1Au cours des vingt dernières années, l’historiographie consacrée aux ordres militaires pour l’espace castellano-léonais a enregistré d’importants progrès qui, s’ils concernent surtout le domaine socio-économique, ont cependant ouvert une voie nouvelle à la connaissance de la dimension politique de leur action1. Envisagée jusqu’alors selon une perspective traditionnelle, héritée des travaux d’érudition de l’époque moderne, leur relation avec la monarchie a fait l’objet d’approfondissements remarquables qui autorisent à lire l’incorporation des maîtrises des ordres hispaniques à la Couronne sous le règne des rois Catholiques comme l’aboutissement d’un processus de contrôle progressif ou, selon les mots de Carlos de Ayala Martinez, comme une « décision annoncée »2. Dans cette logique de renforcement de la tutelle royale, sensible à partir du gouvernement d’Alphonse X, bien que discontinue dans son rythme, la dimension institutionnelle reste une facette méconnue, occultée pour partie derrière les aspects juridiques, politiques ou économiques du phénomène. Rares sont les travaux qui se sont attachés à mesurer la place occupée par les maîtres des ordres dans le service curial, ne serait-ce que de façon partielle à la faveur d’un règne déterminé, et moins nombreux encore ceux qui ont entrepris de la rapporter au désir de la monarchie d’imposer sa souveraineté au détriment des autres juridictions3. Il me semble néanmoins difficile, sauf à méconnaître le sens de la participation accrue des ordres militaires aux charges de gouvernement du royaume à partir de la seconde moitié du XIII^e siècle, de laisser en marge de l’analyse ce processus qui traduit au premier chef la montée en puissance du pouvoir royal dans la Castille du Moyen Âge tardif.

2L’affirmation du rôle curial des ordres militaires sous le règne d’Alphonse X ne constitue pas en soi un fait nouveau. Dès la seconde moitié du XII^e siècle, plusieurs maîtres, bénéficiant de la confiance du souverain, ont en effet pris une part décisive dans l’administration du royaume. Dès l’origine, les responsables des ordres hispaniques ont ainsi été associés au projet de construction d’un espace politique qu’ils ont contribué à modeler par la tâche de reconquête et de colonisation qui leur a été assignée4. À ce titre, ils sont investis d’un devoir de conseil auprès du roi5, que reflète la ración qui leur est concédée pour résider au palais en compagnie d’un petit nombre de frères6. Le lien des maîtres des institutions de Terre sainte avec le pouvoir n’est pas différent. Bien qu’ils ne puissent servir aussi étroitement un projet national, plusieurs ont néanmoins constitué de précieux collaborateurs pour la monarchie comme les prieurs de l’Hôpital, Pedro Arias, proche conseiller de Ferdinand II7, et Pedro Ovârez, envoyé en mission diplomatique en terre d’Empire pour négocier le mariage de Ferdinand III et de Béatrice de Souabe8.

3Quelles que soient l’ancienneté et l’ampleur des relations établies sur un plan individuel, la position curiale des ordres militaires ne s’est pas institutionnalisée avant le milieu du XIII^e siècle. Coïncidant dans le temps, deux éléments à mon sens déterminants soulignent alors que le rôle des maîtres dans le processus de décision politique n’est plus uniquement circonstanciel. Ainsi qu’il a été montré de longue date9, et bien que l’idée de leur participation antérieure ne puisse tout à fait être écartée10, c’est à partir des cortes de Séville, en 1250, que les ordres militaires assistent de façon regulière aux assemblées du royaume11, par le biais de leurs supérieurs ou, plus rarement, d’un délégué désigné à cet effet12. À compter des premières années du règne d’Alphonse X, la documentation reflète de la même manière la présence désormais systématique des maîtres des ordres parmi les confirmants des actes solennels de la chancellerie royale, les privilegios rodados, ainsi nommés parce qu’ils sont ornés dans la partie inférieure d’une roue qui constitue le seing du monarque, de part et d’autre duquel sont apposés les noms des principaux éléments de la société politique : à gauche, sur deux colonnes, nobles et prélats castillans, avec au bas de ces derniers, le maître de Calatrava puis, après l’avènement de Sanche IV, le prieur de l’Hôpital ; à droite, selon une disposition similaire, les maîtres de Santiago, d’Alcántara et du Temple qui font suite aux ecclésiastiques léonais13.

4Pourtant, malgré le renforcement de la position curiale des ordres militaires, aucune charge dans le gouvernement central ou territorial du royaume n’est confiée par Alphonse X à leurs maîtres. Conformément à l’usage traditionnel, ces derniers demeurent cantonnés à des commandements militaires, étroitement circonscrits dans le temps, et à des missions diplomatiques semblables à celle qu’assument en 1263 Pelayo Pérez Correa et Martin Núñez, respectivement supérieurs de Santiago et du Temple, pour établir avec le Portugal la frontière occidentale du royaume de Niebla14. Un tel fait peut a priori sembler paradoxal. Il ne l’est pas si l’on prend en considération qu’Alphonse X, imbu de l’idée de la prééminence du pouvoir royal, a voulu faire valoir sur les ordres militaires des formes de contrôle autoritaire15, qui rendaient inutile d’associer les maîtres à l’exercice d’offices curiaux pour garantir leur fidélité. L’échec final du souverain, sous le coup de la rébellion nobiliaire qui ruine son projet de centralisation monarchique, amorce cependant une remise en question de cette politique. Durant la guerre civile qui le met aux prises, à partir de 1282, avec son fils, le futur Sanche IV, Alphonse X s’appuie de façon croissante sur les deux seuls maîtres qui épousent sa cause, João Fernandes pour le Temple16, et Garcia Fernândez pour Alcántara, dont il fait son exécuteur testamentaire17, cherchant ainsi à pallier par l’association des supérieurs des ordres militaires avec le pouvoir royal l’impossibilité de faire appel dans une conjoncture difficile aux mécanismes de contrôle qu’il avait jusqu’alors utilisés.

5C’est cependant à partir des décennies suivantes seulement que l’évolution initiée dans la tourmente de la fin du règne d’Alphonse X a pu déboucher sur un accès des maîtres des ordres militaires aux charges curiales. Décrite à juste titre comme une période de crise du pouvoir royal, affaibli par les régences successives, cette phase prolongée jusqu’à l’instauration du gouvernement personnel d’Alphonse XI reste souvent identifiée à une solution de continuité dans le processus d’affirmation de la tutelle monarchique sur les ordres18. Pourtant, c’est à la faveur des dernières années du règne de Sanche IV, sur lesquelles la maladie jette une ombre, et plus encore, durant la minorité de Ferdinand IV, que, pour la première fois,· leurs supérieurs sont élevés au plus haut de l’administration centrale et territoriale du royaume. À peu d’années d’intervalle, les maîtres de Calatrava et de Santiago, Ruy Pérez Ponce et Juan Osórez, occupent l’office suprême de mayordomo mayor del rey, le premier à la veille de la mort de Sanche IV qui lui confie l’éducation de son fils19, le second pendant la régence de Maria de Molina, au plus fort de la rébellion de larges secteurs de la noblesse contre le roi20. Dans un même élan, l’un et l’autre sont investis dans la suite de leur carrière curiale du gouvernement d’un adelantamiento mayor sur la frontière21. Dans les deux cas, et notamment dans le second, où la Castille est confrontée à un péril extérieur, la proximité des maîtres avec la personne du roi à travers l’office qu’ils exercent a constitué un facteur déterminant dans la stabilité du pouvoir monarchique22.

6Ainsi est posé à partir de la dernière décennie du XIII^e siècle le principe d’une participation des maîtres des ordres militaires aux différents niveaux de l’administration du royaume. Le paradoxe tient en apparence à ce que le phénomène a lieu dans une phase de recul de la monarchie. De là vient l’idée développée par l’historiographie traditionnelle selon laquelle les maîtres auraient tiré parti des difficultés de l’autorité royale pour asseoir leur volonté de puissance et de richesse. De fait, la contrepartie financière des services rendus au roi est indéniable. À la fin du règne de Sanche IV, les grâces concédées par la chancellerie à Ruy Pérez Ponce, alors mayordomo mayor, excèdent largement celles que reçoivent ses homologues dépourvus de charges à la Cour23. Dans le même temps naît la pratique de donner aux maîtres à titre personnel et viager pour s’attacher leur fidélité une part équivalant généralement à la moitié des impôts que doivent verser au monarque les dépendants de leur ordre24 : généralisé durant la minorité de Ferdinand IV et renouvelé en faveur du successeur du bénéficiaire initial25, ce biais est utilisé pour rétribuer les maîtres des services curiaux qui leur sont demandés, voire, comme dans le cas de Juan Osórez, pour les indemniser du manque à gagner que représente le retrait d’un office26. Le profit que retirent les dignitaires des ordres militaires de leur proximité avec le pouvoir ne fait aucun doute. Pour autant, rendre compte de leur accès aux charges curiales en fonction de ce seul critère me semble réducteur, dans la mesure où les institutions qu’ils gouvernent sont plus encore que les acteurs, les enjeux des luttes politiques au sein du royaume.

7De ce point de vue, il convient de ne pas sous-estimer la part d’initiative de la monarchie et sa capacité à défendre un principe d’autorité dont au moins en théorie elle ne se départit jamais. Le recours à des mécanismes de contrôle autoritaire se poursuit durant la minorité de Ferdinand IV, notamment en 1301, lorsque Garci López de Padilla, jugé trop proche de l’Aragon, est remplacé à la tête de Calatrava par le commandeur de Zorita, Alemán27. L’échec de la mesure, sanctionné l’année suivante par le retrait du candidat royal, souligne la difficulté pour la monarchie de s’imposer de la sorte dans une phase de faiblesse. Dès lors, l’ouverture des fonctions curiales aux maîtres des ordres militaires me semble répondre à un objectif clair de la part du pouvoir royal qui, faute de pouvoir mettre en œuvre d’autres moyens de contrôle, vise par ce biais à obtenir leur soumission et à prendre appui sur leur position dans la société politique pour vaincre ses adversaires. En témoigne l’utilisation de Santiago pour faire pièce aux ambitions territoriales de Juan Manuel dans la Manche orientale pendant la minorité d’Alphonse XI28, puis, de façon plus affirmée encore, après la majorité du roi, par l’intermédiaire de Vasco Rodriguez, ancien adelantado mayor de la frontera, qui engage militairement son ordre dans la lutte contre le magnat castillan29. Une telle stratégie n’est pas sans risque, dans la mesure où elle a pour effet d’accroître le pouvoir d’institutions qu’elle prétend précisément contrôler30. Il n’en demeure pas moins qu’elle a permis à la monarchie, dans une période où il ne lui était pas possible de faire valoir son autorité directe, de maintenir un contact étroit avec les ordres militaires et d’assurer la subordination de leurs principaux dignitaires.

8Ayant fait la preuve de son efficacité, le mécanisme est repris et généralisé à la faveur du rétablissement de l’autorité monarchique lors de la prise personnelle du pouvoir par Alphonse XI. Sous son règne comme sous celui de son fils, Pierre I^er, l’intégration des maîtres des ordres militaires au service curial, conçue comme un instrument de contrôle des institutions qu’ils dirigent, est peu à peu systématisée31. À la différence de la période précédente, la plupart des responsables sont dès lors investis d’une charge de Cour. Le profil cependant en a quelque peu changé. D’une part, les offices qui leur sont ouverts se sont diversifiés, puisque sont citées dans les sources à côté de charges de commandement territorial ou militaire, à l’image des adelantamientos mayores, des fonctions sans rapport direct avec leur vocation comme celle de notario mayor32. D’autre part, ils ne concernent plus seulement les maîtres de Calatrava et de Santiago, mais l’ensemble des responsables des ordres33, voire, sous le règne de Pierre I^er, des dignitaires de rang moindre, comme le commandeur santiaguiste, Ruy Gonzâlez de Illescas, falconero du roi, dont Pero López de Ayala vante dans son traité la maîtrise de l’art cynégétique34. Associés à l’exercice des fonctions curiales, les responsables des ordres militaires apparaissent dans la proximité étroite du pouvoir conformément à un désir politique d’Alphonse XI et de son successeur, dont la marque ultime tient dans leur décision commune de reprendre un projet avorté d’Alphonse X35, en confiant au maître de Santiago l’éducation de leur héritier36.

9Ainsi le rôle des maîtres est-il essentiellement conçu par la monarchie à partir du second quart du XIV^e siècle dans une logique de service. Bien que les charges qui leur incombent puissent faire l’objet de délégations37, les tâches commanditées par le pouvoir royal les occupent dans une mesure croissante au risque d’effacer leur spécificité et de les assimiler au groupe des serviteurs de l’État. De ce point de vue, le règne d’Alphonse XI marque une rupture significative dont l’importance historique n’a pas été pleinement mise en valeur. Pour la première fois, en effet, un officier en charge à la Cour d’une position élevée est promu par la seule faveur du roi à la tête d’un ordre dont il n’avait jamais été membre38 : renversant la perspective qui avait amené les maîtres à assumer des fonctions curiales, Alphonse XI met à profit en 1337 le désaccord qui oppose les frères d’Alcántara à propos de la succession de Suero Pérez pour imposer comme candidat Gonzalo Martinez de Oviedo qui, depuis six ans, remplissait au palais l’office de despensero mayor39. Dès lors est établi le précédent qui permet à la monarchie de s’assurer la fidélité des principaux dignitaires des ordres militaires. Derrière le vernis de l’élection, préservé à grands traits, transparaît la volonté souveraine du roi : qu’elle s’exerce en faveur d’un parent, comme l’infant Fadrique que son père, Alphonse XI, nomme à la tête de Santiago en dépit de son jeune âge et de sa naissance illégitime40, ou de fidèles engagés dans une carrière curiale, comme Gutier Gómez de Toledo et Martin López de Córdoba sous le règne de Pierre I^er41, elle fait des bénéficiaires de simples exécutants du projet monarchique de leur maître.

10Systématisée à l’initiative du pouvoir royal, la participation des maîtres des ordres militaires au service curial a pour conséquence d’accroître leur dépendance. Par ce biais, la monarchie qui, forte du rétablissement de son autorité, cherche à promouvoir un contrôle plus strict de ces institutions42, dispose d’un instrument de choix pour s’assurer de la fidélité de leurs dirigeants. Le fait appert dès les premières années du gouvernement personnel d’Alphonse XI à la faveur de l’exemple de Fernán Rodríguez de Valbuena43. En effet, bien qu’il ait obtenu l’office de mayordomo mayor à la suite de la rébellion dirigée contre Alvar Núñez Osorio en 1328, jamais il n’a pu bénéficier d’une privanza comparable à celle de l’ancien favori du fait du désaccord qui l’oppose au roi sur la conception même du gouvernement monarchique : son échec à imposer une vision aristocratique du pouvoir apparaît patent dans les restrictions apportées à son action politique et dans la disgrâce qui l’oblige dans la dernière année de sa vie à renoncer à l’ensemble de ses charges curiales, à l’exception de celle de canciller mayor de la reina, et vraisemblablement peu avant sa mort à sa fonction même de prieur de l’Hôpital en Castille44. Le pouvoir du monarque sur la personne des maîtres est désormais total : de la même manière qu’il peut les nommer à sa guise, il possède toute latitude pour les destituer comme de simples officiers45, voire, s’il se juge trahi, pour les faire exécuter. Prononcée pour la première fois par Alphonse XI à l’encontre de Gonzalo Martinez de Oviedo46, la sentence de mort a été largement utilisée par son successeur pour châtier d’éventuels rebelles47 : au-delà des circonstances propres au règne troublé de Pierre I^er, elle marque en dernière instance qu’il n’est pas de possibilité d’action pour les maîtres des ordres militaires en dehors du service du roi.

11Au total, les principaux dignitaires des ordres militaires paraissent au milieu du XIV^e siècle assimilés au groupe des serviteurs de l’État. Les fonctions institutionnelles qu’ils ont été conduits à exercer dans une mesure croissante ont entraîné une dilution de leur spécificité originelle au sein des officiers royaux. En les associant au service curial, la monarchie les a en effet placés dans une situation d’étroite dépendance afin de garantir d’abord leur subordination dans une période de recul de son autorité, puis, une fois son crédit restauré, de faire valoir un contrôle accru sur les institutions qu’ils dirigent. Ainsi, la participation des maîtres des ordres militaires aux offices de l’administration centrale et territoriale témoigne d’une volonté d’instrumentalisation de la part du pouvoir royal, dont l’apogée, en termes de violence, est atteint sous le règne de Pierre I^er. En dépit de l’échec politique du roi, assassiné à la faveur de la guerre civile qui porte sur le trône son demi-frère, Henri II de Trastamare, une telle direction ne devait pas être remise en cause à l’avènement de la nouvelle dynastie.