1Les procès que nous avons examinés jusqu’à maintenant témoignent d’attitudes communes aux différentes universités du nord du royaume à l’égard du Parlement de Paris. En certaines occasions pourtant, l’Université de Paris se permit, par l’intermédiaire de ses professeurs de la Faculté de théologie, des interventions propres et révélatrices du rôle bien particulier qu’elle entendait jouer auprès du roi de France. Deux aspects de la question retiendront ici notre attention. Nous tenterons d’abord de comprendre comment les théologiens de l’Université en vinrent à intervenir régulièrement dans des débats parlementaires. Les registres montrent qu’à partir du début du XV^e siècle, ils prirent la parole, le plus souvent sous la forme de sermons, soit lors de sessions du Parlement en conseil, soit au cours de procès concernant les droits universitaires ou les intérêts de l’Eglise. En second lieu, nous verrons comment le Parlement ne constitua jamais le recours ultime de l’Université de Paris : pour défendre ses droits, elle pouvait toujours en appeler directement au roi. Pour comprendre ces pratiques singulières de l’Université de Paris, il nous faut d’abord rappeler la complexité des rapports qui existaient entre le Parlement, le roi et son Conseil1.

2Les rois de France avaient peu à peu délégué au Parlement leurs droits de justice, qu’ils exerçaient encore au XIII^e siècle au sein de la curia regis. C’est progressivement à partir du milieu de ce siècle que les juristes, qui participaient aux délibérations de la cour royale, gagnèrent leur autonomie et la stabilité de leur office. Cette évolution s’acheva avec l’ordonnance de Philippe VI de 1345, qui confirmait le statut institutionnel du Parlement. Mais les rois de France ne renoncèrent jamais à leur droit de juger, qu’ils exercèrent de deux façons. D’une part, il arrive tout au long de notre période que le roi vienne juger certaines causes importantes dans la Grande Chambre, avec les membres du Parlement, au cours de séances qu’on appela des lits de justice. Il pouvait être alors accompagné des princes de sang royal et d’autres membres de son Conseil. D’autre part, le roi pouvait toujours juger, avec son entourage, une affaire qui aurait pu être soumise au Parlement, ou bien se réserver le cas, ou le retirer des mains du Parlement grâce à son droit d’évocation. Ces procédures furent utilisées le plus souvent pour juger les causes graves touchant les plus grands personnages du royaume. Si l’on ajoute que le roi possédait à l’égard des arrêts du Parlement un pouvoir de cassation, on constate qu’il conserva un rôle important dans l’exercice de la justice suprême tout au long du Moyen Âge. La tenue de lits de justice et les jugements prononcés lors de séances du Conseil du roi eurent pour conséquence de perpétuer l’implication des princes et des conseillers du roi dans l’exercice de justice. Parmi les conseillers qui entouraient le roi, figuraient toujours certains grands ecclésiastiques du royaume, archevêques, évêques ou abbés, qui confondaient le service de l’Église et celui du roi2.

3Si le roi n’a jamais abandonné son droit de juger, le Parlement n’a pas davantage renoncé à conseiller le roi ; ce privilège demeurait un signe de son lien séminal avec la curia regis. Durant notre période, des membres du Parlement furent souvent appelés au Conseil du roi ou envoyés en ambassade. À d’autres moments, ce sont les membres du Conseil qui se joignirent aux gens du Parlement dans la Grande Chambre pour délibérer sur les affaires du royaume. De telles réunions furent particulièrement nombreuses sous le règne de Charles VI, lorsque les princes de sang tentaient par tous les moyens d’accroître leur emprise sur la chose publique. Le Parlement se trouva ainsi mêlé à tous les grands débats qui accompagnèrent les crises politiques et religieuses de l’époque. Découlait aussi de ce devoir de conseil le droit du Parlement de s’exprimer sur les ordonnances lorsqu’elles lui étaient soumises pour enregistrement, ou encore le pouvoir législatif qu’il exerçait lorsque, constatant un vide juridique au cours d’un procès, il conférait un caractère plus général à sa sentence dont il faisait un arrêt de règlement3.

1. Les maîtres en théologie dans les débats parlementaires

4Depuis l’époque de Philippe le Bel, l’Université de Paris prenait également, à l’occasion, l’initiative de conseiller le roi pour la bonne gouverne du royaume4. Ainsi en 1303, avec d’autres autorités ecclésiastiques françaises, elle accorda son appui à la convocation d’un concile aux fins de juger Boniface VIII, cautionnant de la sorte l’action du roi dans sa lutte contre le pape. Elle prit encore une part active en 1308 dans le débat qui conduisit à la suppression des Templiers. Le 3 février 1316, lors d’une assemblée générale à Saint-Mathurin, elle reconnut la légitimité de la succession de Philippe V à son frère Louis X5. Elle intervint par la suite dans d’autres affaires. Une étape marquante dans son implication politique fut le rôle de conciliateur qu’elle tenta de jouer lors de la révolte parisienne conduite par Étienne Marcel6. À partir du tournant des XIV^e et XV^e siècles, sa participation aux débats du Parlement sur les grands problèmes qui confrontaient le royaume se fit régulière7.

5Tant que l’Université de Paris se trouvait impliquée dans des procès ordinaires, elle était représentée par le recteur, ses procureurs et ses avocats qui s’exprimaient en son nom, devant la Grande Chambre, les jours où l’on entendait les plaidoiries. Mais pour prodiguer des conseils à l’autorité publique, ce sont ses maîtres en théologie qui prenaient la parole devant le Parlement, dans des sermons construits sur des thèmes tirés de la Bible. On n’a jamais interrogé, dans le cadre de l’histoire institutionnelle, le sens exact de cette participation des maîtres en théologie aux activités du Parlement, signalée ici ou là dans quelques ouvrages8. On doit pourtant souligner son caractère tout à fait exceptionnel. Jamais en effet les plaideurs ne participaient aux délibérations en conseil, et il était rarissime que la cour laisse les parties se défendre elles-mêmes9. Jean Gerson témoigne d’ailleurs, dans l’exorde de son sermon Estote miséricordes, de l’incongruité qu’un théologien prenne la parole devant le Parlement : « mais aussi que peut ce estre que ung de la profession de théologie, inexpert des loys, s’avance et se entremet de parler et proposer en ceste haulte court pour et ou fait de justice, en usurpant ce samble l’office des saiges orateurs et avocas de très singulière et clere eloquence qui ycy sont, auxquels trop mieulx appartient parler en ceste matiere, alleguer et conclure ; c’est leur metier, leur coustume, leur art, leur institution, science et profession »10.

6Les circonstances des interventions des théologiens furent variées. Il pouvait s’agir de réunions élargies du Parlement qui avaient pour but de conseiller le roi. Nous en avons comptabilisé 29 de cette nature dans nos tableaux du chapitre premier. D’autres fois, les théologiens se manifestaient en cours de procès. Leurs sermons s’intercalaient alors entre les plaidoiries. Certains de ces procès concernaient l’Université de Paris elle-même, mais d’autres touchaient les affaires de l’Église. Nous allons donc analyser la portée institutionnelle de ces nombreux cas qui, à l’exception de deux dans lesquels apparaissent respectivement un représentant d’Orléans et un théologien de Toulouse, mettent toujours en scène l’Université de Paris11.

a. La participation des théologiens aux délibérations en conseil

7Avec le Grand Schisme, puis le conflit entre les Armagnacs et les Bourguignons, l’Université de Paris devint un acteur important, aux côtés du Parlement, sur la scène politique parisienne12. L’unanimité ne régna pas toujours en son sein quant aux solutions à donner aux différents conflits. Certains de ses membres défendaient des idées en fonction de leurs attaches avec les protagonistes qui s’affrontaient. Pour plusieurs, tel Pierre Cauchon allié des Bourguignons, le soutien d’un parti fut un facteur important de leur ascension vers les plus hautes dignités13. D’autres, comme Jean Gerson, tentèrent de conserver une certaine neutralité. Aussi se trouvait-il toujours des maîtres pour défendre des points de vue opposés et pour orienter l’institution vers des positions politiques qui, au fil des ans, nous paraissent contradictoires14. Une telle implication de plus en plus intense de l’Université dans les affaires du royaume n’a pu qu’accentuer le clivage entre universitaires français et étrangers que nos analyses du chapitre précédent ont fait apparaître. Déjà, la position prise en faveur de Philippe le Bel contre Boniface VIII, qui fut d’abord le fait des universitaires français, avait contribué à éloigner momentanément de Paris un certain nombre d’étrangers15. Un siècle plus tard, en 1405, le duc d’Orléans adressa cette remarque à une ambassade universitaire : « ceulx de l’Université qui estoient estrangers et de diverses régions ne se dévoient point entremetre du regime et de la réformacion du royaume »16. Nous allons donc examiner quelques événements politiques au cours desquels l’Université de Paris prit partie.

Les affaires de l’Église

8Un théologien prit la première fois la parole, le 7 décembre 1388, à propos de la condamnation de Jean de Monzon. Ce Dominicain défendait la thèse, qui prenait sa source chez Thomas d’Aquin et qui avait cours dans son ordre, voulant que l’immaculée Conception ne pouvait être érigée en dogme de la foi17. L’affaire prit rapidement l’allure d’un conflit entre l’Université de Paris et les Frères Prêcheurs. Les idées de Monzon furent condamnées vigoureusement par la Faculté de théologie, puis par l’Université. Au mois de janvier 1389, Avignon se rangea du côté des universitaires. Jean de Monzon était en fuite et l’Université souhaitait recevoir l’aide du pouvoir royal pour l’arrêter et le ramener à Paris, afin de le faire juger par l’évêque. Selon les termes de Pierre d’Orgemont, l’évêque de Paris, l’assistance du bras séculier était nécessaire18. Mais pour que le roi endossât la condamnation et pût se prononcer, il fallait que l’affaire fût débattue devant lui. Charles VI connaissant à ce moment une crise de folie, la cause fut confiée au jugement du chancelier de France, Pierre de Giac, de l’évêque de Bayeux, Nicolas du Bosc, et d’Arnaud de Corbie, premier président du Parlement. Elle se retrouva donc au Parlement sans qu’il s’agisse d’un procès en bonne et due forme. L’Université de Paris vint défendre son point de vue le 7 décembre 138819. Elle recourut aux services de l’un des siens, messire Ferry Cassinel, évêque d’Auxerre depuis 1382, qui avait été recteur et qui, par une permission du pape accordée en 1372, avait pu être régent à la fois en théologie et en décret20. C’était la première intervention d’un défenseur de l’Université qui ne fût pas un avocat du Parlement. Il est vrai que la matière était théologique, que Cassinel était à la fois juriste et théologien, et que le débat était assimilable à une délibération du Conseil du roi plutôt qu’à un procès. Cassinel était d’ailleurs bien vu du souverain, puisque l’année suivante Charles VI lui demanda de prononcer l’oraison funèbre de du Guesclin, lors d’un service tenu à Saint-Denis, neuf ans après la mort du connétable21.

9Dès le début du Grand Schisme, l’Université de Paris se sentit concernée au plus haut point par cette crise qui débuta avec l’élection de Clément VII, le 20 septembre 1378. Adoptant d’abord une attitude prudente, car à l’origine ses membres étaient divisés sur la question, elle finit par durcir sa position à l’égard des deux papes incapables de s’entendre. Ainsi défendit-elle avec vigueur la voie de cession en 139522. Elle participa ensuite activement aux discussions qui préparèrent la première soustraction d’obédience, promulguée le 27 juillet 1398 par une ordonnance royale23. Ces prises de position de l’Université faisaient l’objet de débats lors des réunions des différents corps universitaires, ainsi que nous le révèle le Livre des procureurs de la Nation anglaise. C’est aussi lors de ces réunions que l’on désignait les théologiens destinés à être les porte-parole de l’Université. Parfois certains se récusaient, tel M^e Pierre Plaoul à qui, en 1396, l’Université avait demandé de défendre la thèse de la soustraction devant le Conseil du roi. Pour le contraindre, on menaça de le priver de son statut universitaire24.

10Le problème des modalités d’attribution des bénéfices ecclésiastiques, au cœur d’un débat plus général sur les rapports entre l’Église et le pouvoir royal, se posa avec acuité durant la soustraction d’obédience. Au XIV^e siècle et jusqu’en 1398, les nominations aux différents bénéfices relevaient de l’autorité pontificale. Avec la soustraction, on revint à la pratique plus ancienne des nominations par les collateurs ordinaires. La question intéressait directement l’Université puisque les prébendes constituaient la principale source de revenu des gens d’étude. Ne s’estimant pas assez favorisée par les collateurs ordinaires, l’Université obtint qu’une ordonnance, en date du 20 mars 1400, imposât l’attribution une fois sur deux des bénéfices devenus vacants à l’un de ses membres, jusqu’à concurrence de mille bénéfices25. Ces années cruciales dans l’histoire du Grand Schisme marquèrent un tournant dans l’implication de l’Université dans les affaires publiques. C’est aussi à partir de cette époque que ses interventions au Parlement devinrent régulières.

11De façon générale, l’Université de Paris se rangea du côté du roi et du Parlement qui défendaient l’autonomie de l’Église de France et qui se montraient favorables aux universitaires dans l’attribution des charges ecclésiastiques. Après le retour de la France à l’obédience de Benoît XIII, en 1403, se posa la question de savoir si l’on pouvait soumettre au pape les conflits au sujet des bénéfices accordés durant la soustraction. Cela intéressait directement le Parlement qui recevait volontiers les causes bénéficiales26. Le 23 avril 1405, l’Université fut présente à une séance du Parlement en conseil. Un maître en théologie de l’ordre de Saint-Augustin, resté anonyme, prit la parole sur le thème : Docete omnes (« enseignez à tous », Mat. 28, 19)27. Il encouragea le Parlement à demander au roi d’interdire de soumettre à la cour de Rome les litiges concernant les bénéfices distribués durant la soustraction28. De tels propos devaient plaire à l’entourage royal et au Parlement.

12L’autorité de Benoît XIII à nouveau reconnue par la France, celui-ci voulut rétablir les décimes et autres impôts et reprendre en main les nominations ecclésiastiques. L’Université de Paris manifesta son opposition dès le début de 140629. L’idée de la soustraction refit surface. Le 6 septembre 1406, le Parlement tint une séance élargie des deux Chambres, en présence de quelques archevêques et évêques, de l’abbé de Saint-Denis, Philippe de Villette, et de l’Université de Paris30. M^e Jean Petit, de la Faculté de théologie, prit alors la parole, choisissant pour thème : Substrahete vos ab omni ambulante inordinate (« éloignez-vous de tous ceux qui se conduisent de façon désordonnée », II ad Thess. 3, 6)31. On ne pouvait être plus clair. L’Université et le procureur du roi obtinrent alors du Parlement confirmation de l’abolition des impôts apostoliques sur les bénéfices32. Les maîtres de l’Université se firent encore les grands défenseurs de la soustraction d’obédience au cours d’une rencontre des prélats du royaume, convoquée par le roi, pour discuter de l’attitude à adopter face à Benoît XIII. Ces discussions se terminèrent le 20 décembre 1406 par une séance élargie du Parlement en conseil, présidée par le dauphin Louis de Guyenne, à laquelle assista l’Université33.

13Les libertés de l’Église de France firent finalement l’objet d’une ordonnance royale scellée le 18 février 1407, mais promulguée seulement le 14 mai 1408, qui condamnait les interventions pontificales dans les affaires bénéficiales34. Jusqu’à l’avènement d’Alexandre V, le 7 juillet 1409, la France s’en tint à une attitude de neutralité ou de retrait à l’égard du pouvoir du pape. On rejetait l’autorité du pape en matière bénéficiale et de taxation, pour ne lui reconnaître qu’un pouvoir spirituel ; il ne s’agissait donc pas, comme on le dit trop souvent, d’une véritable soustraction d’obédience35. Benoît XIII ne manqua pas de réagir à cette provocation et, en avril 1408, il communiqua à Charles VI une bulle d’excommunication à son endroit, tenue en réserve depuis le 19 mai 1407. Le 21 mai 1408 se tint une autre séance élargie du Parlement en présence du roi, de Louis II d’Anjou, des ducs de Berry et de Bourgogne, de plusieurs grands seigneurs, des archevêques, évêques, abbés et autres représentants du clergé, et de l’Université de Paris. Cette fois, c’est M^e Jean Courtecuisse qui défendit le roi contre le pape. Il prit pour thème le verset 17 du Psaume 7 : Convertetur dolor ejus in caput ejus, et in verticem ipsius iniquitas ejus descendet (« La douleur qu’il a voulu me causer retournera sur lui-même, et son injustice descendra sur sa tête »)36.

14L’appui de l’Université de Paris au Parlement se maintint durant les années qui suivirent. Le 22 juin 1412, le recteur rencontra le Parlement en conseil, auquel il reconnut le droit de juger les causes bénéficiales découlant de la soustraction37. L’ordonnance de décembre 1413, promulguée au Parlement en conseil et confirmant celle du 18 février 1407 sur les bénéfices, cite l’Université de Paris parmi ceux qui avaient conseillé le roi38. Les événements entourant la soustraction d’obédience conduisirent donc l’Université à participer activement à des séances élargies ou à des réunions du Parlement en conseil. Presque toujours, elle s’y manifesta par la voix de ses maîtres en théologie. Ainsi prit forme un type d’intervention de l’Université devant le Parlement, bien différent des procès étudiés jusqu’à maintenant.

15Toutefois, face à une Université par trop entreprenante, le Parlement ne manquait pas d’affirmer son autorité et son indépendance pour juger ce qui était bien pour le royaume. Le 24 novembre 1410, l’Université de Paris se présenta à la Grande Chambre où, avant que les plaidoiries ne commencent, un maître en théologie prit la parole. Il voulait prévenir la cour de faire cesser la levée d’une décime que les collecteurs du pape s’apprêtaient à exécuter en France. En effet, le 14 juin précédent, Jean XXIII avait décidé d’imposer cette mesure partout en France39. L’Université estimait cette initiative contraire au bien public : elle allait à l’encontre des ordonnances royales et d’un arrêt jadis prononcé par la cour. Elle faisait vraisemblablement référence à un arrêt approuvé par le Parlement en conseil, le 11 septembre 1406, interdisant la levée de toute décime dans le royaume par les collecteurs de Benoît XIII40. Le maître en théologie demanda au surplus que le procureur du roi s’adjoignît à l’Université dans sa requête. Celui-ci, Denis de Mauroy, répondit froidement « qu’il fera tousjours ce qu’il lui apartendra à cause de son office à ce que lui sera ordonné et commendé de par la court »41. L’Université insista, faisant valoir que, si elle s’était adressée le samedi précédent au Conseil du roi, elle aurait obtenu satisfaction. Elle menaçait ainsi parfois d’en appeler au roi pour obtenir ce que le Parlement tardait à lui accorder. La tactique avait plutôt pour effet d’agacer les parlementaires. À la demande des universitaires de revenir devant la cour pour présenter officiellement leur requête, on répondit que « l1a court fera savoir auxdiz de l’Université le jour ou l’eure, afin que se à la dicte requeste faire wellent estre, qu’il y soient »42. Le Parlement était manisfe-stement irrité par l’attitude de l’Université qui voulait en quelque sorte lui dicter sa conduite, car sur le fond de la question, la protection des libertés gallicanes, il était vraisemblablement d’accord. La veille de cette intervention, le 23 novembre 1410, lors d’une assemblée de l’Université, qualifiée de solempnissima, le recteur s’était livré à une défense passionnée des ordonnances royales contre le droit pontifical d’imposition de l’Église de France43. Il faut ajouter que les membres du Parlement, suppôts de l’Université de Paris, avaient aussi été froissés par l’obligation qui leur avait été faite d’assister à cette assemblée universitaire du 23 novembre44.

16La situation tournait au vinaigre quand l’Université prenait position contre les avis de la cour. Au début de 1418, lors de son intervention au Parlement en faveur de Martin V, le nouveau pape élu le 11 novembre 1417, elle afficha clairement son changement d’opinion quant au rôle du pape dans la distribution des bénéfices. Sans doute lassée par les difficultés rencontrées pour obtenir des avantages pour ses membres, et influencée par les Bourguignons plus favorables au Saint-Siège, elle revint au principe de la distribution des bénéfices par le pape, plutôt que par les collateurs ordinaires. Elle s’opposait ainsi au Parlement qui restait franchement gallican et refusait l’intrusion du pape dans ce domaine45. Le 25 février 1418, la veille de l’intervention universitaire, le Parlement en conseil avait réaffirmé sa position à cet égard, concluant que « contre telz transgresseurs, appelans ou contradicteurs, pertinax d’icelles ordonnances royaulz, on devoit proceder et les punir comme crimineulz et lese magesté »46. Le lendemain, le 26, une délégation de l’Université de Paris se présenta au Parlement réuni en conseil et M^e Raoul de la Porte, régent de la Faculté de théologie, prit la parole. Il affirma que la France devait donner sa pleine allégeance à Martin V et il accusa les prélats de France d’injustice à l’égard des universitaires dans la distribution des bénéfices. La réponse du procureur du roi, M^e Guillaume le Tur, fut cinglante. Il estimait les propos de l’Université contraires aux ordonnances du roi qui est « empereur en son royaume qu’il tient de Dieu seul, sans recongnoistre souverain seigneur terrien »47. Les universitaires furent sur le champ déclarés coupables de crime de lèse-majesté. Aussi, après avoir pris conseil des prélats et conseillers du Parlement présents, le dauphin fit emprisonner à la Conciergerie le recteur, Pierre Forget, M^e de la Porte et les autres délégués universitaires48. Les délibérations du conseil sur le pape et l’Église se poursuivirent les jours suivants. À la suite de sa supplique du 2 mars 1418, l’Université obtint, le 7, la libération des siens49. Finalement, les universitaires s’inclinèrent. Le 16 mars 1418, on lut devant le Parlement une ordonnance confirmant les dispositions de 1407 sur l’attribution des bénéfices, qui fut inspirée entre autres, nous dit le préambule, par le conseil de l’Université de Paris50.

17L’Université de Paris participait également aux délibérations en conseil et aux assemblées élargies du Parlement de Paris au cours desquelles on discutait du gouvernement de la France. Pour la clarté de notre exposé, nous allons analyser l’une après l’autre trois séquences de faits historiquement entremêlés. Nous considérerons successivement l’assassinat du duc d’Orléans, l’Ordonnance cabochienne et, enfin, les initiatives diplomatiques de l’Université pour ramener la paix civile. Nous terminerons en examinant comment l’Université de Paris profita également de son rapport privilégié avec le Parlement pour défendre ses propres droits.

L’assassinat du duc d’Orléans

18Le 23 novembre 1407, les hommes du duc de Bourgogne assassinèrent le duc Louis d’Orléans. La responsabilité du crime fut rapidement reconnue, grâce à la diligence du prévôt de Paris, Guillaume de Tignonville, un homme du duc d’Orléans51. L’affaire posait un grave problème de morale politique auquel les universitaires ne pouvaient rester insensibles. L’un des leurs, M^e Jean Petit, proche des Bourguignons, entreprit de discuter du cas et de le tirer au clair dans le cadre rationnel de la questio universitaire. L’histoire est bien connue, et nous nous intéressons seulement aux circonstances de cette justification et aux institutions en cause52. M^e Petit prononça son discours dans le cadre d’un Conseil royal élargi, auquel participa le Parlement. On lit en effet dans le registre des plaidoiries :

« Juesdi, viii^e jour de mars (1408 n.st.). N’a pas esté plaidoié pour ce que la court a esté présent en la sale de l’ostel du Roy à Saint Pol, où maistre Jehan Petit, maistre en théologie, de la Nation de Normandie, a proposé pluseurs causes et raisons pour le duc de Bourgoigne, par lesquelles disoit de par ledit duc, qui l’a advoué, que à bonne et juste cause avoit fait mourir le duc d’Orléans, et en devoit estre prisez et remuneré d’amour, d’onneur et de richesses. Lesdiz raisons et propos ont esté diz et proposez en la presence des roiz de Cecile, cousin germain du Roy qui estoit enfermé comme malade, du duc de Berry, du duc de Bourgoigne, du duc de Breteigne, du conte de Mortain, du conte de Nevers53 ».

19Le manuscrit BnF fr. 5733 contenant l’apologie de Jean Petit, cité par B. Guenée, signale également la présence de plusieurs docteurs de l’Université, prélats, nobles et bourgeois54. Il reste que Nicolas de Baye, le greffier du Parlement, n’utilisa pas la formule habituelle pour indiquer que le maître se prononçait au nom de l’Université. La suite de l’histoire montre que celle-ci restait fort divisée sur la question.

20Même si Jean Petit intervint, semble-t-il, à titre personnel, un universitaire était toujours susceptible d’être jugé par sa corporation lorsqu’il prenait la parole en public. Jean Petit était décédé en 1411, mais il importait à Jean Gerson que l’Université se dissociât des idées qu’il avait exprimées de son vivant. Aussi, s’employa-t-il, entre septembre 1413 et février 1414, à obtenir la condamnation du texte de la Justification de Jean Petit par les théologiens de l’Université. La défaite du parti bourguignon créait un climat favorable à sa démarche. Il fallait ensuite faire confirmer cette condamnation par l’autorité ecclésiastique, pour qu’elle fût reconnue par l’Église et annoncée dans tout le royaume. Le 23 février, une sentence rendue au nom de l’évêque de Paris, Gérard de Montaigu, et de l’inquisiteur de la foi condamna définitivement les idées de Jean Petit55.

21La vérité rétablie, les universitaires avaient besoin du soutien royal, c’est-à-dire du bras séculier, pour la diffuser et l’imposer. C’est par des lettres royaux que, le 16 mars 1414, les évêques et les autres responsables ecclésiastiques se virent communiquer la condamnation ; on les chargea d’en assurer la diffusion et de censurer par tous les moyens les idées de Jean Petit56. Le même jour, le roi demanda au Parlement d’enregistrer la sentence. Celui-ci ne s’exécuta que deux ans plus tard : le 4 juin 1416, elle fut consignée dans le registre d’enregistrement des ordonnances royales57.

22L’Université entreprit ensuite de faire condamner les thèses de Jean Petit par l’Église, puis par le Parlement. Sous la conduite de Jean Gerson, le cas fut d’abord soumis par les universitaires au concile de Constance. Le roi appuya leur démarche, par une lettre patente datée du 27 décembre 1414 et destinée, selon A. Coville, à contrer les efforts du duc de Bourgogne auprès du concile de Constance58. Les termes employés manifestent que le roi entendait donner à la condamnation le statut d’ordonnance valable pour tout le royaume59. Mais la démarche fut vaine. En 1416, le concile de Constance refusa d’entériner la position défendue par Gerson et cassa successivement, en janvier et février, la sentence de l’évêque de Paris et celle de l’inquisiteur60.

23Sans doute déçue par le refus du concile de l’appuyer, l’Université voulut obtenir du Parlement un arrêt à l’encontre des thèses incriminées. Elle y tenait sans doute d’autant plus que le Parlement avait hésité à enregistrer la première condamnation. Aussi, le 7 août 1416 « vindrent en la court plusieurs maistres en theologie et en autres facultez de par l’Université de Paris ». M^e Gérard Machet, théologien, prit la parole pour demander au Parlement d’interdire le texte de Jean Petit61. Il soutint que si la Justification n’allait pas contre la foi, puisque le concile ne l’avait pas condamnée, elle était contraire aux bonnes mœurs et elle nuisait à la paix sociale si difficile à maintenir par les temps qui couraient. Il demanda donc au Parlement de marquer son désaccord par une sentence. Les 9 et 16 septembre, le Parlement interdit effectivement par un arrêt la diffusion du texte de Jean Petit62. Mais cette victoire des universitaires fut de portée bien limitée. Jean sans Peur rétablit en effet le pouvoir bourguignon à Paris durant l’été 1418 et le Parlement révoqua sa condamnation le 27 mars 141963. Les procédures qui entourèrent la condamnation de Jean Petit sont toutefois d’un grand intérêt pour notre propos. Souvent l’Université participa comme conseillère aux délibérations du Parlement et exprima son avis sur des ordonnances. L’épisode de la condamnation des écrits de Jean Petit illustre la manière dont elle a pu faire officialiser l’une de ses décisions par le pouvoir civil, en obtenant son enregistrement comme ordonnance et, pour un temps, sa confirmation par un arrêt du Parlement.

L’Ordonnance cabochienne

24L’Université de Paris prit une part très active aux États généraux de 1413, qui allaient conduire à la proclamation, au cours d’un lit de justice, d’une grande ordonnance de réforme de l’administration du royaume, que l’histoire allait retenir comme l’Ordonnance cabochienne. Les États avaient été convoqués pour la fin de janvier 1413. La première séance eut lieu le 30, en présence de Charles VI. Y assistaient des représentants des diverses régions du royaume, mais l’assemblée était en fait dominée par ceux de la ville de Paris et de l’Université. Cette dernière s’était rangée à cette occasion du côté de la bourgeoisie parisienne et du parti bourguignon. Différents orateurs se succédèrent durant les premiers jours de février. Les États se séparèrent ensuite ; le roi n’avait point obtenu de nouveaux impôts et les représentants des différentes régions n’avaient reçu de lui qu’un engagement de principe à réformer le royaume. L’Université et la bourgeoisie parisienne poursuivirent seules la lutte. Le 13 février, un docteur en théologie, le Carme Eustache de Pavilly, présenta au roi et à la cour leurs doléances exposées dans un très long document préparé par les universitaires64.

25Le roi et son Conseil furent sensibles à la requête et ils donnèrent leur accord pour que l’on procédât à une réforme de l’administration du royaume. L’Université de Paris et la bourgeoisie de la ville cherchèrent ensuite l’aide du Parlement. Le registre du conseil nous apprend que, le 17 février 1413, l’Université, le prévôt des marchands et les échevins de Paris vinrent à la cour en grande compagnie, et un maître en théologie, resté anonyme, s’adressa aux Chambres réunies du Parlement65. Son discours semble avoir été un catalogue des abus de l’administration royale. L’Université et la ville demandèrent ensuite au Parlement de s’adjoindre à elles pour continuer ensemble la réforme du royaume, et de déléguer quelques députés à cette fin. L’Université prévint enfin, menace dont elle avait l’habitude, que les membres du Parlement n’aient pas l’audace de s’opposer à son entreprise, sous peine de parjure pour ceux qui étaient ses jurés. Mais les universitaires et les bourgeois parisiens furent rabroués par le Parlement. A. Coville interprète cette réaction comme un signe de mécontentement des parlementaires qui avaient reçu leur lot de critiques de la part des réformateurs66. Il nous semble qu’il y a bien davantage dans ce refus ; les arguments du Parlement méritent qu’on s’y arrête.

26Le Parlement assura d’abord les requérants de sa sympathie et affirma qu’il « averoit moult grant plaisir que bon remede fust mis aux dis defaux »67. La cour soutint ensuite qu’elle ne pouvait s’adjoindre aux universitaires et aux bourgeois car, souveraine et capitale, elle représentait le roi sans intermédiaire et était tenue de rendre justice à tous. Le Parlement ne pouvait aliéner son indépendance : le caractère universel de sa fonction l’empêchait de se lier à quelque particulier que ce soit, fussent-ils l’Université ou les représentants de la ville de Paris. À la seconde requête concernant l’envoi de délégués, le Parlement répondit qu’il n’y céderait qu’à condition qu’elle émanât du roi ou de son Conseil. La cour réaffirma qu’elle se situait au-dessus de tous les corps sociaux et qu’elle n’était assujettie qu’à la source même du pouvoir, c’est-à-dire le roi. Cette réaction du Parlement confirme, s’il en est besoin, que l’Université poursuivait sa démarche consultative à l’intérieur d’un processus d’assemblée représentative, non d’un Conseil royal. Quant à la demande de ne pas s’opposer à l’entreprise sous peine de parjure pour ses membres diplômés de Paris, le Parlement défendit son autonomie en répondant que « les jurez de l’Université se garderoient bien de faire chose qui à faire ne fust »68. En somme, le Parlement rappelait à l’Université que même si elle pouvait conseiller le roi et se trouvait l’aima mater de nombre de ses grands officiers juristes, elle n’était ni une institution ni une émanation du roi.

27Les universitaires et les bourgeois ne furent pas arrêtés par cette rebuffade et ils obtinrent du roi la poursuite des réformes. Diverses initiatives furent prises, parmi lesquelles la création d’une commission générale d’enquête et de réforme, dans laquelle l’Université allait jouer un rôle déterminant69. Celle-ci s’affaira au milieu de l’agitation populaire qui perturbait Paris. Finalement, l’ordonnance fut promulguée de la façon la plus solennelle, lors d’un lit de justice qui se tint au Parlement les 26 et 27 mai 141370. Étaient présents le roi, les princes de sang, dont évidemment le duc de Bourgogne qui voyait son triomphe consacré, quelques grands ecclésiastiques, l’Université de Paris et les représentants de la bourgeoisie parisienne71. Au terme des deux jours de lecture des 259 articles de l’ordonnance, « requist l’Université par un des maistres que ledit seigneur [le roi] les approuvast et confermast, et que les seigneurs presens les jurassent à garder, et fussent de ce multipliquées les lettres contenens icelles pour les envoier et mettre en divers lieux »72.

28Mais au cours de l’été, les Armagnacs, adversaires des Bourguignons, qui comptaient sur l’appui du dauphin Louis de Guyenne, reprirent l’offensive. La paix de Pontoise, proclamée le 8 août 1413, marqua le revirement de la situation. Le 23 août, Jean sans Peur quitta Paris. La paix sociale fut rétablie le 2 septembre par un serment de fidélité au roi prêté par les grands seigneurs du royaume, les parlementaires, l’Université de Paris et les représentants de la bourgeoisie parisienne73. Trois jours plus tard, le 5 septembre, Charles VI tint un nouveau lit de justice pour abolir l’ordonnance de réforme approuvée le printemps d’avant. L’assistance fut plus nombreuse qu’à la session précédente ; on note bien sûr l’absence du duc de Bourgogne et la présence cette fois du duc Charles d’Orléans. Le recteur et plusieurs maîtres de l’Université furent là également, mais ils se firent plus discrets. Abolir l’ordonnance, c’était reconnaître sa fausseté. À côté des raisons politiques qui motivèrent le geste et qui ont été maintes fois étudiées, il importe d’examiner comment on a justifié non seulement les errements du roi, mais surtout ceux de l’Université, fontaine de savoir, qui l’avait conseillé.

29Le chancelier de France, M^e Henri de Marie, qui prit la parole devant le lit de justice, excusa le roi en soutenant qu’il avait été mal conseillé. L’ordonnance avait été proposée « sans auctorité deue et forme non gardée, sans les adviser et lire au Roy, ne en son Conseil, ne estre advisé par la court de Parlement, mais soudainement et hativement avoient esté publiées »74. Après tout, les moralistes médiévaux n’enseignaient-ils pas que, mal conseillé, aucun roi, fût-il le meilleur, n’était à l’abri de l’erreur75 ? Le Parlement se trouva aussi une excuse. Ses deux conseillers qui avaient participé à la rédaction de l’ordonnance, M^e Gaillard Petitsayne et M^e Jean de Longueuil, que leur allégeance bourguignonne fit exclure du Parlement en 1417, avaient été troublés par la présence des gens d’armes et par l’agitation urbaine76. On passait facilement sous silence le point que le greffier Nicolas de Baye avait noté, dans le même registre, une vingtaine de folios plus haut, que tous ceux qui assistaient au premier lit de justice avaient prêté serment de respecter l’ordonnance et qu’ils avaient crié en signe d’allégresse : « Noël »77.

30L’Université de Paris, dont la mission était d’enseigner la vérité, se trouvait aussi confrontée à son erreur ; le compte rendu du second lit de justice rappelle que l’ordonnance avait été rédigée « au pourchas d’aucuns de l’Université et de la ville »78. Il était inscrit dans le texte même de l’ordonnance qu’elle avait donné sa caution à titre de corps consultatif et de garant de la compétence académique de ses rédacteurs. Le prologue désigne l’ordonnance comme la réponse du roi à des doléances présentées au cours d’une assemblée d’États. Le roi avait requis les conseils des « prélaz, chevaliers, escuiers, bourgeois et mesmement nostre très chière et très amée fille l’Université de Paris »79. À leurs plaintes justifiées, le roi avait voulu donner une réponse éclairée. Aussi avait-il confié la rédaction de l’ordonnance à « certains notables et saiges preudommes de grant littérature et expérience, c’est assavoir prélaz, chevaliers, docteurs et autres noz conseillers »80. L’expérience des uns et le savoir scolaire des autres donnaient à l’ordonnance sa garantie de vérité. Et voilà que maintenant on la disait fausse !

31L’Université dut donc se rétracter. Le^1er décembre 1413, en assemblée générale à Saint-Mathurin, elle adopta un long document par lequel elle se justifiait de souscrire à l’abolition de l’ordonnance81. L’argument est alambiqué et il n’y a pas trop de toutes les ressources de la Bible et des auteurs antiques pour sauver les apparences. Plus de la moitié du texte est consacrée d’abord à disculper Charles VI. Le climat de tromperie, de perfidie, d’injustice et de violence qui régnait au moment de la rédaction de l’ordonnance, inspirèrent au roi de bien mauvaises décisions. C’est une fois la paix rétablie qu’il fut en mesure de porter ce jugement serein, rendu au cours du second lit de justice. La responsabilité même de l’Université n’est évoquée que tardivement dans le texte. On lit que les gens qui possédaient la vérité avaient dû prendre la fuite, se cacher ou se taire. L’institution avait été soumise à des pressions82. Le mal triomphait. Mais le document ne parvient pas à justifier l’injustifiable, à savoir qu’une institution dévouée à la diffusion de la vérité pût changer d’opinion au gré des bouleversements politiques.

32Les différents épisodes qui marquèrent la rédaction de l’Ordonnance cabochienne, et qui conduisirent à son abolition, illustrent comment le conseil prodigué au roi par l’Université pouvait s’inscrire dans un rituel d’assemblée d’États83. Au roi qui sollicitait de nouvelles ressources financières, les représentants du royaume répondirent par la nécessité de réformer d’abord son administration avant de consentir à de nouveaux impôts. En 1413, les demandes de Charles VI ne furent pas reçues. Mais l’Université et la bourgeoisie parisienne, portées par le parti bourguignon, canalisèrent l’insatisfaction populaire et imposèrent l’ordonnance de réforme du royaume qu’elles avaient élaborée. Le Parlement repoussa la requête que l’Université et la bourgeoisie lui adressèrent de s’adjoindre à leur démarche : il faisait clairement la différence entre les avis prodigués au roi dans le cadre du Conseil royal et ceux que lui adressait une assemblée d’États. Il rappela donc à l’Université, à laquelle il arrivait de participer à l’un et à l’autre, de ne pas confondre les genres. Finalement, deux membres du Parlement collaborèrent à la rédaction de l’ordonnance, mais à la demande du roi. Le Parlement n’intervint comme corps dans l’affaire qu’au moment de l’enregistrement de l’ordonnance, puis de son abolition, ce qui relevait effectivement de sa compétence.

La paix entre les princes

33Comme d’autres avant nous l’ont déjà souligné, l’action politique de l’Université de Paris était souvent orientée vers la recherche ou le maintien de la paix dans le royaume84. Cet objectif la conduisait à ce qui nous paraît aujourd’hui comme des compromissions : adhésion au traité de Troyes en 1420, fidélité jurée à Henri VI, roi d’Angleterre et de France, le 19 novembre 1422, renouvellement du serment aux autorités anglaises le 26 août 1429, et plus tard transfert rapide d’allégeance à Charles VII dès la reprise de Paris en 143685. En insistant sur la concorde, l’Université reprenait à son compte l’un des grands thèmes du discours des clercs médiévaux à l’intention des puissants. Mais il faut souligner aussi que son bon fonctionnement dépendait intimement de la paix. Celle-ci devait régner dans Paris, bien sûr, mais aussi dans toute la France pour que fût préservée l’aire de recrutement de l’institution et que ses suppôts pussent jouir partout de leurs privilèges royaux et des revenus de leurs bénéfices86.

34Les années 1411 à 1415 marquèrent une recrudescence de la guerre entre Armagnacs et Bourguignons87. L’Université de Paris participa à plusieurs initiatives pour rétablir la paix entre les princes. Le 20 janvier 1412, le Parlement prit conscience que ce climat de guerre civile menaçait directement sa position de premier justicier du royaume. Il lui fallait défendre ses prérogatives de juger les crimes commis, sans que le roi, soumis à la pression des princes, n’intervînt pour lui retirer certaines affaires, comme c’était son droit. Ce jour-là donc, les parlementaires délibérèrent en conseil sur la prétention du roi à se réserver la connaissance des causes impliquant les Armagnacs et les Bourguignons. Ils envisagèrent alors comme dernier recours que « la court alast en bon nombre devers le Roy, accompaignée d’aucuns preudommes de l’Université et bourgoiz de la Ville, monstrer l’auctorité et bien de ceste court pour honneur de la couronne et le bien des subgiez »88. Le compte rendu de la paix d’Auxerre, donné devant le Parlement le 27 août 1412, nous apprend qu’elle fut également présente avec des parlementaires à la négociation qui devait ramener la paix entre les deux factions89. La Nation anglaise y avait même son propre représentant90. Plusieurs villes avaient aussi été invitées à assister aux dernières étapes de la négociation, ce qui fait dire à A. Coville que « c’était presque des États-Généraux »91.

35Un an plus tard, un nouveau pacte fut conclu à Pontoise entre les partis Orléanais et bourguignons. Cette paix est l’un des rares événements politiques pour lequel le Livre des procureurs de la Nation anglaise fournit plusieurs détails très importants sur le rôle de l’Université. Le 20 juillet 1413, la Nation élit M^e Jacques de Harlem pour la représenter au sein de la délégation que l’Université s’apprêtait à envoyer auprès des princes réunis à Pontoise92. Le mardi 1^er août, le texte de l’accord fut soumis au roi et, le lendemain, au Parlement, à la Chambre des comptes, au chapitre de Paris et à l’Université. Les universitaires participèrent à toutes les délibérations relatives au traité qui se déroulèrent les jours suivants au Parlement et à l’hôtel Saint-Paul, la résidence habituelle du roi dans Paris. Le vendredi 4 août, M^e Ursin de Talevende prit la parole lors de la réunion décisive en l’hôtel Saint-Paul, pour défendre la paix. Celle-ci devint effective le 8 août ; elle marquait le triomphe du parti d’Orléans93. Le dimanche 6 août, l’Université convoqua une assemblée à Saint-Bernard, avec deux points à l’ordre du jour. Premièrement, elle exprima sa satisfaction à l’égard de l’entente proclamée le 4 août. En second lieu, elle reçut le dauphin Louis de Guyenne, accompagné des ducs de Berry, de Bourgogne, de Bar et de Bavière, et d’une multitude de barons, chevaliers et bourgeois. Le chancelier du dauphin, messire Jean de Nesles, se leva alors pour remercier l’Université d’avoir tant fait pour la paix, et pour la supplier de continuer à œuvrer dans cette voie et à prodiguer ses conseils94. Le jeudi 17 août, la Nation anglaise lut et approuva, à l’instar des autres corps de l’Université, la lettre qui allait être envoyée aux villes du royaume pour leur expliquer les termes de la paix de Pontoise95. L’Université était ainsi devenue l’un des premiers corps consultés, dont on attendait les avis lors de la conclusion de traités.

36L’implication de l’Université dans la paix de Pontoise connut quelques mois plus tard un épilogue expliquant l’importance pour les princes de recevoir son appui. Malgré les promesses de modération, la reprise de Paris par les Armagnacs fut l’occasion de nombreuses vengeances. Jean sans Peur, toujours bien informé, voulut profiter du mécontentement de nombreux habitants pour revenir à Paris. En décembre 1413, Louis de Guyenne lui écrivit trois fois pour le convaincre de rester dans ses terres. Le 23 janvier 1414, le duc de Bourgogne quitta Lille pour venir menacer Paris96. Le 21 janvier, les princes vinrent rencontrer l’assemblée de la Nation anglaise. Jean Jouvenel, nouveau chancelier du dauphin, prit la parole97. Il sollicita de l’Université son soutien à la paix de Pontoise et la pria d’expédier des lettres en ce sens par tout le royaume. Il requit la punition des universitaires nuisant au maintien de cette paix. Il demanda enfin à l’Université d’organiser des processions et de prononcer des sermons pour émouvoir la population en faveur de la paix, de la justice et de l’obéissance98. La réponse de la Nation anglaise fut très favorable. Elle demanda notamment, par l’entremise de son procureur, que le recteur intervînt auprès de l’évêque de Paris afin de contraindre chaque foyer parisien d’envoyer un représentant écouter le sermon de l’Université99. Ainsi l’Université ne s’avérait pas être qu’une fontaine de science, mais par ses écrits et encore plus par sa prédication, elle était un puissant outil de formation de l’opinion publique et de propagande. Les sermons français de Jean Gerson, sur lesquels nous reviendrons, sont très éclairants pour saisir cette contribution des théologiens universitaires à la vulgarisation des idées politiques100. L’appui de l’Université devenait indispensable dans les conflits d’idées, alors que l’opinion publique et les mouvements de foule pouvaient contribuer au triomphe ou à la défaite d’une cause, comme c’était le cas lors de la querelle des Bourguignons et des Armagnacs ou du Grand Schisme101. Cet épisode très révélateur permet également d’apprécier l’impact de la menace de faire grève, régulièrement brandie par l’Université devant le Parlement102.

37L’Université continua de déployer ses efforts en faveur de la paix au cours des années qui suivirent. Plusieurs fois le Parlement s’y trouva associé, comme en témoignent les registres de la cour103. Entre le mois d’avril 1418 et la signature du traité de Troyes en mai 1420, on ne compte plus les fois où l’Université participa aux discussions en ce sens avec les parlementaires104. Ces divers événements n’ajoutent rien à notre enquête. Nous allons donc faire un saut de quelques années, pour analyser l’implication de l’Université de Paris dans la ratification du traité de Troyes. Après la bataille d’Azincourt, le 25 octobre 1415, l’armée anglaise connut une série de victoires qui lui assurèrent progressivement la maîtrise de la Normandie. Rouen tomba le 19 janvier 1419. Un peu auparavant, dans l’été 1418, les Bourguignons avaient définitivement repris le contrôle de Paris. Le dauphin Charles s’était enfui de la ville et, en automne 1418, l’administration du royaume de Bourges se mit en place. L’assassinat de Jean sans Peur à Montereau, le 10 décembre 1419, par les gens du dauphin, poussa les Bourguignons dans le camp anglais. Des négociations entre le nouveau duc Philippe et le roi d’Angleterre conduisirent à la signature du traité de Troyes, le 21 mai 1420. Ce traité réalisait le vieux rêve Plantagenêt de réunir les couronnes de France et d’Angleterre. Par son mariage avec la fille de Charles VI, Catherine, Henri V devint dans un premier temps régent du royaume, son état de santé empêchant le roi de remplir sa fonction. À la mort de ce dernier, Henri V allait réunir les deux couronnes, déshéritant ainsi le dauphin Charles. Le traité de Troyes constituait une véritable charte de la France anglaise ; il précisait les modalités de l’administration du royaume, de même qu’il réglait ses rapports avec l’Angleterre et la Normandie105.

38L’Université de Paris avait été impliquée dans la préparation du traité de Troyes. Elle fut présente à quelques réunions du Parlement où l’on rendit compte de l’état des négociations avec les Anglais106. Aux alentours du 21 mars 1420, elle envoya, à la demande du roi, des représentants à Troyes107. M^e Pierre Cauchon, déjà chargé le mois précédent de presser Philippe le Bon de se rendre en cette ville, en fut108. Les intérêts de l’Université furent incontestablement bien défendus : tous les droits et possessions, rentes, prérogatives, libertés, prééminences et franchises des « universitez et estudes generaulx, et autres colleges d’estudiants » se trouvèrent explicitement protégés par l’article 17 du traité, avec ceux des églises109. Le 29 avril, elle fut présente au Parlement lorsqu’on annonça les termes de l’entente à laquelle on en était venu avec les Anglais110. Mais c’est surtout le processus de confirmation du traité qui mérite attention. Celui-ci fut d’abord approuvé à Troyes le 21 mai, un mardi, par le roi en son Conseil. L’enregistrement du traité dans le registre de la chancellerie royale ajoute que sur l’original, « en la marche d’em bas estoit escript » qu’il fut ensuite lu, publié et enregistré en cour du Parlement, l’avant-dernier jour de mai, un jeudi, soit huit jours après sa signature à Troyes111. L’Université était représentée à cette séance par le recteur et quelques maîtres, qui prêtèrent serment de respecter le traité avec les gens du Parlement112. Le surlendemain, le samedi^1er juin, il fut publié en jugement à la cour du Châtelet réunie au grand complet, sous la présidence du prévôt, Gilles de Clamecy. La même mention dans le registre de la chancellerie précise encore que le lundi suivant, 3 juin, le traité fut lu et publié en présence des trois facultés supérieures de théologie, de décret et de médecine, réunies à Saint-Mathurin, et que chacun de leurs suppôts y jura son adhésion113. Le lendemain, mardi 4 juin, la Faculté des arts répéta le même cérémonial à Saint-Julien-le-Pauvre.

39L’affaire du traité de Troyes connut son véritable épilogue en 1422. Henri V mourut contre toute attente à trente-quatre ans, le 31 août de cette même année. Puis, le 21 octobre 1422, Charles VI s’éteignit à son tour. L’absence du duc de Bedford, alors régent du royaume, repoussa ses funérailles au 11 novembre114. L’héritier des couronnes d’Angleterre et de France, Henri VI, était un enfant de moins d’un an. Le duc de Bedford prit tout de suite la situation en main et, dès le 19 novembre, il assista à une séance élargie du Parlement. Bedford occupait le siège du premier président et le chancelier de France rappela les termes du traité de Troyes. Une délégation présidée par le recteur était présente. Tous reconnurent Henri VI comme roi de France et d’Angleterre, et affirmèrent que Charles VII avait perdu tous ses droits. Le chancelier commanda enfin aux universitaires « qu’ilz feissent assembler ladicte Université pour faire jurer touz les autres suppostz d’icelle Université »115. On voulait que se répétât la procédure suivie deux ans et demi auparavant. L’Université de Paris fut en somme placée sur le même pied que les grands corps de l’État, lorsqu’il s’agit de confirmer la légitimité du traité de Troyes, puis de reconnaître Henri VI comme roi de France. Quelques années plus tard, le 26 août 1429, elle s’associa aux gens d’Église qui vinrent prêter serment aux autorités anglaises devant le Parlement116. L’été 1429 fut aussi marqué par les succès de Jeanne d’Arc et par le sacre de Charles VII à Reims le 17 juillet117.

40Le 14 mai 1431, l’Université de Paris reçut les félicitations du roi pour avoir bien jugé Jeanne d’Arc118. Aussi, le 26 décembre 1431, neuf jours après son couronnement à Paris, le jeune roi Henri VI, « à nostre joyeux advenement en nostre bonne ville de Paris » confirma-t-il les privilèges de l’Université, à laquelle il reconnut un double mérite : « tant au regard de la defense et soustenance de la foy chrestienne comme de la multiplicacion et accroissement de diverses sciences à la conservacion du bien publique de nostredit royaume »119.

41L’épisode du traité de Troyes marquent la dernière phase de l’implication intense de l’Université de Paris dans les affaires politiques de la France au début du XV^e siècle. Après 1420, ses apparitions au Parlement s’espacent. Les Bourguignons avaient finalement triomphé, dans une lutte dont l’enjeu principal demeurait le contrôle de Paris. Tant que la partie ne fut pas définitivement gagnée, chacun des camps s’efforça de se concilier la faveur des grands corps qui agissaient sur l’opinion parisienne comme le Parlement, la prévôté des marchands et l’Université. Ces événements ne marquent cependant pas la fin des interventions de l’Université de Paris. Beaucoup plus tard, dans l’été de 1465, elle sera mêlée aux tractations de Paris avec la ligue du Bien public, contre Louis XI. Le 22 août de cette année, elle participa à une ambassade de la ville auprès des princes réunis au château de Beauté-sur-Marne120. Fin politicien, Louis XI lui fit même une place au sein du Conseil des réformateurs qu’il avait accepté de créer pour rétablir sa situation auprès des princes121. Mais, lorsque deux ans plus tard, il fut parvenu à consolider son pouvoir, il enjoignit aux universitaires de ne plus jamais manifester ouvertement leur opposition aux politiques du royaume122. Ici encore, on constate qu’à mesure qu’on avance dans le XV^e siècle le pouvoir royal se montrait de moins en moins tolérant à son égard.

Les droits universitaires

42Les nombreuses perturbations que connut l’autorité publique durant le règne de Charles VI expliquent la multiplication des confirmations royales des privilèges universitaires et des injonctions du roi rappelant à ses officiers leur devoir à l’endroit des universités123. Malgré les garanties inscrites dans le traité de Troyes de 1420, à une date qui se situe avant le 31 août 1422, l’Université envoya des représentants auprès de Charles VI, d’Henri V et du duc de Bourgogne pour obtenir à nouveau des lettres confirmant ses droits et ceux des collèges, sans doute afin de consolider sa position juridique en prévision d’un changement de souverain124. Cette mission se préparait depuis quelques mois. À la réunion du 10 mai 1422 de l’assemblée de l’Université, la Faculté de théologie avait proposé de déléguer M^e Réginald Fontaine qu’on estimait bien vu du roi d’Angleterre125. Le 12 mai, on annonça que M^e Fontaine avait refusé, sans évoquer le motif de sa décision. On désigna M^e Jean Almaris, un Flamand, pour le remplacer. Celui-ci s’esquiva, invoquant qu’il ne parlait pas bien le français126. On accepta son excuse, bien qu’on suggérât de faire peser la menace de l’exclusion sur les deux récalcitrants et sur le troisième que l’on allait désigner. La mesure rappelle celle évoquée lors d’un refus semblable de Pierre Plaoul, en 1396127. Mais tout finit par s’arranger, car M^e Jacques de Touraine accepta au cours de la même assemblée d’aller exposer in lingua gallicana (en langue française) la requête de l’Université au roi anglais128. Un an après, le 13 août 1423, une lettre expédiée au nom d’Henri VI enjoignit tous les officiers royaux de respecter les privilèges universitaires ; mais il ne s’agit nullement d’une confirmation de privilèges, comme le laisse entendre le Chartularium’129. Cet épisode met aussi en évidence que le français s’imposait dans les communications de l’Université de Paris avec le Parlement et le roi. C’est là une autre dimension du caractère « languedoïlien » de l’espace social universitaire dont nous avons délimité les contours au chapitre précédent.

43L’Université de Paris se heurtait parfois aux réticences du Parlement à procéder à l’enregistrement de confirmations de ses privilèges, qui était nécessaire pour leur donner force de loi130. Plusieurs fois, entre décembre 1418 et novembre 1419, le Parlement avait reporté l’enregistrement d’une nouvelle exemption de taxe sur le vin, concédée le roi le 27 octobre 1418, en raison de l’opposition conjuguée du prévôt des marchands et du procureur du roi131. Le 4 juillet 1419, les universitaires précisèrent devant le Parlement en conseil qu’« ilz n’entendoient à plaidier ou entrer céans en procès » à propos de telles requêtes132. Le roi intervint deux fois, le 12 juin 1419 et le 10 avril 1420, pour rappeler aux instances judiciaires leur devoir de respecter les privilèges universitaires133. À nouveau, le 7 décembre 1424, le théologien M^e Jean Larchier, s’inspirant du thème In memoria eterna erit justus (« La mémoire du juste sera éternelle », Ps. 111, 7), demanda au Parlement en conseil d’enregistrer la confirmation des privilèges que le défunt Charles VI avait accordés à l’Université134. Le procureur du roi, M^e Guillaume Barthélemy, s’opposa à la requête, comme c’était son droit, arguant que « longtemps lesdictes lettres furent arrestées, et y ot opposans, et pour ce requiert à veoir lesdictes lettres pour en dire ce qu’il appartendra »135. La cour prit la chose en délibéré et déclara qu’elle ferait ce qu’elle pourrait. M^e Barthélemy fut par ailleurs menacé de perdre son statut universitaire à cause de son attitude négative dans cette affaire. La requête de M^e Larchier ne semble pas avoir eu de suite. Bien plus tard, le 26 décembre 1431, Henri VI confirma les privilèges de l’Université de Paris ; l’acte ne fut enregistré par le Parlement que le 24 mai 1434136. Sa lenteur à s’exécuter confirme la méfiance croissante à l’égard des privilèges universitaires, qui se manifeste entre autres dans le revirement d’attitude du procureur du roi à partir de 1424137.

44Entre 1432 et 1434, l’Université de Paris intervint encore au sujet d’une ordonnance sur le rachat des rentes, que nous étudierons au chapitre suivant. Arrêtons-nous à une dernière intervention en date du 12 novembre 1433. M^e Guillaume Érart vint affirmer l’opposition de l’Université de Paris à la fondation d’un studium de droit à Caen. La division de la France en deux, entraînée par la conquête anglaise, laissait la ville d’Orléans dans le domaine de Charles VII. L’Université de Paris se trouvait en quelque sorte coupée de sa « Faculté de droit civil ». Le duc de Bedford, régent du royaume pour le roi d’Angleterre, était convaincu que cette situation était nuisible à la formation des futurs administrateurs du royaume. Il caressait donc depuis longtemps l’idée de fonder un studium de droit civil dans la ville de Caen, la vieille capitale des ducs de Normandie. Ce projet irritait au plus haut point l’Université de Paris qui connaissait alors une diminution notable de ses effectifs. En outre, la Normandie avait toujours été pour elle un lieu important de recrutement. L’Université de Paris intervint plusieurs fois auprès des ducs de Bourgogne et de Bedford, du pape, et même du concile de Bâle, pour faire obstacle au projet. Mais, en janvier 1432, Henri VI émit les lettres royaux créant à Caen un studium de droit civil et de droit canon. Forte de l’appui du prévôt des marchands, Hugues Rapiout, le 12 novembre 1433, l’Université de Paris tenta une dernière démarche en s’adressant au Parlement en conseil138.

45M^e Érart soutint que la création envisagée d’un studium à Caen allait nuire grandement au royaume et à la foi, car elle limiterait la souveraineté et le ressort du Parlement et contredirait le traité de Troyes139. Il jouait ainsi habilement des craintes françaises, trop bien fondées, que l’Angleterre redonnât son autonomie à la Normandie’140. Il souligna aussi l’inutilité pour la Normandie, pays coutumier, de posséder une école de droit civil, reprenant le vieil argument du pape Honorius III, lorsqu’en 1219 il procéda à une interdiction semblable à Paris141. Au reste, les étudiants pouvaient toujours se rendre aux Universités de Louvain et de Dole pour s’initier à cette science. La première avait été créée en 1425, l’autre était née en 1422 à l’initiative de Philippe le Bon ; les deux étaient situées en terre d’Empire142. Suprême concession, Paris envisageait même de créer temporairement des cours de droit civil. Ces interventions eurent sûrement pour effet de ralentir la création de l’Université de Caen, puisque celle-ci ne vit finalement le jour qu’en 1436, après la paix d’Arras de 1435 qui marqua la réconciliation du duc de Bourgogne et de Charles VII, et après la perte de Paris par les Anglais. Caen devint alors une université complète dispensant des enseignements en arts, en médecine, dans les deux droits et en théologie.

b. Les sermons des maîtres en théologie durant les procès

46À la même époque où l’Université de Paris fréquentait assidûment les réunions du Parlement en conseil, on voyait aussi ses théologiens prendre la parole dans des procès qui, pour le reste, se déroulaient suivant la procédure habituelle. Assez souvent, elle se trouvait citée comme partie, d’autres fois elle agissait comme tiers. Il était en effet toujours possible qu’une tierce partie fasse valoir son point de vue dans un procès, si elle estimait que ses intérêts se trouvaient directement concernés143. C’est à ce titre que se justifiaient les multiples interventions du procureur du roi. De la même façon, l’Université pouvait se présenter comme tierce partie quand le débat portait sur des matières ecclésiastiques. Les registres du Parlement ne fournissent aucune indication expliquant ce phénomène assez tardif. Durant la première moitié du XV^e siècle, on compte en tout 16 procès au cours desquels on entendit des théologiens. Ces litiges se regroupent sous quatre chefs : les procès découlant de la soustraction d’obédience, les causes bénéficiales, celles touchant les droits de l’Église, et enfin les causes qui débattent des droits de l’Université. Malgré leur caractère exceptionnel, il serait fastidieux d’examiner une à une ces affaires : nous en retiendrons trois qui nous apparaissent les plus instructives.

L’Université de Paris et Charles de Savoisy

47La première affaire impliquant un théologien à retenir notre attention est le conflit entre l’Université de Paris et Charles de Savoisy. Outre une procédure pour le moins surprenante, cette cause soulève également un problème d’histoire littéraire. On associe en effet à l’événement le sermon Estote miséricordes que Gerson aurait prononcé le 19 juillet 1404 devant le Parlement, pour que justice fût faite des violences commises par les hommes de Savoisy à l’endroit des universitaires. Or, le sermon trouve difficilement sa place dans la suite des événements. Revoyons donc le calendrier de l’affaire, ainsi que les démarches entreprises par l’Université pour obtenir justice.

Lundi 14 juillet 1404. À l’occasion d’une procession vers l’église Sainte-Catherine, des membres de l’Université furent frappés et blessés par des gens de Charles de Savoisy, tant à l’extérieur qu’à l’intérieur des lieux saints144.

Samedi 19 juillet 1404. Le Grand Conseil du roi ayant chargé le Parlement de rendre justice, le registre du conseil rapporte, après la consignation des événements survenus le lundi précédent, que l’Université vint demander l’emprisonnement de Charles de Savoisy145.

Samedi 26 juillet 1404. Le prévôt de Paris apporta une cédule du roi interdisant l’affichage de propos diffamatoires contre Savoisy par les gens de l’Université. En dépit de l’interdiction, on avait trouvé de tels placards aux portes de Notre-Dame et d’autres églises146.

Mardi 19 août 1404. Un Franciscain, docteur en théologie, M^e Pierre aux Bœufs, fit au nom de l’Université une longue intervention contre Savoisy. II prit pour thème Deprecabantur eum ut imponeret ei manum (« Ils le suppliaient de lui imposer les mains », Marc 7, 32). Le registre des plaidoiries rapporte longuement ses propos, alors que le registre du conseil ne leur consacre que quelques lignes147. Retenons de cette harangue, qui s’appuyait sur tout un appareil de citations de la Bible et d’exemples tirés de l’Antiquité et de l’histoire chrétienne, son réquisitoire final contre le prévôt de Paris. L’Université accusait Guillaume de Tignonville d’avoir voulu protéger les gens de Savoisy. Elle rappela que Philippe Auguste, en 1200, n’avait pas hésité à punir sévèrement le prévôt de Paris pour une faute semblable et elle supplia le Parlement de suivre cet exemple. L’avocat de Savoisy, pour une rare fois identifié dans le registre, M^e Guillaume Cousinot, répliqua longuement à l’attaque. Il tenta de dégager Savoisy de toute responsabilité en plaidant d’une part l’ignorance et les bonnes dispositions de son client à l’égard de l’Université, et d’autre part l’attitude provocatrice des universitaires lors de l’affrontement.

Ce débat entre M^c Pierre aux Bœufs o.f.m., professeur de théologie, et M^e Guillaume Cousinot, avocat, n’est pas assimilable à une plaidoirie car leur échange ne s’inscrivit pas dans le cadre de la procédure processive. En effet après l’exposé de Cousinot, le président du Parlement déclara la cour disposée à rendre justice dans cette affaire « se les parties wellent soy arrester aux information »148. La cour proposait ainsi de faire sienne l’affaire et de lancer son enquête pour s’informer des faits ; la procédure était courante à l’époque, lorsque le litige était criminel et touchait le droit du roi149. Ainsi que le précise le lendemain le président, la procédure n’avait pas pour but de juger, mais d’examiner s’il y avait matière à procès. La proposition déplut à l’Université qui obtint de reporter sa réponse au lendemain.

Mercredi 20 août 1404. L’avocat de l’Université, M^e André Cotin, prévint d’emblée qu’il allait intervenir non pas « comme advocat, maiz comme suppost d’icelle Université »150. Il refusait de s’inscrire dans une procédure processive. Il expliqua que l’Université s’était adressée au Parlement en tant que représentant le roi auquel elle avait coutume de s’adresser dans ce type d’affaire. Elle n’était pas venue à la cour pour se constituer partie dans une cause, mais pour dénoncer des excès et « pour en avoir justice et y estre procedé souverenement et de plain »151. L’Université voulait que le Parlement jugeât Charles de Savoisy sans suivre la procédure du procès, ainsi que le roi l’aurait fait en son Conseil. L’avocat de Savoisy fit opposition et la cour ne put que réitérer son offre de procéder à une information. L’Université resta sur sa position affirmant qu’elle procéderait « ex nobili officio, et autrement, comme il appartendra », et refusa de s’engager dans un procès152.

Samedi 23 août 1404. L’affaire connut son dénouement. Le 19, le roi, rétabli, avait repris l’affaire en main. Selon Michel Pintoin, il jugea lui-même le litige avec des membres du Parlement et en présence du recteur153. Le jugement fut en effet prononcé le vendredi 22 août à l’hôtel Saint-Paul par le président du Parlement, Henri de Marie, devant plusieurs membres du Grand Conseil154. Le samedi 23, Nicolas de Baye enregistra la cédule portant la sévère condamnation royale à l’encontre de Charles de Savoisy. Le greffier souligna que l’Université avait voulu procéder au Parlement sans suivre la voie processive, ce qui était absolument inacceptable, car contraire au style de la cour155.

48Où se place le sermon Estote misericordes de Jean Gerson dans cette suite d’événements ? L. Mourin le date du 19 juillet, jour où l’Université vint réclamer l’emprisonnement de Savoisy156. L’étude de L. Tournier remet en cause cette datation, en soulevant des objections très convaincantes157. Le compte rendu de la séance du Parlement ne comporte aucune allusion à Gerson et certains faits que celui-ci mentionne dans son sermon sont postérieurs à cette date, comme la grève universitaire qui eut lieu entre le 19 juillet et le 23 août. Ajoutons que dans son exorde Gerson précise clairement que si l’Université s’adressait au Parlement, c’est qu’elle ne pouvait recourir au roi qui était malade ; elle demandait donc à la cour de lui faire justice « à la manière » du roi. C’est exactement la thèse défendue les 19 et 20 août par Pierre-aux-Bœufs. En fait, l’argumentation de Gerson aurait été tout aussi adaptée aux circonstances que celle du maître franciscain. Mais Michel Pintoin et Nicolas de Baye fournissent un témoignage concordant sur l’identité franciscaine du théologien qui parla le 19 août. En outre, le sermon, tel que le résume le greffier, diffère passablement, dans sa rhétorique, de celui de Gerson. On ne voit vraiment pas où situer le sermon de Gerson dans cette affaire, sauf à faire l’hypothèse qu’il fut écrit, mais jamais prononcé.

49La stratégie de l’Université d’éviter un procès au Parlement était dictée par des impératifs politiques. Charles de Savoisy était chambellan du duc d’Orléans et Michel Pintoin souligne l’efficacité de la protection qu’il reçut du frère du roi pour contrer les démarches de l’Université158. Au moment de l’affaire, le roi traversait une crise de démence et le duc avait la haute main sur les affaires du royaume. Le Parlement comptait également un bon nombre de membres que leurs origines et leurs affinités gardaient dans le sillage Orléanais159. Charles de Savoisy avait aussi un cousin, Henri, qui siégeait au Parlement depuis 1397160. Enfin, le conservateur des privilèges royaux de l’Université, le prévôt de Paris Guillaume de Tignonville, devait son office au duc d’Orléans161. L’Université de Paris avait fort à faire pour obtenir la condamnation rapide et définitive de Charles de Savoisy. Sans doute voyait-elle la proposition de procéder par voie d’instruction comme une mesure dilatoire et se trouva-t-elle bien soulagée que le roi recouvrât la raison à point nommé. Sa hâte devait être d’autant plus grande que le duc d’Orléans, grand protecteur de Savoisy, était absent de Paris au moment des événements. Il n’était d’ailleurs pas présent à la réunion du conseil qui condamna Charles de Savoisy162.

50Davantage que les enjeux politiques guidant l’Université de Paris, il importe de constater son degré de liberté à l’égard du Parlement que lui permettait sa position acquise au sein des institutions royales. Le 19 juillet, elle rallia le Parlement à sa requête de faire emprisonner Charles de Savoisy. Un mois plus tard, la cour permit ce jeu de plaidoiries où s’opposèrent un maître en théologie et un avocat représentant la partie adverse, sans autre fin que de convaincre le Parlement de rendre justice, en s’écartant complètement de la procédure processive et de son style habituel. L’argument de l’Université reposait essentiellement sur l’idée que le Parlement représentant le roi, il pouvait agir à la manière du roi163. Puis, Charles VI recouvrant la raison, l’Université put, dans les heures qui suivirent, déplacer sa cause et les gens du Parlement à l’hôtel Saint-Paul, pour faire condamner Charles de Savoisy par le Grand Conseil du roi. Le 23 août, le Parlement fut informé que le roi en conseil avait imposé une peine très sévère à Charles de Savoisy : on ordonna la démolition de son bel hôtel et il dut verser 2 000£t à titre de compensation pour les blessés et d’amende au profit de l’Université, et 1 500£t pour la création d’une rente de 100£t pour entretenir cinq chapelles, dont l’Université allait avoir la collation. On commença la démolition de l’hôtel le 26 août. Deux ans plus tard, le 6 octobre 1406, Charles de Savoisy obtint sa rémission du roi, après que l’Université eut donné son accord, et on lui permit de reconstruire son hôtel. L’Université de Paris n’était décidément pas un plaideur ordinaire. Son comportement dans cette cause est à rapprocher de celui qu’elle adopta un peu plus tard, lorsqu’en 1410 elle incita le Parlement à intervenir dans la question des décimes pontificales164.

L’Université de Toulouse et la soustraction d’obédience

51Des théologiens intervinrent également dans deux procès relatifs aux résistances à la soustraction d’obédience, manifestées par l’Université de Toulouse et les Toulousains. Tout au long du Grand Schisme, les universitaires du Midi demeurèrent très attachés aux papes d’Avignon. Plusieurs avaient des liens étroits avec la curie avignonnaise ou œuvraient à son service ; il ne faut pas non plus sous-estimer le poids de la solidarité languedocienne entre les différents papes et le monde des clercs du sud de la France165. Ces divers faits alimentèrent l’opposition entre le monde universitaire du Nord et celui du Midi. Dans deux procès, on assista à l’intervention de maîtres en théologie. Le premier eut pour objet d’obtenir la condamnation de l’Épître de Toulouse. Nous ne rappelons ici que ce qui importe à notre propos d’une histoire par ailleurs abondamment relatée166. En 1402, l’Université de Toulouse avait préparé un long mémoire, dont le principal rédacteur avait été le canoniste M^e Guigon Flandrin, critiquant la soustraction et demandant au roi de revenir dans l’obédience de Benoît XIII. L’Épître avait été déposée au Parlement le 17 mars par le duc d’Orléans qui favorisait le retour dans l’obédience du pape d’Avignon167. Quatre ans plus tard, l’Université de Paris voulut obtenir du Parlement la condamnation de ce texte par voie d’arrêt. La démarche faisait partie de sa stratégie pour relancer l’idée de la soustraction. L’affaire fut évoquée devant la cour, le vendredi 21 mai 1406, mais elle ne commença à être entendue que le jeudi 27, et les débats s’étendirent sur plusieurs jours jusqu’au mardi 8 juin 1406168.

52Mais peut-on vraiment parler ici de procès ? Le Parlement siégeait dans la Grande Chambre, en présence des membres des deux Chambres, des maîtres des requêtes de l’hôtel, de plusieurs prélats et maîtres de l’Université. On signale même que certains n’entendaient pas le latin, ce qui laisse soupçonner la présence de princes ou de nobles169. Il s’agissait donc d’un Parlement élargi. Il n’y eut pas vraiment de plaidoiries. On entendit plutôt les très longs discours des théologiens M^e Pierre Plaoul et M^e Jean Petit, ainsi que de l’avocat du roi M^e Jean Jouvenel, qui tous blâmèrent sévèrement l’Épître, sans que l’Université de Toulouse pût produire de défense. Seul le compte rendu de la séance du 8 juin s’ouvre par la désignation des parties, comme dans un vrai procès : « Entre le procureur du roy, l’Université de Paris et le duc de Berry d’une part, et l’Université de Tholose, maistre Guigon Flandrin docteur en decrez en la dicte Université de Tholose, et autres d’autre part »170. Ce jour-là, ce fut au tour de M^e Jouvenel, avocat du roi, de mener l’assaut contre l’Épître de Toulouse. Il n’empêche qu’au terme de cette attaque en règle, sans droit de réplique, de la position défendue naguère par l’Université de Toulouse, l’affaire trouva sa fin le 17 juillet 1406, dans un arrêt du Parlement, prononcé et enregistré en bonne et due forme, condamnant l’Épître171. En somme, le Parlement jugea la cause sans observer la procédure processive, qui imposait le débat contradictoire.

53Moins d’un an plus tard, un chevalier toulousain, Mondéry d’Orival, poursuivit M^e Guillaume Barraut, secrétaire du duc de Berry, dans une cause pour dommages et intérêts. Ce dernier avait obtenu des lettres royaux interdisant à d’Orival de remplir la fonction de capitoul à Toulouse, en raison de son soutien à Benoît XIII au moment de la soustraction172. Le procès commença le jeudi 7 avril 1407 et, dès le premier jour, l’Université de Paris délégua un théologien de l’ordre des Trinitaires qui, prenant pour thème Hec est Victoria qui vincit mundum fides nostraprima (« cette victoire par laquelle le monde est vaincu est l’effet de notre foi », I Jean V, 4), appuya Barraut par une charge contre d’Orival, les Toulousains et leur Université qu’il qualifiait de « fauteurs de scisme »173. À la reprise des plaidoiries, le lundi suivant, l’Université apparut comme partie adjointe à M^e Barraut, de même que le procureur du roi174. Le procès d’Orival est un peu celui de l’attitude de Toulouse et de son Université à l’égard de la soustraction, ainsi qu’il ressort des propos du théologien parisien. Dans une intention probable d’apaisement, l’Université de Toulouse délégua un maître en théologie franciscain pour minimiser l’importance de l’affaire. C’est la seule fois, durant la période qui nous occupe, qu’une Université autre que celle de Paris intervint au Parlement par la voix d’un théologien. Le président de la cour, Henri de Marie, semble avoir été peu convaincu par l’universitaire toulousain. Il dit son étonnement de la position prise par l’Université « attendue que ladicte Université est fondée du Roy »175. La remarque est rapide, mais elle confirme sans ambiguïté que, pour le Parlement, les corporations universitaires tenaient leur légitimité du droit du roi176. Aussi le président se sentait-il autorisé à rappeler que la cour entendait bien garder l’institution dans le droit chemin177.

54On compte treize autres procès au cours desquels des théologiens intervinrent en prononçant un sermon. Leur analyse n’apporterait rien de plus à notre étude des rapports entre l’Université de Paris et le Parlement. Aussi allons-nous nous contenter d’en dresser la liste, en notant dans chaque cas la date, le nom du théologien lorsqu’il est mentionné dans les registres, et l’objet du litige.

30 janvier 1403 (n. st). Un maître anonyme intervint en faveur de l’Université de Paris et M^e Nicole Senestre contre Hugues de Donquerre, bailli de Rouen, et Jean Blanchet, à propos d’une affaire touchant le jus non trahi178.

19 janvier 1405 (n.st.). Un maître anonyme appuya M^e Pierre de la Casteigne qui plaida avec M^e Jean Sauvestre contre M^e Jean de Seillons. Il s’agit d’une dispute à propos d’un canonicat et du doyenné dans la cathédrale de Tours179.

13 juillet 1408. Un maître anonyme appuya l’évêque d’Amiens, Jean de Boissy, contre messire Jean de Bains, ancien bailli d’Amiens devenu bailli du Vermandois180. L’évêque poursuivait le bailli pour avoir voulu naguère étendre indûment sa justice aux clercs de la ville.

30 août 1408. M^e Nicole Pithman soutint le procureur du roi contre M^e Nicole Fraillon accusé de complicité avec le messager porteur de la bulle par laquelle Benoît XIII excommuniait Charles VI181.

28 janvier 1409 (n.st.). Un maître anonyme intervint dans le procès de messire Pons Pignon contre l’évêque de Lisieux, Guillaume d’Estouteville, pour la direction de l’abbaye de Bemay182.

16 janvier 1413. Un maître anonyme parla en faveur des défendeurs dans le procès entre M^e Étienne de la Combe, inquisiteur de la foi dans la région de Toulouse, frères Jean de Merle, Raymond de Manas et autres, contre Jean du Puis, M’Pierre Fournier, Philippe May et autres. M^e de la Combe demandait réparation pour avoir été soupçonné d’appartenir au parti de Benoît XIII183.

20 juillet 1413. Un maître anonyme intervint en faveur de M^e André Cotin, sans doute encore avocat de l’Université, qui, appuyé par celle-ci et le procureur du roi, défendait sa nomination comme archidiacre d’Angers, contre M^e Jean Vigneau184.

23 novembre 1423. M^e Jean Beaupère fit un sermon dans le cadre du procès contre Jean Domprémi pour lui interdire la pratique de la médecine185.

3 février 1424 (n.st.). M’Thomas Lemoyne invita le Parlement à garder à Paris des causes bénéficiales qui lui étaient soumises186. Son intervention précède immédiatement les plaidoiries dans une cause opposant M^e Michel Quesnoy et l’Université de Paris à messire Jean Guédon, à propos du jus non trahi.

2 mars 1433 (n.st.). M^e Jacques de Touraine prit la parole en faveur de la Nation anglo-germanique contre M^e Paul Nicolas. Il profita de l’occasion pour supplier la cour de se prononcer dans le procès de M^e Gilles Canivet, et il réclama une nouvelle audience pour discuter du droit de rachat des rentes187.

7 mai 1433. M^e Jacques de Touraine intervint pour appuyer M^e Jean Postel dans une cause bénéficiale contre M^e Nicole Blondel188.

9 janvier 1444 (n.st.). M^e Raoul de la Porte parla en faveur du doyen et du chapitre de Saint-Quentin contre le maire, les échevins et jurés de la ville qu’ils poursuivaient pour avoir légiféré sur la pratique de certains métiers les jours de fêtes189.

22 février 1446. M^e Jean Pain-et-Chair vint demander la libération de deux maîtres et sept étudiants de la Nation anglaise emprisonnés au Châtelet190.

55L’étude des procès auxquels participèrent des théologiens complète l’image des rapports institutionnels entre l’Université de Paris et le Parlement. On a pu constater, sans que l’on puisse déterminer si la chose donna lieu à des discussions parmi les parlementaires, que des théologiens prirent la parole non seulement lors de réunions élargies du Parlement, assimilables à des séances du Conseil du roi, mais aussi dans la Grande Chambre, lorsque la cour entendait les plaidoiries. La procédure faisait ainsi place aux maîtres en théologie de l’Université et à leur mode discursif propre qu’était le sermon, lorsqu’un litige concernait l’Église ou les privilèges universitaires. L’Université de Paris fut la seule parmi les universités françaises à pratiquer ce genre de démarche. On remarque également que toutes ces affaires se situent au XV^e siècle.

56Qu’il s’agît de causes découlant de la soustraction d’obédience, d’affaires bénéficiales ou de conflits de juridiction, l’Université intervenait dans les procès relatifs aux choses ecclésiastiques soit comme partie adjointe, soit comme tiers estimant avoir intérêt dans le litige. Sous ce rapport, le rôle de ses théologiens dans les procès touchant l’Église offrait une certaine analogie avec celui du procureur du roi. L’Université s’associait en effet au ministère public et aux autorités politiques pour poursuivre les fauteurs de schismes et autres abuseurs des droits de l’Église. Mais il ne s’agit bien sûr que d’une analogie : la contribution des théologiens ne reçut jamais de reconnaissance institutionnelle de la part du Parlement, et leurs interventions demeurèrent très rares si l’on compare avec la vigilance quotidienne du procureur du roi. Cela dit, il semble clair que les théologiens se reconnaissaient la responsabilité de défendre le droit ecclésiastique devant une cour de justice qui était de plus en plus amenée à se pencher sur les problèmes de l’Église. À cet égard, leur action ajoutait une autre dimension a la fonction de magistère de la foi chrétienne que l’Université de Paris remplit tout au long du Grand Schisme et qu’elle perpétua encore bien longtemps après. Les théologiens continuèrent de jouer un rôle prépondérant au Parlement de Paris au XVI^e siècle, dans la lutte contre les idées de la Réforme191.

57De façon plus large, durant les premières décennies du XV^e siècle, l’Université de Paris se reconnut la responsabilité de conseiller le roi sur tout ce qui touchait le bien du royaume. Elle intervint à ce titre dans de nombreuses séances du Parlement en conseil, de même que lors de délibérations du Conseil du roi auxquelles participaient également des parlementaires. Fontaine de savoir, comme elle aimait à se dire, l’Université se devait de faire profiter le roi et le royaume de sa sagesse. C’était au nom de la foi et de la morale, dont les théologiens étaient les incontestables spécialistes, qu’elle se prononçait sur tous les aspects de la vie publique. Ses diverses interventions découlaient du postulat médiéval suivant lequel le politique se fonde sur la morale et ultimement sur la révélation divine. S’adressant au Parlement, M^e Gérard Machet déclarait en 1416 « qu’il estaient icy venus pour tout le bien commun et par especial de ce royaume, et à la loenge et exaltation de la foy, à la correction des vices et amendements des meurs »192. C’est pourquoi, l’Université de Paris s’exprimait toujours par la bouche de ses maîtres en théologie, ainsi que Jean Golein le justifiait dès 1372 :

« Et comment que le roy de France ne recognoisse nul seigneur temporel sur lui en terre, si se tient il subject a la loy divine. Et ce appert en l’ordenance qui est anciennement en sa fille nostre mere l’Université de Paris, car se elle vient devant lui pour quelconques chose que ce soit, nul ne doit proposer de par l’Université de Paris s’il n’est maistre en la sainte divinité ou d’ycelle Faculté, en demonstrant que a la loy divine par la quele il doit regler et il doit obéir, et non mie aux loys imperialz ne canonialz, fors que tant que elles s’acordent a la loy théologienne et divine193 ».

58Les registres du Parlement prouvent à l’évidence que le conseil universitaire demeura le monopole des théologiens. Jamais les décrétistes, qui pour la plupart avaient aussi une solide formation en droit civil, ne furent conviés à prendre la parole au nom de l’Université. Sous ce rapport, le conseil universitaire s’opposait à celui du Parlement, dont la valeur dépendait des compétences juridiques de ses membres. Il partageait cependant avec celui des parlementaires le caractère d’émaner d’une institution. Le Livre des procureurs de la Nation anglaise laisse entrevoir que les assemblées de l’Université et de ses corps constitués étaient le lieu où s’établissaient les consensus politiques ; on y décidait également du choix du maître qui allait parler au nom de la corporation. Aux deux disciplines traitant du politique, la théologie et le droit, correspondaient deux institutions, l’Université et le Parlement : il semble que, dans la France du début du XV^e siècle, l’on assista au dédoublement institutionnel de la fonction conseillère. Sur cette base, l’Université de Paris pouvait donc prétendre à bénéficier d’un statut institutionnel bien particulier face au Parlement de Paris. C’est cette dernière facette des rapports entre les deux institutions que nous allons étudier à partir des recours de l’Université au pouvoir justicier du roi.

2. Les appels au roi et le Parlement

59Dans le sermon qu’il composa au moment de l’affaire Savoisy, Jean Gerson affirmait que normalement l’« Université de Paris, en sa piteuse querelle, en sa très juste complainte se feust tournee sans moyen a sa royalle personne par la maniere accoustumee qui est telle que ung theologien propose pour avoir expedition briefve, sommierement et de plain : Et c’est bien a scavoir que le roy ne luy eust point refusé, et on en a ja veu des signes plusieurs »194. En raison de la maladie du roi, l’Université s’adressa au Parlement. Elle refusa néanmoins de suivre la voie processive pour obtenir justice de la cour, réclamant du Parlement qu’il la jugeât « à la manière du roi ». Les propos de Gerson nous rappellent que, même si le prévôt de Paris était le conservateur des privilèges royaux et si le Parlement se montrait souvent attentif aux plaintes de l’Université de Paris, celle-ci pouvait aussi en appeler au roi lorsque ses privilèges étaient menacés.

60Il reste peu de traces dans les sources permettant d’évaluer l’effet réel au XIII^e siècle de la protection royale accordée aux universitaires. Quelques indices suggèrent que Philippe III arbitra un conflit entre les Nations anglaise et picarde, en 1277, et qu’il présida l’année suivante à la solution d’un litige entre l’Université de Paris et l’abbaye Saint-Germain-des-Prés195. Ce n’est qu’avec le début du Livre des procureurs de la Nation anglaise, commencé en 1330, que l’on saisit pleinement l’importance des appels au roi. Bien que rien ne nous assure de son exhaustivité sur la question, ce document rend compte de plusieurs délibérations par lesquelles les universitaires décidèrent de s’adresser au souverain pour obtenir justice, le motif en étant soit la confirmation de leurs privilèges, soit l’obtention du rétablissement de leurs droits. Ainsi, le 11 mai 1343, l’assemblée générale de l’Université décida de se joindre au prévôt des marchands afin de supplier Philippe VI, pour qu’il intervînt à propos de la cherté des vivres196. Trois ans plus tard, au début de 1346, le recteur, accompagné des procureurs des quatre nations et d’un maître de chacune des facultés supérieures, se rendit auprès de Philippe VI pour défendre les privilèges de l’institution197. En mars de la même année, l’Université intervint en faveur de M^e Robert Normand qui avait été blessé, demande qui reçut un accueil favorable198.

61À peine monté sur le trône, en 1350, Jean II dut arbitrer une querelle entre l’Université et le chapitre Notre-Dame, à propos de leur rang respectif dans le cortège funéraire royal199. L’année suivante, le roi apporta un soutien déterminant dans le grave conflit qui opposa l’Université à l’évêque de Paris, au sujet de l’emprisonnement de Pierre Bersuire. La détention de celui-ci dans la prison épiscopale était jugée contraire aux privilèges universitaires et le roi obligea le commissaire de l’official à payer une amende de 200£p200. On pourrait citer d’autres exemples de gestes bienveillants des rois Charles V et Charles VI à l’égard de l’Université de Paris. Ainsi, il semble bien que ce ne fut que contraint par Charles V, que Jean Bernier finit par accepter de très mauvaise grâce de jurer de respecter les privilèges de l’Université en 1366201. Parmi toutes ces affaires, nous nous en tiendrons à une seule, la plus intéressante pour notre propos : celle qui opposa l’Université de Paris au prévôt Hugues Aubriot202.

62Lors des funérailles de Charles V, le 24 septembre 1380, le conflit de préséance resurgit entre les universitaires et les chanoines de Notre-Dame203. Les sergents royaux, prévôt en tête, intervinrent très rudement pour rappeler l’Université à l’ordre ; le recteur fut bousculé, des maîtres et des étudiants malmenés, blessés, voire emprisonnés au Châtelet204. Le contentieux entre le prévôt et l’Université était déjà lourd bien avant ces événements. Cette dernière affichait trop ouvertement sa réserve à l’égard du pape d’Avignon, Clément VII, dont Hugues Aubriot, en ce début du Grand Schisme, était l’un des ardents défenseurs205. L’Université décida donc, le 24 novembre 1380, de s’adresser au roi pour obtenir justice et réparation206. Le lendemain, elle rédigea à son intention un mémoire relatant les faits, dans lequel elle portait officiellement plainte contre Aubriot207. Ce texte accusait le prévôt de deux offenses. D’une part, il avait enfreint la sauvegarde royale des étudiants et relevait pour ce méfait de la justice royale. D’autre part, il s’était parjuré, puisqu’il avait déjà prêté plusieurs fois le serment de respecter les privilèges universitaires. Ce crime était de compétence ecclésiastique.

63L’Université comptait sur le roi et le Parlement pour obtenir justice à propos de la sauvegarde enfreinte, mais elle voulait éviter la procédure processive normale. Dans son mémoire au roi, elle suggéra que deux membres du Parlement fissent enquête, qu’ils ajournassent les coupables à comparaître en personne « à certain jour extraordinaire de vostre présent Parlement » et, qu’après avoir entendu les parties, ils « facent sommèrement et de plain, sans figure de jugement, bon et brief accomplissement de justice »208. La démarche proposée par l’Université s’apparente à celle que, beaucoup plus tard, elle aurait voulu que l’on suivît dans l’affaire Savoisy, à la différence qu’ici elle semble avoir souhaité une séance extraordinaire du Parlement, c’est-à-dire en présence du roi, donc un lit de justice. Le lendemain de la requête écrite, le 26 novembre, l’Université rendit compte à ses membres de l’accueil favorable fait à sa demande et elle exprima sa reconnaissance au roi et à ses oncles209. Mais l’affaire se transforma rapidement en véritable procès au Parlement.

64Le 27 février 1381, l’assemblée de l’Université décida de la levée de 100 francs à la Faculté des arts, et de 100 francs dans les trois autres facultés, afin de payer les procureurs, les avocats et les notaires au service de l’Université dans sa poursuite contre Hugues Aubriot210. Le 6 avril, le Parlement en conseil détermina la liste de ceux qui allaient être ajournés211. Entre-temps, l’Université poursuivit aussi Aubriot devant l’officialité pour parjure et hérésie. Le 17 mai 1381, il dut faire pénitence publiquement et il fut condamné à l’emprisonnement à vie, au pain et à l’eau, dans les geôles épiscopales212. Comme il n’était plus en mesure d’exercer sa fonction de prévôt, Audoin Chauveron lui succéda le 31 mai suivant213. Aubriot fut libéré le^1er mars 1382 par les Maillotins et il profita de l’occasion pour s’enfuir à Avignon, auprès de son protecteur Clément VII. Le Livre des procureurs de la Nation anglaise montre que l’affaire traînait toujours devant le Parlement au tournant de 1383214. En décembre 1382, Hugues Aubriot, par l’intermédiaire d’un parent qui était à Paris, tenta d’obtenir le pardon de l’Université et d’arriver à un accord215. Il semble qu’en janvier 1383 on s’acheminait vers un tel accord, mais l’affaire disparaît complètement du Livre des procureurs de la Nation216. Il obtint bientôt le pardon du pape et il récupéra une bonne partie de sa fortune en 1384. Il ne revint jamais à Paris et il mourut entre 1386 et 1388217.

65Dans sa lutte contre Hugues Aubriot, l’Université de Paris fut plus heureuse avec l’évêque de Paris et le roi, qu’avec le Parlement. En effet, elle obtint vite sa destitution comme prévôt et sa condamnation pour parjure et hérésie de l’official. Quant à la condamnation pour la sauvegarde enfreinte, elle ne semble jamais avoir été acquise. Mais entre-temps, en mars 1382, le roi trancha en sa faveur le conflit de préséance qui l’opposait depuis si longtemps au chapitre Notre-Dame et qui avait été à l’origine de l’intervention brutale du prévôt et des sergents royaux : le recteur et l’Université auraient dorénavant préséance sur l’évêque et le chapitre à la cour royale218. L’affaire Aubriot, comme l’affaire Savoisy plus tard, montre qu’un recours au roi pouvait s’avérer plus efficace qu’un appel au Parlement, surtout si la partie adverse était un personnage bien en vue, jouissant d’appuis solides dans les milieux politiques et judiciaires. De plus, la procédure processive coûtait cher et pouvait s’éterniser. C’est ce qui explique que l’Université pouvait parfois montrer de fortes réticences à s’y engager. Cela dit, l’appel au roi demeurait un recours exceptionnel et le plus souvent l’Université et ses membres comptaient sur le Parlement et sur la prévôté pour défendre leurs droits.

66Une seule fois nous voyons un parlementaire faire explicitement objection à ce qu’un litige universitaire soit porté devant le roi ; il faut dire qu’il mettait en cause le second président du Parlement, M^e Simon Foison219. On en ignore les motifs, mais manifestement une querelle opposait les écoliers du collège des Bons Enfants de Saint-Victor à M^e Foison. Ceux-ci s’étaient vantés « que de lui se plaindroient au roy ». Le 25 janvier 1392, M^e Foison enjoignit le procureur des étudiants de porter leur plainte devant le Parlement220. L’affaire ne semble pas avoir connu de suites.

67À fréquenter la cour royale et à collaborer avec les parlementaires à la vie politique de la France, l’Université de Paris a pu prétendre à une certaine forme de parité institutionnelle avec le Parlement, comme le suggèrent quelques indices glanés dans notre corpus. Le 16 août 1384, l’Université appuya l’un de ses membres, le prieur de l’Estrée, qui avait été insulté par un certain Jean Milet et d’autres habitants de Gentilly221. Le prieuré de l’Estrée était une dépendance de l’abbaye de Saint-Denis qui soutint le prieur. Ajoutons que le procureur du roi s’était aussi rangé du côté du prieur. L’affaire était en soi assez banale, mais témoigne des tensions de l’époque : Milet affirmait que c’était plutôt le prieur qui l’avait insulté en l’appelant « vilain maillet », une allusion évidente à la révolte des Maillotins de mars 1382. L’Université demanda de condamner le coupable à faire amende honorable et à verser une très lourde compensation de 2 000£. Elle invita le Parlement à trancher en sa faveur, car « l’Université de Paris est l’un des plus notables colleges de ce royaume, et le plus apres le noble college de ceans »222. L’Université se considérait comme seconde en dignité, tout juste après le Parlement.

68L’Université de Paris pouvait se sentir autorisée à traiter avec le Parlement sur un pied d’égalité institutionnelle d’autant plus aisément que plusieurs parlementaires étaient d’anciens étudiants. Nous avons déjà évoqué ce lien de solidarité entre les gens des deux institutions et nous avons vu la contrainte qu’il imposait aux avocats devant plaider contre leur alma mater223. Voici un événement mettant en lumière la confusion qui pouvait exister entre le lien personnel des parlementaires à leur Université et le rapport institutionnel entre l’Université de Paris et le Parlement. II se déroula le samedi 22 novembre 1410, et il fut consigné par Nicolas de Baye dans le registre du conseil224. L’Université prévoyait, pour le lendemain dimanche, une réunion solempnissima pour obtenir l’interdiction de la levée de toute décime pontificale en France. Elle tenait à recevoir le soutien de tous ses membres, étudiants, enseignants et autres. C’est pourquoi ce jour-là, le recteur, Roland Ramier, déposa une convocation écrite et scellée, enjoignant tous les membres du Parlement, suppôts de l’Université, d’être présents à la réunion du lendemain à Saint-Bernard. Les termes de la cédule ne leur laissaient d’autre choix que d’obtempérer sous peine de sanctions225.

69Le Parlement réagit très mal à cette injonction : « à quoy la court a respondu que ce n’estoit point la maniéré de venir ceans signifier les assemblées, attendu l’estat de la court qui n’estoit subgecte ne jurée que du Roy ; mais, s’il avoit aucun ou aucuns singuliers qui eussent serment de l’Université, devoient estre à part requiz d’aler à ladicte assemblée »226. On reprochait à l’Université d’avoir convoqué ses suppôts à titre de parlementaires plutôt qu’à titre privé, en déposant sa cédule à une séance du Parlement en conseil : à titre de membres du Parlement, les diplômés de l’Université n’avaient engagé leur fidélité qu’envers le roi, et l’Université de Paris ne pouvait prétendre à de tels rapports institutionnels avec le Parlement. Ce heurt se produisit pourtant au début d’une décennie durant laquelle l’Université de Paris participa à un grand nombre de réunions avec le Parlement, mais à titre de conseiller du roi227.

70Le même principe fut rappelé aux universitaires, mais de façon moins acerbe, le 14 juin 1426. Tous les maîtres de l’Université, quel que fût leur statut, étaient invités aux cérémonies accompagnant l’attribution des doctorats en décret. On sait que les universitaires des grands corps de l’administration royale étaient spécialement conviés aux graduations dans les trois facultés supérieures228. Le vendredi 14 juin, les postulants au titre de docteur en décret vinrent prier les membres du Parlement d’assister le lendemain, samedi, à leur « vesperie », c’est-à-dire au dernier acte académique confirmant leur titre, ainsi qu’à leur fête de doctorat le mardi 18 juin229. A nouveau, le Parlement tint à dissocier sa fonction institutionnelle des obligations personnelles de ses membres : « et en effect fu respondu que la court pour telz fais n’avoit point acoustumé de cesser, mais s’aucuns des singuliers y vouloient aler et estre, la court en seroit bien contente et vouldroit bien complaire auxdis licenciez »230. Mais les parlementaires suppôts de l’Université de Paris étaient particulièrement nombreux ; aussi, note le registre du conseil, le samedi 15 juin « la court se leva entre .ix. et .x. heures pour ce que pluisieurs des conseillers s’estoient partiz d’icelle court pour aller es escoles de decret au commencement des .iiii. nouveaux docteurs »231.

71Il arrivait à l’Université de Paris de traiter la cour assez cavalièrement, surtout à la fin de notre période. Ainsi, lors du procès impliquant M^e Bernard Nivard en 1427, frustrée de ne pas obtenir la libération de son suppôt, elle conclut son intervention du 26 juin par une série de menaces : « lez deputez de l’Université dient qu’ilz ne requierent que justice, et n’est mie leur intencion de l’empeschier, et poursuivent leurs privileges qui sont papaulz, et s’ilz n’ont provision ilz yront devers le roy, et s’ilz n’ont autre provision, ilz tiennent que avant qu’il soient passez.ii. jours, ilz intimeront cessacions »232. Invoquer ses privilèges pontificaux, menacer d’en appeler directement au roi ou de faire grève étaient trois façons d’affirmer son indépendance par rapport à la cour. Comme on pouvait s’y attendre, le Parlement répliqua en affirmant son entière autorité dans la cause. M^e Nivard ne fut effectivement libéré que le 2 janvier 1428233.

72Dans un autre procès commencé le 9 mai 1441, l’Université de Paris s’adjoignit à son suppôt, M^e Jean Cacin, qui sollicitait du Parlement que sa cause devant le prévôt de Paris ne fût pas renvoyée devant le prévôt de Bourges. Encore une fois le jus non trahi se trouvait contesté. Sans doute un peu excédé par l’attitude arrogante de l’Université, l’avocat du roi, M^e Jean Jouvenel, réclama, le 15 mai, qu’elle produisît une copie de ce privilège, ce que refusa son avocat, M^e Lhuillier. M^e Jouvenel fut à l’évidence offusqué par l’attitude de l’Université : « c’est chose toute exorbitant de droit et raison de dire que ne soient tenuz exhiber leur privilèges, car autant vouldroit dire que l’Université pouvoit faire tout ce que bon lui sembleroit »234. L’Université dut se rendre à la requête, car le lendemain il n’en fut plus question.

73Cette prétention à un statut aussi particulier devant le Parlement, que l’Université de Paris affichait à toutes les occasions propices, finit par irriter les gens de justice. Nous avons vu que le procureur du roi se montrait de moins en moins bienveillant à son égard durant les dernières décennies de la période qui nous occupe. Les parlementaires pour leur part frappèrent un grand coup en 1446. Le déclencheur de la réaction de la cour fut cette intervention de l’Université du 22 février, en faveur de l’élargissement de deux maîtres et de sept étudiants de la Nation allemande emprisonnés au Châtelet, que nous avons déjà analysée235. Nous allons maintenant l’examiner sous l’angle de la procédure, car elle marque un tournant majeur dans les relations de l’Université avec le roi et le Parlement de Paris.

74Le 19 février 1446, la plupart des membres de la Nation allemande se rendirent au Châtelet pour obtenir la libération de deux frères, M^e Jacques et M^e Teman Gouda, l’un et l’autre maîtres de la Nation, et de sept autres étudiants, à la suite d’une querelle marquée de violence avec M^e Raoul Morin, de la Faculté de théologie. Le Parlement se saisit tout de suite de l’affaire236.

75Le dimanche 20 février, lors d’une assemblée de l’Université à Saint-Bernard, la Nation française se montra favorable à ce que tout soit fait pour obtenir réparation237. L’Université décida de s’adresser dès le lendemain au Parlement pour défendre ses libertés. Le lundi 21, le Parlement ne put l’entendre, mais elle fut reçue le lendemain, mardi 22 février : « sont venuz en la court durans les plaidoieries le recteur de l’Université de Paris, maistre Jehan Béraud, maistre Jehan Painetchar et autres suppos de l’Université de Paris en asses grant nombre, lesquelx ont fait dire et proposer de par ladicte Université, par la bouche dudit Painetchar, que par les privileges de ladicte Université les escoliers d’icelle ne doivent pour cas leger tenir prison fermée »238. M^e Pain-et-Chair développa un long argument sur les privilèges de l’Université relatifs à l’emprisonnement de ses membres, auquel l’évêque de Paris vint répondre le lendemain. Mais l’intervention provoqua une très vive réaction de la part de l’avocat du roi, M^e Jean Barbin, qui reprocha son outrecuidance à l’Université.

76Notons au départ que l’affaire n’était pas inscrite au rôle du Parlement et que l’Université imposa sa présence en cour un jour où celle-ci entendait les plaideurs. C’est en outre un maître en théologie, et non son avocat, qui défendit sa position dans l’affaire. Et une fois encore, l’Université requit que justice lui fût faite sans qu’elle eût à respecter la procédure processive. L’avocat du roi, M^e Barbin, lui rappela d’emblée que le souverain, représenté ici par la cour, était empereur en son royaume, qu’il avait « cree le corps de l’Université et grandement privilegié », et que celle-ci, sa fille, lui devait respect et soumission. Il reprocha aux universitaires que « sans grief, sans ordre, sans figure de jugement ne de justice, et sans ce et avant que aucune chose leur ait refusé ou denyé, viennent au roy et a sa puissance, c’est assavoir ceans en sa court capital, ou sans y demander justice », bref de s’imposer au Parlement et de ne pas vouloir se soumettre au style de la cour239. Pourtant, ajouta-t-il, le Parlement avait accepté de la recevoir le lendemain mercredi, jour où on ne plaidait pas ; il était donc prêt à l’écouter en conseil. La cour retint le point de vue de M^e Barbin. Elle demanda à l’Université de revenir le lendemain et lui interdit de faire grève d’ici là.

77Mais l’Université ne se tint pas pour satisfaite. Dans un premier temps, elle semblait avoir compris le message et se retira de la Grande Chambre. Mais elle fut de retour un peu plus tard et M^e Pain-et-Chair revint à la charge : « a dit que ce qu’il avoit dit, requis et signifié estoit de la deliberacion meure et grande et par le commandement de ladicte Université et que autre chose ne autrement n’oseroient faire ». Craignait-il d’être emprisonné comme M^e Raoul de la Porte en 1418 ?

78Toujours est-il que s’il ne fut pas lui-même menacé en sa personne, l’image de l’Université s’en trouva ternie. L’avocat du roi, M^e Barbin, remarqua « que ces choses sont de très mauvaiz exemple et ne sont point a souffrir »240.

79Le lendemain, l’affaire prit l’allure d’un véritable procès opposant l’Université à l’évêque de Paris, lequel défendit son droit d’emprisonner les universitaires. Le Livre des procureurs de la Nation allemande rapporte que M^e Piedefer, l’avocat de l’Université, soutint à cette occasion que la protection de ses privilèges appartenait au roi dont elle était la fille aînée, non au Parlement241. Le registre des plaidoiries ne fait pas état de cet argument, mais la suite des événements laisse croire qu’il fut réellement avancé. L’Université invoquait donc son statut de fille aînée du roi pour se soustraire à l’autorité du Parlement. Le Livre des procureurs de la Nation note que le même jour l’Université s’était rendue au palais pour demander justice au roi242.

80L’affaire connut plusieurs rebondissements durant les derniers jours de février 1446. L’Université décida de faire grève ; M^e Raoul Morin de la Faculté de théologie, dont la dispute avec les gens de la Nation allemande était à l’origine de l’affaire, fut privé de son statut universitaire, et l’évêque de Paris fut réprimandé243. Le 9 mars, l’Université prit l’initiative d’une seconde démarche auprès du roi244. Le 10, ses suppôts emprisonnés furent libérés. Le 16, le Livre des procureurs de la Nation laisse entendre que les parlementaires se plaignirent au roi du comportement de l’Université245. Le 26 mars, Charles VII prit fait pour le Parlement et expédia, depuis Chinon, la célèbre ordonnance interdisant désormais à l’Université d’en appeler au roi et la renvoyant au Parlement pour obtenir justice246. Cette ordonnance, qui relate en détail l’affaire de l’emprisonnement des membres de la Nation allemande, montre que c’est finalement le fait d’avoir ordonné la grève, en dépit de l’interdiction du Parlement, qui perdit l’Université de Paris. D’ailleurs, elle confie au Parlement la responsabilité non seulement de juger toutes les causes de l’Université comme le ferait le roi, mais aussi de réprimer les abus du droit de grève. Pour la première fois, une ordonnance royale ouvrait ainsi la porte à la limitation de l’usage des privilèges universitaires. D’autres ordonnances suivirent, durant la seconde moitié du XV^e siècle, confirmant le changement d’attitude du pouvoir royal à l’égard de l’Université.

81Le Parlement enregistra l’ordonnance de Charles VII le 2 mai suivant. La réaction de l’Université, parfaitement prévisible, fut rapide. Le 10 mai 1446, une assemblée générale discuta d’une lettre enregistrée au Parlement qui menaçait les privilèges de l’Université et l’assujettissait au Parlement247. Mais, signe des temps, l’Université prit le parti de combattre l’ordonnance sur le terrain juridique. Elle décida de consulter ses avocats au Châtelet et au Parlement, et de faire opposition devant ce dernier. Il ne fut apparemment pas question qu’elle fit grève, ce qui en d’autres temps eut été la réplique normale à une telle atteinte à ses privilèges. Le Livre des procureurs de la Nation française suggère que la question fut de nouveau discutée, dans des termes analogues, lors d’une autre réunion de l’Université tenue le 13 mai 1446248. Le 30 mai, M^e Jean Lhuillier, au nom de l’Université, fit opposition à l’ordonnance devant le Parlement et le procureur du roi s’objecta à sa requête249. L’affaire semble s’éteindre ensuite, car on n’en trouve plus aucune trace dans nos sources. L’Université eut cependant beaucoup de mal à accepter la nouvelle situation. Deux ans plus tard, le 10 mai 1448, elle clamait encore son droit d’en appeler au roi, lorsque ses privilèges se trouvaient menaces 250.

82C’est à son titre de fille du roi que l’Université de Paris estimait que le Parlement ne saurait s’interposer entre elle et lui. Refusant de se considérer sujette de la cour, elle revendiquait en somme une égalité de statut avec le Parlement. Telle paraît être la conséquence ultime des arguments universitaires que nous venons d’analyser. C’est pourtant le Compendium, beaucoup plus tardif, de Robert Goulet qui achève de tracer le réseau familial symbolique décrivant les relations entre l’Université, le Parlement et le roi. L’auteur consacre un paragraphe entier à décrire les droits de justice des nations et des facultés sur leurs suppôts. Des mécanismes d’appel pouvaient faire remonter le jugement d’un litige jusqu’au tribunal de l’Université. Mais il était interdit d’en appeler au-delà ; l’Université se réservait la juridiction ultime sur ses membres pour les causes concernant la vie de l’institution. Le suppôt qui soumettait un jugement de l’Université à un tribunal extérieur allait à l’encontre de son serment universitaire et devait être considéré comme parjure. Robert Goulet précise qu’on ne pouvait surtout pas en appeler d’une sentence de l’Université auprès de la cour du Parlement de Paris qui était sœur de l’Université et non sa maîtresse251.