1L’armée1 joua un rôle vital dans la survie d’un Empire constamment menacé par des adversaires renouvelés, mais constitua en même temps un des plus grands dangers pour l’exercice du pouvoir impérial, lorsqu’à partir du VII^e siècle l’armée, formée de contingents levés sur place, les thèmes, participa à la vie publique par des coups d’État. Les empereurs devaient choisir les meilleurs généraux et leur confier des troupes suffisamment nombreuses et valeureuses, sinon les « Romains » seraient vaincus et leur État voué à la disparition, notamment lors des crises aiguës des VII^e-VIII^e et des XI^e-XII^e siècles. Le sort de l’empereur se jouait également sur le champ de bataille, qu’il fût présent ou non, car si la victoire renouvelait l’alliance divine, la défaite reflétait la colère de Dieu et l’incitait à changer son lieutenant terrestre. En même temps, tout empereur savait qu’un général auréolé de ses victoires pouvait songer à l’Empire, avec des atouts pour réussir son usurpation.

2En principe, les officiers servaient une institution éternelle, l’Empire des Romains, et combattaient, comme les soldats, au nom de la défense de la Croix. Leur attachement n’allait donc pas à une personne particulière, mais à celui qui incarnait la légitimité du moment. En réalité, les liens personnels jouaient souvent un rôle capital dans le choix des officiers desquels on attendait la bravoure et des qualités de stratège, mais dont on exigeait aussi la loyauté à l’égard du souverain.

La formation des officiers

3À Byzance, il n’existait aucune académie militaire, aussi le métier des armes, et plus particulièrement l’art du commandement, s’apprenait-il par la pratique, auprès de parents qui introduisaient les jeunes dans les camps militaires. Cet apprentissage était d’autant plus nécessaire que les Byzantins possédaient une armée entraînée aux manœuvres les plus savantes, condition de leur survie face à des adversaires disposant en règle générale de la supériorité numérique.

4Nous connaissons la formation de plusieurs jeunes officiers issus de la famille des Comnènes. Le premier Comnène à s’illustrer, Manuel, acquit sa réputation par une défense héroïque de Nicée pour le compte de Basile II en 978. Manuel mourut en laissant deux enfants encore jeunes, Isaac et Jean. L’empereur Basile se soucia en personne de leur éducation, les faisant élever au grand monastère du Stoudios, situé près de la muraille de Constantinople, ce qui permettait aux adolescents de sortir facilement de la ville pour aller chasser et s’adonner à la culture physique. Ensuite, les jeunes gens furent sans doute intégrés aux hétairies impériales, corps de troupe participant à la garde du Palais. On y rencontrait des étrangers et surtout beaucoup de fils de famille qui ambitionnaient une carrière au service de l’empereur. En effet, servir au Palais, c’était se faire connaître du souverain et se lier à de futurs collègues. L’empereur y trouvait également son compte, puisque ces jeunes qui se formaient à Constantinople étaient en partie coupés de leurs liens familiaux et provinciaux et soumis à l’autorité et à l’influence de l’entourage impérial. Isaac Comnène accomplit ensuite une brillante carrière sous les successeurs de Basile II au point de devenir empereur en 1057, après la mort de Théodora, la dernière représentante de la dynastie macédonienne.

5Cependant, le passage par les hétairies n’était pas indispensable. Le neveu d’Isaac, Alexis Comnène, le futur empereur, commença très tôt son apprentissage sur le terrain. Selon le souhait de sa mère, Anne Dalassène, son jeune fils Alexis, alors âgé de quatorze ans, aurait dû se substituer à son frère aîné, Manuel – qui venait de mourir d’une otalgie – en accompagnant l’empereur Romain Diogène lors de la grande campagne que ce dernier projetait en 1071 contre les Turcs. Diogène refusa, arguant de l’âge d’Alexis et de la difficulté prévisible de l’expédition2. Peu après Alexis, âgé de seize ans, participait aux opérations contre les Turcs en Anatolie, conduites par son frère aîné, Isaac. Ce dernier, averti qu’une forte bande turque s’approchait, fit sortir une partie de son armée, et confia la garde du camp à son jeune frère, dont ce fut le premier commandement. Isaac se fit battre et capturer, et Alexis, nous dit-on, défendit vaillamment le camp durant le jour, entouré de quelques familiers. Le soir venu, toute la troupe s’enfuit et Alexis fut contraint de faire de même sur les conseils d’un serviteur expérimenté et sans doute chargé de veiller à la sécurité personnelle du jeune homme3. Cet épisode est éloquent : un stratège, contraint d’improviser, choisit un proche pour une mission de confiance.

6Cette formation sur le terrain favorisait évidemment le maintien au sein d’une même famille des postes de commandement, puisque les généraux choisissaient les officiers parmi leurs proches. Toutefois, le système de recrutement n’était pas bloqué et des promotions d’hommes du rang sont attestées. Parmi les généraux soutenant la rébellion de Bardas Phocas contre Jean Tzimiskès en 971, se trouvait un certain Ampélas qui sut changer de camp à temps pour échapper aux conséquences de l’échec de Bardas. À cette occasion, un chroniqueur rappelle que cet Ampélas, « le Vigneron », devait son nom au fait qu’il avait dans sa jeunesse travaillé les vignes. Cet homme aura donc été enrôlé, jeune, par les recruteurs du thème où il vivait, et ses qualités de combattant, acquises sur le terrain, lui permirent d’accéder à la tête d’un thème4.

7Il faut aussi distinguer entre les officiers généraux, quelques dizaines simultanément en poste dans tout l’Empire, et les officiers subalternes, beaucoup plus nombreux. En principe, toute fonction byzantine est tenue directement de l’empereur, par délégation. En fait, le stratège nommé dans son thème choisissait la plupart de ses subordonnés immédiats. Cette pratique n’était pas réservée aux militaires, un juge de thème partait le plus souvent avec ses propres notaires. La correspondance de Michel Psellos comprend de nombreuses lettres d’intervention où il s’efforce d’introduire ses parents, disciples ou amis auprès d’un juge. Ses interventions étaient d’autant plus efficaces que lui-même avait l’oreille de l’empereur. Les généraux byzantins étaient toujours accompagnés d’une escorte toute dévouée à leur personne, composée de parents et de serviteurs, qui suivaient leur chef jusque sur le champ de bataille5, partageant son sort dans la gloire comme dans la défaite.

8Ce choix des officiers subalternes par le stratège était aussi justifié par le souci de l’efficacité militaire : en effet pour bien combattre, il faut conserver à la troupe sa cohésion et il est bon que les cadres soient proches des soldats. Ce principe s’appliquait en partie aux soldats des thèmes6, et plus systématiquement aux contingents étrangers qu’on recrutait le plus souvent en bloc7.

9De leur côté, les familles en place s’efforçaient de transmettre leurs postes à leurs descendants. Le service de l’État, et notamment celui des armes, constituait, plus que la possession de terres à la merci d’une confiscation par le souverain ou le fisc, le meilleur moyen de s’enrichir rapidement. Il n’est guère de lignée importante à Byzance qui n’ait eu comme ancêtre un brillant guerrier. Le système de transmission du patrimoine entraînait la division égale entre les enfants ; aussi était-il nécessaire, pour maintenir son rang, de continuer à obtenir des charges qui apportaient l’honneur, mais surtout de larges traitements (rogai) et des donations impériales.

10De nouveaux venus trouvaient tout de même leur place dans la mesure où, à la différence de l’Occident, les pertes au combat étaient parfois très importantes, lorsque la défaite, tournant à la déroute, des milliers de combattants restaient sur le champ de bataille. Ainsi le renouvellement des élites à Byzance n’a jamais été aussi rapide qu’aux VII^e-VIII^e siècles quand les échecs se multipliaient. Mais même lorsque les armées byzantines eurent globalement l’avantage, elles subirent parfois de douloureux revers, face aux Hamdanides d’Alep ou devant les Bulgares8.

Concilier efficacité et sécurité politique

11En matière de recrutement, l’empereur est théoriquement totalement libre de ses choix. Les grandes fonctions militaires et civiles relèvent des axiai dia logou, c’est-à-dire des charges conférées par la parole de l’empereur. L’empereur nomme qui il veut, où il veut, et le démet quand il veut par la nomination d’un successeur. En clair, à la différence de l’Occident, jamais un serviteur de l’État n’est propriétaire de son poste. Cependant, les axiai dia brabeiou, ce que nous appelons dignités, sont viagères. En fait, l’empereur devait prendre en compte plusieurs facteurs : d’abord sa sécurité, car l’histoire de l’Empire est ponctuée par les coups d’État militaires ou les complots. Si beaucoup échouèrent, plusieurs furent à l’origine de nouvelles dynasties, les Héraclides, les Isauriens, les Comnènes... D’autre part, l’empereur ne pouvait négliger la compétence des chefs, car, nous l’avons dit, l’Empire, de par sa situation géographique, ne connut jamais la paix durable, et de mauvais choix conduisant à des défaites auraient aussi provoqué très vite la défection des sujets et de l’armée elle-même et auraient abouti à la chute du souverain, comme celle de Michel Ranghabé en 813, après les victoires bulgares, ou celle de la régente Zôè, mère de Constantin VII, en 919, encore du fait des Bulgares, ou celle de Michel VII Doukas, incapable de faire face aux invasions petchénègue et turque.

12Les solutions adoptées par les empereurs ne furent pas identiques, encore que leurs options aient été assez restreintes. En effet, si l’empereur a pour charge principale d’assurer la sécurité de ses sujets, cela n’implique pas qu’il exerce personnellement le commandement des armées. Des empereurs ont résidé à Constantinople durant tout leur règne, n’exerçant pas la moindre activité militaire, sans que cela ait remis en cause leur légitimité, comme en témoignent les années paisibles du règne personnel de Constantin VII. Même les empereurs les plus actifs à la tête des troupes, tels Nicéphore Phocas, Basile II ou les empereurs Comnènes, confiaient parfois de grandes armées à des généraux, se retrouvant devant la même difficulté que leurs collègues moins enclins à conduire les armées : le risque de voir un général, disposant d’autant de troupes, tenté de s’emparer du pouvoir.

13Lors des périodes d’incertitude politique, comme au XI^e siècle, lorsque la dynastie macédonienne se fut éteinte et qu’aucun empereur ne fut assuré de fonder une dynastie durable, les destitutions se succédèrent : les empereurs, par crainte des soulèvements militaires, arrêtaient au moindre soupçon les généraux rendus trop populaires par leurs succès. L’exemple le plus célèbre est celui de Georges Maniakès, dont, semble-t-il, la carrière devait tout à la valeur personnelle. L’empereur Michel IV l’avait envoyé contre les Arabes de Sicile, et lui avait adjoint son beau-frère, Étienne, qu’il avait nommé à la tête de la flotte. Alors qu’il était victorieux, Maniakès, accusé par Étienne d’aspirer au pouvoir, fut rappelé à Constantinople et jeté en prison. Quelques années plus tard, il fut renvoyé en Italie, et à nouveau relevé de son commandement par le successeur de Michel IV, Constantin Monomaque : l’empereur agissant sous l’influence de son conseiller, Romain Sklèros, ennemi personnel de Maniakès, craignait la rébellion de ce général populaire. Évidemment, Maniakès, instruit par sa précédente arrestation, se révolta et faillit bien l’emporter. La méthode n’était pas la bonne.

14Pour simplifier, disons que les procédés pour s’assurer les généraux qui comptaient étaient au nombre de trois : l’appel aux proches parents, l’appel aux serviteurs de la famille et le recours aux combattants étrangers à l’Empire.

15En premier lieu, les empereurs ont presque tous mis à profit la solidarité obligée entre proches parents. Cette force du noyau familial, dont les effets se diluaient souvent au-delà des liens unissant des cousins germains, était mise à contribution dans tous les aspects de la vie sociale byzantine : la réussite du parent le mieux placé devait profiter à tout le groupe, à charge aux bénéficiaires d’apporter leur plein concours au chef de la maison. Les empereurs adoptèrent le même comportement, surtout ceux qui venaient de parvenir au pouvoir par un coup de force et qui ne pouvaient se prévaloir encore d’une légitimité dynastique. Basile, le fondateur de la dynastie macédonienne, fit de son frère Marianos, le domestique des Scholes, et probablement d’un autre frère, Symbatios, le domestique des Excubites, l’un des tagmata qui gardaient le Palais9. Le grand Nicéphore Phocas, conquérant de la Crète, vainqueur des Hamdanides d’Alep, fut secondé par son frère Léon et par ses neveux, Bardas et Manuel. La nomination de ce dernier à la tête de l’armée combattant les Arabes de Sicile provoqua le seul désastre militaire du règne de son oncle10. Enfin Alexis Comnène nomma ses frères et ses beaux-frères à tous les commandements importants, non sans succès, car les Comnènes et les Doukas formaient deux des plus fameuses familles à tradition militaire de l’Empire et les parents de l’empereur avaient donc reçu une solide formation militaire. Cette solution, adoptée après la grande instabilité du XI^e siècle, fut appréciée au point de devenir la règle sous les Comnènes et les dynasties qui régnèrent jusqu’à la fin de l’Empire. Ce nouveau mode de nomination produisit souvent de jeunes généraux, qui n’avaient pas vingt ans, alors qu’antérieurement, il fallait avoir fait ses preuves aux échelons inférieurs, et les grands commandements s’obtenaient avant trente ou plutôt quarante ans.

16Avec le temps, ce système familial se rigidifia parfois au point que des branches de la famille détenaient « naturellement » certains postes. Ainsi au XII^e siècle, les Kontostéphanoi, liés par le sang de longue date aux Comnènes, furent à plusieurs reprises promus mégas doux (chef de la flotte) ou duc de Crète, fonction qui dépendait du mégas doux.

17Un empereur, parvenu depuis peu au pouvoir et qui n’était pas issu d’une famille à tradition militaire, ne pouvait guère compter sur ses proches parents et se trouvait confronté à des choix encore plus délicats, car il était nécessairement davantage méfiant à l’égard des généraux en place lors de son avènement, d’autant plus que ces derniers n’avaient pas été consultés lors de la prise de pouvoir. Les eunuques étaient très appréciés, car leurs ambitions dynastiques étaient a priori contrariées, mais les eunuques du palais étaient capables de se constituer un réseau redoutablement efficace, comme en témoigne le succès de Jean l’Orphanotrophe qui plaça son jeune frère, Michel, dans le lit de l’impératrice Zôè, qui l’épousa.

18En 1042, Constantin Monomaque, ancien juge de thème, fut appelé à régner par la Porphyrogénète Zôè, qui en fit son troisième époux. Les Monomaques fournissaient de hauts fonctionaires civils et non pas des généraux, du moins à cette époque. Constantin se trouvait donc dans ce cas présenté précédemment et fit appel pour quelques postes clés à ses amis et à ses serviteurs du temps où il était simple particulier : Constantin l’Alain et surtout Constantin, eunuque d’origine sarrazine, comptèrent parmi ses généraux. Il appréciait aussi beaucoup un certain Michel, fils du logothète Anastase, sans doute un collègue, ce qui valut quelques déboires aux armées impériales11.

19Ce serait une erreur de croire que seuls les empereurs peu portés aux affaires militaires aient eu recours à cette méthode. Basile II, souvent au milieu de ses troupes, mais défiant à l’égard d’une partie du corps des officiers12, fit de Nicéphore Ouranos son général de confiance. Ouranos occupait la fonction d’épi tou kanikleiou (préposé à l’encrier), charge très importante, puisqu’elle mettait en contact quotidiennement avec la personne de l’empereur auquel le préposé présentait une plume et l’encre pourpre, mais qui ne prédisposait guère à conduire les armées. Curieusement ce recutement se révéla très heureux. Nicéphore Ouranos infligea à Samuel de Bulgarie sa plus grave défaite et défendit avec le même succès le duché d’Antioche contre les incursions des Bédouins voisins. Sans doute Nicéphore avait-il une formation théorique, puisqu’il nous a laissé des traités militaires.

20Enfin signalons une variante originale de la solution précédente, l’adjonction d’un officier, dont la loyauté n’est pas assurée, mais très compétent, à un commandant en chef dont on est sûr. Ainsi, sous Michel IV le Paphlagonien, Constantin Dalassène, l’un des meilleurs généraux de l’époque, mais soupçonné d’aspirer au pouvoir, fut arrêté et enfermé dans une tour. Jean l’Orphanotrophe, frère de l’empereur et véritable maître de l’Empire, promit à leur autre frère Constantin, qui engageait une campagne difficile dans le Caucase contre Bagrat de Géorgie, de lui adjoindre Dalassène, comme conseiller militaire. Finalement il ne tint pas sa promesse et Constantin revint sans avoir obtenu le moindre résultat13. Un demi-siècle plus tard, Nicéphore III reprit l’idée. Il nomma domestique des Scholes l’eunuque Jean pour lutter contre les Turcs en 1080, mais plaça à ses côtés des officiers aguerris au nombre desquels Georges Paléologue, qui l’année suivante soutint le coup d’État d’Alexis Comnène. Le résultat fut dans l’ensemble assez malheureux.

21Le recours aux étrangers offrait une troisième solution. L’armée byzantine a toujours reçu dans ses rangs des contingents étrangers en nombre variable suivant les époques, c’est-à-dire en fonction de la capacité de l’État à les payer. En effet, les étrangers coûtaient chers, car il fallait les entretenir toute l’année. À l’époque de Justinien et de ses sucesseurs Tibère et Maurice, ils étaient relativement nombreux, alors qu’aux VIII^e-IX^e siècles, ils se firent plus rares, car les finances de l’État n’avaient pas assez de ressources pour solder des étrangers. Lors de la renaissance économique du X^e siècle, l’État embaucha à nouveau des contingents étrangers en grand nombre. Cette attraction pour les mercenaires étrangers provenait d’abord de l’efficacité de ces combattants, mais assurément l’emploi de contingents étrangers semblait aussi avantageux pour la tranquillité politique dans l’Empire. Cette initiative avait un précédent, car, dès le IX^e siècle, les califes abbassides avaient constitué une garde turque dans leur palais de Bagdad, dont ils attendaient une fidélité que les autres troupes, trop sensibles aux mouvements populaires dans la capitale, ne pouvaient plus leur offrir.

22Il n’y a donc rien de surprenant que la sécurité personnelle du souverain ait été au moins partiellement confiée à des officiers étrangers, ceux de certaines hétairies aux IX^e et X^e siècles, puis ceux de la fameuse garde des Varanges, à partir du règne de Basile II. Sans doute nombre de généraux d’origine étrangère, notamment Francs, se révoltèrent-ils au XI^e siècle, le plus souvent parce que leur rémunération ne leur avait pas été versée. Cependant, ces rébellions ne débouchèrent jamais sur de grands mouvements menaçant directement le pouvoir impérial, car ces officiers étrangers ne disposaient pas du réseau de relations indispensables pour monter un coup d’État efficace.

Les limites à la liberté du choix impérial

23L’obligation pour un empereur de développer une stratégie des nominations implique déjà que sa liberté de choix, complète en théorie, se trouvait restreinte, car certains facteurs pesaient sur les désignations, dont, au premier rang, le poids de l’influence de certains groupes aristocratiques.

24Basile II, le grand conquérant de la dynastie macédonienne, se jura de ne plus revivre les heures de sa jeunesse, où il assistait impuissant au jeu des clans à la cour, alors qu’il était encore sous la tutelle de son grand-oncle, le parakoimomène Basile Lécapène. En effet, immédiatement après la mort de Jean Tzimiskès en 976, une révolte militaire conduite par un des meilleurs généraux de l’Empire, Bardas Sklèros, avait éclaté. Ce dernier, rétrogradé dans la hiérarchie par le parakoimomène, avait alors pris les armes, appuyé par ses amis. Pour lutter contre eux, le parakoimomène dut faire appel à Bardas Phocas, dont l’oncle, Nicéphore, avait été coempereur de Basile II, et lui confier le poste de domestique des Scholes, car seul ce Bardas Phocas avait assez d’influence sur les officiers et les troupes d’Asie Mineure pour contrecarrer le mouvement de Sklèros. Après la victoire de Phocas, la famille de ce dernier acquit de fortes positions à la cour. Basile II se confia à un ambassadeur du calife de Bagdad, qui nous a rapporté ses pensées14. Le jeune empereur enrageait de voir les Phocas et leurs amis décider des affaires, car en ces moments périlleux – où l’ancien rebelle Sklèros était retenu à Bagdad, donc hors du contrôle impérial – l’empereur et son tuteur, le parakoimomène, ne pouvaient se passer du soutien des Phocas. Lorsque Basile, devenu le maître effectif du pouvoir, décida de changer la politique extérieure de l’Empire et de donner la priorité à la lutte contre les Bulgares, il se heurta à l’opposition des Phocas. Il démit alors Bardas de sa charge de domestique des Scholes. Ce dernier réagit en se révoltant avec les siens, prétextant que cette destitution était injustifiée, puisqu’il n’avait commis aucune faute, et faillit emporter la dynastie macédonienne. Basile II, analysant les causes de ces rébellions qui faillirent le renverser, s’efforça de briser, au moins partiellement, les solidarités militaires, et par des mutations réfléchies, éloigna systématiquement ses généraux de leur aire d’influence économique et sociale. Pour parler rapidement, les Orientaux furent envoyés sur le front d’Occident, contre les Bulgares, tandis que les Occidentaux, notamment les princes bulgares après la chute du royaume en 1018, reçurent des responsabilités en Orient. Sur ce dernier point les successeurs de Basile poursuivirent sa politique.

25Après la mort de Constantin VIII, dernier représentant mâle de la dynastie macédonienne, l’empereur ne bénéficiait plus de la légitimité dynastique et chacun de ceux qui occupèrent le trône entre 1025 et 1081 et même au-delà – car on ne sut pas immédiatement qu’Alexis Comnène allait réussir là où ses prédécesseurs avaient échoué – lut préoccupé par les ambitions des généraux victorieux. À nouveau la période fut propice à l’influence des clans.

26Au printemps 1057, Michel VI, un civil âgé parvenu depuis peu au pouvoir, refusa à des généraux en disponibilité des promotions et en destitua d’autres. Ce geste fut reçu par une partie de l’armée comme une marque d’humiliation et provoqua la révolte d’Isaac Comnène, qui aboutit à la chute de Michel VI quelques mois plus tard. L’empereur et ses conseillers n’avaient pas su mesurer le rapport des forces.

27En janvier 1068, Romain Diogène épousa la veuve de Constantin X Doukas et obtint le pouvoir impérial aux côtés de l’héritier du trône, Michel VII Doukas. En réalité, Romain constituait une menace pour les Doukas, car, s’il était victorieux des Turcs seldjoukides, il serait tenté de les évincer du pouvoir. Cependant, alors qu’il connaissait l’hostilité des Doukas à son égard – il avait relégué le chef de la famille, le César Jean Doukas, frère de l’empereur défunt, dans ses propriétés de Bithynie –, il fut contraint de nommer Andronic, fils du César, chef de l’arrière-garde de l’armée qu’il conduisit contre les Turcs en 1071. Comme chacun sait, à la bataille de Mantzikert, Andronic Doukas fit se replier l’arrière-garde au moment décisif du combat, permettant l’encerclement et la capture de l’empereur par les Turcs15.

Le bilan

28On connaît assez bien le résultat de ces différentes politiques, car les listes des promus aux plus hauts postes militaires de l’Empire sont assez complètes : le domestique des Scholes, chef d’État-major de toute l’armée, le stratège des Anatoliques, principal thème d’Asie Mineure et le plus prestigieux jusqu’à la fin du X^e siècle, enfin au XI^e siècle, le duc d’Antioche qui, on l’a dit, commande la plus importante armée régionale, avec les meilleures troupes. Par chance, à partir du X^e siècle, l’usage du nom transmissible se répandant, il devient possible, en dépit du manque d’information dans les sources narratives, de relever les liens familiaux unissant les chefs de l’armée.

29L’examen des listes révèle que les noms de certaines familles reviennent à plusieurs reprises, au même poste de commandement ou à des charges de même niveau. L’exemple des domestiques des Scholes au X^e siècle est particulièrement probant, on relève entre 944 et 987, les noms de Bardas Phocas l’Ancien, Nicéphore et Léon, ses fils, à plusieurs reprises, Jean Tzimiskès, le petit-fils de Bardas, enfin Bardas le jeune, fils de Léon. Seul dans la liste l’Arménien Méfias n’appartenait pas à la famille Phocas. Encore faut-il rappeler qu’au début du siècle, Léon, frère de Bardas l’Ancien, avait exercé cette charge16.

30Les stratèges des Anatoliques du X^e siècle17, furent aussi recrutés dans un milieu restreint, car la plupart d’entre eux étaient apparentés : plusieurs Phocas furent titulaires du poste, auxquels il faut ajouter Jean Tzimiskès, neveu de Nicéphore II Phocas. N’oublions pas qu’en plus bien des généraux étaient originaires de la province qu’ils commandaient, la vieille loi byzantine interdisant de posséder des biens dans le thème où l’on commandait n’étant plus respectée à cette date, si jamais elle le fut. Le thème des Anatoliques ne constituait pas une exception. Au XI^e siècle, plusieurs Doukas, des Diabatènoi se succédèrent au duché d’Édesse et le nom d’Apokapès, des Géorgiens établis dans cette cité, revient plusieurs fois.

31Cela implique que les empereurs aient davantage tenu compte des relations familiales que des seules capacités, mais ce serait une erreur d’en inférer que cette méthode fournissait a priori des généraux incompétents, car dans une famille, l’accord se faisait probablement pour présenter aux postes supérieurs les membres les plus capables.

32L’opposition entre l’Empire byzantin et l’Occident contemporain n’est pas aussi nette que ce que laisseraient supposer leurs institutions respectives. Certes, un point capital séparait l’Occident de l’Orient. À Byzance, nous l’avons souligné, aucun officier ne pouvait se considérer comme propriétaire de son poste et chacun était muté selon les ordres de l’empereur, sans que ce dernier ait à se justifier. L’empereur pouvait élever le plus modeste des soldats à la plus haute charge, sans doute au risque de provoquer quelque jalousie, mais sans avoir à prendre avis de qui que ce soit.

33En réalité, si la valeur individuelle a toujours permis à un combattant d’exception d’espérer atteindre le sommet de la hiérarchie, la plupart des officiers étaient en fait cooptés par leurs pairs, c’est-à-dire leurs parents, par-delà le choix personnel des empereurs. Cette pratique rapproche les deux parties de la chrétienté, dans la mesure où, à Byzance, des lignées aristocratiques estimaient que certains postes leur revenaient de droit. Les empereurs n’eurent pas totale liberté dans le choix des officiers supérieurs, car ils devaient tenir compte des positions acquises, des traditions familiales. Certaines décisions, jugées arbitraires ou considérées comme d’injustes sanctions, ont été contestées par les amis de l’intéressé, à la cour ou plus rarement sur le champ de bataille. Bien entendu, la personnalité de l’empereur, la solidité de son pouvoir jouaient également.

34Dans l’ensemble, les résultats ont été satisfaisants, car l’armée a plutôt été bien commandée, mais certaines nominations conduisirent à des échecs à des moments cruciaux, comme à la veille de Mantzikert.