1L’Université de Paris, la première fondée en France, fut d’abord reconnue au XIII^e siècle par les autorités publiques comme une institution ecclésiastique. Ses privilèges corporatifs et les droits de justice qu’elle possédait lui assuraient cependant une bonne marge d’autonomie face aux autorités épiscopales. Alors qu’ailleurs en Europe le renouveau du droit romain inspirait dès le milieu du XII^e siècle l’intervention de l’empereur dans les affaires scolaires, ce n’est qu’à partir du XIV^e siècle qu’en France, prenant le relais de la législation pontificale, le droit royal commença à légiférer sur les gens d’étude. Une série de privilèges définirent alors au profit des universitaires un statut de la personne qui les distinguait définitivement des clercs tout en les maintenant en retrait du monde laïque. Cette législation valait pour les différentes universités du royaume. Elle permettait de réunir en un même corps des clercs, comme les maîtres et les étudiants, et des laïcs, comme leurs serviteurs, les officiers de l’université, voire quelques femmes libraires. Ainsi, les universités purent s’appuyer sur la justice royale et surtout sur le Parlement afin de renforcer leur juridiction sur leurs membres et de défendre leur autonomie au sein de la société. Elles comptèrent également sur ces mêmes instances afin de poursuivre sans relâche tous ceux qui s’attaquaient à leurs privilèges. Ces stratégies de défense de leurs droits contribuèrent à la formation d’un corps social des universitaires bien identifié au sein de la société française.

2Les privilèges royaux circonscrivaient avec précision l’espace géographique à l’intérieur duquel s’affirmait le statut d’universitaire. A l’intérieur d’un périmètre bien défini dans la ville, les universités exerçaient une surveillance sur la pratique de certains métiers, contrôlaient les loyers et pouvaient même imposer certains règlements d’urbanisme. Au-delà, leurs droits s’étendaient surtout le territoire sur lequel régnait le roi de France. La sauvegarde royale et la libre circulation des biens pouvaient en effet être revendiquées dans tous les bailliages et sénéchaussées. Les habitants du royaume qui entraient en procès avec un universitaire se voyaient toujours ajournés devant le tribunal royal de la ville universitaire, souvent lointain, parce que les gens d’étude ne plaidaient nulle part ailleurs. La réalité de l’ordre des jurés de l’université était perceptible dans l’ensemble de la France. Elle s’imposait d’autant mieux qu’elle pouvait compter pour sa défense sur les justiciers royaux, prévôts, baillis ou sénéchaux, désignés comme conservateurs des privilèges royaux. Cette fonction conduisit chacun de ces officiers à exercer ses pouvoirs de justice dans tout le royaume. Plus tard, la politique des rois durant le Grand Schisme, le Gallicanisme et la Pragmatique sanction de Bourges achevèrent d’éloigner les universités de l’autorité pontificale. À la fin du Moyen Âge, leur intégration à l’ordre du royaume, sur lequel le roi régnait comme un empereur, était achevée.

3L’appartenance au corps universitaire se fondait sur un serment, prêté au moment de l’entrée aux études, qui engageait pour la vie. Ainsi qu’il était d’usage à l’époque, l’individu tenait son statut et ses droits de son insertion dans un réseau de solidarités. Celui de l’université s’avérait très attractif par l’importance des privilèges et des immunités réservés à ses membres qui pouvaient se recruter dans toutes les couches sociales, dès qu’ils disposaient des aptitudes intellectuelles et des ressources matérielles requises pour poursuivre des études. Ces privilèges royaux faisaient également la force de la corporation. On le voit à la fréquence de l’adjonction des universités dans les causes de leurs suppôts et à la vigilance avec laquelle elles défendirent leurs droits de justice et leurs privilèges au Parlement. Le corps des jurés de l’université tirait sa cohésion du prestige de ses droits et de la reconnaissance sociale dont jouissaient ses membres. Un évêque, un abbé ou un avocat au Parlement n’étaient pas insensibles à la menace de se voir privés de leur statut universitaire. Celui-ci était à la mesure de l’importance du rôle social des universités, qui était d’assurer la qualité de la maîtrise de savoirs, comme la théologie, le droit et la médecine, indispensables au bon fonctionnement de la société, de l’Église et du royaume.

4Il reste que si les universités se sont totalement intégrées à la société civile et si le pouvoir royal a pu s’immiscer dans le monde de l’étude, jusqu’à procéder parfois à la réforme de l’une ou l’autre institution, ce fut pour beaucoup grâce au Parlement. Nos sources témoignent de la volonté manifeste des universités de s’appuyer sur cette institution, emblème par excellence de la souveraineté royale, pour la défense de leurs droits. Ses membres se recrutant pour la plupart parmi les diplômés des universités, les gens d’étude soumettaient leurs causes à des juges qui étaient également des confrères liés par un même serment. L’attitude générale du procureur du roi est également significative de l’accueil favorable que les universitaires y reçurent pendant longtemps. La législation royale n’est donc pas le seul facteur qui explique la formation d’un corps social universitaire. Il fallut également qu’il existât une institution pour en assurer le respect, dans laquelle les universitaires pouvaient se reconnaître. Cette convergence d’intérêts entre les universités et le Parlement, parfois chargée d’ambiguïtés et de malentendus, ne se manifesta cependant qu’à l’intérieur du réseau des universités « languedoïliennes ». Ce sont presque uniquement les universités de Paris, d’Orléans, d’Angers, puis de Poitiers, qui recoururent à cette cour qui recrutait l’essentiel de ses membres dans la moitié nord de la France. Empêchées de se rendre à Paris, sans doute par des considérations financières, les universités méridionales ne fréquentèrent le Parlement que lorsqu’il s’implanta à Toulouse. Il faut souhaiter que la recherche historique s’intéresse un jour de plus près à l’identité universitaire dans le Languedoc.

5L’Université de Paris, investie dès ses débuts par le Saint-Siège d’une mission scolaire aux dimensions de la chrétienté et établie dans la ville capitale du royaume, instaura un lien tout particulier avec le Parlement. À partir du règne de Charles VI, elle participa à un grand nombre de réunions du Parlement en conseil, au cours desquelles on discuta des affaires du royaume et de l’Église. Elle intervint également dans des procès par l’intermédiaire de ses maîtres en théologie, lorsque des causes importantes touchaient des questions ecclésiastiques ou ses propres droits. Mais il arriva également qu’elle s’adressât directement au roi afin d’obtenir un redressement, lorsque ses privilèges avaient été bafoués. Après tout, ne tenait-elle pas ses droits du roi ? Instruite par ces diverses expériences, elle s’affirmait ouvertement au XV^e siècle comme l’égale du Parlement, indépendante de la cour et seulement sujette du roi, jusqu’à ce que Charles VII la rappelât rudement à l’ordre en 1446.

6L’étude de la translatio studii nous a révélé que le rapport entre l’Université de Paris et les rois de France tirait son origine d’un discours mythique bien antérieur à la législation royale sur les universités. Dès la période de mutation des écoles parisiennes en université, le thème fut porteur de la revendication de la protection royale pour le milieu scolaire, en échange de la gloire que les écoles faisaient rejaillir sur le roi et sur la France. Au XIII^e siècle, les chroniqueurs royaux identifièrent même l’Université de Paris comme une composante de l’identité de la France. Sous le règne de Charles V, le thème faillit échapper aux universitaires, au moment où l’on assista à une véritable translation du savoir, du monde universitaire latin vers la cour royale française. Mais le XIV^e siècle fut également celui durant lequel les universitaires prirent conscience de leur responsabilité sociale de conseiller le roi, en sorte qu’à la fin du Moyen Âge la translatio studii put exprimer un rapport devenu dynamique entre l’Université de Paris et le roi. Inspirée par un large courant de pensée qui faisait de l’étude et de la sagesse une condition essentielle de l’exercice du pouvoir, l’Université considérait ses avis comme indispensables au juste gouvernement de la chose publique. Sur l’arrière-fond d’un débat important à l’époque, elle se perçut comme l’institution du conseil des théologiens, faisant le contrepoids du Parlement dominé par les juristes. Elle tenta même d’assimiler cette vocation à la notion d’assemblée d’états.

7La translatio studii procura enfin à l’Université de Paris sa profondeur historique. Dans une société qui fonde la valeur des choses sur l'ancienneté, et le droit sur le temps coutumier, une université pouvait trouver désavantage à être de fondation récente. La topique pallia ce défaut en associant l’histoire du savoir à celle de l’humanité et en faisant remonter l’origine de l’Université de Paris aux écoles athéniennes. L’agent de son implantation dans la capitale royale était l’empereur Charlemagne, modèle paradigmatique du pouvoir politique auquel prétendaient les rois de France et dont, entre tous, Charles V se réclama peut-être le plus explicitement. La translatio studii dotait l’Université de Paris d’une histoire et définissait son lieu dans l’ordre politique du royaume.

8L’université devait en outre se situer dans un dernier grand système de valeurs qui imprégnait l’univers religieux autant que féodal : la famille et le lignage. Dès la fin du règne de Jean II, l’Université de Paris fut désignée comme la fille du roi de France. Les autres universités qui bénéficiaient des privilèges royaux eurent également droit à cette appellation, mais ce fut elle qui en tira le meilleur parti. Certes, la métaphore marquait la dépendance de l’université à l’égard du roi par le statut filial et féminin qu’elle lui conférait. Néanmoins, elle insérait l’institution dans le lignage le plus respectable, celui du roi. Et surtout, ainsi que le précise Gerson, l’Université de Paris était fille du roi par adoption civile : elle appartenait non à son lignage charnel, mais au lignage fondateur de la légitimité politique, qui unissait les souverains en une seule dynastie depuis Clovis jusqu’au roi régnant, en passant par Charlemagne. Ensemble, les privilèges royaux, la translatio studii et la filiation royale inscrivaient les universités, et singulièrement celle de Paris, dans la sphère du pouvoir politique français d’inspiration romano-impériale. Ainsi, les discours juridique et idéologique concouraient à définir l’identité du corps universitaire dans la société française et à lui procurer sa notoriété.

***

9Au terme de cet ouvrage, nous ne saurions nous satisfaire d’avoir seulement mis au jour le fil conducteur qui unit les discours juridique et idéologique sur l’université. Pour clore cette étude, nous devons rendre compte de l’écart chronologique entre les premières reprises de la translatio studii, à partir de la seconde moitié du XII^e siècle, et le début de la législation royale et des recours au Parlement, au commencement du XIV^e siècle. Ce décalage nous semble tenir à l’évolution de la nature même du pouvoir royal et des institutions en France. Lorsque les écoliers de la fin du XII^e siècle requéraient la protection du roi par le biais de la translatio studii ou que le pape s’adressait au roi afin qu’il défendît les universitaires, leurs requêtes prenaient place dans la longue tradition médiévale qui assignait au pouvoir séculier le devoir de protéger les gens d’Eglise. Le privilège de 1200 de Philippe Auguste ne disait pas autre chose lorsqu’il reconnut aux écoliers le statut de clerc et qu’il confia leur protection au prévôt de Paris. Il fallut attendre le début du XIV^e siècle pour que la protection royale acquière un contenu juridique positif en devenant une sauvegarde royale, que les rois dotent les universités de privilèges inspirés du droit romain et que Philippe le Bel intervienne le premier dans le processus de transformation d’une école en université à Orléans. Notre perspective ne doit pas non plus être faussée par les archives, à première vue homogènes, du Parlement, dans lesquelles nous avons constaté l’absence des universités jusqu’aux années 1310. Le Parlement connut également une évolution importante à partir du milieu du XIII^e siècle. Les institutions scolaires ne commencèrent à le fréquenter qu’au moment où il achevait de perdre ses caractères de cour féodale pour devenir une institution dominée par des juristes professionnels1. En somme, si les universités purent toujours compter sur le roi suzerain pour leur protection, elles durent attendre qu’il affirmât la nature souveraine de son pouvoir pour trouver place dans l’ordre social de la France2.

10Néanmoins, la pratique du pouvoir royal français conserva tout au long du Moyen Âge plusieurs modalités qu’elle tenait de ses origines féodales. Ainsi, le Parlement se joignait parfois au Conseil royal afin d’éclairer le roi – rappel du lien séminal qui le rattachait toujours à la cour royale – et l’Université de Paris agissait de même à ses côtés, comme d’autres grands corps ecclésiastiques du royaume. On retrouve ici cette caractéristique des institutions médiévales consistant à se développer en intégrant les anciennes pratiques, plutôt qu’en les rejetant. Aussi, bien qu’elle disposât d’assises juridiques solides et qu’elle reçût un accueil plutôt favorable au Parlement, l’Université de Paris continua-t-elle d’emprunter la voie plus traditionnelle de l’appel au roi, afin d’assurer sa défense au sein de la société. Il lui arriva même, comme dans l’affaire Savoisy, de faire pression sur le Parlement pour qu’il lui rende justice sans recourir à la procédure processive. Cette hésitation entre les deux pratiques, l’ancienne et la moderne – s’adresser directement au roi ou s’appuyer sur la législation d’inspiration romaine et sur le Parlement-explique les divers comportements des universitaires parisiens, que révèlent nos chapitres III et IV. Néanmoins, la stratégie de défense des droits appuyée sur les privilèges et la justice du roi domina. Elle fut de loin la plus utilisée par les universitaires parisiens et elle resta la seule à laquelle recoururent ceux des autres universités.

11Dans une perspective plus large d’histoire sociale, l’étude de la formation d’un corps social universitaire illustre la manière dont le droit régalien de légiférer permit l’émergence d’un nouveau groupe qui ne pouvait compter au départ ni sur son enracinement dans le passé, ni sur le lignage, ni sur la coutume pour fonder ses droits et son prestige dans la société. L’histoire que nous achevons de parcourir est également celle des circonstances et des modalités de l’apparition d’un nouveau status, d’un nouvel état de la personne, dans la société médiévale. A la fin du Moyen Âge, l’ancien ordre des oratores s’était définitivement fractionné. L’ordre des docteurs se distinguait nettement de celui des pasteurs, ainsi que le montre la place assignée à l’Université de Paris dans les rituels de la monarchie. Le corps des gens de savoir avait acquis son identité propre.

12Les universitaires siégeaient toujours dans le chœur de Notre-Dame ; ils restaient du côté des clercs. Mais ils avaient deux voisins : à leur droite le clergé et en face les officiers royaux.

***

13Notre lecture de l’histoire nous laisse l’impression que le règne de Charles VI fut la période durant laquelle les universités, et singulièrement celle de Paris, affirmèrent avec le plus de succès leurs prérogatives au sein de la société. La suite montre que leur position était peut-être plus fragile qu’elles ne le soupçonnaient. On le perçoit, dès les années 1420, à certaines interventions très négatives du procureur du roi, annonciatrices des ordonnances royales de la seconde moitié du XV^e siècle qui encadrèrent de plus en plus fermement l’exercice des droits universitaires. Il reste que les privilèges royaux de l’étude eurent cours durant les siècles qui suivirent. On a vu par ailleurs que les rapports de l’Université de Paris avec le roi s’étaient également refroidis à l’époque de Louis XI. Celle-ci se tint passablement à l’écart lors de la première entrée royale dans Paris, le 31 août 1461, et deux ans après la défaite de la ligue du Bien public en 1465, le roi lui interdit désormais de critiquer la politique du royaume. Progressivement, son rôle de conseiller se cantonna au domaine de la foi, ainsi que le montrent les études sur le XVI^e siècle et la Réforme. Notre histoire de la montée de l’ambition universitaire au Moyen Âge se termine au moment où elle s’apprête à affronter un certain ressac. L’université avait vraisemblablement surestimé sa pertinence sociale et mal évalué l’évolution culturelle qui marqua la fin du Moyen Âge et le début des temps modernes.

14Dès l’époque médiévale, la France fut un pays dont l’identité se définit entre autres par son rayonnement culturel, comme le proclame la translatio studii. Mais elle est également le lieu où l’université n’eut jamais le monopole de la culture savante, ainsi qu’il apparaît déjà au temps de Charles V. L’ambiguïté est bien marquée par le règne de ce roi qui multiplia d’un côté les confirmations de privilèges universitaires et qui de l’autre favorisa le développement d’une culture savante curiale. La translatio studii, telle qu’elle fut évoquée par Nicole Oresme, défendait la translation de la culture de la Grèce à Rome, et finalement à la cour royale, et son adaptation en français. Cette forme du mythe remettait en cause le monopole de l’université sur le savoir, et ses usages linguistiques. Un siècle et demi plus tard, la même tendance refit surface, lorsque François I^er fonda le Collège de France, en 1530, contre la volonté de la Sorbonne. Ce trait de l’organisation scolaire française ne cessa de se confirmer par la suite.

15On pourrait penser également que l’Université de Paris a mal pressenti l’évolution des valeurs politiques en marche vers une certaine laïcisation. Elle puisait dans la science théologique les conseils qu’elles prodiguaient au roi, s’opposant ainsi aux juristes dont le savoir dominait au sein des institutions royales. Il y eut sur la pertinence de ces deux disciplines un débat théorique féroce entre les partisans de l’une et l’autre. Nous avons avancé l’hypothèse que les juristes finirent par dominer à cause de leur enracinement professionnel au sein de l’administration du royaume. Mais peut-être faut-il ajouter une autre explication qui tient à l’évolution des valeurs politiques à la fin du Moyen Âge. Le discours des théologiens trouvait sa pertinence tant que la politique était fondamentalement une morale et qu’elle englobait la dimension eschatologique de l’homme. Sans doute est-ce de l’effritement de ce système de valeurs que témoignent la perte d’influence des théologiens au milieu du XV^e siècle et le comportement politique, surprenant pour l’époque, d’un Louis XI.

16Enfin, en s’accrochant au latin comme langue identitaire, l’université se plaça à l’écart de l’expansion qu’allait connaître le français, langue de culture et de savoir, aux siècles suivants. Curieusement, Nicole Oresme fut le seul à saisir cet enjeu au XIV^e siècle, mais son enseignement resta sans suite. Universitaire, il vécut chronologiquement à mi-chemin entre l’écolier parisien, Pierre Abélard, et le savant libre d’attaches scolaires, René Descartes.