1Dans un chantier de construction, le bois d'œuvre intervient dans des mises en œuvre très diversifiées, du fait de sa souplesse d'utilisation, qu'il réponde à des besoins courants ou se prête à des utilisations spécifiques, à des solutions ponctuelles1. L'architecture dite vernaculaire en a conservé des témoignages, pour l'essentiel dans les planchettes de décharge, les linteaux de portes et de fenêtres, mais aussi les traces dont les échafaudages ancrés dans les murs ont ponctué les parements2.

Domaine de recherche

2Ces traces, qu'elle a en commun avec l'architecture monumentale3, sont les trous de boulin, objet de cette présentation. Il s'agit d'un conduit étroit, ménagé dans le mur en construction et destiné à maintenir un boulin, poutre horizontale bloquée dans le bâti et portant les planchers de l'échafaudage, les platelages. Traversant ou non la maçonnerie4, ils intéressent à la fois les parements, où ils s'inscrivent sous forme d'ouvertures, et la fourrure ; lorsque cette dernière est importante, ils y forment une véritable gaine : on maçonne avec des pierres choisies un passage au milieu du tout-venant noyé dans le mortier de la fourrure.

3Les trous de boulin se rencontrent dans des régions dont la géologie autorise ce mode d'échafaudement : on en voit dans des constructions rurales en moellons de calcaire éclatés au marteau, plus rarement en galets, en galets et arases de brique, parfois en matériau de ramassage mal calibré... Leur apport à la connaissance du chantier est considérable, notamment sur des aspects matériels comme l'organisation de l'échafaudement, les essences exploitées ou la section et la portée des bois, données sur lesquelles, à époque ancienne, les archives restent désespérément muettes ; mais aussi sur des dimensions plus technologiques ou culturelles comme le niveau de technicité, les savoir-faire, les habitudes régionales, voire la signification sociale des choix de mise en œuvre : compte tenu de paramètres comme les habitudes locales, le poids des coutumes et des lois, les possibilités d'approvisionnement en bois, la cherté du matériau, etc., il n'est pas indifférent qu'un constructeur fasse ou ne fasse pas la dépense d'un échafaudage encastré, ouvrage de charpenterie plus élaboré et plus onéreux que les expédients courants.

4Dans ce domaine, l'archéologie d'élévation qui, pour l'instant, se développe dans l'habitat urbain et l'architecture monumentale5, propose un point de vue nouveau, en décrivant par rythmes et mesures, d'après un échantillonnage le plus nombreux possible et chronologiquement défini, ces logements laissés vides par des échafaudages disparus dès la fin du chantier. Les observations que j'ai recueillies sur la construction courante et les études systématiques que j'ai réalisées sur des édifices religieux m'ont amené à définir une méthode d'analyse portant sur les traces laissées par l'échafaudage dans le bâti6, et applicable dans toute construction en pierre. Elle permet d'aborder, notamment, la question des dimensions des bois utilisés dans l'échafaudage, longueurs et portées, approchées en ordre de grandeur et, surtout, les sections des poutres ancrées dans les murs, dont la connaissance est plus précise. La mise en évidence de constantes, de variations et d'évolutions pose le problème des rapports entre échafaudage, construction et style architectural, ainsi que de la production de bois d'œuvre et de l'approvisionnement du chantier, ce qui nous intéresse ici.

5La largeur et la hauteur des trous de boulin ou, pour être plus précis, de leurs ouvertures7, reflètent l'équarrissage des bois qu'ils ont contenus. Dans quelle mesure ? Peut-on se fier à ces dimensions pour reconstituer celles des boulins ou bien le rapport entre les deux groupes de section – ouvertures et boulins – reste-t-il incertain et aléatoire ? La question est essentielle. La réponse doit être nuancée en fonction, notamment, des types d'ouvertures, mais les indices archéologiques sont suffisamment nombreux pour étayer solidement la recherche.

6Dans le moyen et le grand appareil, dont les blocs ont normalement une hauteur supérieure à la section des bois employés, les constructeurs du Moyen Âge ont couramment utilisé des ouvertures façonnées. Il s'agit d'échancrures carrées ou rectangulaires8, pratiquées par le tailleur de pierre soit dans un angle (supérieur ou inférieur), soit dans une face (supérieure ou inférieure) du bloc concerné. Ce type d'ouverture est, en principe, adapté au boulin : le tailleur de pierre a toute latitude pour calibrer l'ouverture selon les besoins. Dans la cathédrale de Lyon, par exemple, les nombreuses traces de repentir observées sur des blocs échancrés indiquent assez le souci d'un calibrage précis, assez serré pour que la pièce de bois soit maintenue en place, assez lâche, dans le même temps, pour qu'on puisse la retirer à la fin du chantier ; les segments de boulin retrouvés bloqués dans leur logement confirment l'analyse. D'autre part, l'installation des boulins exigeait une adaptation correcte : posés sur l'arase du mur, ils étaient maintenus en place par les blocs dotés d'une ouverture, pendant que les maçons montaient la gaine interne à la fourrure. Enfin, la stabilité même de l'échafaudage exigeait que la poutre d'ancrage ne navigue pas dans sa loge murale.

7À l'inverse, le petit appareil exerce des contraintes modulaires qui laissent aux échafaudeurs une moindre marge de manœuvre. En effet, les ouvertures ménagées dans les parements qui l'emploient sont du type maçonné ; elles sont réalisées, non pas par le tailleur de pierre, mais par le maçon, qui décale un bloc dans l'assise, ou deux blocs dans deux assises superposées (rarement plus de deux assises). Si la largeur de l'ouverture est adaptable à la demande, sa hauteur, qui est celle de l'assise (ou des deux assises), ne correspond pas automatiquement à la section du boulin.

Analyse des données chiffrées

8La difficulté, dans ce type de recherche, est de disposer d'un corpus de mesures assez conséquent, susceptible de faire apparaître des tendances et d'autoriser des généralisations. La démarche décrite dans ces lignes n'en est qu'à ses débuts et l'enquête proposée n'a pas encore acquis le systématisme qui permettra d'aboutir à une vision plus globale. Mais déjà, on voit se dessiner, à travers des analyses approfondies, des phénomènes bien caractérisés à l'échelle de chaque monument étudié, et qui trouvent, d'une étude à l'autre, des résonances significatives pour les époques et dans les régions considérées. Par ailleurs, des enquêtes plus ponctuelles, effectuées depuis le sol, sans l'appui d'échafaudages, constituent un apport non négligeable, qui affine la démarche, induit des corrections méthodologiques, ouvre le champ géographique et culturel de la recherche, tout en étoffant l'ensemble des données chiffrées. Enfin, la connaissance matérielle des bois d'œuvre pour les périodes dont les archives sont muettes sur le sujet, plus importante qu'on ne pourrait l'imaginer, offre une image positive de cette recherche sur négatifs.

9Dans ce domaine, la cathédrale de Lyon9 offre à l'observation de riches séries de mesures10. Elles sont réparties dans quatre ensembles architecturaux, dont la construction s'échelonne sur environ un siècle11 : les chapelles latérales du chœur et les parties basses de l'abside (romanes, dernier quart du XIIe) ; le triforium de l'abside et du chœur (roman, fin XIIe) et sa prolongation dans le transept (gothique, premières décennies du XIIIe) ; le clair étage du chevet et du mur oriental du transept (gothique, premier tiers du XIIIe) ; le triforium de la nef (gothique, deux derniers tiers du XIIIe). À une exception près12, n'a été prise en compte qu'une ouverture par trou de boulin, de façon à ne pas fausser les statistiques par une sur-représentation des trous traversants, et parce qu'en règle générale, ces derniers sont homogènes.

10Les quatre ensembles d'ouvertures ont été traités selon trois points de vue convergents, dont les champs d'analyse se recouvrent partiellement.

11- Premièrement, l'amplitude des séries de mesures et la dispersion des modules à l'intérieur de ces séries. Cette approche caractérise l'homogénéité ou l'hétérogénéité de chaque ensemble, et fait apparaître des règles d'usage, ou des approvisionnements aléatoires et des évolutions.

12- Deuxièmement, les figures que dessinent les ouvertures, le carré13 ou le rectangle. Dans ce dernier cas, le rapport entre longueur14 (L) et (l) établit une suite significative de proportions :

1. L supérieur ou égal à l x 5/4 et inférieur à l x 4/3 ;
2. L supérieur ou égal à l x 4/3 et inférieur à l x 3/2 ;
3. L supérieur ou égal à l x 3/2 et inférieur à l x 2 ;
4. L supérieur ou égal à l x 2 et inférieur à l x 3 ;
5. L supérieur ou égal à l x 3.

13- Troisièmement, la comparaison des mesures et le traitement par graphiques. Compte tenu de l'imprécision millimétrique des mesures, inévitable dans un ouvrage de pierre, de la nécessité de préserver une marge minimum pour manœuvrer le boulin et de l'impossibilité de connaître chaque pièce de bois dans sa réalité matérielle, il convient de raisonner en masse (comparaison des ensembles de longueurs et de largeurs) et par ordre de grandeur. Les graphiques en trois dimensions, qui matérialisent simultanément les différents modules (L x l) et leur nombre, présentent le grand avantage de dessiner des figures types qui sont, pour ainsi dire, la signature de l'ensemble, en d'autre terme, l'image médiate d'un savoir-faire. Quant aux graphiques annulaires, ils font apparaître clairement les ordres de grandeur.

14Le premier ensemble regroupe 88 ouvertures mesurées, classées en 23 modules. Ces modules se répartissent entre 8 x 9 cm et 16 x 16 cm ; toutes les largeurs, de 8 à 16 cm sont représentées, toutes les longueurs, de 9 à 18 cm (une occurrence du module 14 x 17 cm et du module15 x 18 cm¹⁵). Les modules sont irrégulièrement dispersés dans la série : plus de 90 % du total sont constitués par le groupe de 9 x 10 cm à 14 x 14 cm, dans lequel on relève deux pointes, le groupe 12 x 12/12 x 13/12 x 14 cm (un petit tiers des 88 ouvertures), le groupe 10 x 11/10 x 12/10 x 13 cm (un bon quart des 88 ouvertures). L'analyse séparée des dimensions confirme l'importance de ces deux pôles : le groupe des largeurs de 10 à 12 cm représente plus de 80 % du total, comme le groupe des longueurs de 10 à 13 cm (le groupe de 10 à 14 cm approche les 90 % du total). Les ouvertures sont carrées ou proches du carré. Celles où L est supérieur ou égal à l x 5/4 et inférieur à l x 3/2 sont à peine plus de 12 % du total, les cas où L est supérieur ou égal à l x 5/4 et inférieur à l x 4/3 constituant plus de 80 % de ce sous-ensemble. Le graphique tridimensionnel16 rend clairement compte de la situation : un nombre peu élevé de points de référence (les modules), une occurrence maximale nombreuse, une base peu large (graphique : Ensemble 1).

15Le second ensemble regroupe 144 ouvertures mesurées, classées en 18 modules. Ces modules s'étalent de 10 x 10 cm à 15 x 15 cm. Ces chiffres montrent d'emblée qu'il s'agit d'une suite nettement plus serrée que précédemment. Toutes les largeurs de 10 à 15 cm sont représentées et toutes les longueurs de 10 à 16 cm (une occurrence du module 12 x 16 cm). Les modules, inégalement répartis dans la série, laissent apparaître trois fortes minorités : les groupes 12 x 12/12 x 13 cm et 14 x 14/15 x 15 cm forment chacun environ 22 % de l'ensemble, le groupe 13 x 13/13 x 14 cm plus du tiers. L'analyse séparée des dimensions confirme la tendance : le groupe des largeurs de 12 à 14 cm représente plus de 85 % du total, celui des longueurs de 12 à 15 cm, presque 98 %. Les ouvertures sont carrées ou proches du carré. Celles où L est supérieur ou égal à l x 5/4 et inférieur à l x 3/2 font moins de 4 % du total, les cas où L est supérieur ou égal à l x 5/4 et inférieur à l x 4/3 constituant les deux-tiers de ce sous-ensemble. Le graphique tridimensionnel est éloquent : un faible nombre de points de référence, une occurrence maximale très nombreuse, une base plus restreinte que précédemment (graphique : Ensemble 2). Tout indique une solide maîtrise de la charpenterie d'échafaudage et une grande régularité dans la production des bois calibrés.

16Le troisième ensemble – premier niveau gothique de grande ampleur-regroupe 107 ouvertures mesurées, classées en 45 modules. La rupture avec les ensembles romans est évidente. Ces modules s'étalent de 10 x 12 cm à 20 x 30 cm/22 x 24 cm. Les suites de longueurs et de largeurs sont marquées par des solutions de continuité : les largeurs de 10 à 18 cm font une suite continue, à laquelle il faut ajouter les dimensions 20 et 22 cm ; de même, les longueurs de 11 à 20 cm, auxquelles il faut ajouter les dimensions 22, 24, 25, 30 et 33 cm. Les modules sont régulièrement répartis dans la série, tous faiblement représentés : par trois, quatre ou cinq occurrences en règle générale, rarement six, sept ou huit, plus souvent une ou deux. L'analyse séparée des dimensions donne une bonne image de cet étalement : le groupe des largeurs de 11 à 16 cm représente un peu plus de 85 % du total (mais le groupe de 11 à 14 cm, moins de 72 % du total), comme celui des longueurs de 12 à 18 cm (mais le groupe de 13 à 17 cm, environ 70 % du total). Les ouvertures dessinant un rectangle marqué sont nombreuses. Celles où L est supérieur ou égal à l x 5/4 et inférieur à l x 2 constituent un peu moins de 30 % du total17. Le graphique tridimensionnel affiche un nombre important de points de référence, une occurrence maximale peu nombreuse, une base large (graphique : Ensemble 3). L'approvisionnement du chantier en bois a sensiblement évolué.

17Le quatrième ensemble regroupe 68 ouvertures mesurées, classées en 41 modules L'ensemble des modules va de 8 x 25 cm à 19 x 23 cm. Les largeurs de 8 à 19 cm forment une suite continue, les longueurs, deux suites, l'une de 12 à 16 cm, l'autre de 18 à 25 cm, auxquelles il faut ajouter les dimensions 27 et 28 cm. Les modules sont régulièrement répartis dans la série, tous faiblement représentés : le plus souvent par une occurrence, parfois deux, rarement quatre, cinq ou six. L'analyse séparée des dimensions donne la même image : le grand groupe des largeurs de 12 à 16 cm représente presque les deux tiers du total ; pour les longueurs, le groupe de 13 à 16 cm forme un peu moins de 40 % du total, le groupe 22-23 cm, un peu plus d’un quart. Les ouvertures dessinent des carrés, mais aussi des rectangles divers, moyennement ou très marqués. Celles où L est supérieur ou égal à l x 5/4 et inférieur à l x 4 forment presque la moitié du total, le sous-ensemble de L supérieur ou égal à l x 3/2 à L inférieur à l x 4 valant à lui seul le tiers des ouvertures18. Le graphique tridimensionnel est une signature nettement caractérisée : un nombre considérable de points de référence, occurrence maximale peu nombreuse, une base très diffuse (graphique : Ensemble 4). Il accuse une très grande diversité dans la structure des échafaudage, qui porte autant sur l'équarrissage que sur les mises en œuvre.

Essais d'interprétation

18Les parties romanes présentent des ouvertures essentiellement carrées ou proches du carré, définies par des modules répartis en quelques sous-ensembles très proches. Compte tenu de l'adaptation des boulins à leur logement, ce phénomène tend à montrer que ces bois d'œuvre étaient produits suivant des critères assez précis d'équarrissage, excluant une trop grande diversité. Il laisse penser que les réserves exploitables étaient suffisamment importantes pour autoriser la perte de matière engendrée par cette démarche et le désintérêt pour les bois ne répondant pas aux normes.

19Pour ce qui est des dimensions, les ouvertures de 8, 9 ou 10 cm de section données par les deux ensembles romans peuvent paraître trop faibles pour un échafaudage monumental. Elles ne semblent pourtant pas exceptionnelles : dans la partie ouest de la cathédrale de Die19, antérieure de quelques décennies au chevet lyonnais et montée dans le même type d'appareil et de calcaire, les ouvertures présentent en majorité les mêmes sections ; à Lyon, dans la « Vieille Manécanterie », bâtiment canonial au sud-ouest de Saint-Jean, les 16 trous de boulin de la façade du XIe et du XIIe siècle20, partie maçonnés, partie façonnés, constituent, malgré ces disparités typologiques et chronologiques, un ensemble assez homogène de 10 x 10/11 x 11 cm. À ce propos, citons ce que Viollet-Le-Duc écrivait, dans l'article Échafaud de son dictionnaire raisonné (p. 106) : « À Paris (...) nos Limousins déploient une habileté singulière dans ces légers échafaudages composés de brins de bois qui n'ont guère que 0,10 m de diamètre en moyenne ». Dans les mêmes ensembles romans de Saint-Jean, les ouvertures de 12, 13 et 14 cm de section sont très représentatives des échafaudages de la fin du XIIe et du début du XIIIe. L'équarrissage moyen de 0,12 m est aussi donné par Viollet-Le-Duc (article Chaînage) à propos des tirants observés à la naissance des voûtes dans les cathédrales de Paris (nef), Soissons, Laon, Amiens, et Tours (chœur) ; il s'agit d'une moyenne sans doute large : dans la cathédrale d'Amiens, les loges de ces tirants sont en fait de l'ordre de 12 à 15 cm de section21.

20Dans les parties gothiques, l'évolution est considérable : amplitude des séries de mesures, abondance des ouvertures dessinant un rectangle marqué, nombre des sections hors norme ; les graphiques en donnent une image assez précise. Dans ce domaine, encore, on manque de points de comparaison. On peut citer, à titre de comparaison ponctuelle, le sanctuaire et le transept de Saint-Bénigne de Dijon (dernier quart XIIIe) étudiés par B. Delatte22 ; ils ont livré des séries de mesures attestant un mouvement semblable : ouvertures de 9 à 14 cm de section moyenne dans le sanctuaire (prépondérance des sections 10, 11 et 12 cm23) ; sections plus fortes et nettement plus rectangulaires dans le transept, avec des occurences relativement nombreuses des dimensions 17 à 20 cm, plus rares jusqu'à 25 cm ; on y rencontre aussi quelques cas d'ouvertures en meurtrière (11 x 20 cm, 12 x 21 cm par exemple).

21Mais il ne faut pas voir dans ces données l'effet d'un processus continu. À Lyon, deux phénomènes se conjuguent : d'une part, l'hétérogénéité croissante des équarrissages, qui semble répondre à un mouvement de fond ; d'autre part, la mise en œuvre ponctuelle de systèmes employant des bois de section inhabituelle. Ce second point est illustré, dans l'abside, par les trous de boulin supérieurs du clair étage, dont les fortes sections sont sans doute liées au voûtement de la galerie. Dans le triforium sud de la nef (partie est), l'étonnant montage de bastaings calibrés comme des planches épaisses24 répond à cet extraordinaire voûtement d'ogives miniatures qui caractérise la galerie. Les forts équarrissages de section nettement rectangulaire se retrouvent dans des ouvrages de charpenterie qui remplissaient des rôles difficiles de stabilisation du bâti. Viollet-Le-Duc25 avait mis au jour des chaînages en bois internes au mur, ou leur logement vide, de près de 0,30 m de section dans la tour démolie de l'abbatiale de Saint-Denis et dans la nef de Vézelay, « des chaînages circulaires de bois de 0,30 x 0,25 m d'équarrissage environ » au donjon de Coucy. Les quinze fragments de tirants de bois (ca 1200/1210) retrouvés par Anne Prache à Notre-Dame de Chartres accusent des sections de 12 x 20/12 x 25 cm26. La mise en œuvre de poutres de ce type n'était pas une nouveauté : des longrines de 16 x 20 cm de section du clocher de Chapaize (ca 1030/1050), des poutres de remploi retrouvées par C. Marino Malone à Saint-Bénigne de Dijon (murs gouttereaux du début du XIe)27 et des chaînages internes de 15 x 25 cm dans le bâti carolingien de la chapelle palatine d'Aix28.

22En ce qui concerne l'évolution de fond, on peut mettre en cause, à titre d'hypothèse, une augmentation exponentielle de la demande et, partant, de la production. En effet, la rupture entre les séries des modules stables et celles des modules hétérogènes intervient, chronologiquement, au moment où la ville connaît un développement remarquable29. Parmi les raisons d'une explosion de la demande, la multiplication des chantiers a vraisemblablement joué un rôle majeur : bois d'œuvre stricto sensu, mais aussi tous ces bois et pièces diverses aux multiples usages utilisés lors de la construction, parmi lesquels les pieux de fondation en terrain humide dont la ville, sise dans un site de confluent et en partie développée sur des terrains lotis sur des rives, a dû faire un usage très abondant30. Pour prendre un exemple limite – le très long chantier du pont de la Guillotière – il a été calculé31 que les 500 m et 70 piles environ du pont de bois ont utilisé « 13 300 arbres environ pour les superstructures (3500 arbres de grande taille, et 9800 de taille moyenne), 19 000 arbres pour les pieux de fondation ». On peut donc avancer, comme hypothèse de travail, que la raréfaction des bois répondant aux critères définis à l'époque romane a obligé les constructeurs à mettre en œuvre des pièces d'équarrissages divers, des remplois utilisés tels quels32, voire des bois de moindre qualité, plus ou moins tors, qui exigent un logement plus large que leur section réelle.

23L'apparition de tensions entre production et consommation de bois a été mise en évidence par R. Bechmann33 qui a souligné la rationalisation progressive de l'exploitation des forêts au Moyen Âge et les premières tentatives de protection de ce patrimoine. Dans le même ordre d'idée, M. Le Port remarque que la pénurie de gros bois a pu jouer un rôle dans l'évolution des charpentes médiévales :

« Au XIIe siècle, par suite de la pénurie de gros bois – ou, plus vraisemblablement, à cause des difficultés que présentait leur charroi – et dans le but de réduire les temps de mise en œuvre, les charpentiers recherchèrent des solutions plus économiques et plus rationnelles. Ainsi, on supprima un entrait sur deux, trois ou quatre, etc. et l'on mit au point un système de chevrons formant ferme, dont le principe changea peu jusqu'au XVIIe siècle »34.

24Mais le problème est bien sûr plus complexe : il n'y a pas de commune mesure entre la recherche de bois de dimensions considérables, comme la très célèbre quête de Suger dans les forêts de son abbaye, et l'utilisation de boulins et bastaings de petit et moyen équarrissage ; O. Chapelot a montré que dans les chantiers seigneuriaux de Bourgogne, à époque tardive, les constructeurs s'approvisionnent en bois dans un rayon assez faible autour du chantier35. La Bourgogne est un pays humide ; les conditions climatiques jouent évidemment leur rôle : J. Le Goff cite le cas de la région d'Alès, déboisée par saint Louis : « en 1253 encore, les jeunes mariés d'Alès, où le roi avait (...) fait abattre les forêts environnantes, ne pourront trouver le bois nécessaire à la fabrication de torches pour les festivités habituelles des noces »36. On le voit, la question est vaste, elle exige une bonne connaissance de la couverture forestière de la région et de l'époque considérées. Dans ce domaine, l'apport de l'archéologie, qui ne concerne qu'un aspect très particulier de la question, fournit des données non négligeables, surtout pour des époques privées de sources archivistiques majeures.