1Le partage, entre quatre archiprêtrés, des cent quatre-vingt-quatorze paroisses du Gévaudan ne reflète guère la réalité sociologique du pays. La région offre plusieurs styles de vie relativement différents et progressivement mis à jour au fil de ces travaux. Les nuances dans les comportements familiaux, assez variées, pourraient se circonscrire à trois catégories principales : la vie à Mende, la vie dans les Cévennes1 et la vie à la campagne. Au-delà de ces trois types, se dessinent encore quelques spécificités. Les moeurs des gens de la région du Malzieu, voisins de l'Auvergne, se rapprochent parfois de celles des Cévenols, parfois de celles des autres Gabalitains. Les hommes des petites villes du nord du Tarn obéissent à des coutumes proches de celles des mendois, même si le milieu campagnard les influence, et cela d'autant plus qu'une partie de la population de ces localités vit dans des manses ruraux, en dehors des limites du chef-lieu de la paroisse. En revanche, les citadins et les paysans cévenols observent souvent, les uns et les autres, des pratiques similaires. Une dernière distinction demeure à signaler, celle qui sépare les riches et les pauvres, voire les nobles et les roturiers. Toutefois, la frontière est ténue entre le petit noble et le noble citadin des grands bourgeois et les deux milieux nouent des liens intimes. Le contraste repose plus sur les niveaux de fortune ou sur la capacité à installer les enfants. Un cadet d'artisan sera prêtre, celui du bourgeois, curé ou chanoine, celui du noble, chanoine, protonotaire, voire évêque. La fille d'artisan recevra quarante livres, celle du bourgeois deux cents ou plus, celle du baron deux ou trois mille. Mais, derrière ces inégalités, les uns et les autres respectent les mêmes usages : les filles sont dotées, les veuves jouissent d'un douaire ou de son équivalent, les fils sont nantis selon les possibilités de l'oustau. Il n'est pas question de nier que la vie quotidienne d'un noble soit à l'opposé de celle d'un artisan_ c'est une évidence que nul ne saurait contester_ mais seulement de constater que les uns et les autres se soumettent aux mêmes coutumes et aux mêmes règles de droit, ce qui permet précisément la rencontre des milieux nobiliaire et roturier à niveau égal de fortune.

2Le Gévaudan ne saurait être considéré comme un pays hébergeant de rustres montagnards accrochés à leur terre, perchée entre le Massif central et le bas Languedoc, et isolés du reste du royaume. Si le positionnement géographique est juste, si les moeurs gabalitaines traduisent bien la réalité d'une population vivant dans une aire où le sol, souvent ingrat _sauf dans quelques rares terroirs fertiles, comme le Valdonnez_, requiert un travail laborieux pour y faire pousser les céréales, la vigne ou le safran, et favorise principalement l'élevage des ovins, il n'en demeure pas moins que les descendants de la vaillante tribu des Gabales n'hésitent pas à étendre leurs relations au reste de la Chrétienté. En fait, il existe presque une antinomie entre une certaine tendance à se refermer sur soi et une propension à s'ouvrir vers les autres, sans doute typique des insulaires et des montagnards, observable chez les Corses du XXe siècle, contraints de quitter leur chère île, mais toujours attachés à elle.

3Les Gabalitains se préparent aux études supérieures dans l'un des établissements du pays, après quoi les plus doués, ou les plus fortunés, rallient l'une des universités du midi. Le plus gros contingent se rend à Toulouse, d'autres élèves vont à Avignon et à Montpellier, mais une infime minorité, à peine perceptible dans nos sources, n'hésite pas à parcourir une plus longue distance pour étudier à Paris ou à Bologne. Par la suite, certains de ces étudiants s'implantent dans d'autres provinces, comme juristes, notaires ou médecins, et d'autres hommes du pays les imitent ; nobles, marchands ou artisans natifs du Gévaudan s'installent dans trente et un diocèses. La plupart de ces émigrants sont des hommes aisés, non de pauvres hères contraints de fuir leur patrie par peur de la misère. En compensation, des immigrants viennent de trente diocèses, parfois même de Bruxelles, et s'établissent principalement à Mende.

4Les Gabalitains se marient "entre eux", puisque 85,50 % des contrats de mariage sont passés avec des conjoints dont les domiciles sont éloignés de moins de trente kilomètres ; cependant, cela implique tout de même que 14,50 % des hommes choisissent volontairement de prendre une épouse à une distance où la rencontre ne peut, à l'époque, être fortuite, puisqu'une trentaine de kilomètres représente un trajet pédestre d'au moins six heures, et souvent plus, car plusieurs fiancés parcourent une ou plusieurs centaines de kilomètres afin de nouer leur hyménée. D'ailleurs, nous avons constaté qu'une partie des mariés et des testateurs, dont les actes ont été conservés, venaient de trente-deux diocèses, certains étant originaires de la Normandie, de l'Orléanais, voire de la Picardie, de la Lorraine ou des Flandres. Ces déplacements de population concernent surtout les citadins, et ce sont principalement ces derniers qui trouvent le plus fréquemment un époux au-delà d'un cercle de trente kilomètres. Les villes reçoivent les immigrants, et 59 % des gabalitains expatriés sont issus du milieu urbain. Toutefois, la cité épiscopale joue, à l'intérieur du pays, un rôle d'éponge en absorbant le trop-plein des campagnes, recevant les cadets de paysans en surnombre qui se destinent à l'artisanat ou à la prêtrise. L'Eglise joue un rôle non négligeable dans cette ouverture de notre région qui dépêche des religieux dans trente-six évêchés, alors qu'elle offre des bénéfices à des prêtres natifs de vingt-quatre diocèses.

5Ces migrations et les liaisons matrimoniales avec d'autres provinces, même s'il s'agit, en pourcentage, d'un phénomène minoritaire, conjuguées avec la tendance du mariage contracté dans la région, aboutissent à une curieuse typologie lors d'une étude des stratégies d'alliances. Nous sommes en effet confrontés à un vaste réseau dans lequel s'enchevêtrent une exogamie réelle et une endogamie fonctionnelle très complexe. Alors que des unions sont forgées avec des étrangers, Lorrains, Picards, Savoyards et Biterrois par exemple, d'autres sont célébrées entre deux Gabalitains sous la forme d'échanges restreints et d'échanges généralisés. Un nombre considérable de familles s'impliquent ainsi dans des liens de parenté dont le degré est parfois suffisamment éloigné pour que nous estimions que les intéressés n'ont pas toujours été conscients d'être parents. Toutefois, cette ignorance supposée, justifiée ou non, n'empêche pas qu'un lieutenant de la Cour commune du Gévaudan ou un noble soient occasionnellement les affins d'un modeste paysan. La notion de parenté est alors subordonnée à la connaissance des liens généalogiques et à la volonté individuelle, exprimée ou non dans les actes, de se reconnaître mutuellement comme parent.

6Si la mortalité est élevée au Moyen Age, il rien demeure pas moins que la natalité permet d'affronter le drame de la mort, et le coefficient familial moyen de 2,70 enfants garantit un taux de renouvellement raisonnable de la population, principalement à partir du "baby-boom" de 1460. La mortalité des enfants en bas âge s'avère compensée par la fécondité des unions, et la tendance très forte au remariage des veufs _et des veuves_ pallie le décès prématuré de l'un des époux d'une maison par la tendance très forte au remariage des veufs _et des veuves. Cette pratique, qui consiste à favoriser de secondes, voire de troisièmes noces, est essentielle dans la mesure où une partie de la population parvient ainsi à donner le jour à toute la descendance qu'elle est biologiquement capable de produire. Ainsi une femme ne limitera-t-elle pas sa descendance à deux enfants par la suite de la disparition de son mari, et son second, ou son troisième mariage, la conduiront à compléter sa progéniture.

7Les Cévenols et les hommes de la baronnie de Mercoeur sont les plus prolifiques, et leurs oustaux sont largement pourvus d'enfants, alors qu'à Mende et à Chirac les familles de zéro à trois enfants sont les plus répandues. De même, les demeures des paysans comptent-elles plus de descendants que celles des citadins. Cette réalité biologique influe sur les structures familiales. Les Chiracois et les Mendois présentent déjà le modèle occidental de la société industrialisée avec des familles nucléaires nombreuses. Les uns et les autres sont incités à cette organisation par l'architecture urbaine. En effet, les habitants des villes possèdent souvent deux maisons, ou des étages de maisons, et les héritiers mariés ne sont pas contraints de cohabiter avec les parents. Toutefois, les commodités matérielles ne sont pas les seules en cause et les migrants, nouvellement implantés, sont des déracinés, sans ascendants avec lesquels partager leur vie. Au contraire, dans les campagnes, "vieux-parents", "parents" et "enfants" demeurent souvent sous le même toit, tant que les derniers sont destinés à vivre sur le patrimoine familial. En fait, dans les villes, une nouvelle mentalité s'instaure avec l'éclatement de la cellule familiale, alors que le milieu rural cultive son attachement à la tradition. Les Cévenols privilégient un mode de vie communautaire assez remarquable par sa diffusion En effet, 60 % des familles cévenoles reçoivent en permanence au moins un ascendant ou un collatéral dans leur oustau alors que ce n'est le cas que de 30 % des conjoints contractant devant les notaires de Mende, de Chirac et du Malzieu. Si un tiers des jeunes mariés, environ, s'intégrent à une famille élargie, 45 % des jeunes Cévenols se fixent au sein d'une souche, 5,05 % au coeur d'une souche étendue en frérèche, et 9,50 % constituent une frérèche. Les pourcentages tombent respectivement à 24,60 %, 3,15 % et 1,90 % dans les actes du seul minutier mendois, comprenant des citadins et des ruraux.

8A partir de 1460, la croissance démographique provoque une apparente diminution du nombre de familles complexes. En fait, le nombre de "souches" et de "frérèches" est relativement subordonné à l'appropriation du sol. La campagne n'offre qu'un potentiel limité d'hébergement pour des exploitations communautaires. L'excédent d'enfants ne peut trouver asile dans les maisons parentales et doit, soit construire une nouvelle maison, soit en acquérir une désertée par ses précédents occupants, soit se diriger vers une ville. Ce ne sont donc pas les familles élargies qui diminuent, leur nombre demeurant stable, mais les implantations nucléaires qui augmentent

9Les types de structure familiale se révèlent largement conditionnés par le droit successoral et par l'exclusion des enfants dotés, quel que soit leur sexe, même lorsque la dot prend la forme symbolique du legs de cinq sous. Après avoir satisfait aux prétentions d'une partie de sa progéniture, le maître de la maison remet la totalité de ses biens à un ou à deux enfants, généralement à des garçons, même si ceux-ci sont parfois rejetés au profit des filles. Le statut d'héritier présente le curieux inconvénient de recevoir les dettes des prédécesseurs, parmi lesquelles figure le solde de dots dont la constitution remonte parfois à plus de cinquante ans.

10Contrairement à ce que nous aurions pu croire, le rôle de chacun n'est pas forcément prédestiné en raison du sexe. Si l'homme déploie, comme chef de famille, une autorité assez marquée sur sa femme et sur ses enfants, majeurs ou non, vivant sous son toit, son pouvoir reste dépendant de ses droits sur l'oustau. Le meinadié qui a hérité de son père est le maître incontesté ; celui qui s'est fixé uxorilocalement risque de voir son commandement récusé par son fils marié, institué héritier universel de sa femme. En effet, la mort prématurée de l'épouse place alors la maison entre les mains du fils qui a toujours le droit d'exclure le père de l'oustau, contre le paiement occasionnel d'une pension si la défunte en a prévu une. Si le fils de famille, majeur d'âge, subit toujours le joug paternel, il gagne une partie d'indépendance, dès qu'il hérite de quelques biens, soit par la grâce de sa mère, soit par celle d'un aïeul, d'un oncle ou de quelques tiers. De même, la femme, théoriquement soumise au mari, impose-t-elle toujours son consentement à toute transaction portant sur sa dot. Le pouvoir découle indéniablement des "titres de propriété" dont chacun dispose sur le domaine familial, et c'est ainsi que l'hoir des parents commande à ses frères et soeurs demeurés sous son toit. Le Gabalitain existe par rapport à son capital immobilier et le pays se présente d'ailleurs comme composé d'une multitude de "petits propriétaires" car nous constatons que les modestes brassiers eux-mêmes possèdent leurs lopins de terre et leur maison.

11Le droit influe donc très fortement sur la hiérarchie et sur l'organisation familiale, et même si la pratique notariale conteste parfois les grandes théories juridiques défendues par les légistes dans les parlements, il est des règles qui s'imposent à tous. Les Gabalitains, comme la plupart des méridionaux, jouissent d'une grande latitude dans les options qu'ils retiennent. Les effets du droit écrit sont limités par le biais des renonciations, et l'influence des parlements réduite par le recours fréquent aux arbitrages confiés à la sagesse des "probes hommes". Mais la solution aux problèmes est précisément recherchée dans le cadre de la Loi, écrite ou coutumière. Cela apparaît nettement lorsque l'on souhaite consolider la situation des bâtards. Quand une fille-mère se décharge de son enfant illégitime, les notaires s'orientent vers un formulaire simple, celui de la "donatio". Si des roturiers exigent qu'un noble paie la taille, les arbitres se réfèrent à la coutume du pays qui autorise cette pratique a priori étonnante. Nous constatons donc que la vie quotidienne s'émancipe largement des grands principes juridiques, mais que les hommes de loi sont prêts à intervenir dans tous les débats, et c'est en cela que le XVe siècle entre dans une époque moderne où les juristes symbolisent la suprématie du pouvoir scientifique sur le libre arbitre et sur ce qui n'est pas écrit ou prouvé par des actes authentiques, voire encore sur la puissance des nobles et des prêtres soumis à la Loi, même si ces deux dernières catégories de personnages jouissent de privilèges _comme bien d'autres d'ailleurs, tels les gens de métiers. Le droit est dors omniprésent, même quand on se réfère à lui pour en rejeter certaines applications.

12La famille, très intensément unie autour de l'oustau, assume la principale responsabilité de l'assistance envers ceux qui ne jouissent pas de toutes leurs capacités. Les orphelins et les handicapés mentaux sont généralement confiés à la garde des proches parents, les infimes ou les filles susceptibles de ne pas trouver d'époux bénéficient d'une place dans la maison paternelle. La veuve et le veuf installés uxorilocalement se voient concéder une pension alimentaire, versée en nature, ou en argent, et emportent même souvent l'usufruit d'immeubles qui rappelle le douaire des pays coutumiers. Le cadet voué à l'Eglise obtient un "titre clérical" payable par l'héritier du père. La parentèle supporte donc naturellement l'aide à laquelle chacun ose légitimement prétendre, et les testaments prouvent combien ce secours épouse la forme d'un devoir qui incombe à celui entre les mains duquel échoue le patrimoine ancestral. Là encore, nous remarquons que le droit et la vie quotidienne se juxtaposent pour ne se rencontrer seulement qu'en cas de nécessité. Ainsi, des orphelins seront-ils pris en main par un oncle, un aïeul, un frère, sans que la justice s'intéresse forcément à la question. Les années passeront et ce n'est qu'au moment où il faudra vendre des immeubles pour nourrir les enfants ou constituer une dot _en conséquence lors d'une situation où le contact est établi avec des tiers_ que la situation juridique sera régularisée.

13Si la cohésion du groupe familial paraît suffisamment solide pour que chacun de ses membres se contente du minimum, il est bien évident que la pauvreté frappe des solitaires et les laisse dans un total dénuement. Qui sont réellement ces pauvres ? Nous l'ignorons et nos sources sont muettes à ce sujet ; toujours est-il que la société prend en charge les déshérités. Dans les paroisses rurales, les "pauvres du Christ" recueillent de nombreux legs. Cette institution correspond à des bureaux de charité placés sous la tutelle des responsables de la paroisse, curé, "ouvriers", collecteurs ou procureurs des habitants. Dans les villes, ces oeuvres de charité pure coexistent avec des confréries reposant sur une "fraternité" artificielle basée sur l'adhésion personnelle des membres, le paiement des diverses cotisations et la participation aux activités collectives. En échange, chaque membre bénéficie de l'assistance des autres, et nous estimons que cela anticipe les actuels systèmes d'aide sociale. Il est intéressant de noter que les campagnes, dans lesquelles les familles adoptent plus fréquemment un mode de vie communautaire, favorisent surtout le développement de structures caritatives alimentées par les legs et le don, sans participation confraternelle, tous les habitants assistant généralement à la fête votive et à la procession souvent fixée à l'Ascension, alors que les villes, où les ménages réduits sont nombreux, produisent un nombre élevé d'associations fraternelles. L'affaiblissement du rôle de la famille en site urbain accentue donc indéniablement le besoin de se rattacher à des structures artificielles.

14Il serait toutefois faux de croire que les campagnards vivent confinés dans leur oustau, coupés de leurs voisins. Loin de là ! En fait, dans les paroisses rurales, le lien avec les autres est assez puissamment entretenu Quand le chef d'un oustau meurt, tous ses homologues se présentent dans la maison de la veuve. C'est le moment où l’on s'informe pour savoir qui va hériter, qui va commander, avec qui devra-t-on négocier à l'avenir. Alors que l'oustau gabalitain reste généralement fermé aux autres, ce jour-là, il s'ouvre aux regards indiscrets. En échange, cette réception confère à l'hoir la reconnaissance des autres chefs qui enregistrent le changement survenu dans la communauté. Pendant quelques années, parfois pendant une dizaine d'années, même plus longtemps si le mort était aisé, la maison recevra annuellement les meinadiés, les veuves et les veufs autour de la table. On y mangera le pain, et le curé y sera convié. Les pauvres remporteront un peu de pain cuit La cérémonie n'est pas anodine, elle conforte la place et le rang du nouveau maître des lieux face à la collectivité. Dans les Cévennes, 98,40 % des testateurs ordonnent l'organisation de repas commémoratifs, alors que la moyenne n'est que de 57 %, et 77,40 % offrent un legs aux pauvres des charités, contre une moyenne de 29,15 %, mais les Cévenols négligent, et nous pourrions peut-être dire méprisent, les actes de piété profitant au seul clergé. Dans cette région, la sociabilité passe avant tout par la solidarité avec les voisins, et comme à l'occasion de toute véritable quête de l'idéal chrétien de la pauvreté, l'Eglise catholique subit une sorte de "rejet". Au siècle suivant, ce terroir s'avérera fertile pour accueillir les idées de la Réforme.

15Dans les villes, cette pratique est moins répandue et les mourants préfèrent s'en remettre aux commémorations pieuses. Les citadins vivent en contact journalier, le statut de chacun est quotidiennement affirmé par la façon de s'habiller, par le métier, et par tous les faits et gestes ostensiblement découverts en raison de la promiscuité. Le besoin de se positionner s'exprime plus dans l'apparat des cérémonies : beaucoup de messes, des obits annuels, mensuels, voire journaliers, la convocation de la centaine de prêtres de la cathédrale pour assister aux funérailles. Les plus riches fondent des chapelles qui symboliseront tellement la puissance de leur famille qu'un certain nombre de chapelles sont connues sous le patronyme du fondateur. A l'église, celui qui désire s'imposer s'efforce de faire paraître le plus souvent possible son nom lors des remémorations. Contrairement à ce que nous avons avancé dans notre introduction, les citadins ne sont pas plus "socialisés" que les ruraux ; en fait, l'éclatement de la cellule familiale et la rupture constatée dans ses relations de voisinage obligent les premiers à renouer avec des structures artificielles de sociabilité, laissant ainsi accroire en leur plus forte "socialisation".

16Vie publique et vie familiale sont intimement liées. Les familles citadines les plus riches ou les plus notables font élire leurs chefs à la tête des organisations syndicales ou consulaires et exercent le pouvoir détenu par une oligarchie à laquelle elles appartiennent. Ce sont ces magistrats municipaux qui s'occupent de la répartition des impôts, qui négocient les affaires de la cité et distribuent les marchés concernant la collectivité. Les représentants de certaines villes assistent aux Etats particuliers du Gévaudan, aux côtés des barons, de l’évêque et des principaux ecclésiastiques du pays.

17Pour faire carrière, il faut étudier. Les études sont coûteuses, mais abordables et les ruraux ont pleinement conscience de l'importance pour leur famille de compter un prêtre dans leur descendance. Le début de toute ascension sociale commence ainsi : payer les études d'un cadet qui parviendra au sacerdoce. Les étudiants partis dans les villes universitaires deviendront la plupart du temps juristes et obtiendront des offices dans la magistrature locale. La notabilité d'une maison se conçoit assez classiquement : il faut avoir des fils dans le clergé ou parmi les officiers de justice et d'administration.

18Tout est question de moyens : les fils d'artisans modestes seront chapelains, sergents, et les plus doués enlèveront des lieutenances de juges ou de baillis. Les fils de marchands ou de notaires seront curés, lieutenants d'officiers, mais les garçons des plus riches se verront conférer une prébende de chanoine, un office de juge ou de bailli. Toutefois, les promotions sont occasionnellement plus remarquables, et il suffit de se rappeler, pour s'en convaincre, Michel Badaros, fils d'un tisserand, petit-fils d'un paysan, parti étudier à Avignon en 1453-1460, avocat dans cette grande cité en 1459, bachelier dans les deux droits en 1463, lieutenant de l'official de Mende en 1463-1466, et juge épiscopal en 1464-1469.

19Les relations jouent un rôle important et nous observons la constitution de véritables clientèles, en particulier dans l'Eglise. A tous les niveaux du clergé, les prêtres s'insèrent dans une logique de clientélisme, et les familles s'accaparent les bénéfices avec une certaine maestria. Toutefois, la promotion individuelle ne se conçoit pas en dehors du groupe familial et du service de la communauté. La famille investit dans l'instruction et la formation de ses fils, recherche les alliances les plus profitables, tant pour les garçons que pour les filles, et l'élévation de chaque membre profite à l'ensemble de la parentèle, permettant ensuite un meilleur établissement de la génération suivante. Cette ascension concerne tous les milieux, même si une minorité seulement est élue. Un oustau rural peut générer des prêtres et des artisans, les gens de métier améliorer leur situation matérielle et s'intégrer à la petite bourgeoisie, les bourgeois de l'oligarchie s'unir avec les grands bourgeois, nobles ou roturiers.

20La grande bourgeoisie installe ses fils dans le chapitre, elle leur offre les principaux offices du pays, elle prend femme dans la noblesse ou donne ses filles aux héritiers de nobles maisons. A la fin du Moyen Age, nous constatons que ces familles enrichies dans le commerce ont ainsi réussi à s'imposer suffisamment pour que quelques-unes d'entre elles usurpent la qualité nobiliaire. Leurs membres profitent du flou entourant les questions d'usurpation et de dérogeance dans les pays de Langue d'Oc, une contrée où les nobles sont parfois bourgeois ou commerçants, une région dans laquelle les vieilles dynasties issues de la chevalerie sont susceptibles de payer la teille, comme les simples manants.

21En cas de conflit, la solidarité familiale se manifeste avec virulence, et les études menées à partir des lettres de rémission évitent toutes surprises à ce sujet. Quand une personne se trouve impliquée dans une affaire de violence, soit comme victime, soit comme coupable, la parentèle intervient et soutient celui qui en éprouve le besoin. Si nous exceptons le cas des malheureux promptement pendus aux fourches patibulaires, les effets du crime sont si bien surmontés par la société que le fils d'un bourgeois, auteur d'un viol ou d'un homicide, s'acquitte en indemnisant financièrement les victimes, après quoi il poursuit une carrière qui le porte à assumer des responsabilités le plaçant à la tête de sa cité.

22La parenté, l'affinité, l'amitié et le clientélisme tiennent leur part dans les crises touchant à la maîtrise du pouvoir. L'exemple est flagrant lors de la révolte qui dresse une partie des mendois contre l'évêque Anthoine de La Panouze, en 1468-1469. Les partis se déterminent en fonction de ces liens, mais les intérêts provoquent parfois des scissions entre parents plus ou moins proches et nous sommes incapables de dire s'il s'agit d'un acte prémédité consistant à se placer dans chaque camp afin d'appartenir au clan des vainqueurs, quelle que soit l'issue de la lutte, ou si l'ambition parvient à rompre la cohésion résultant des liens de sang.

23Globalement, la famille gabalitaine sort relativement consolidée de la période médiévale. Elle assume parfaitement son rôle d'aide, de soutien et de refuge face à une société dans laquelle le pouvoir monarchique ne parvient pas à tout résoudre. Les campagnes favorisent l'espace communautaire, au sein de l'oustau dans la vie quotidienne, et dans la paroisse à l'occasion des décès, des mariages ou face à la pauvreté et à la misère. Dans les villes, l'individualisme se développe et conduit à une forme d'organisation familiale proche de celle des sociétés industrielles, poussant les individus à développer des structures de solidarité plus artificielles, mais la cohésion de la parentèle ne saurait être sérieusement remise en question, et les isolés ou les nouveaux venus s'intègrent très vite à un groupe de pression. Les Gabalitains se préparent à affronter le siècle suivant, en mêlant traditionalisme et modernité.