1Au terme de ces journées si riches en échanges amicaux et savants, je voudrais dire le plaisir que j’ai éprouvé à écouter ces communications bien faites et bien pleines mais aussi tellement stimulantes qu’à les entendre une foison de questions me sont venues à l’esprit. Ce sont ces interrogations que je voudrais signaler tout en mettant en valeur les apports scientifiques de nos travaux et si les juniores, si actifs dans cette rencontre, y trouvent de nouvelles pistes de recherche, il me semble que cela répondra aux ambitions de notre société.

2En posant le cadre de nos travaux sur les « serviteurs de l’État au Moyen Âge », Philippe Contamine nous a invités à voir large et à voir loin. Avons – nous répondu à cette attente et quelle terra incognita nous reste-t-il à découvrir ?

3Ce n’est pas tout-à-fait un hasard si la France et la fin du Moyen Âge ont été privilégiés dans nos réflexions. Avant de chercher, à ce fait, une explication autre que conjoncturelle, réjouissons-nous d’être pourtant sortis de ce champ privilégié. Il était bon de remonter jusqu’à l’Empire, empire carolingien et même empire byzantin, car il fallait retrouver les racines romaines de l’État. Mais entre Charlemagne et Philippe le Bel, des siècles se sont écoulés dont nous n’avons pas parlé, comme le XIII^e siècle, si important, en particulier en Angleterre, pour les origines de l’État moderne. Il était bon de porter notre regard à travers la chrétienté entière jusqu’à ses limites. Nous nous attendions à voir le service de l’État fleurir dans l’empire byzantin, dans l’espace lotharingien, italien voire savoyard, mais la découverte a été celle de sa précocité et de sa complexité dans le monde ibérique.

4Voir large : la typologie des services publics envisagés montre que ce fut notre ambition. On a évoqué l’armée, modèle de tout service, et le notariat, base du service public ; le service de cour, avec le personnel de l’Hôtel, y compris celui des âmes, avec les confesseurs, et l’administration en général, que ce soit dans le cadre du royaume ou dans celui de la principauté, Anjou, Savoie ou duché d’Orléans ; le haut de l’échelle, avec les lieutenant généraux, et même les services techniques avec les maîtres des œuvres. Mais déjà une question se pose : le service de l’État est-il un dénominateur commun à toutes ces fonctions ? Ou bien y a-t-il service et service ?

5Avant d’en venir à de tels problèmes, un mot sur les méthodes. Le thème du congrès appelait la mise en œuvre de l’approche prosopographique et de l’étude de cas. Les médiévistes ont les pieds sur terre et le sens du concret, c’est un apport des deux dernières décennies. Ils n’oublient pas les mérites de la méthode comparatiste comme le montrent des exemples pionniers (une étude de Bernard Chevalier sur les gouverneurs présentée en 19761) ou tout frais (le mémoire de Bertrand Schnerb sur les maréchaux des principautés2) Aujourd’hui ce sont les fonctions des lieutenants-généraux qui ont ainsi été mises dans une bonne lumière. En revanche, l’approche juridique n’a tenté personne. Il est vrai que la formulation du thème n’y incitait pas. Mais n’aurait-on pas tendance à oublier la place primordiale du droit dans la chose publique ?

6Par ces divers chemins nos orateurs sont parvenus à des conclusions qui peuvent se regouper autour de trois thèmes : les hommes, l’État, le service.

Les hommes

7Comme le thème du congrès le laissait espérer, nous avons beaucoup appris sur les hommes. L’analyse des groupes sociaux a été fructueuse et c’est dans ce domaine que se trouvent les apports les plus neufs de ce congrès. Nous avons vu les serviteurs de l’État, au travail ou à la retraite, à leurs débuts ou en fin de carrière, à leurs écritoires ou aux armées, à la cour ou au pouvoir. Nous les avons vus à l’école, pour commencer. Une fois de plus, l’importance de leur formation intellectuelle a été mise en valeur. Révélant l’une des tendances les plus prometteuses de la recherche actuelle, plusieurs communications ont présenté ou cité divers textes théoriques ou littéraires. Plus que jamais sensibles à l’approche intellectuelle des problèmes de pouvoir, les médiévistes pourraient choisir pour patron de leurs travaux ce « préposé à l’encrier », devenu l’un des meilleurs généraux de l’armée byzantine.

8Les serviteurs de l’État nous sont apparus aussi bien dans leur milieu familial que dans leur milieu professionnel. Car leur fonction n’est pas l’affaire d’hommes seuls. La plupart du temps ils agissent dans le cadre d’une institution, en groupe, en corps. L’image du corps, si présente dans l’imaginaire médiéval, nous invite à chercher ce qui structure ces groupes, liens familiaux ou personnels, vassalité ou autres formes de solidarité. Le cas de l’aristocratie franconienne a prouvé la pertinence de cette approche qui mériterait d’être étendue. Il faudrait aussi s’interroger sur l’autorité hiérarchique, élément capital de la fonction publique. Philippe Contamine citait le discours tenu au parlement de Paris par un conseiller indigné à l’idée d’une réforme de la justice imposée par un nouveau gouvernement : ce qui était en cause n’était autre que l’attribution de pouvoirs hiérarchiques au premier président, nouveauté difficile à faire admettre par un grand corps très conscient de la grandeur de son office.

L’État

9Serviteurs de l’État, disons-nous mais de quel État ? Les communications que nous avons entendues nous interdisent d’oublier qu’il y a plusieurs modèles d’État : le royaume national et territorial, la principauté (royaume au petit pied et influencé, même en Savoie, terre d’Empire, par le puissant modèle royal et français) mais aussi la ville (les villes italiennes ont fourni une belle approche comparatiste) et l’Empire où se pose le problème complexe, subtil, des doubles fidélités au prince et à l’empereur, qui amènent la chevalerie d’Empire à jouer sur plusieurs tableaux.

10Même si le modèle du royaume paraît dominant (au moins dans l’esprit des historiens), d’un royaume à l’autre les réalités changent. La gestion du problème centre/périphérie n’est pas la même en France, en Castille et en Angleterre : le gouvernement de la lointaine province de Guyenne ne relève-t-il pas pour l’Angleterre des affaires étrangères voire coloniales ? Et le cas des principautés, Anjou, Guyenne, Savoie, a mis en valeur les spécificités régionales.

11Reste à savoir si ces différents modèles d’État ont donné naissance à différents modèles de service public.

Le service

12Philippe Contamine nous a fait rêver d’une rencontre entre un référendaire byzantin et un conseiller référendaire à la Cour des comptes d’aujourd’hui. Leur dialogue aurait été plein d’intérêt et d’enseignements. Mais un colloque entre tous les serviteurs de l’État qui ont été évoqués au cours de nos travaux n’aurait abouti, lui, qu’à une belle cacophonie. Si, en effet, nous nous interrogeons sur la notion de service public, son origine, sa nature, sa continuité, relative et problématique, c’est là sans doute que nous allons trouver ces ruptures, ces décollages, ces bonds en avant qui sont l’objet de la quête des historiens.

13Continuité ou rupture entre service de Dieu et service du roi ? Il est sûr que l’État a bénéficié du modèle de l’Église. Mais l’Espagne offre un bon exemple de mutation avec le cas des ordres militaires passés du service de la chrétienté entière à celui d’une monarchie territoriale qui les a d’abord secondés avant de les « instrumentaliser ».

14Rupture, à coup sûr, dans la notion de service et de service public. Les deux mots « service » et « public » mériteraient une nouvelle réflexion. Olivier Guillot, interviewé, nous a rappelé que le mot servitium a longtemps évoqué l’esclavage. Il en est resté quelque chose jusqu’à la fin du Moyen Âge. Si un abbé, un évêque, voire le pape se nomment serviteurs des serviteurs de Dieu, certains de ceux que nous nommons, sans leur avoir demandé leur avis, « serviteurs de l’État » n’auraient pas voulu en faire autant, eux qui s’intitulaient fièrement « conseillers du prince » et qui, pour désigner leurs fonctions, n’utilisaient pas le mot de « service », réservé au service domestique du prince, mais celui « d’office ». Tel est le cas en France, des gens du parlement de Paris, et en Allemagne, de ceux qui conseillent l’Empereur et les princes. Sans doute y a-t-il deux réalités, en ce temps, d’un côté le service, de l’autre l’office, comme il y a d’un côté la personne du prince et de l’autre la chose publique.

15L’office a un statut particulier. En France, bien avant l’ordonnance de Louis XI qui ne fait que consacrer un droit ancien, bafoué par le nouveau roi à son avènement, les officiers ne sont pas révocables ad nutum principis. Pas plus qu’il n’a le droit de les révoquer « sans les ouïr », le roi n’a celui de les nommer à sa guise ni même d’en multiplier le nombre. Cette règle, capitale pour la fonction publique, qui avait été mise en cause au Parlement lors de procès qui opposèrent plusieurs compétiteurs à l’office de notaire secrétaire du roi, dans les années 1409-14123, fut même, au temps de Louis XI, l’objet d’une réflexion scolastique en forme : an officiarii regis sint multiplicandi4. L’office a une dignité spéciale qu’il transmet aux officiers. Le conseiller Robert Mauger, futur premier président du Parlement, pesait ses mots lorsqu’en 1406, il affirmait

« l’auctorité, noblesse et préeminence des diz conseillers, toute notoire, et l’auctorité souverainne de ceste Court qui estoit communement nommée fonteinne de justice et par quoy l’en devoit avoir et tenir lesdiz conseillers en grant reverence et non pas les manier et demener, comme enfants d’escole, sers ou serviteurs »5.

16Faut-il rappeler qu’en France tout officier royal, du chancelier au plus petit sergent, se prétend une part ou une parcelle du corps du roi ? Sans doute cette assimilation au corps du roi est-elle pour quelque chose dans l’élaboration du statut des officiers – stabilité, irresponsabilité, protection de la sauvegarde royale et même exemption fiscale – qui s’attache à leur personne au point de leur donner une qualité spéciale et de faire de leur groupe un nouvel état de la société.

17Les « serviteurs de l’État », en France, à la fin du Moyen Âge, n’étaient pas nombreux. Bernard Guenée évalue leur nombre total à 12 000, en 15056. En me limitant aux officiers ordinaires (à l’exclusion aussi bien de l’Hôtel royal que de l’administration de l’impôt), j’en compte 200 à 250 pour l’administration centrale, entre 1350 et 1450. Peu de monde donc. Mais un milieu assez dynamique pour que sur cette base étroite se construise ce nouvel état social, né du service de l’État, qui a donné ses traits originaux à la société française.

18C’est grâce à ses serviteurs que l’État moderne s’est enraciné en France. Mais n’est-ce pas là l’exception française ?