque de familiarité des constructeurs de la région avec la cheminée classique. L'auteur précise d'ailleurs que la cheminée a sans doute été « un ajout à une masure construite à l'origine sans dispositif d'échappement de la fumée »2. Très loin de cette région, en Flandre, la difficulté de créer une cheminée dans une maison à pans de bois obligea les constructeurs à trouver une autre solution, plus judicieuse en termes de conservation de la chaleur mais peu différente au plan architectural : au lieu de placer l'édifice contre un mur extérieur, ils le bâtirent au centre de la maison, où il « ne s'appuie pas sur un mur de refend mais constitue un bloc autonome (âtres et conduits de fumée) dont on peut faire le tour »3.
4Ces deux exemples invitent donc à nuancer l'idée toute faite d'un passage simple et sans histoire du foyer central ouvert au type de cheminée le plus courant. Mais avant de revenir plus loin sur ce problème, qui se trouve au cœur des origines de l'habitat rural traditionnel, l'identification d'une autre filière de construction des cheminées permettra de l'aborder autrement.
Types de cheminées dans la France de l'Est et leur contexte
La ‘‘cheminée chauffant au large” proprement dite
5Dans une grande partie des régions de l'Est, la cheminée faisait l'objet d'une localisation et d'une construction complètement différentes. En premier lieu, on pense aux fameuses cheminées chauffant au large, dont aucune carte d'extension précise n'a encore été tracée. Dans le Haut-Jura, la cheminée chauffant au large était une construction qui prenait place au-dessus d'une pièce à feu centrale, la “chambre du tué”. C'était une « petite cour centrale couverte, autour de laquelle s'ordonnent les différentes parties de la maison... intermédiaire entre logis des hommes, étable et grange4 » (voir Fig. 1). Le tué, c'est-à-dire la hotte pyramidale qui couronnait toute la pièce, prenait appui pour partie sur les deux murs que comportaient la chambre, pour l'autre partie sur des poutres soutenues elles-mêmes par des piliers verticaux en bois intégrés à la charpente. Il ne nécessitait aucun support latéral. Cette construction était donc très différente de la cheminée engagée classique. L'inconvénient signalé par A.-G. Haudricourt pour celle-ci disparaissait ici en partie : non seulement la chaleur du foyer rayonnait davantage, mais en plus l'ouverture de la hotte, large (3,50 à 4,50 m de côté en général) et haute (la hauteur de la pièce), permettait de mieux chauffer l'air de la pièce et les espaces que le conduit traversait. En dehors du Jura, on trouvait un dispositif à peu près équivalent au tué en Savoie, nommé dans cette région la bourne. Dans les Bornes et le Faucigny, la hotte pouvait « atteindre presque les deux-tiers de la superficie de la cuisine, soit 2,40 m x 2,50 m pour une pièce de 3 m x 3,80 m »5.
6Cette pièce à feu remplissait évidemment des fonctions bien plus diversifiées que la cheminée classique. À côté du chauffage, le tué et la bourne jouaient notamment un rôle dans le séchage des récoltes. P. Deffontaines précisait que dans le Jura « on laissait s'échapper la fumée à travers la grange en ouvrant des planches de la cheminée et en fermant les vantaux de l'orifice »6. Cette observation trouve son sens si l'on se souvient que les étages des maisons paysannes jurassiennes, comme ceux des chalets savoyards, étaient surtout de gigantesques réserves à fourrage. Mais la hotte servait aussi à l'éclairage, à l'aération, et on l'utilisait parfois, dans le Jura, pour sortir de la maison lors des journées enneigées d'hiver. Enfin, fonction qu'on souligne le plus souvent pour expliquer le maintien du tué jusqu'à nos jours, il recevait les quartiers de bœuf qui fournissaient le brési, « une des bases traditionnelles de l'alimentation des montagnons »7. Avec le rôle de cette construction dans l'alimentation, nous touchons un autre aspect de la géographie culturelle des contrées de l'Est et du Centre-Est de la France.
7Le maintien de la cheminée chauffant au large serait-il un effet de la pauvreté et/ou de difficultés techniques diverses ? Après d'autres auteurs, C. Royer pense que les cheminées chauffant au large ont pu connaître leur plus grande extension dans les communautés taisibles du Jura8 et de la Bresse9, qui vécurent sous le régime de la mainmorte jusqu'à la Révolution. La chambre du tué était la pièce commune autour de laquelle se trouvaient les pièces des parsonniers. Elle jouait le même rôle que la salle chauffoire de certaines communautés familiales du Bourbonnais à l'égard des pièces sans cheminée qui l'entouraient10. Dans ce contexte global de pauvreté, il est probable que la construction de cheminées dans les chambres des parsonniers eût représenté un véritable problème matériel et technique. Mais C. Royer note aussi que l'aire des tués débordait assez largement celle où les communautés de mainmortables se maintinrent jusqu'à la Révolution.
8Faut-il chercher alors les explications dans le contexte régional de la construction et de l'approvisionnement en matières premières ? Les difficultés pour édifier une cheminée dans une maison principalement bâtie en bois, surtout en pièces-sur-pièces comme en Savoie, est la première qui vient à l'esprit. L'archéologie médiévale semble étayer ce point de vue : à Colletière, dans une maison construite à pans de bois, la salle commune des « chevaliers-paysans de l'an mil » était chauffée par une cheminée de type chauffant au large qui, avec ses quatre appuis plantés dans le sol, était une véritable construction indépendante11. L'existence sub-actuelle de ces grandes cheminées-hottes en milieu presque exclusivement montagnard, et dans lequel le bois domine pour la construction – Jura français et suisse, Unterwald –, est un argument qui va aussi dans ce sens. On peut lui ajouter la disparition de la cheminée chauffant au large au sud de la Savoie, où la construction en pierres devient dominante.
9Cependant, si ces constructions se localisaient généralement dans des régions où les habitants disposaient de facilités d'accès au bois, le chauffage d'une énorme maison-bloc abritant les hommes, les récoltes et l'imposante réserve de fourrage, dans des conditions hivernales généralement rigoureuses, impliquait aussi le choix d'une solution adaptée à l'économie de combustible. Créer une seule pièce à feu, dont la chaleur rayonnante et montante pouvait être utilisée au mieux dans une partie de la maison, était probablement l'une des meilleures. Le maintien de cette construction a donc pu résulter du souci de garder un équilibre fragile entre les ressources disponibles et la consommation, et certains témoignages attestent que ce ne fut pas facile à toutes les époques. Dans la gruerie de Pontarlier, sur le territoire de laquelle se localisent de nos jours les dernières cheminées chauffant au large du Haut-Doubs, les communautés villageoises disposaient certes de 67,4 % de la superficie boisée à la fin du XVIIIe siècle, avec 6548 ha, mais le subdélégué de Pontarlier déclarait néanmoins en 1776 que « les forêts sont entièrement ruinées »12.
La cheminée à hotte-conduit en bois
10Autant que les enquêtes contemporaines permettent d'en juger, des constructions proches de la chambre du tué, à la fois en termes de techniques de fabrication et de fonctions remplies, ont existé dans une partie de la France de l'Est et du Centre-Est jusqu'à nos jours. La hotte-conduit en bois ou à pans de bois, de forme plus ou moins pyramidale, se rencontrait de manière discontinue de la Lorraine à la Savoie du nord au sud13 ; vers l'ouest, sans qu'on puisse établir une continuité géographique avec la zone précédente, on la trouvait jusque dans le Bourbonnais14, le Forez et le Roannais15. Comme le tué, son soutien était assuré en partie par les poutres du plafond, et elle n'était appuyée que d'un seul côté sur un mur. La différence principale avec la chambre du tué était que le foyer et la hotte n'occupaient pas toujours le centre de la pièce. Ailleurs que dans le Forez et le Bourbonnais en effet, la disposition latérale semble avoir été la plus fréquente, mais sans que ce déplacement impliquât forcément une modification de la construction. Il faut distinguer au moins deux cas. En Savoie du nord, mais surtout en Bresse du sud où l'installation sur le côté était exclusive, la hotte-conduit des “cheminées sarrazines” était toujours soutenue par une grande poutre qui partageait la “maison” en deux, et par un mur de refend au large duquel le foyer était établi16. Au-dessus, à l'étage, c'était une construction parfaitement indépendante qui ne disposait d'aucun support latéral. Mais en Lorraine, le dispositif n’était plus le même : la hotte-conduit en bois ou à pans de bois n'était plus, ou plus toujours, la construction sans support latéral des autres régions. À Pagney-derrière-Barine (Meurthe-et-Moselle), une maison relevée en 1944 possédait une hotte-conduit très large, dont l'ouverture occupait une partie très importante du plafond de la pièce17, mais elle était adossée d'un bout à l'autre au mur-pignon. Cette localisation allait de pair avec l'abandon fréquent du foyer au large : il était remplacé le plus souvent par un foyer appuyé contre un mur, qui formait donc un âtre.
11Malgré ces différences, la cheminée latérale à hotte-conduit répondait à l'essentiel des fonctions assurées par le tué dans le Jura, moins celle de sortie occasionnelle en hiver : chauffage, éclairage et aération de la maison, fumoir-lieu de conservation de la viande. Sur ce point, on sait que le Jura et les Vosges étaient des montagnes traditionnellement productrices de charcuterie fumée18, mais cette spécialité ne se limitait pas aux contrées montagneuses des régions de l'Est. En Lorraine et en Alsace, une opposition de direction nord-est/sud-ouest a été relevée entre une zone où l'on conservait les viandes (de bœuf et de porc) fumées, et de l'autre une zone où on les conservait séchées19. Le dispositif à hotte-conduit n'existant pas partout en Lorraine, du moins à l'époque contemporaine, il serait intéressant de voir si cette limite avait une relation avec les types de cheminées. Dans le Sundgau alsacien et belfortain, la préparation de la viande fumée donnait lieu à une curieuse pratique qui s'est perpétuée jusqu'à nos jours : il existait encore récemment « quelques exemples de conduits de cheminée qui s'arrêtent au niveau du grenier, transformé alors en fumoir à viande ; la fumée s'échappe ensuite librement par la toiture »20.
12Peut-être laminée et disjointe par l'extension du modèle de la cheminée classique, une aire de cheminées à hotte-conduit, au large ou non, semble donc bien avoir existé dans une bonne partie de la France de l'Est et du Centre-Est. La construction de ces cheminées différait peu de celle du tué jurassien, et elles impliquaient des traits proches de celui-ci dans l'organisation de la vie domestique et les pratiques alimentaires. On peut toutefois se demander pourquoi la cheminée à hotte-conduit se maintint dans les régions où la pièce à feu unique n'existait pas, ou n'existait plus. Pour tenter de répondre à cette question, il faut continuer l'exploration de la maison.
Cheminées et genres de vie
Le chauffage de la seconde pièce : cheminées à hotte-conduit et taques
13Dès le XVIe siècle, les maisons lorraines à travées ont déjà le plan qu'elles conserveront jusqu'au XXe siècle : l'une des longues et étroites travées latérales est réservée à l'habitation, et la cuisine-salle commune en occupe le plus souvent le centre. Cette localisation peut paraître curieuse pour qui connaît l'habitat des villages-rues lorrains, car la contiguïté potentielle des maisons destinait souvent la pièce centrale à être aveugle. Or il semble bien que la décision de placer la cuisine à cet endroit ait résulté des modalités de construction de la hotte-conduit et des fonctions qui étaient les siennes. D'une part, elle bénéficiait ici d'une hauteur suffisante sous la toiture sans que la souche sorte trop à l'extérieur, tout en pouvant prendre appui sur l'un des murs. D'autre part, l'absence d'éclairage était limitée par la forme et les dimensions qu'on lui donnait habituellement pour qu'elle exerce sa fonction de source de lumière. Enfin, cet emplacement n'était pas indifférent à une pratique domestique qu'on trouve en Lorraine dès le XVIe siècle : le chauffage d'une seconde pièce à partir de la cheminée de la cuisine.
14Une partie du dispositif qu'on mit au point pour diffuser la chaleur de ce foyer unique, ou principal, est bien connu : ce fut l'installation d'une plaque foyère, nommée le plus souvent la taque, dans le mur de refend qui séparait la cuisine de la pièce contiguë. Avec cette solution, le foyer fut le plus souvent appuyé contre ce dernier, et c'est pourquoi les cheminées à hotte-conduit lorraines ne purent garder la forme pyramidale des tués ou des cheminées sarrazines. Mais l'abandon de cette forme était aussi celui des supports verticaux uniques, qu'il fallut remplacer par des supports latéraux. Les enquêtes contemporaines nous montrent quelques-unes des solutions qui furent adoptées. En Lorraine orientale et dans les Vosges, une solution fréquente consista à établir la cheminée dans l'angle de la pièce, entre le mur-pignon et le mur de refend, le premier soutenant généralement le conduit jusqu'à la souche. Ailleurs, on appuya le conduit sur le seul mur de refend, qui se prolongeait à l'étage où il séparait le grenier du fenil. Ailleurs encore, on renonça à la taque : la hotte-conduit fut simplement édifiée contre le mur-pignon, et les autres pièces chauffées par d'autres cheminées.
15Un indice des relations étroites entre la cheminée à hotte-conduit et la taque est cependant fourni par l'assez large recouvrement de leurs aires de distribution respectives. D'après Fritz Krüger, dans l'entre-deux-guerres et un peu au-delà, on rencontrait des taques des Ardennes à la Savoie du nord au sud, vers le Bassigny et la région de Langres vers l'ouest, et jusque dans la Dombes et le Forez au sud et au sud-ouest21 Mais les taques n'étaient pas absentes dans les zones où l'on trouvait des cheminées chauffant au large : en Savoie, H. Raulin en a relevé plusieurs exemplaires dans le Chablais et dans le Faucigny (nommées ici chaudannes)22, contrées où les bournes étaient des constructions courantes. Dans ce cas l'âtre n'était donc pas, ou pas toujours, appuyé contre un mur de refend23. Cette conjonction entre cheminées chauffant au large et taques, à l'extrême-sud de l'extension respective des deux ouvrages, doit être rapportée à la situation observée à l'extrême nord de l'extension conjointe des cheminées à hotte-conduit et des taques, en Lorraine. Dans cette province, la cheminée à hotte-conduit ne rappelait pas seulement la chambre du tué par la taille et la technique de construction ; elle en était finalement proche aussi par l'emplacement : mais au lieu d'occuper le centre d'une seule pièce, elle occupait à peu près le centre de deux pièces. La parenté entre les deux types de cheminées dans l'organisation de la vie domestique est encore perceptible dans les noms qui étaient donnés aux pièces d'habitation.
Les deux pièces chauffées : les choses et les mots
16Ces adaptations, on l'a suggéré, firent partie du consortium technique qui permit l'apparition de la maison traditionnelle à travées au début des temps modernes. La synchronie entre les premières taques datées et l'époque à laquelle cette maison acquiert son organisation définitive, au début du XVIe siècle24, n'est sans doute pas l'effet du hasard. Rappelons que la seconde pièce d'habitation chauffée est une coutume qui relie les régions de l'Est de la France à l'aire germanique occidentale, où la cheminée chauffant au large n'était d'ailleurs pas absente. La dénomination systématique des deux pièces dans les divers parlers montre bien que cette coutume était profondément enracinée dans la vie quotidienne. Dans presque toute les zones romanophones des contrées de l'Est, la chambre se nommait le “poêle” (du latin pensilis balneum) tandis que la cuisine recevait plusieurs noms suivant les différentes zones linguistiques : le nom d'oïl courant, la cuisine, en Lorraine romanophone, parfois la “maison” et l'“outo” (hospitale), cette dernière dénomination ayant été surtout répandue en zone franco-provençale. En zone germanophone, on retrouvait la même dichotomie avec la Küche et la Stube. Au plan de la vie domestique, le rôle respectif des deux pièces est bien évoqué par C. Royer pour la Franche-Comté :
« C'est entre l'outo et le poêle que se place le véritable seuil entre l'espace familial et l'extérieur. (...) C'est le poêle qui abrite le plus intime de la vie familiale : chambre des parents et où la famille vit l'hiver et où se tiennent les veillées, on n'y accueille que les parents, les amis intimes ou les hôtes de marque »25.
17Cette répartition fonctionnelle se rencontrait aussi dans les maisons du Haut-Jura, où le poêle était la pièce la plus proche de la chambre du tué (Fig. 1).
18À la différence de la taque, qui est d'origine germanique, tous les mots employés pour désigner les deux pièces dans les différentes langues sont d'origine latine. Le lexique latin sous-tend la parenté sémantique entre la Stube et le “poêle”, qui provenait de leur commune technique de chauffage : l'extupa (l'étuve) et le pensilis balneum (bain chauffé par en-dessous) désignaient en effet des installations chauffées de l'extérieur, ce qui répondait notamment à l'action de la taque. L'adoption d'une terminologie latine pour désigner une pratique largement répandue dans les contrées germaniques de l'Ouest est évidemment intéressante. La filière sémantique se poursuivit avec le dispositif qui succéda dans certaines régions à la taque, le poêle. Celui-ci fut d'abord une construction installée dans la chambre du poêle, dont il prit vraisemblablement le nom, et alimentée par la cheminée de la cuisine. Toujours d'après F. Krüger, « le poêle de fer chauffé depuis le foyer de la cuisine apparaît dès le XVIe siècle en Wallonie où il se propagea rapidement avec les désignations de stouve a takes ou forné a takes (...) ». Il note aussi la « coïncidence presque complète entre la diffusion géographique de la taque du foyer (...) et celle du poêle alimenté aussi depuis le foyer de la cuisine »26. Autrement dit, l'aire conjointe de la taque et de ce type de poêle était plus septentrionale que celle des cheminées à hotte-conduit, mais les deux aires se confondaient largement vers le sud. D'ailleurs, dans l'entre-deux-guerres, des poêles à alimentation extérieure se rencontraient encore fréquemment dans le Sundgau, le Jura et la Haute-Savoie.
19À cette situation, on peut opposer celle des maisons de nombreuses régions françaises, notamment celles de l'Ouest, dans lesquelles l'unique pièce d'habitation chauffée, la cuisine-salle commune, resta la règle jusqu'au XIXe siècle. Cette pièce portait logiquement le nom qui l'identifiait comme la seule unité domestique et familiale de la maison. En Haute-Bretagne, on connaissait “la maison de demeure”, “la demeurance”, et le dérivé régional du latin hospitale, l'“hôté”. Lorsqu'une seconde pièce fut créée, ce qui ne se produisit guère ici avant le XVIIIe siècle, elle fut rarement pourvue d'une cheminée. Sa fonction mit d'ailleurs du temps à se définir par rapport à la cuisine-salle commune, et lorsqu'on la transforma en chambre ce ne fut d'abord, littéralement, qu'une chambre froide. Tout cela explique que son nom ne se démarqua guère de la pièce principale, comme l'indique cet extrait d'un ouvrage consacré à la région, dans lequel l'auteur, un originaire, épouse sans le vouloir les catégories indigènes : « quand il y eut une salle annexe à côté de la demeurance, on l'appela “maison d'à côté”, le “bas-côté”, l'“aut'côté” ou la “maison de décharge” »27.
Types de cheminées, techniques de construction et pratiques de stockage
20L'opposition entre deux types de cheminées – d'un côté la cheminée à hotte-conduit en bois ; de l'autre la cheminée classique, souvent en matériaux minéraux, engagée ou plus rarement adossée ou incorporée dans un mur-support –, rejoint en définitive deux modalités différentes de construction des maisons, qui nous renvoient aux origines de d'habitat rural traditionnel. Sur le long terme, la rentrée totale ou partielle des récoltes dans le bâtiment d'habitation et l'apparition de la cheminée font partie du même ensemble technique et culturel. Dans les habitats carolingiens de la région parisienne, les unités agricoles étaient encore des ensembles implantés sur des centaines de mètres carrés et comprenant parfois plusieurs dizaines de structures. Les structures de conservation des récoltes, on le sait, étaient distinctes des maisons d'habitation28. Quelles que furent les raisons exactes qui poussèrent à passer du stockage à l'extérieur, en silos ou en épis, au stockage en vrac à l'intérieur, cette évolution ne devint techniquement possible que lorsqu'on put évacuer la fumée vers le haut par un conduit. Avec le foyer ouvert sans conduit d'évacuation, il était en effet difficile d'aménager un étage de stockage sur l'ensemble d'un niveau d'habitation. Cette évolution fut elle-même conditionnée par des progrès importants en maçonnerie et en charpenterie, durant les derniers siècles du Moyen Âge. L'apparition de la cheminée et celle de l'étage au-dessus du niveau d'habitation, destiné au stockage, entretiennent donc une relation de fond. Sans prétendre à une exhaustivité actuellement hors de portée sur ce sujet, dont les exemples cités nous ont montré la complexité, il semble possible néanmoins d'approcher deux des solutions qui furent adoptées pour répondre à cette nouvelle organisation de la maison.
21Une solution de maçonnerie consista à faire supporter l'essentiel du poids de la charpente par les murs, principalement par les murs-pignon. Elle fut le plus souvent liée à l'édification sur ceux-ci d'une cheminée engagée, et au choix adopté pour le stockage des récoltes. Sur ce point, deux cas de figure apparaissaient nettement au sein de l'ensemble français traditionnel. Dans le premier, les maisons abritaient dans le grenier, situé le plus souvent au-dessus de l'habitation, toute la récolte céréalière battue ; lorsque l'étable appartenait au même corps de bâtiment que l'habitation, le fenil prolongeait généralement le grenier. Dans le second, le battage ayant lieu plusieurs mois après la récolte des céréales, l'étage n'abritait qu'une partie de celle-ci, le reste étant stocké dans d'autres bâtiments. Dans les deux cas, le bâtiment d'habitation était petit et il faisait souvent partie d'une maison-cour. Ces caractéristiques étaient dominantes dans les maisons traditionnelles du Grand Ouest et du Centre, mais on les trouvait aussi dans d'autres régions, notamment dans le Sud-Ouest. L'on peut suggérer un rapprochement entre la petite taille de la maison, la déperdition de chaleur due à la localisation fréquente de la cheminée en mur-pignon et l'existence majoritaire d'une seule pièce d'habitation jusqu'au XIXe siècle. L'aspect climatique de cette typologie large n'est pas à perdre de vue : ces maisons se trouvaient dans des contrées souvent humides, mais en majorité pas froides.
22Dans une partie des régions de l'Est au contraire, la prépondérance d'une solution de charpenterie fut liée à la conservation de l'intégralité de la récolte sous le toit d'une grande maison-bloc. Cette solution nécessitait de vastes espaces sous comble, à la fois pour abriter la réserve de fourrage hivernal mais aussi la récolte céréalière sur tiges, la quantité respective des deux récoltes s'inversant évidemment entre la montagne et la plaine. Le bois fut utilisé en grande quantité pour la construction en général, mais surtout pour la mise au point de charpentes plus indépendantes des murs latéraux que dans la solution précédente : nombre d'entre elles prennent appui directement au sol ou sur le sommet de murs transversaux, les autres n'étant souvent que des murs-rideaux. Les cheminées chauffant au large et les cheminées à hotte-conduit sont aussi, dans la plupart des cas, des édifices de charpenterie. Équipées d'un dispositif qui permettait une meilleure diffusion de la chaleur que les cheminées classiques, beaucoup de ces grandes maisons, souvent à travées, furent pourvues de deux pièces d'habitation dès le XVIe siècle. À nouveau, il ne faut pas négliger le contexte climatique général de cette typologie : ces maisons furent construites surtout dans des régions dites continentales, ou dans des régions montagneuses.
23Deux remarques finales s'imposent. La construction des vastes maisons de l'Est et de leurs cheminées, ainsi que la fourniture de celles-ci, nécessitaient bien entendu un accès facile et généreux au bois pour les communautés paysannes. Il n'est donc pas surprenant de trouver ces édifices, en majorité, dans la vaste zone de la France de l'Est où les communes sont de nos jours les plus gros propriétaires de forêts. Seuls le Forez et le Bourbonnais, parmi les régions citées, ne lui appartiennent pas. Cette situation, qui plonge son origine dans un passé lointain, invite donc à approfondir les causes écologiques, sociales et éthologiques de l'émergence de l'habitat rural traditionnel.
24Nous avons vu que la cheminée engagée fut un modèle conquérant, mais assez difficile à construire et que son adaptation à certains types de maisons se heurta à des difficultés. Les « chauffoirs », dont parlent les textes de l'Autunois au bas Moyen Âge29, ont pu appartenir au type de la pièce à feu des contrées de l'Est, dont l'extension fut peut-être autrefois plus importante. Un inventaire des solutions adoptées devrait donc permettre d'y voir plus clair sur les modalités, la chronologie, et les variantes régionales du passage du foyer central ouvert à la cheminée. C'est une piste de recherche que l'archéologie médiévale et la géographie historique pourraient explorer ensemble.

Fig. 1. Le tué dans la maison jurassienne (d’après J. CUISENIER, Les maisons rurales anciennes de la porte de Bourgogne et d’Alsace, manuscrit inédit, 1974. p. 22).
P : Poële ; C : Chambre ; T : Tué ; S : Sol de la Grange ; V : Volets mobiles ; F : Four.
Notes de bas de page
1 A.-G. Haudricourt, La cheminée et la forge (Europe), dans, De la voûte céleste au terroir, du jardin au foyer, textes offerts à Lucien Bernot, B. Koechlin, F. Sigaut, M.-C. Thomas (dir), Paris, 1987, p. 93.
2 P. de Martin, La maison rurale des hautes terres de l'Auvergne sud-orientale, Thèse de géographie inédite, Université de Paris IV, 1979, p. 22. L'auteur précise, note 1 : « Il existe des maisons qui semblent n'avoir jamais été dotées d'une cheminée. L'une d'elles a été effectivement habitée par un berger jusqu'en 1972 à Lamartine de Fayet-le-Château ».
3 J. Cuisenier, H. Raulin, F. Calame, L'architecture rurale française : Nord, Pas-de-Calais, Lyon, 1988, p. 65.
4 P. Deffontaines, Le tué ou la cheminée de montagne, dans Barbizier, 1954, p. 217-219, cité par C. Royer, L'architecture rurale française : Franche-Comté, Paris, 1978, p. 54.
5 H. Raulin, L'architecture rurale française : Savoie, Paris, 1977, p. 39.
6 P. Deffontaines, op. cit. à la note 4.
7 Voir note 4.
8 C. Royer, op. cit. à la note 4, p. 53-54.
9 Id., L'architecture rurale française : Lyonnais, Paris, 1979, p. 43.
10 H. Dussourd, Les communautés familiales agricoles du Centre de la France, Paris, 1978, p. 84-85.
11 M. Colardelle, E. Verdel, Chevaliers-paysans de l'an mil, Paris, 1993, p. 24 et 27.
12 F. Vion-Delphin, L'homme et la forêt dans le Haut-Doubs au XVIIIe siècle : l'exemple de la gruerie de Pontarlier, dans La forêt, Actes du 113e congrès national des sociétés savantes, Paris, 1991, p. 275 et 278.
13 Des exemples d'un bout à l'autre de la zone considérée : en Lorraine, C. Gérard, L'architecture rurale française : Lorraine, Paris, 1981, notamment p. 74, 81, 318, 334 ; en Savoie, H. Raulin, op. cit. à la note 5, p. 90-92.
14 J. Guibal, L'architecture rurale française : Bourbonnais, Nivernais, Paris, 1982, p. 176-181 : maison à Saligny-sur-Roudon, en Sologne bourbonnaise.
15 C. Royer, op. cit. à la note 4, p. 46.
16 G. Jeanton, L'habitation paysanne en Bresse, dans Bulletin de la Société des amis des Arts et des Sciences de Tournus, XXVII, 1927, p. 15, et C. Royer, op. cit. à la note 9, p. 39.
17 C. Gérard, op. cit. à la note 13, p. 164-167.
18 J.-R. Pitte, Esquisse d'une géographie du saucisson sec en France, dans Géographie historique et culturelle de l'Europe. Hommage au Professeur Xavier de Planhol, Paris, 1995, p. 317-328
19 C. Méchin, Bêtes à manger. Usages alimentaires des Français, Nancy, 1992, p. 68.
20 M.-N. Denis, M.-C. Groshens, L'architecture rurale française : Alsace, Paris, 1978, p. 51.
21 F. Krüger, A lo largo de las fronteras de la Romania, dans Anales de lingüistica, (Universidad Nacional de Cuyo, Mendoza, Argentine), VI, 1956, p. 4-10.
22 H. Raulin, op. cit. à la note 5, p. 77, 84-85, 91.
23 Id., Ibid., p. 91 : maison à Samoëns (Haute-Savoie).
24 V.-A. Girardot, Le droit et la terre ; le Verdunois à la fin du Moyen Âge, Nancy, 1992, II, p. 823. À Thiaucourt, dans le Verdunois, il est signalé en 1480-81 que les granges et « mareschaucies » sont déjà le plus souvent situées « de costé » la maison d'habitation.
25 C. Royer, Ethnologie, dans Franche-Comté, Paris, 1988, p. 122.
26 F. Krüger, op. cit. à la note 21, p. 19 et 21.
27 H.-F. Buffet, En Haute-Bretagne, Paris, 1954, p. 69.
28 J. Chapelot, L'habitat rural : organisation et nature, dans L'Île-de-France de Clovis à Hugues Capet, catalogue d'exposition, s.l., 1993, p. 181-185.
29 J.-M. Pesez, Le foyer de la maison paysanne, dans Archéologie médiévale, XVI, 1986, p. 79.
Auteur
Université de Paris IV
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