1L'étude et la comparaison de sociétés et de cultures différentes permettent non seulement l'élargissement de nos connaissances scientifiques, mais créent aussi un esprit de meilleure compréhension et de tolérance, si nécessaire dans notre société actuelle1.

2Dans la Région autonome de Murcie, nous menons une enquête archéologique sur le peuplement musulman et mudéjar dans la vallée du moyen Segura et sa région historique du Valle de Ricote, recherche qui combine la castellologie et l'archéologie rurale, aussi bien que l'archéologie urbaine2. Ces enquêtes constituent une recherche archéologique originale ; ce travail d'équipe fut entamé en 1987. Le peuplement rural s'y étudie à travers ses fortifications, ses systèmes hydrauliques, son grenier fortifié et son évolution pendant l'époque mudéjare, mais dans cet article nous nous limitons au grenier du Cabezo de la Cobertera. La découverte du grenier fortifié musulman du XIIIe siècle fut le point de départ d'une étude ethno-archéologique qui permet d'ouvrir des parenthèses vers le “monde berbère” et vers le “monde chrétien”. Cette recherche fut à la base de ces quelques lignes de synthèse et de réflexions.

Les greniers fortifiés du Maghreb

3L'interprétation du Cabezo de la Cobertera comme grenier fortifié est le résultat d'une fouille systématique et complète du site et d'une étude comparative de caractère ethnologique. La finalité de l'ethno-archéologie est d'éclairer, par le détour ethnographique, des faits archéologiques qui ne pourraient être expliqués autrement. Elle apporte ce qui fait souvent défaut à la description archéologique : le volume et le vécu, l'observation en vraie grandeur3.

4Il existe différentes solutions pour la conservation à long terme des provisions de grains dans l'Afrique du Nord. Les procédés d'ensilage varient selon que l'on a affaire à des nomades, semi-nomades ou sédentaires. Considérons l'exemple de sociétés du sud de la Tunisie4.

5Les nomades, vivant sous la tente, laissent leurs réserves de grains en général près des terres de culture, dans une aire d'ensilage confiée à un gardien rétribué, recruté d'une moisson à l'autre. Ils utilisent indifféremment le silo et le contenant non-souterrain. C'est le gardien qui creuse le silo en forme de cylindre dont la profondeur et le diamètre ne dépassent guère un mètre5. Les nomades utilisent aussi de grands couffins en sparterie qui affectent la forme d'une grande jarre. Ils les abandonnent sur l'aire d'ensilage où ils sont confiées au gardien :

« Le gardien veille à la sûreté et du grain de semence et du grain de consommation, non seulement contre toutes déprédations d'où qu'elles viennent, mais aussi, indirectement, contre l'imprévoyance des femmes, qui ont à portée de la main, sous leur tente ou leur hutte, juste ce qu'il faut pour nourrir la famille ».

6La peur du gaspillage féminin fut observée pour d’autres régions6. Comme le constatait un semi-sédentaire tunisien « chacun préfère avoir son grain bien à l’abri et bien aéré, loin des femmes »7.

7Chez les semi-nomades, le grain pour la consommation directe est conservé dans la demeure, le reste est stocké dans des greniers collectifs, composés de cellules superposées, les ghorfa qui, à l'origine, ne représentent qu'une “chambre haute”, c'est-à-dire ajoutée sur le toit de la maison.

8Les sédentaires emploient aussi bien des couffins, stockés dans la cour ou la terrasse de la maison, que le grenier collectif ; quand l'élément d'insécurité ne s'impose plus, ils emploient des greniers domestiques8, des pièces spécialisées du type ghorfa, annexées à la demeure. Ce type de grenier domestique a survécu dans les villages montagnards andalous sous le nom de camara9.

9R. Montagne10 proposa un schéma évolutif de la morphologie et de la fonction du grenier-refuge depuis la vie nomade jusqu'à l'époque moderne de la parfaite sédentarisation :

1. chez les nomades, des cachettes creusées ou aménagées dans les rochers ;
2. chez les semi-nomades, grottes de falaises en lignes superposées ;
3. puis, des magasins familiaux construits comme centre d'établissement permanent : la tirghemt ;
4. chez les “pré-sédentaires”, villages autour de la tirghemt ; le village et son organisme essentiel, le magasin collectif, sont vides pendant la transhumance d'été, mais gardés ;
5. chez les sédentaires, l'agadir, grenier de tout un canton, devient une institution avec développement du droit coutumier et même du commerce et d'un marché ;
6. abandon des formes de refuge-réserve, sous l'impact de la pacification par l'État central, entre autres la colonisation française : l'élément d'insécurité, causé par les guerres de tribus, étant éliminé, l'agadir disparaîtrait au moment où se préparerait, dans le village berbère, la naissance de la cité.

10Il est évident que l'évolution proposée par ce schéma ne s'applique pas dans toutes les circonstances. Certaines sociétés berbères ont sauté des phases dans cette évolution. Parmi ces systèmes de stockage, c'est celui du grenier (cinquième phase) qui nous intéresse pour notre étude du Cabezo de la Cobertera.

11Le grenier collectif est un édifice plus ou moins vaste où les Berbères emmagasinent leurs récoltes et d'autres biens. Sous le nom de ksar11, de guelaâ12, de kasba13, d'aqrar14, de tirghemt15 ou d'agadir les uns dominent les villages, d'autres, isolés de l'habitat journalier, couronnent un piton rocheux dans certaines régions montagnardes au bord du Sahara16. On les trouve de la Tripolitaine jusqu'au Maroc, où ils sont les plus nombreux, les plus variés quant au type, les mieux conservés et les mieux étudiés.

12La nécessité de construire des greniers vient d'abord de causes d'origine climatique. Dans des régions semi-arides, où la plupart des greniers sont implantés, la récolte des céréales cultivées en terre sèche, ou seulement irriguées avec quelques eaux de ruissellement, est très irrégulière. Lors d'une bonne année, la récolte est d'une incroyable abondance, mais souvent elle est pauvre ou nulle. Il faut donc emmagasiner pour les périodes de disette. Chez les villageois sédentaires, cette prévoyance est à la base de la construction des greniers. Chez les semi-nomades, il s'y ajoute le besoin de sécurité : ils stockent une partie de leurs provisions dans des greniers fortifiés, car ils sont obligés de quitter leur habitat fixe quand les pâturages desséchés environnants ne suffisent plus à leurs troupeaux17. À ces éléments climatiques s'ajoute celui de la continuelle menace de pillage ; ceci vaut aussi pour les sédentaires. Cette menace pouvait venir de l'État central qui voulait supprimer l'esprit de liberté des usagers des greniers et l'indépendance de leurs petits états autonomes. Mais la menace venait surtout des voisins en quête de nourriture, lors des années de mauvaises récoltes. Le grain, ça se défend !

13La répartition, assez limitée dans l'espace, des greniers découle de structures politiques, sociales et économiques particulières :

« Ils supposent des communautés suffisamment organisées et égalitaires où le pouvoir appartient aux chefs de familles dans le cadre de la tribu, de la fraction ou du village, ou bien à leurs représentants élus. Or on ne trouve de telles sociétés que dans ces “républiques berbères” qui ont résisté à la mainmise du pouvoir central et à l'arabisation, – si pas toujours à l'arabisation de langue (à l'est), du moins à une transformation profonde de leurs vieilles coutumes »18.

14Ainsi, la répartition des greniers correspond à la civilisation rurale berbère présaharienne19. Le pire ennemi des greniers et de l'institution qu'ils représentent fut le pouvoir central, le makhzen20. La tribu ne fut soumise qu'après la destruction de son grenier, symbole de son indépendance économique et de sa cohésion, et réduit de défense souvent efficace. Par exemple, au XIXe siècle, les Turcs détruisirent tous les ksour du Djebel Nefousa en Tripolitaine à la suite d'une révolte21. Autre cause du déclin, la pacification de la région qui a enlevé au grenier une de ses raisons d'être, à savoir l'insécurité. Finalement le grenier reste pour beaucoup de villages le lieu de rencontre et de vie sociale, ce que sont pour les paysans de nos villages septentrionaux les cafés en face de l'église22.

Le Cabezo de la Cobertera et l'agadir

15Le Cabezo de la Cobertera forme une butte témoin au milieu de la vallé du rio Segura. Le plateau de ce site est entièrement occupé par un grenier fortifié de la première moitié du XIIIe siècle, époque qui précède la conquête chrétienne.

16Le plateau du Cabezo, qui fait à peu près 40 m sur 30 m, se trouve à quelque 100 m au-dessus du fleuve. La topographie du Cabezo est telle que pour y accéder il fallait emprunter la pente nord-ouest. Sur les autres flancs le sommet de la butte-témoin présente des pentes abruptes.

17Le plateau conserve les restes d'un ensemble fortifié dont le plan nous révèle une trentaine de bâtisses. Les structures sont réparties sur la totalité du plateau, mais laissent la place à une citerne et un petit espace libre, situés au centre de la partie basse du plateau sommital du grenier. La circulation dans le grenier se fait par des ruelles étroites de 0,6 à 1 m de largeur.

18Les bâtiments prennent, en général, une forme rectangulaire d'une moyenne de 4 à 5 m sur 1,5 à 2 m. On distingue deux types. Un premier groupe est formé par des constructions, qui disposent d'une pièce d'habitation divisée par une cloison, et d'un silo situé à l'arrière du bâtiment. On entre dans la pièce d'habitation par une porte, qui a 0,6 m de largeur. Souvent la pièce conserve les traces d'un foyer et de l'emplacement de jarres. Le deuxième type présente des constructions sans division intérieure. Le foyer et la jarre y sont, en général, absents.

19Pour comprendre le site du Cabezo il faut comprendre le fonctionnement d'un agadir ou grenier fortifié. Ce grenier collectif est un édifice plus ou moins vaste où les Berbères emmagasinent leurs récoltes et autres biens. L'agadir23 est un établissement de tribu ou de clan où chaque chef de famille possède une case individuelle, fermée, dont il a la clef. Le magasin et ses dépendances sont placés sous la garde d'un portier qui surveille les allées et venues des usagers et en interdit l'entrée aux étrangers. Souvent ce grenier est aussi une forteresse, hérissée de tours de guet et située sur un lieu escarpé aux abords difficiles.

20Ces agadirs présentent une allée médiane étroite, de chaque côté de laquelle sont alignées sur plusieurs étages des cases à grain de même forme et de mêmes dimensions. La toiture en terrasse est en terre battue. Souvent, des dalles en saillie fixées à des hauteurs progressives dans les façades servent de marchepieds pour accéder aux étages. Parfois, des troncs d'arbres à encoches permettent d'atteindre les cases supérieures. Toutes les cases ouvrent vers l'intérieur du magasin et sont closes par des portillons de bois. Une seule porte donne accès à l'allée ; il n'y a nulle autre ouverture vers l'extérieur, si ce n'est les soupiraux d'aération.

21Les dépendances varient en nombre et importance ; outre la loge du portier, il peut y avoir une ou deux pièces pour les gardes, un moulin, une forge, une écurie-étable, une chambre de réunion des notables, une petite mosquée même. Un grand agadir comporte plusieurs citernes. Les enceintes, formant un enclos ou chemin de ronde, peuvent être fortifiées par des tours de guet. Dans l'enceinte, une seule entrée, en chicane ou fortifiée, permet de pénétrer à l'intérieur de l'enclos.

22Le terrain choisi est divisé en mesures égales et les étages tirés au sort. Une famille peut occuper plusieurs cases du grenier. Chacune des cases a été construite par une famille, celle-ci en a la propriété ; l'entretien lui en incombe : elle doit la maintenir en bon état, sa dégradation étant susceptible de nuire aux voisins. Les parties de l'édifice qui sont communes sont à la charge de la collectivité, construites et entretenues par corvées. Les propriétaires choisissent un gardien ou portier, attaché en permanence à l'édifice et assurent sa subsistance.

23L'agadir est sacré à l'égal d'un tombeau de saint ou d'une mosquée. Nulle action mauvaise, vol, mensonge, adultère ou meurtre, ne doit être commise dans le magasin ; il est inviolable, et c'est aussi un lieu d'asile. Ce caractère sacré peut émaner de plusieurs sources. Il peut être dû à la protection maraboutique à laquelle est souvent voué l'agadir. Mais il paraît cependant probable que le substrat de cette croyance est antérieur à l'Islam. Le grain est l'objet sacré par excellence parce qu'il est le germe de la vie. Il n'est pas exclu de penser que le grain conservé dans l'agadir ait communiqué à l'édifice son pouvoir magique et l'inviolabilité sacrée qu'il engendre. Si les marchés autrefois se concluaient souvent dans le grenier, c'est sans doute pour être, eux aussi, couverts par sa protection.

24L'origine de la maison de tribu ou grenier collectif marocain reste tout à fait obscure, l'époque et le lieu de son apparition nous sont encore inconnus. L'Afrique du Nord seule témoigne avec certitude de son usage. L'organisation et le fonctionnement d'un agadir relèvent du droit coutumier. Les plus anciennes chartes de magasins-forteresses aujourd'hui connues datent des XVIe-XVIIe siècles. La fouille du Cabezo de la Cobertera en modifie l'image chronologique. Dans l'état actuel des connaissances, le magasin collectif peut paraître spécifique aux pays appartenant au bassin méditerranéen mais, comme nous le démontrerons, d'autres régions connurent des usages comparables.

Le refuge dans l'Espagne islamique

25Hors du Cabezo de la Cobertera, le système de l'agadir n'a pas encore été reconnu en Espagne musulmane, où le refuge rural par excellence fut l'albacar castral24, sorte de grande basse-cour. Dans ce sens l'albacar aurait la même fonction que les enceintes d'époque carolingienne du monde médiéval occidental ; la même philosophie défensive s'y applique : soit une autorité étatique, nationale ou régionale, soit une communauté rurale locale a créé une forteresse-refuge, dont l'occupation a un caractère continu ou temporaire. Les enceintes rurales musulmanes font partie de l'organisation d'une société de nature non féodale. Les enceintes carolingiennes de l'Europe occidentale et centrale représentent un même phénomène. Quand dans l'Occident chrétien, au nord des Pyrénées, la féodalité s'installe, des châteaux privés s'organisent dans les forteresses collectives des IXe-Xe siècles ; tout comme après la conquête, les châteaux chrétiens n'occupent qu'une partie du château musulman, parfois même limitée à une partie de l'alcazar.

26Les études sur la maison hispano-musulmane rurale d'une part25 et celles du hisn26 d'autre part ont avancé l'existence vraisemblable de quelques sites, entre autres Uxò27, Monte Marinet28, La Magdalena29, Silla et Montroy30, où des aménagements sans fonction d'habitat auraient probablement pu servir de grenier collectif31.

Le “monde chrétien”

27Mais, en Espagne, la seule correspondance avec le grenier collectif, du point de vue de la valeur défensive et de la philosophie protectrice, se trouve dans les sagreres catalans32. Il s'agit d'enclos circulaires autour d'une église. Illustrons la sacraria (en catalan sagrera) avec les mots de Pierre Bonnassie. C'est l'espace sacré, protégé, presque toujours de trente pas de rayon, qui entoure l'église et bénéficie de la même sauvegarde qu'elle. Le rôle de la sagrera dans la formation de l'habitat catalan semble avoir été déterminant et elle devient, au XIe siècle, un élément essentiel dans l'évolution du paysage.

28La sacraria connaît toute une évolution du grenier-refuge vers le village :

1. Elle apparaît d'abord comme un vaste cellier collectif.
2. Puis elle devient habitation quand les bâtisses sont adaptées au séjour plus durable.
3. Enfin, la sagrera prend l'aspect d'une petite agglomération où les celliers et les maisons sont organisés autour d'une ou deux rues. La sagrera est alors devenue village ecclésial, élément moteur d'une agglomération qui se développera éventuellement autour d'elle.

29La chronologie des sagreres couvre quatre phases principales :

1. Le principe du cercle des trente pas en tant que lieu d'asile virtuel existe depuis l'époque wisigothique, mais avant le deuxième quart du XIe siècle, il n'y a pas de concentration de l'habitat autour des églises.
2. A partir des années 1020, la région voit la création de multiples sacraria-refuges, au moment d'un déchaînement généralisé de violences par lesquelles les bandes des châtelains imposent à un monde de ruraux, jusque-là libres, les contraintes de la seigneurie castrale. Autrement dit, la sagrera est née dans la peur du château, perçu comme un foyer de violence et de guerre, et il n'y a pas de réelle différence avec le grenier berbère né, lui aussi, de la peur de la guerre.
3. Puis, entre les années 1030 et 1060, l'institutionalisation des sagreres est marquée par un nombre d'actes de consécration ; la densification de l'habitat dans le “cercle de paix” est observée à travers la transformation des celliers en maisons et leur multiplication.
4. Enfin, à partir du dernier tiers du XIe siècle un nombre non négligeable des sagreres sont inféodées et leur statut est dénaturé.

30Ainsi, les ruraux catalans construisirent leurs habitations mêmes dans l'enclos sacré. Le système donna naissance aux villages circulaires si répandus en Languedoc-Roussillon, mais aussi bien dans d'autres régions33. Les cellaria – en allemand Keller ou Gaden – de l'Alsace, de la Suisse, de l'Allemagne ou de Transylvanie forment les seuls exemples de celliers villageois conservés jusqu'à nos jours mais, au Moyen Âge, le système fut bien plus répandu. Les Gadenkirchen de Transylvanie et de l'Allemagne centrale ont été, d'emblée, construites pour y stocker les réserves34.

31En Alsace, c'est à partir du XIIe siècle que les cellaria sont mentionnés dans des enclos autour de l'église, appelés cimiterium. Les villageois conservèrent dans le cellier leurs biens les plus précieux : grain, vin, textiles, etc. Chaque ferme du village en possédait un et ils formèrent souvent une rangée continue adossée à l'enceinte du cimetière. Ce dispositif eut un caractère de refuge, mais pas forcément de fortification active. Le seul exemple alsacien où les celliers sont plus ou moins conservés est celui de Dossenheim. Le Kirchhof y est entouré d'une enceinte circulaire en blocs de grès. À l'intérieur s'y adosse une rangée de maisons qui forment une couronne fermée autour de l'église, sauf à l'emplacement de la tour-porte. Il s'agit manifestement de bâtiments de stockage, chacun affecté à une famille du village. Bien que l'enceinte de Dossenheim n'apparaisse dans les textes qu'au XVe siècle, elle remonte peut-être au XIIIe35. Il suffit de remplacer le marabout et les maisons centrales des greniers berbères par une église pour obtenir un même plan d'ensemble. Entre le grenier collectif arabo-berbère et le cimetière-refuge chrétien, il n'y a pas de divergences fondamentales.

32Malheureusement, très peu de ces ensembles cimetière-refuges ont été étudiés par des fouilles archéologiques. Récemment, la Kirchenburg, l'église fortifiée de Riehen, près de Bâle en Suisse, a fait l'objet d'une publication. Au XIe siècle, l'ensemble comporta un fossé et une enceinte36. Vers le milieu du XIIe siècle, une demi-couronne de celliers s'adossa au rempart. Implantés autour de l'église, ils laissèrent une espace libre à l'ouest de l'église pour la construction du logis seigneurial. Deux entrées permirent l'accès au site.

33Le meilleur exemple fouillé nous vient d'Allemagne, et des recherches de Walter Janssen à Königshagen37. L'évolution du site, au départ une motte castrale, comprend plusieurs phases. Dans une correspondance que nous avons échangée au sujet de Königshagen avec Walter Janssen, il nous dit :

« Au Moyen Âge, surtout en Franconie dans les environs de Würzburg, Bamberg, Nuremberg, etc. le plan des églises fortifiées est circulaire ou toutefois régulier. Autour d'une église a été construite une enceinte. Adossées au rempart ont été construites des maisonnettes. L'ensemble représente un système de défense collectif rural loin de la ville ou du château. Ce sont des établissements spécifiques du peuplement campagnard qui ont été décidés et planifiés d'avance (= Plansiedlungen). Le nombre de participants au système de sécurité collectif était décidé d'avance. À Königshagen, environ vingt-cinq propriétaires occupèrent un cellier. Mais à l'encontre de beaucoup d'autres Kirchenburgen, l'origine de Königshagen remonte à un site fortifié avec aula comtale, palissade et fossé daté de la première moitié du XIIe siècle. Quelque temps avant 1250, une couronne de maisonnettes de dimensions identiques y fut installée contre le rempart. Vers le milieu du XIIIe siècle, lors de la transformation de la résidence comtale en église, elles perdirent leur fonction résidentielle et furent transformées en celliers et ateliers ».

34Au Cabezo de la Cobertera, nous retrouvons l'initiative d'une communauté rurale qui, privée de système étatique de refuge, développe son propre dispositif de protection de ses biens. Rappelons que « l'agadir naît de la coïncidence d'une certaine économie rurale et de la guerre » et que la période d'insécurité de l'époque almohade a probablement amené les musulmans de la huerta à construire leur grenier fortifié commun sur le Cabezo de la Cobertera. L'analyse ethno-archéologique des systèmes de réserve en Afrique du Nord montre que le site du Cabezo ne peut être qu'un agadir qui s'inscrit dans le peuplement rural du Valle de Ricote à côté des terres cultivées, irriguées par des chapelets d'acequias, construites et entretenues par les habitants des alquerías implantées aux abords des terres de regadío, le long du fleuve, mais, dominées par les châteaux qui protègent les passages de la vallée et qui contrôlent les prises d'eau du système hydraulique.

35Enfin, les exemples cités montrent une certaine analogie dans l'existence du grenier-refuge dans le monde chrétien septentrional. Apparemment un tel système de défense ou de sécurité est étroitement lié à chaque société rurale à la recherche de la conservation et de la protection de ses biens et des fruits de ses récoltes et surtout de leur défense contre l'envie d'autrui ou les fluctuations de la nature. En plus, l'exemple de Königshagen démontre le lien direct entre le lieu sacré et le grenier, puisque ce n'est qu'après la création de l'église que les habitations sont transformées en celliers. Cette interaction est ainsi attestée pour le monde chrétien ; pour le monde arabo-berbère cette relation sort clairement des études ethnographiques.