1Il peut sembler téméraire de décrire l'architecture postmédiévale d'une région de montagne à partir des données recueillies en inventoriant l'habitat rural1 tel qu'il se présente maintenant, mais nous savons qu'il est l'héritier d'une longue évolution et qu'il est intéressant de l'analyser pour recomposer l'histoire de la maison paysanne2.

2Au Val d'Aoste3, grâce à l'indivision du bâti et à cause du rôle joué par les chaînes d'angle comme preuve apparente de propriété4, de simples étables, de petites granges à blé conservent des éléments de plus de cinq siècles. Ces cas ne sont pas d'une rareté extrême. Certains bâtiments concentrent même un ensemble de données tellement homogènes qu'on a pu effectuer sur eux des sondages dendrochronologiques pour les dater de façon absolue.

Les constructions analysées

3Trois campagnes de sondages ont eu lieu entre 1991 et 1995. Elles ont touché 80 corps de bâtiments, dont 77 sans millésime5. Il s'agit d'édifices construits pour des paysans6, comme il en a existé des dizaines, voire des centaines, à l'époque de leur construction. Ceux qui sont arrivés jusqu'à nous ont échappé aux remaniements profonds ou à la substitution et, souvent, de nombreuses annexes s'y sont adossées. Ces maisons se trouvent en général dans de petits villages, parfois même dans des hameaux de quelques maisons ; on sait qu'en Vallée d'Aoste, l'habitat est très dispersé.

4Parmi les modèles en pierre étudiés, il y a 10 maisons-tours comprenant un foyer7 et 11 maisons de plan rectangulaire, exploitations rurales où les hommes et les bêtes cohabitaient à l'étable.

5Des carottages ont aussi été pratiqués sur des constructions en bois, dont 8 greniers8 en madriers de mélèze et 24 granges à blé en troncs de mélèze, dont 16 avec une aire à battre centrale9. Dans l'état actuel des recherches, on ne peut pas encore tirer de conclusion à leur sujet, car l'inventaire des vallées de Gressoney et d'Ayas, où domine l'architecture en bois, est en cours.

6Dans 12 % des cas, les sondages n'ont pas donné de résultats : les courbes moyennes des prélèvements s'écartaient de la courbe de référence régionale, soit parce que l'essence était différente du mélèze10, soit parce que les arbres mis en œuvre avaient crû dans des conditions particulières. Ces “échecs” concernent des communes de l'ubac et des versants où la nappe phréatique affleure.

7Les phases d'abattage obtenues11 oscillent entre 1458/59 et 1570/71 pour les maisons-tours d'habitation (9 cas)12 ; entre 1421/22 et 1534/35 pour 11 maisons rurales13 ; entre 1328/29 et 1501 pour les petites granges à blé en bois (6 cas) ; entre 1408 et 1508/09 pour les granges comportant une aire de battage interne séparée des gerbiers (14 cas) et entre 1415/16 et 1584/85 pour les greniers en madriers (9 cas).

Les modèles

8Le passage de la construction en bois à la construction en pierre s'est effectué à des moments différents d'une vallée latérale à l'autre. L'emploi du bois s'est maintenu jusqu'au XVIIIe siècle dans les communes d'altitude, mais il a été contrecarré à partir de 1757 par les effets restrictifs d'un édit réglementant l'usage des bois communs14.

9À l'est de la Vallée d'Aoste (voir Carte, zone 5), le bois s'emploie pour les parois extérieures des dépendances rurales ou pour celles de la partie supérieure d'un édifice mixte où l'on entreposait le foin, les feuillages, la paille, où les gerbes séchaient, où on les battait, et qui comprenait aussi un grenier et un séchoir à pains. Le soubassement en pierre abritait la cave ou l'étable (niveau 1), ou l'étable (niveau 1) et l'habitation (niveau 2).

10Le déplacement des édifices en bois était certainement chose courante au Moyen Âge. En 1588, le Coutumier valdôtain fige le parcellaire. Il impose le statut d'immeubles15 aux dépendances rurales telles que les greniers et les granges. Ainsi, la notion d'immeuble cesse-t-elle d'être liée à l'existence de fondations maçonnées.

11À l'ouest de la vallée, en amont d'Aoste, les modules des parcelles bâties sont peu influencés par les dimensions caractéristiques des constructions en bois. Le parcellaire résulte de la forme des maisons de pierre du XVe et du XVIe siècle, semblables à celles que nous décrirons dans les prochains paragraphes.

Les maisons-tours avec foyer

12Ces bâtiments, de plan carré ou rectangulaire, abritent trois espaces superposés entre murs portants : au niveau 1, en partie enterrée, la cave ; au niveau 2, la pièce où se trouve le foyer ; au niveau 3, un local de réserves et de rangement. Un prix-fait de 147816 décrit le modèle :

unam domum lapideam construendam iuxta rascardum17 Fontane dicti Ogerii a parte occidentalis, quam vero domum componere promisit ad longitudinem trium tesiarum18 contra extra muros et ad largitudinem trium tesiarum et ad altitudinem in quolibet angolo trium tesiarum cum uno pede.

13Les dimensions extérieures varient en général de 5 m sur 5,50 m à 7,50 m sur 7,50 m19. On rencontre ce modèle dans toute la région de façon sporadique, mais en grand nombre, sous 1000 m d'altitude20, où le séchoir à châtaignes s'adaptait parfaitement dans les murs.

14Dans la commune de Cogne (Alt. 1500 m env.), ce genre de bâtiment est intégré dans le modèle traditionnel, composé de deux volumes juxtaposés, dès le XVe siècle au moins : une construction rurale en bois21 à cohabitation permanente et une maison-tour en pierre, la péira. Les deux volumes sont réunis par une côr, large couloir avec un escalier qui dessert les espaces supérieurs abritant les réserves.

15Au nord-est, la maison-tour est rare. L'évolution des modèles admis par les populations des vallées latérales – le Valtournenche, le Val d'Ayas et la vallée de Gressoney – conduit à d'autres solutions.

16Parmi les exemplaires choisis pour les sondages, nous avons retenu un édifice du tout début du XVIe siècle, situé dans la Vallée de Gressoney à Perloz, au hameau de Vers-Chenuil. Cette petite maison-tour de deux toises sur trois est équipée de toutes les commodités que l'on rencontre d'habitude de façon isolée. Elle rassemble une série de détails qui serviront d'indicateurs chronologiques22 pour dater d'autres constructions à l'est de la Vallée centrale (voir les relevés). Cependant, il importe de signaler que ces petits édifices du Moyen Âge tardif existent aussi dans d'autres régions alpines, notamment, dans le Tessin23, les Grisons24 et le Piémont25.

Les éléments de la maison-tour

17Les murs extérieurs des édifices construits suivant ce modèle sont de dimensions variables ; certaines maçonneries sont montées à sec (épaisseur minimum : 2 pieds et demi, soit 78 cm) et d'autres avec un mortier lié à la chaux et donc plus minces (de 72 à 64 cm). Les maisons-tours sont caractérisées par des éléments remarquables : souvent, une voûte entre les niveaux 1 et 2, des arcs en plein cintre au-dessus des baies d'accès ; des niches carrées, surmontées d'un triangle de décharge, éventuellement une pierre d'évier, des baies et des bouches d'aération aux ébrasements très accentués, noircis par la fumée. Les fenêtres des pièces, abritant le foyer, les réserves et les objets précieux, sont parfois entourées à l'extérieur d'un cadre d'enduit blanc et lisse ou d'un châssis de fenêtre en bois placé au nu du mur.

18Il est difficile de donner des indications systématiques quant à la position initiale du foyer. L'édifice ne comporte ni âtre, ni conduit de cheminée. La fumée s'échappait simplement par les ouvertures ou par le toit. Dans l'exemple choisi, la sole est située contre le mur près de la porte et est rehaussée par rapport au revêtement de terre qui couvre le sol (niveau 2). Peut-être s'agit-il d'un aménagement postérieur à la construction : en effet, les foyers mobiles, placés au centre de la pièce, ont existé jusqu'au XXe siècle en Vallée d'Aoste, et cela, dans des communes particulièrement pauvres.

19La charpente des maisons-tours est composée de trois courtes pannes portant de mur à mur. À l'origine, le toit ne débordait pas26. Le passage d'un étage à l'autre s'effectuait par l'extérieur en profitant de la pente du terrain. Entre les niveaux 2 et 3, il existait souvent une trappe. Le terme de maison-tour convient bien à ces petites constructions massives, étroites, qui possèdent peu de bois apparent et des ouvertures très exiguës.

Les maisons rurales à poteau(x)

20Contrairement aux petites maisons précédentes, ces bâtiments ont toujours un plan rectangulaire. Leur côté long étant perpendiculaire aux courbes de niveau, ils sont enfoncés dans la pente. Cela permet une distribution de tous les étages par l'extérieur.

21Ces maisons rurales comportent des murs appareillés remarquables et/ou un système de charpente identique : trois pannes avec un ou plusieurs poteaux faîtiers27. De telles constructions existent aussi dans d'autres régions alpines : les Grisons28, le Piémont29, la Maurienne30 et probablement la Tarentaise et l'Oisans31... Dès leur conception, ces maisons présentent une incroyable diversité fonctionnelle.

22La conjoncture économique qui marque le XVe siècle justifie leurs dimensions : il s'agit de bâtiments destinés à abriter du bétail bovin32. En effet, au niveau 1, les largeurs intérieures oscillent en général entre 5,60 m et 6,30 m environ et les profondeurs entre 7,60 m et 10,60 m33. Dans sept cas sur dix, la cohabitation à l'étable est attestée par la présence d'une fenêtre et d'une niche (voir relevé). Le niveau 2 consiste souvent en un espace unique, un fenil très vaste qui occupe l'étage et le comble. Dans deux cas (Bionaz, 1457/58 et 1463), on avait au niveau du fenil un foyer (murs noircis) près d'une niche et d'une bouche de sortie de fumée. Dans deux cas (Ollomont, 1421/22, 1423), le niveau 2 était occupé par une habitation (fenêtre, placard, niche à côté de la porte), tandis que le niveau 3 abritait un fenil avec aire de battage. Hommes et bêtes vivaient donc sous le même toit.

23À Bionaz, par contre, au village de Chentre, subsiste une maison dissociée du XVe siècle, comprenant un bâtiment rural en bois sur soubassement maçonné à deux niveaux et une maison civile à poteau34 (1460/61). Ce dernier exemple illustre l'extrême diversité des modèles construits en milieu rural au Val d'Aoste au XVe siècle et permet d'entrevoir à quel point les communautés de montagne étaient profondément hiérarchisées.

Les éléments de construction

24Les murs extérieurs sont toujours très épais : 82, 93 et 105 cm environ. Ils ont un double parement avec blocage. Un mortier à base de terre argileuse unissait les moellons, soigneusement assisés et calés par des éclats ; avec le temps, ce liant s'est désagrégé et le mur semble fait de pierres sèches.

25Les plus anciennes constructions rurales (Ollomont, 1423/24 et 1425/26) comportent en parement, çà et là, des séries de pierres posées de chant, mais il ne s'agit pas d'opus spicatum, bien que cet appareillage ait été fréquemment employé en Vallée d'Aoste dans la construction des tours médiévales, des châteaux et des églises35 aux XIIIe et XIVe siècles.

26Les baies de portes et de fenêtres sont moins élaborées que celles des maisons-tours. Il n'y a pas d'arcs en plein cintre, mais de simples ouvertures surmontées d'un linteau droit en bois équarri. La porte d'entrée à l'étable est simple, fort large (de 105 à 155 cm) et située soit au milieu du pignon aval, soit latéralement ; la porte de la grange/fenil est double et se trouve à l'amont. Dans le cas des maisons avec un logis au niveau 2, l'accès à l'habitation est soit en pignon, soit sur la façade latérale.

27Les châssis de fenêtre des parties habitées sont en bois équarri à la hache, comme tous les éléments ligneux du gros-œuvre. Ils sont posés au nu du mur extérieur et sont profilés en L, de façon à permettre l'obturation de l'ouverture par un ou deux volets intérieurs en bois plein. Les baies sont plutôt carrées : par exemple, 27 x 32 cm en 1394/95 (Vedun, Avise) ; 51 x 62 cm en 1423/24 (Vaud, Ollomont), 32 x 32 cm en 1508/09 (Promont, Bionaz). Parfois, une traverse verticale évoque le meneau des fenêtres géminées de style et il n'est pas rare de trouver à l'intérieur des tablettes dont la disposition rappelle les sièges des demeures importantes.

La charpente et les planchers

28Les pièces maîtresses du plancher et de la charpente ont été mises en place en même temps que le périmètre maçonné. Il existe des exemplaires à un, à deux ou même à trois poteaux. Le poteau est en général composé de plusieurs parties d'arbres superposées. Il est grossièrement chanfreiné et parfois couronné par un chapeau (voir le relevé de Promont, Bionaz). Il repose sur une pierre de forme arrondie et soutient un sommier, un arbre entier qui traverse l'édifice de part en part dans le sens de la longueur, donc d'amont en aval, et dont la tête apparaît en façade, au milieu du pignon principal36. Dans les cas plus élaborés, un second sommier transversal rigidifie la structure. Des troncs de mélèze non équarris ou des madriers, posés côte à côte, constituent à la fois le plafond de l'étable et le plancher du fenil. La partie supérieure du poteau est contreventée par des entretoises à son point d'attache à la panne faîtière. Au surplus, la poutre maîtresse est parfois fixée à des fermes à arbalétriers, soit visibles, soit insérées dans les pignons maçonnés et assemblées à mi-bois aux extrémités des sablières. Les toitures sont toujours symétriques. Comme pour les maisons-tours avec foyer, la couverture en lauzes déborde à peine. Les volumes sont donc massifs et nets. Des signes de protection (croix pattée, tau, blason de la Maison de Savoie) sont incisés, d'une part, sur les linteaux à l'extérieur et, d'autre part, sous la panne faîtière à l'intérieur même du fenil.

29Ce sont là les caractères importants qui distinguent l'architecture de la fin du Moyen Âge de celle des maisons rurales dites traditionnelles. En effet, à partir de la seconde moitié du XVIe siècle, les façades sont transformées. Elles sont équipées d'ouvertures plus grandes, placées symétriquement, garnies de plusieurs étages de balcons et protégés par une couverture largement en porte-à-faux. Ces nouvelles lignes influencent la transformation des maisons préexistantes.

L'évolution des villages aux XVe et XVIe siècles

30Pour mieux comprendre ce phénomène diachronique, nous avons fait effectuer 37 prélèvements sur une maison en pierre très complexe, localisée au village de Vedun à Avise37. Le jeu des appuis y révèle l'existence de deux corps, séparés à l'origine, dont les modèles correspondent presque à ceux que nous venons de décrire. La maison-tour est à l'amont. Elle s'appuie à un rocher et deux annexes s'y adossent : l'une latéralement, l'autre frontalement à l'aval. La maison rurale à cohabitation est en contrebas et est unie à l'ensemble par l'intermédiaire de petits corps annexes et surtout d'une aire de battage qui couvre le passage entre les deux bâtiments d'origine. On sait par les archives familiales que cette vaste maison a appartenu à la famille Vallet du XVIIe siècle au XXe siècle et qu'elle a été longtemps indivise entre frères ou cousins proches.

31Cependant, les résultats des sondages mettent en lumière une évolution bien plus précoce, allant du XIIe siècle à 1534/35 ! Des solives mises en œuvre aux niveaux 1 et 2 de la maison-tour, contre la roche, proviennent d'arbres abattus, pour l'une, aux environs de 1070 et, pour les deux autres en hiver 1149/50. On comprend tout de suite la portée de cette découverte, car, jusqu'à présent aucun texte n'avait donné d'information sur le peuplement de ces villages de haute montagne au Moyen Âge.

32La maison-tour est transformée à la fin du XIVe siècle et surélevée vers 1490 pour créer un fenil. À l'aval, l'édifice rural à poteau fournit des dates voisines, 1449/1450 et 1463/1464. Mais de nombreux aménagements récents (enduit des murs, ouverture de nombreuses fenêtres au XXe siècle) empêchent toute analyse stratigraphique. Après l'automne/hiver 1534/35, on construit, en contrebas de la maison-tour, une vaste annexe à poteau central (étable, habitation et fenil superposés) et l'aire de battage en bois qui réunit les édifices plus anciens.

33Cet exemple évoque la métamorphose d'une architecture constituée de petites constructions médiévales en pierre, non contiguës, en de grands ensembles complexes. Mais, si l'on imagine que toutes les maisons suivent en même temps ce processus, on simplifie à outrance l'évolution réelle du tissu villageois. Dans les zones où la pierre domine pour les constructions bâties au XVe siècle, il arrive de rencontrer un jeu d'appuis en cave différent de celui qui s'observe au niveau du sol. Il est donc probable que, dans de nombreux villages, subsistent des édifices ruraux en bois, peu adaptés au bourgeonnement d'annexes, entre lesquels s'intercalent petit à petit des maisons-tours et des maisons rurales. Ces édifices en pierre sont de tonalité très claire au départ et ils contrastent avec les teintes sombres du mélèze mis en œuvre pour construire les greniers et les granges.

34Ce développement est accompagné d'un tout autre scénario : l'indivision, alliée à l'existence d'un parc immobilier trop important pour une population rurale réduite par l'épidémie de peste de 1348-1349, a compromis l'avenir d'une partie des maisons évolutives préexistantes. Au fil des deux ou trois siècles suivants, ces maisons en bois ou en pierre sont passées par tous les stades que provoque l'abandon : « mazure », « chezal », « mayson à présent abolie »... et ont tout simplement disparu. Elles ont cédé le pas à d'autres utilisations : « champ », « place », « courtil », « maison nouvellement bastie », qui ont décomposé le parcellaire précédent et gommé ainsi, du tableau laissé par l'histoire, les dernières traces d'un habitat que l'on ne peut plus découvrir que par des fouilles archéologiques.