1Il apparaîtra d’autant plus présomptueux d’avancer, même prudemment, une réponse à la question ainsi posée que mon propos se situe au début et non à la fin du présent congrès.

2Comme l’indique le titre retenu, je ne parlerai ici, faute de réelle compétence, ni de Byzance, ni du califat abbasside, ni du califat de Cordoue, ni de l’État mamelouk, ni de l’État ottoman, ni encore moins de la Chine des mandarins par exemple au temps de la dynastie des Ming. Et pourtant c’est par le biais des comparaisons qu’on pourrait répondre à la triple question : 1°) y a-t-il un modèle « européen-occidental » de l’État ; 2°) comment et quand cet éventuel modèle prit-il forme ; 3°) y a-t-il un modèle « européen-occidental » de serviteurs et de service de l’État ?

3Puisqu’aussi bien, à ma connaissance, l’expression « serviteur de l’État » n’existe pas telle quelle au Moyen Âge (songeons à Frédéric II, roi de Prusse, se proclamant, dans son Anti-Machiavel, le « premier serviteur de l’État ») et dès lors que, pour les besoins de la cause, nous reprenons à notre compte cette expression, en dépit de son anachronisme, il faut bien partir de sa définition actuelle. Écoutons Littré : « Servir : se dit des emplois de guerre, de magistrature, d’administration que l’on remplit au service de l’État, du prince. Fénelon, dans le Dialogue des morts modernes, fait parler Richelieu et Mazarin : “Nous servions tous deux l’État et le servant, nous voulions l’un et l’autre tout gouverner” ». « Serviteur de l’État », ajoute Littré : « homme zélé et fidèle en ce qui regarde le service de l’État ». Ainsi, un serviteur de l’État est censé avoir le sens de l’État, il doit se montrer plus encore dévoué que soumis, il doit consacrer à l’État l’essentiel de ses forces, en s’y investissant à fond, sans souci de fortune sinon de carrière, au-delà bien sûr de son intérêt privé et des autres intérêts particuliers. L’État : cette réalité majestueuse, intemporelle et transcendantale, surplombant les chefs d’État et la succession empirique des régimes politiques. On parlera volontiers de grand serviteur – ou de grand commis – de l’État (mais aussi, avec commisération ou admiration, d’humble, de modeste serviteur de l’État). En un sens, le service de l’État implique une démarche religieuse, comme le service de Dieu. Pendant longtemps, les hauts fonctionnaires furent réputés ou se considérèrent comme les grands prêtres du culte de l’État. Le service de l’État doit être prioritaire, sinon exclusif : l’État premier, voire seul servi. Roger Stéphane, dans Tout est bien, chronique1, écrit par exemple : « Je ne finirais pas d’énumérer les grands serviteurs de l’État, inspecteurs des finances et ambassadeurs, les grands universitaires ou les grands historiens qui furent communistes à la fin des années 40 »2.

4Toutefois, à défaut des expressions, ignorées au Moyen Âge, de service de l’État, de serviteur de l’État, il est permis d’esquisser une enquête autour des mots de service et de serviteur, en latin comme dans les langues vulgaires. Naturellement d’autres enquêtes de lexicographie pourraient ou devraient être menées (office, officier, ministre, familier, minister, ministerialis, famulus...). Service envers qui ou quoi, serviteur de qui ou de quoi ?

5Et d’abord quid de la période que je n’ose plus appeler haut Moyen Âge mais que je préfère définir par le recours à la simple chronologie, autrement dit la période V^e-X^e siècle ? Pour tout un courant de pensée, actif et érudit, « la chute de Rome n’a pas eu lieu » : en particulier à qui sait décrypter des sources trop rares, apparaît manifeste la survie, au niveau des rouages et des structures, de l’idéologie et des hommes, des institutions publiques du Bas-Empire. Survie notamment de la notion centrale de princeps, avec tout ce qu’elle peut impliquer. À partir du moment où l’on admet qu’il y avait une fonction publique dans la Romania de l’Antiquité tardive (une militia, tant civilis que militaris), qu’est-elle devenue par la suite ?

6À propos de l’époque mérovingienne, Olivier Guillot, dans Pouvoirs et institutions dans la France médiévale, cette synthèse venant couronner des années d’enseignement et de recherche3, parle prudemment d’auxiliaires du roi, mais aussi d’officiers (au palais comme dans les territoires). Est également retenu le terme d’agens. Avec l’époque carolingienne, on assiste à la montée en puissance de la notion d’honor : être fidèle à l’honor du regnum, l’honor du duc d’Aquitaine et des différents comtes.

7Jean Durliat, dans Les finances publiques de Dioclétien aux Carolingiens (284-889)4, n’hésite pas, quant à lui, à parler de fonctionnaires. Il va jusqu’à regretter que Karl Ferdinand Werner, dans tel de ses écrits, ait eu scrupule à utiliser le mot sans guillemets :

« Les fonctionnaires sont pleinement fonctionnaires et les guillemets sont, à mon sens, inutiles. En effet, l’auteur montre que les fonctionnaires obéissent strictement aux ordres du souverain et montre qu’ils vivent d’un salaire. Il suffit de reconnaître que ces salaires proviennent des domaines concédés par le roi pour lever les dernières objections »5.

8À chaque instant, Jean Durliat parle d’État, d’agents de l’État. Pour l’époque carolingienne,

« si l’on n’oublie pas que les comtes étaient au nombre d’au moins 300, comme les évêques et les abbés – sans compter les quelque 600 judices des fisci et les vassi dominici – et que chacun employait des dizaines de ministri, il est indubitable que les agents de l’État devaient se compter par dizaines de milliers »6.

9Cela donne le vertige, d’autant que le même érudit ajoute en note : « Il ne faut pas oublier que les forestarii et autres agents des villici et des judices émargeaient au budget de l’État » (notons la formule). Pour tout ce personnel, une prosopographie plus ou moins rudimentaire est ou serait possible.

10Citons encore la substantielle contribution de Pierre Riché au tome premier, Des origines au XV^e siècle, de la récente Histoire de la fonction publique en France7. Pour le Bas-Empire, notre collègue parle de bureaux, de directions de ministères, de hauts fonctionnaires, par opposition, dit-il, à la grande masse des bureaucrates, les uns et les autres au demeurant strictement hiérarchisés. Il faut imaginer l’école antique avant tout comme une école des cadres de la fonction publique. Or l’époque mérovingienne se situe indubitablement dans la continuité. Les rois mérovingiens ont toujours une certaine idée de l’État et du bien public. Le mot public persiste à être en usage : aerarium publicum, judex publicus, census publicus. Il est toujours permis de parler de fonctionnaires, d’agents du roi, de bureaucrates, de cursus honorum, de ministerium, d’officia palatina. Malgré tout,

« la res publica [...], cette chose publique dont les princes et leurs collaborateurs devaient se regarder comme les serviteurs, avait perdu à la fin de l’époque mérovingienne beaucoup de sa signification à la suite de la confusion entre domaine public et domaine privé ».

11Des titres de livres ou d’articles sont en soi significatifs : Jean Vezin, « L’influence des actes des hauts fonctionnaires romains sur les actes de Gaule et d’Espagne au VII^e siècle »8 ; et tout récemment Jean Heuclin, Hommes de Dieu et fonctionnaires du roi en Gaule du Nord du V^e au IX^e siècle (348-817)9.

12Qu’il me soit permis d’utiliser le début d’enquête mené à ma suggestion10 par Olivier Guillot sur les mots servire et servitium. Ont été interrogées par lui les sources suivantes : les capitulaires, les formules d’Angers et de Marculf, les Vitae de sainte Radegonde et de Didier de Cahors, le livre IV de la Chronique dite de Frédégaire, Ermold le Noir, plus quelques sondages dans les diplômes de Charles le Chauve. Avant le milieu du VIII^e siècle, les deux termes apparaissent le plus souvent liés à la notion de servitude. Les servientes sont les esclaves d’un domaine (formulaire de Marculf), le servitium est le service dû par l’esclave à son maître, l’acte d’entrée en servitude. De même pour le service de Dieu, pour le service des pauvres. Il est dit par exemple de sainte Radegonde : pauperibus serviebat ancilla. À partir du milieu du VIII^e siècle, certes servire et servitium continuent à être employés pour désigner la servitude, mais des judices mentionnés dans le capitulaire De villis il est dit qu’ils doivent accomplir leur servitium, leur ministerium. Servitium acquiert un sens plus honorable. À s’en tenir aux seuls capitulaires, il faut attendre les années 808-811 pour qu’apparaissent les premières occurrences de servire et de servitium appliquées au devoir du vassal envers son seigneur roi. Servitium, par exemple sous Louis le Pieux, peut aussi désigner le service militaire dû par tous les hommes libres. On retrouve cette double acception sous Charles le Chauve. Exceptionnellement, le roi rattache ce servitium à la res publica (diplôme de 851 de Charles le Chauve pour les chanoines de Notre-Dame de Paris11).

13Il faudrait ajouter la lettre de Paulin d’Aquilée à Charlemagne, reprenant la parole de l’Écriture : Nemo potest duobus dominis servire.

14On trouvera encore un plaidoyer vibrant et argumenté en faveur de la continuité du service public depuis l’Empire romain dans la récente somme de Karl Ferdinand Werner, Naissance de la noblesse, l’essor des élites politiques en Europe12.

15Oserais-je dire malgré tout que telle ou telle assertion issue de cette tendance historiographique laisse quelque peu perplexe ? Et cela pour trois raisons au moins : 1°) n’a-t-on pas tendance à majorer la modernité bureaucratique de l’État du Bas-Empire ? ; 2°) à partir d’un point de départ qu’il ne faudrait pas embellir (dans les faits, l’Empire de Constantin ou de Théodose n’est pas celui de Napoléon I^er), bien des institutions publiques me paraissent avoir sombré par la suite, rapidement et irrémédiablement ; 3°) la persistance du vocabulaire (à côté des nouveautés sémantiques et des disparitions) ne saurait être une preuve en soi suffisante de la survie des institutions.

16Deuxième approche du sujet : quand et comment, dans la représentation de la société, les serviteurs du prince, ou de la chose publique, ou de la couronne, ou de l’État, sont-ils apparus, ont-ils été perçus comme formant une catégorie à part ?

17La réponse à cette question n’a rien d’évident. Après tout, dans le modèle de la tripartition (Raban Maur, Haymon d’Auxerre, Adalbéron de Laon, Gérard de Cambrai et la suite), chaque ordre doit accomplir un office, une fonction, un service au bénéfice de la société prise dans son ensemble, et si la société, c’est l’État, tout le monde en est à la limite le serviteur... Mais je crois qu’il vaut mieux partir du livre V du Policraticon (1159), où Jean de Salisbury fait mention de façon d’ailleurs très développée de la fameuse et prétendue lettre de Plutarque à Trajan. La chose publique est un corps animé par le souffle divin. Le prince en est la tête, le sénat le cœur, les juges et les gouverneurs de provinces en sont les yeux, les oreilles et la langue, les militaires (les chevaliers) en sont les mains, les auxiliaires du prince les flancs, les questeurs et autres responsables financiers le ventre. Les voilà donc, entrant triomphalement, nos serviteurs de l’État13.

18Il est certain que dans un passage du Pelerinage de l’ame de Guillaume de Digulleville (rédigé quelques années après le début de la guerre de Cent ans) s’impose la même vision que chez Jean de Salisbury14. Ce qui prime dans sa description du corps social, ce sont les serviteurs de la chose publique (même si toute la société, en fin de compte, est peu ou prou conçue comme au service de la chose publique). Les bras et les mains représentent d’une part l’aristocratie féodale, d’autre part le connétable, les maréchaux, les capitaines, les guerroyeurs, les soudoyers. La poitrine symbolise les différents types de conseillers (pour le droit, pour la monnaie, pour la guerre, pour les négociations, pour soigner la personne du roi). Le ventre, ce sont les gens des comptes et les commis des finances (receveurs, trésoriers, changeurs, orfèvres, argentiers, monnayeurs). Les cuisses, ce sont les gens de loi (juges, prévôts, baillis, sergents, mais aussi avocats et, pour faire bonne mesure, plaideurs).

19Dans le Songe du vieil pelerin (1386-1389), Philippe de Mézières reprend la même image mais en l’adaptant, en sorte que chez lui le service de l’État est beaucoup moins visible que chez son prédécesseur15. Sa présentation des quatre hiérarchies triples des trois états du royaume de France n’isole pas non plus vraiment les serviteurs de l’État ni du prince16. Ce net infléchissement s’explique par le fait qu’il ne cherche pas systématiquement à exalter l’État, dès lors qu’à ses yeux le bien commun du royaume de Gaule, de la chrétienté, le corps politique, le « corps de policie », ne sauraient se confondre ni avec le prince ni avec l’État.

20Dans les présentations des états du monde par Gilles le Muisis17, par Jean Dupin18, par Eustache Deschamps19, bien des catégories socio-professionnelles apparaissent (les officiers de sainte Église, les officiers en cour laie, les juges, les clercs en lois...) mais non point sous la forme stricte d’officiers du prince.

21Je conclurais volontiers cette petite enquête par un constat de carence : avant 1500, le groupe des officiers et particulièrement des officiers royaux n’était pas clairement perçu comme formant un tout au sein du corps social tel qu’on se le représentait communément. Le progrès n’a donc rien d’évident par rapport au temps de Jean de Salisbury. Même l’émergence au XVI^e siècle du quatrième état ne paraît pas correspondre tout à fait à cela.

22Parente pauvre du présent congrès, la période dite féodale est loin sans doute d’avoir complètement ignoré les « serviteurs de l’État ». Bien sûr on ne les voit guère, au XI^e siècle, autour de Henri I^er et de Philippe Ier20, mais songeons à tous ces clercs du roi gravitant autour de Henri II Plantagenêt comme plus tard autour d’Édouard I^er. Toutes choses égales d’ailleurs, la royauté de Philippe Auguste était déjà administrative et bureaucratique21. Un exemple ici : dans sa thèse de l’École des chartes soutenue en 1934 et récemment parue sur Le comté de Valois jusqu’à l’avènement de Philippe de Valois au trône de France22, Louis Carolus-Barré n’hésite pas à écrire de Raoul IV, comte de Valois (1120 ?-1152) : « Sa vie presque entière fut employée au service du roi, c’est-à-dire, en somme de l’Etat »23. Certes, on voit ce qu’a de tendancieux ou d’un peu forcé une assertion de ce genre, il est vrai que ce grand féodal ne fut pas un préfet de la Troisième République, mais la distance est-elle nécessairement plus grande entre ce baron du XII^e siècle et un gouverneur de province au XV^e siècle qu’entre ce dernier et un intendant du temps de Louis XV ?

23Au moins pour la France des XIV^e-XV^e siècles, un large consensus semble se dégager au sein des spécialistes de cette époque, de cet espace et de ce sujet : il serait à la fois judicieux et éclairant de parler alors d’authentiques serviteurs de l’État.

24Le livre classique de Bernard Guenée, L’Occident aux XIV^e et XV^e siècles. Les États, dont la première édition remonte à 197124, consacre précisément un chapitre aux « serviteurs de l’État ». À suivre l’auteur, on assiste d’une part à un renforcement par la guerre du milieu nobiliaire et chevaleresque traditionnel mais d’autre part et surtout à l’émergence d’un milieu socio-professionnel nouveau, se servant de l’État en même temps qu’il est au service de l’État. Un milieu assez nombreux : ne parle-t-on pas, à tort ou à raison, de quelque 12 000 « civil servants » pour la France de Louis XII, y compris bien sûr les plus modestes sergents ? Un milieu

« hiérarchisé mais solidaire, qui a l’instruction, le pouvoir, la richesse, qui sait servir l’État sans perdre de vue ses intérêts, qui représente dans la société politique une force incontestable hors de proportion avec sa relative faiblesse numérique. Au point qu’au Mont-Saint-Michel vers 1400 pour faire comprendre à ses lecteurs ce qu’est la hiérarchie céleste chère à Denys l’Aréopagite et les raisons qui existent d’honorer les anges, un pieux auteur monastique croit bien faire en expliquant qu’“ils sont auprès de Dieu comme les officiers royaux auprès de leur souverain ; ils l’entourent ou sont envoyés par lui avec une délégation de pouvoir pour gouverner en son nom” »25.

25Sans doute, mais cette comparaison n’est-elle pas tirée du De universo de Guillaume d’Auvergne (vers 1180-1249), le célèbre évêque de Paris du XIII^e siècle26 ? En tout cas, la bibliographie mentionnée par Bernard Guenée dans les éditions successives de son livre fournit d’intéressantes indications : dans les titres figurent les expressions offices et officiers, légistes et gens de finances, Rat-Iurist-Humanist, King’s clerks, conseillers, hommes de loi, sergents, gens de justice, lawyers, English civil servants, notaires publics, un « serviteur de Louis XI », administrateurs, personnels administratifs, mais aussi chefs de guerre (rare), bureaucrates, hommes de pouvoir....

26Deuxième référence : les pages d’Albert Rigaudière dans le deuxième tome de Pouvoirs et institutions dans la France médiévale27. Historien du droit, l’auteur insiste sur l’organisation progressive d’un véritable service de la chose publique. Détenteurs d’offices, agents ou serviteurs de l’État forment un groupe parfaitement individualisé dans la société française de la fin du Moyen Age. Les différents modes de recrutement sont examinés : l’impétration, l’élection. Un statut se dessine alors : protection du pouvoir souverain, responsabilité limitée, vénalité, stabilité. Comment dans ce contexte ne pas faire mention de la grande ordonnance du 21 octobre 1467 selon laquelle nul officier ne peut être « désappointé » sans avoir été ouï ? Les officiers sont désormais censés passer sans encombre d’un règne à l’autre, encore que Charles VIII, lors de sa prise de pouvoir, ait tenu à déclarer, pour la forme : « Les dits offices pourraient estre dicts vacants en raison de [notre] nouvel advenement a la couronne ». Naissance d’une fonction publique, naissance d’un milieu, avec sa formation, ses rétributions, ses ambitions, au premier rang desquelles figurait l’anoblissement.

27Suivons encore l’analyse de Françoise Autrand dans l’Histoire de la fonction publique déjà citée.

« En se constituant en milieu, en se taillant une place au premier rang des élites, les serviteurs du roi [ont] contribué à donner de solides assises à l’État naissant. Naissance de l’État, du service public, des fonctionnaires, n’est-ce pas là un des principaux apports laissés à la France par les derniers siècles du Moyen Âge ? »28.

28On peut parler de décollage de l’État. Certains officiers – ainsi les Marmousets – sont pénétrés d’une conception presque mystique de l’État. L’idée de dévouement au service public trouve alors son expression. L’officier doit être compétent, l’officier doit plaire à ses administrés, nobles ou non nobles. Les officiers ne sont pas des serviteurs que l’on pourrait chasser ou congédier à volonté. Ils ne peuvent être « maniés ou demenés comme enfans d’école, serfs ou serviteurs ». L’officier est peut-être au service de tel ou tel, mais ce n’est pas un serviteur, encore moins un serviteur domestique.

29Datant de 1425, l’Avis à la reine Yolande ne fait à cet égard que reprendre la philosophie politique et administrative courante depuis le temps de Charles V et de Charles VI :

« Item, que, quant le roy a un bon bailli ou seneschal ou autre officier qui a bonne renommee d’estre preudomme et bon officier et plaît bien au pays ou il est, il ne li doit mie oster sans bonne cause son office pour bailler a un autre car par ce c’est troubler tout le pais et n’y aroit point de seurté a servir bien un roy [...]. Item, aussi se doit bien garder un roy de faire un grant officier en un grant office soudainement, a la requeste d’un varlet ou d’un familier, au choix et affeccion d’icellui familier, car souvent il advient que le roy par tele maniere cree officiers gens ignorans et de malvaise vie qui grevent plus la chose publique qu’ils n’y proufitent, et l’a l’en veu ou temps passé et deust on faire telz grans offices, voire aussi petis offices par bonne et seure eleccion et pour ce que on ne l’a mie fait vont les choses mal et engendrent toute division et qui fist les choses par election chascun fust content et feust le peuple en bonne union »29.

30Il serait intéressant dans cette perspective d’examiner de près le contenu des serments prêtés par les officiers du prince (du roi) et de voir si possible dans quelle mesure ils différaient des serments vassaliques traditionnels30.

31Toute une partie de l’opinion, hostile à la royauté absolue et favorable à la royauté réglée, était d’avis qu’un roi de France, à la différence d’un simple particulier ou d’un banal seigneur, ne pouvait créer des offices à sa guise. Sous peine de tyrannie, il lui fallait s’en tenir aux bons usages hérités de ses prédécesseurs. Il y a des règles quant à leur nombre et quant à leur nomination : ces règles demandent à être respectées sous peine de tyrannie31.

32On verrait volontiers une manifestation de la montée en puissance des notions d’office et de service (publics) dans la façon dont, à partir, semble-t-il, du dernier quart du XIII^e siècle, certains personnages se faisaient désigner sur leurs pierres tombales : « Jehan l’Archier, vallet nostre seigneur le roy, sire de Coudray » († 1276), « Artost de Dourches, qui fut escuier Madame la reine Marguerite » († 1287), Jean le Saige, bailli d’Alençon († 1344), Jean de Masières, conseiller du roi († 1360), Jacques Cosson, conseiller clerc au Parlement († 1371), Renaud de la Chapelle, maître des comptes du roi († 1382), Ivain de Béarn, chambellan du roi († 1393)32. Tout se passe comme si, dans un premier temps, seuls les modestes serviteurs (domestiques) du roi, de la reine, etc., tenaient à rappeler leur office, leur état, puis l’usage s’en répandit auprès de gens plus importants, qui tinrent à rappeler, en sus de leurs titres féodaux, leurs fonctions (leurs dignités), au sein de l’hôtel, mais aussi au sein des institutions (Parlement, Chambre des comptes, bailliages et sénéchaussées, armée). Un point d’aboutissement serait à cet égard l’inscription ornant une tombe de l’abbaye de Bomport, dans la chapelle dite de Rouville :

« Cy gist messire Guillaume de Rouville, chevalier, s^r de Moulineaux et de Villiers Cul de Sac, cons^er et chambellan du roy nostre sire et capitaine des gens d’armes qui fut tres vaillant et bon chevalier plein de bonne renommee qui trespassa le vingt troys^e jour de novembre l’an M CCCC IIII^XX et XII, et Madame Loyse de Graville sa famme laquelle trespassa le II^e jour de mars mil CCCC IIII^xx XIX »33.

33Loin d’être propre à la France, le mouvement serait assez général à travers l’Occident. Pour ne retenir qu’un exemple, au Portugal, longtemps les serviteurs de la royauté occupèrent leurs fonctions, au reste très peu spécialisés, à titre transitoire. Mais, à partir du début du XV^e siècle, on assiste à une nette séparation des services, à la hiérarchisation des fonctions, à la multiplication des restrictions dans l’accès aux offices. Peut-être n’est-il pas exagéré de parler alors de noblesse de service34.

34Plongeant ses racines dans un passé fort lointain, les notions d’office et d’officier prennent indubitablement corps à la fin du Moyen Âge. Être détenteur d’un office public implique ou est censé impliquer un certain nombre de droits et de devoirs. Il semble en particulier qu’il appartienne aux officiers de respecter et de faire respecter dans l’exercice de leurs fonctions l’« honneur » de leur office35. Peut-on pour autant d’ores et déjà parler sans état d’âme de « serviteur de l’État » ? En d’autres termes, faut-il ou non suivre le jugement récemment exprimé par un historien moderniste spécialiste des « élites du pouvoir » à propos du demi-millénaire allant de la fin du XV^e siècle à nos jours : « Au début le prince n’avait que des serviteurs personnels ou des suivants mais il était entièrement privé d’agents professionnels chargés d’exécuter sa volonté ; à la fin une grande partie de la population est formée d’agents qualifiés de l’État »36 ? Au début, dit-il encore, la notion abstraite, transpersonnelle d’État n’existait que de façon fort limitée, le « service de l’État » ne signifiait en réalité bien souvent que le « service d’une dynastie »37.

35Une double interrogation peut être ainsi formulée : 1°) officiers ou serviteurs ; 2°) serviteurs d’une personne, quelle que soit sa puissance, ou serviteur de l’État (ou de la couronne, ou de la chose publique38) ? On peut admettre d’une part qu’un conseiller au parlement de Paris se considérait comme un officier et non comme un serviteur mais que d’autre part le roi considérait ou était tenté de considérer comme un serviteur ce même conseiller. « Être au roi » : c’est la première des répliques d’un officier, surtout de rang modeste (sergent ou prévôt) quand il est pris à partie, verbalement ou physiquement, par un adversaire quelconque39. Pour Robert de Balsac, le prince à son avènement doit s’informer des conditions non point des officiers mais des « serviteurs » de ses prédécesseurs40. Le fait est par ailleurs que tel ou tel individu se pensait « serviteur » d’un « maître », avec tout ce que le mot implique d’indéfectible attachement, beaucoup plus qu’officier : Philippe de Commynes parle couramment de Louis XI comme de « nostre maistre »41, de même qu’Olivier de la Marche de Philippe le Beau42. Ainsi encore l’amiral Louis de Graville vis-à-vis de Charles VIII43, et Bayart vis-à-vis de François I^er44 Peut-être est-ce même là – il faudrait vérifier – une innovation du XV^e siècle45.

***

36Laissez-moi pour finir vous proposer une fiction, un nouveau dialogue des morts, après Lucien, Fénelon, Fontenelle et quelques autres : faire s’interpeller (en latin) un comte carolingien, un bailli capétien, un intendant de Louis XV et un préfet de Louis-Philippe, ou un capitaine de compagnie d’ordonnance sous Louis XI et un chef d’escadrons de cuirassiers sous Napoléon III, ou encore un maître des requêtes de l’hôtel de Charles V et un maître des requêtes au Conseil d’État sous Jules Grévy, faire s’interpeller Hincmar de Reims, Regnault de Chartres et Loménie de Brienne. Sûrement tous ces gens-là auraient quelque chose à se dire, des points de vue à confronter, des observations à échanger, mais aussi que de différences matérielles et mentales ! Alors, faut-il mettre l’accent sur les ressemblances entre eux, leur culture commune, telle ou telle identité de comportement, ou sur les différences ? Autrement dit, le devoir de l’historien est-il de souligner les continuités, les structures permanentes, intemporelles, ou de relever les oppositions, les mutations, les sauts quantitatifs et qualitatifs ? Les deux attitudes sont certes défendables, encore que, pour ma part, ce soit la seconde préoccupation qui m’apparaisse correspondre spécifiquement à la démarche historique. Au vu de la recherche récente, il serait outrecuidant de nier qu’il y eût dans l’espace français successivement un État des Carolingiens, un État des Capétiens, un État des premiers Valois, à chacun desquels correspondirent ses propres serviteurs. Ce sont, me semble-t-il, ces différentes étapes que l’historien des pouvoirs doit étudier en soi et pour soi, dans la spécificité de leur fonctionnement intrinsèque et sans trop de référence à ce que les périodes postérieures allaient apporter46.