1Les premiers chrétiens ont participé à des processions dès que des cérémonies publiques leur ont été possibles1. Au cours des temps, le nombre de celles-ci s’est accru, leur liturgie s’est enrichie. A la fin du XIII^e siècle, dans son Rational des divins offices, Guillaume Durand2 traitait d’abord des processions qu’on faisait « tous les dimanches »3. A ces « processions des dimanches » s’ajoutaient celles que l’on faisait à l’occasion de la fête d’un certain nombre de saints. Puis le grand liturgiste distinguait « quatre processions solennelles », celles de la Purification de la bienheureuse Vierge Marie, des Rameaux, de Pâques et de l’Ascension4. Enfin, les lundi, mardi et mercredi qui précédaient l’Ascension, l’Église célébrait les Rogations, dites aussi Litanies, ou encore « processions, parce qu’alors l’Église fait une procession générale »5. Achevant sa traduction française du Rational des divins offices en 13726, Jean Golein ajoutait la procession « du sacrement »7. Dans la première moitié du XIV^e siècle en effet était apparue, s’était rapidement diffusée et avait pris une importance considérable la procession célébrée à l’occasion de la fête du Corpus Christi, c’est-à-dire de la Fête-Dieu8. A Paris, les ecclésiastiques célébraient naturellement toutes ces processions. Parmi les plus marquantes étaient celle qui menait le clergé de Notre-Dame (et probablement d’autres paroisses) jusqu’à l’église Sainte-Geneviève le jour de la fête de la sainte, le 3 janvier9, et celle de la Fête-Dieu, qui rassemblait toutes les paroisses de la ville10.

2Outre ce cycle régulier, il était prévu que d’autres processions pouvaient être décidées causa necessitatis11. Comme l’expliquait Guillaume Durand, « le pape Libère décréta que l’on pourrait toujours faire une litanie pour une guerre, pour une famine, pour une peste, et sous la menace d’autres fléaux de ce genre »12. Ces processions-là, les clercs les disaient parfois « spéciales »13.

3Une procession spéciale reste une cérémonie liturgique à laquelle doivent participer des membres du clergé. Le 18 mai 1413, le roi, revenu à la santé, va remercier Dieu à Notre-Dame de Paris. Il est suivi, nous dit le Religieux de Saint-Denis, des ducs de Guyenne et de Bourgogne, et « d’un nombreux cortège de nobles seigneurs ». L’historien précise qu’il va donc à Notre-Dame « en pèlerin » (peregre). Le peuple, lui aussi, remercie Dieu dévotement : il suit le clergé d’église en église ; il participe à des processions (idemque fecit devote plebs communis, viros ecclesiasticos de ecclesiis ad ecclesias processionaliter prosequendo)14. En septembre 1418 et juillet 1419, par deux fois, on a cru la paix rétablie. Michel Pintoin décrit la joie de tous par les mêmes mots ou presque. Le peuple a manifesté la joie la plus vive (in signum exuberantis leticie) comme le font les laïcs à la campagne ; il a bu et mangé, chanté et dansé toute la nuit. Mais le lendemain matin, en témoignage de leur vive allégresse spirituelle (in signum eciam exuberantis spiritualis leticie), tous les gens d’Église de la ville (civitatis viri ecclesiastici universi) participent à des processions générales et solennelles (generales processiones ; percelebres [...] letanias)15. Il n’y a pas de procession sans clergé. Et une procession, fût-elle spéciale, reste toujours une liturgie.

4On ne manque pas de sources qui permettent de connaître partie au moins des processions spéciales qui se sont déroulées à Paris sous Charles VI. Certaines sont plus ponctuelles16. D’autres sont plus continues, et je les ai systématiquement dépouillées. Le Journal de Nicolas de Baye couvre les années 1401-141617. Le Journal d’un bourgeois de Paris va de 1405 à 1422 et au delà18. Le Journal de Clément de Fauquembergue va de 1417 à 1422 et au delà19. Seule la Chronique de Charles VI que Michel Pintoin, religieux de Saint-Denis, a écrite en latin couvre tout le règne de 1380 à 142220. C’est donc un témoignage de premier plan que peut, ici ou là, compléter la Chronique de Charles VI dite de Juvénal des Ursins, qui en est pour partie un résumé français mais qui offre aussi pour partie un récit plus original21. A ces témoignages narratifs, on peut en ajouter d’autres. J’ai ainsi tiré grand profit des comptes de la fabrique de Notre-Dame de Paris, dont nous avons encore la copie pour quelques années entre 1380 et 139722. J’ai surtout systématiquement dépouillé les registres capitulaires de Notre-Dame de Paris qui, mises à part quelques lacunes, couvrent tout le règne23. Toutes ces sources ne parlent pas forcément des mêmes processions, et surtout n’en parlent pas de la même façon. Elles se confirment et se complètent.

5Toutes informations confondues, il est possible de dire qu’il y a eu à Paris, sous Charles VI, entre 1380 et 1422, une centaine de processions ou de campagnes de processions spéciales. Il n’y a pas lieu d’épiloguer sur ce chiffre. Ce que j’appelle une campagne de processions recouvre, comme nous le verrons, des réalités trop différentes. On peut simplement en conclure que, à côté de la procession ordinaire, la procession spéciale fait partie, sous Charles VI, de la vie quotidienne.

6Est-ce un fait nouveau ? Les Grandes Chroniques de France parlent très rarement de processions. Elles disent nombre de calamités naturelles sans mentionner de processions. Pourtant, à propos des inondations de 1206, elles décrivent après Rigord la procession que firent alors les moines de Saint-Denis24. Sur ce fond si sobre se détachent d’autant mieux trois processions exceptionnelles. La première, en 1191, demanda au Ciel la guérison du jeune Louis, fils de Philippe Auguste25. La seconde, en 1244, le supplia de rendre la santé à Louis IX, gravement malade à Pontoise26. La troisième, en 1335, lui adressa de ferventes prières pour que ne succombe pas Jean, duc de Normandie, fils aîné du roi de France, qui était dans un état désespéré27. Dans les Grandes Chroniques de France, la procession n’est jamais que le fait d’une journée, et rarissime.

7Faut-il dire que les sources narratives attachaient peu d’importance aux processions, ce qui serait déjà un signe ? Faut-il dire que nous manquons des sources qui nous permettraient de repérer les processions spéciales que l’abondance de la documentation nous montre si nombreuses après 1380 ? Pour répondre à cette question, il nous faut interroger une source restée semblable à elle-même avant et après 1380. Il en existe au moins une. Ce sont précisément les registres capitulaires de Notre-Dame de Paris. Ils commencent en 1326 et se continuent, avec quelques lacunes, jusqu’en 1790. Je les ai dépouillés sur un siècle, de 1326 à 142228. Sous Charles VI, quoique manquent les années 1380-1391 et 1395-1396, les registres, pour 29 ans, font état de 110 processions décidées par le chapitre, près de quatre processions par an, et le chiffre est encore trop faible puisqu’un groupe de processions peut faire l’objet d’une seule décision. En revanche, entre 1326 et 1380, les chanoines de Notre-Dame de Paris ont décidé une seule fois d’organiser des processions. C’était en mai 1368. Les routiers étaient aux portes de Paris. Le chapitre ordonna de célébrer des processions trois fois par semaine, les mardis, jeudis et samedis29. C’est bien sous Charles VI que la procession spéciale est devenue ainsi une réalité de la vie quotidienne.

Les vœux des processions

8Une procession spéciale s’adressait toujours à Dieu, directement, ou indirectement par l’intermédiaire de la Vierge et des saints. En cas de nécessité, clergé et fidèles faisaient procession pour que « leurs prières frappent les oreilles de Dieu et des saints »30, pour implorer l’aide de la toute-puissance et de la miséricorde divines, « pour demander à Dieu de délivrer son peuple du danger qui le menaçait »31.

9Dieu exauçait parfois ces vœux (vota)32. Quelques-unes des processions étaient donc célébrées pour lui rendre grâces33. Mais les processions suppliaient beaucoup plus souvent qu’elles ne remerciaient. Il n’était pas rare que Dieu restât sourd à toute prière « parce que sans doute ceux pour qui l’on implorait sa grâce ne la méritaient pas »34. Aussi, comme une messe et un sermon étaient d’ordinaire prévus dans quelque « station », le temps fort d’une procession était ce sermon, qui lui donnait son sens. Un prédicateur y excitait le peuple à plus de piété et de dévotion, et incitait les pécheurs à corriger leurs erreurs, à revenir à une vie meilleure35. On pouvait alors espérer que Dieu, touché par cette pénitence, accéderait à la demande de ceux qui le priaient si bien.

10Dans les temps difficiles qu’ils vécurent, les sujets de Charles VI n’eurent que trop souvent l’occasion de se tourner vers Dieu. Lorsque les pluies étaient incessantes36, lorsque la sécheresse ou le froid étaient insupportables37, lorsqu’épidémie et mortalité menaçaient les hommes38, ceux-ci suppliaient le souverain maître des choses, summus rerum oppifex39. Mais ces vœux traditionnels pour que cesse une calamité naturelle n’expliquent qu’une infime minorité des processions célébrées sous Charles VI.

11En 1393, il y avait maintenant quinze ans que durait le Schisme. Depuis un certain temps, de bons esprits, au premier rang desquels Gerson, disaient que, pour venir à bout du scandale, il fallait d’abord des jeûnes, des prières et des processions40. Et donc, le 12 janvier 1393, pour la première fois, une procession générale se rendit à Sainte-Geneviève et « pria Dieu qu’il mette fin au schisme de l’Église »41. Dès lors, des processions pro unione Ecclesie accompagnèrent tous les grands moments d’une histoire fort agitée. Ces célébrations, devenues routinières, cessèrent en 1409, après le concile de Pise42.

12Bien plus nombreuses et bien plus importantes furent les processions célébrées tout au long du règne pour le roi, pro rege. Le dimanche 30 août 1383, religieux et chanoines, portant des reliques, se rendirent en processions générales de Notre-Dame à Sainte-Geneviève et revinrent à Notre-Dame où, dans le cloître, fut prononcé un sermon auquel assistèrent un assez grand nombre de paroissiens parisiens. Et ceci, ajoute le chroniqueur, fut fait « pour le roi Charles » (pro rege Karolo), qui était parti, le mardi précédent, avec plus de vingt mille hommes, contre les Anglais43. J’ai en vain cherché un précédent à une telle procession célébrée pour le roi parti en campagne. Jusqu’à preuve du contraire, il me faut bien admettre que celle-ci, en 1383, à laquelle les laïcs ne sont que prudemment associés, est une innovation. En tout cas, à partir de 1383, toute campagne à laquelle participe le roi est cause de processions de plus en plus suivies et de plus en plus nombreuses. En 1386, ce n’est plus une mais cinq processions qui furent célébrées, le dimanche, en six semaines, pour le roi et son armée partis en Picardie44. En 1412, des processions sillonnèrent tous les jours Paris pendant que Charles VI était parti en campagne en Berry contre le duc de Berry45. En 1415, dès que le roi eut quitté Paris et jusqu’à la bataille d’Azincourt (25 octobre), des processions furent répétées, trois fois par semaine, « pour obtenir du Ciel une heureuse issue à l’expédition du roi »46. Il semblait désormais inconcevable que le roi pût être, hors de Paris, à la tête de son armée, sans que les rues de la capitale fussent parcourues par des processions répétées « pour le roi ».

13La folie de Charles VI, à partir d’août 1392 et jusqu’à la fin du règne, donne, hélas, des occasions plus fréquentes de multiplier les processions « pour le roi », où tout un peuple supplie le souverain médecin de rendre la santé au roi47. Sur cent processions ou campagnes de processions que j’ai repérées entre 1380 et 1422, une vingtaine demande à Dieu la santé du roi.

14Mais plus de vingt-cinq, soit une sur quatre, demandent à Dieu la paix. La prière pour la paix, pro pace, est d’autant plus fréquente que la notion de paix est bien ambiguë. Lorsque, en 1393, Charles VI part en campagne contre les Anglais, ses sujets prient à la fois pro rege et pro pace48. La paix demandée peut être aussi la paix de l’Église. Elle est surtout, de plus en plus, la paix entre les princes, la paix dans le royaume, la paix dans la ville. Les sujets de Charles VI n’ont que trop d’occasions d’implorer celui qui aime et garantit la paix, auctor pacis et amator altissimus49.

15La procession spéciale est donc devenue sous Charles VI l’occasion presque quotidienne de se tourner vers le dernier recours et de prier le souverain maître des choses, ou le souverain médecin, ou le souverain auteur de la paix. Et même, les circonstances aidant, l’usage se fit de plus en plus fréquent de multiplier les vœux dans une seule procession, les fidèles ne s’accordant pas toujours sur ce qu’ils sont venus demander à Dieu. Voici la procession organisée par l’Université de Paris le 14 juillet 1404. Enguerran de Monstrelet dit simplement que l’Université fit « processions generales en alant à Sainte Katherine du Val des Escoliers ». Juvénal des Ursins dit que « ceux de l’Université firent une belle et notable procession pour la santé du roy ». Tout en disant la même chose, Michel Pintoin précise que la santé du roi était « ce que les Français avaient le plus à cœur après le rétablissement de la paix dans l’Église ». Nicolas de Baye, quant à lui, note que l’Université a été « en procession et pelerinage par maniere d’anniversaire pour la paix de l’Église, du royaume et de la santé du roy »50. Avec la guerre civile et la guerre étrangère, la paix du royaume, la conservation du royaume devinrent un des grands soucis des Français, aussi lancinant que celui de la santé du roi. Si bien que, dans les dernières années du règne, les processions furent presque toutes organisées pro sanitate regis et conservacione regni51, « pour le salut et prosperité du roy et de ce royaume et pour la paix et union d’icellui », « pour le bon estat du roy et de ce royaume et pour leur salut et prosperité »52.

16Le 1^er septembre 1421, Clément de Fauquembergue note que « la Court se leva et parti [...] du Palais pour aler à l’Église Nostre Dame où estoient, ce jour, les processions generales assemblées pour prier Dieu pour le salut et prosperité du roy et de ce royaume, etc. »53. Avec cet etc., il est clair que nous sommes maintenant en présence de formules stéréotypées. En faisant de l’état du roi et du royaume les deux vœux de toutes les processions de ces années-là, le greffier du Parlement marque bien les soucis alors affichés par ceux qui décidaient des processions. Mais derrière les grands mots de cette rhétorique désormais routinière se cachaient depuis un temps, le plus souvent, des intentions beaucoup plus précises. Il faut donc maintenant pousser l’enquête un peu plus loin et se demander à qui revenait la responsabilité de décider une procession spéciale.

Qui décide une procession ?

17La paroisse est le cadre naturel dans lequel s’organisent les processions. Il est donc normal que les registres capitulaires de Notre-Dame de Paris gardent trace des délibérations et des décisions prises à leur propos. Les années 1380-1391 manquent mais, de 1392 à 1422, en trente ans, les chanoines ont à 110 reprises décidé d’une procession. La mention qui l’enregistre est d’ordinaire des plus simples : Fiat processio generalis pro unione sancte matris Ecclesie in Sancta Genovefa die dominica (mercredi 30 janvier 1409) ; vadat processio die dominica apud Jacobitas (vendredi 24 juillet 1411) ; fiant processiones generales die dominica proxima (vendredi 9 février 1414) ; etc.54.

18Comme les paroisses, l’Université peut décider de processions, l’une des plus célèbres étant celle du 14 juillet 1404, qui alla de Saint-Mathurin à Sainte-Catherine-du-Val-des-Ecoliers, au cours de laquelle les gens de Charles de Savoisy furent la cause d’un scandale inouï55.

19D’aller en procession à Notre-Dame56. Le chantre de Saint-Denis ne manque pas de signaler et de parfois longuement décrire nombre de processions célébrées par les moines dionysiens.

20Les choses ne sont pourtant pas si simples. Le fait est que le clergé de Notre-Dame a célébré beaucoup de processions qui n’ont laissé aucune trace dans les registres capitulaires. Entre le 15 juillet 1392 et le 10 février 1395, les comptes de la fabrique de Notre-Dame font état de dépenses occasionnées par une douzaine de processions célébrées par le clergé de la cathédrale57. Seules trois de ces processions, celles du 7 septembre 1393, du 4 et du 11 octobre 1394 ont donné lieu à une décision enregistrée par le notaire du chapitre58. On ne peut pas exclure l’hypothèse que, surtout dans les premières années du règne, les registres capitulaires n’ont pas gardé mémoire de toutes les décisions des chanoines. Mais la discordance entre les comptes de la fabrique et les registres capitulaires permet de bien mesurer la complexité de la procédure qui aboutit à la célébration d’une procession.

21Une procession est rarement le fruit d’une décision paroissiale isolée. C’est très souvent l’évêque qui ordonne que des processions soient célébrées. Michel Pintoin nous montre ainsi des processions décidées par l’évêque de Paris59, ou des campagnes de processions décrétées, dans tout le royaume, par les prélats60. Mais les évêques décident rarement seuls. Ils sont attentifs à ce que pensent leurs clercs. L’Université de Paris peut ainsi peser d’un grand poids sur l’évêque ou, directement, sur les chanoines des chapitres cathédraux et les curés des paroisses. En septembre et octobre 1394, elle veut travailler à l’union de l’Église ; elle envoie des lettres aux prélats et aux chapitres cathédraux d’une partie au moins du royaume. C’est sous cette pression que les chanoines de Notre-Dame de Paris décident de célébrer une procession dans l’église le mercredi 7 octobre et de participer aux processions générales qui se rendront à Sainte-Catherine-du-Val-des-Ecoliers le dimanche 11 octobre61. En 1412 au contraire, une fois le roi parti en campagne contre le duc de Berry, c’est de la base qu’est venue la pression. Dès le lundi de Pentecôte (23 mai), les chanoines de Notre-Dame avaient dû autoriser les chapelains de l’église à célébrer le lundi suivant une messe pro prosperitate regis62. Dès ce lundi 30 mai, une première procession allait de la Sainte-Chapelle à Saint-Denis. Le jeudi 2 juin, les processions de la Fête-Dieu, qui ont souvent été une occasion de rassemblements et de turbulences, ne faisaient qu’accentuer le mouvement. Comme le montre bien le Religieux de Saint-Denis, ont successivement cédé à la contagion les chanoines de Notre-Dame (vendredi 3 juin), les professeurs et les étudiants de l’Université (samedi 4 juin), et les moines de Saint-Denis (dimanche 5 juin)63. Ainsi, une procession se situe le plus souvent dans un ensemble où tous les clercs, par leurs pressions ou leurs décisions, jouent un rôle. Une campagne de processions reflète en quelque sorte une volonté collective des clercs, ce que Michel Pintoin rend bien en écrivant que telles processions ont été décidées par le clergé (clerus), par les ecclésiastiques (viri ecclesiastici), ou par toute l’Église (universa Ecclesia, universalis Ecclesia)64.

22Les processions sont toujours restées de la décision des clercs. Mais, dès le début du règne de Charles VI, les autorités laïques avaient bien compris que cette cérémonie liturgique pouvait devenir un remarquable instrument politique. Parfois, c’étaient « les gouverneurs de Paris », « ceulx de Paris », les cives Parisienses qui faisaient célébrer des processions65. Le plus souvent, c’étaient le roi66, son chancelier67, son Conseil68, ses oncles69, son prévôt70 qui exhortaient les clercs, avec plus ou moins d’insistance, à leurs pieuses pratiques71. Ici, c’était un ordre ; là une requête ; là encore une simple invite. En général, les textes nous permettent mal de mesurer la pression de l’intervention laïque, si même ils la mentionnent. Pendant la mortalité de 1399, les religieux de Saint-Denis firent procession « à la requeste d’aucuns seigneurs ». C’est ce que nous dit Juvénal des Ursins. Mais le chantre de Saint-Denis fait silence sur cette initiative72.

23Parfois, mais rarement, certains moments de crise mettent bien à nu le jeu complexe de pressions et de décisions qui est à l’origine d’une procession. En 1411, nous dit Michel Pintoin, « les présidents au Parlement et aux Requêtes du Palais, auxquels s’étaient joints les membres du Conseil du roi, se sont réunis avec les docteurs et les professeurs de l’Université. Tous ensemble ont décidé que tout le clergé de Paris se rendrait en procession solennelle et générale à Sainte-Geneviève et que, là, le mandement apostolique serait lu en français au peuple assemblé »73. Le 27 juin 1418, les Bourguignons sont entrés dans Paris depuis quelques semaines. L’agitation est à son comble. Les chanoines de Notre-Dame pensent qu’il serait bien dangereux de vouloir, en ce moment, célébrer une procession solennelle et assembler le peuple pour lui prêcher la paix et la justice. Ils se résigneraient pourtant à décider une telle procession. Mais ils ne le feraient que si la demande bler le peuple pour lui prêcher la paix et la justice. Ils se résigneraient pourtant à décider une telle procession. Mais ils ne le feraient que si la demande du Conseil du roi était appuyée par celle des curés de Paris et des membres de l’Université réunis en grand nombre74.

24Dans certains cas, les autorités civiles ou religieuses qui veulent une procession vont jusqu’à en décider tous les détails75. Les chanoines de Notre-Dame n’ont plus qu’à s’exécuter et une telle procession, tout naturellement, ne laisse aucune trace dans les registres capitulaires. Mais, le plus souvent, on suggère, on demande ou on ordonne au chapitre de célébrer des processions. Il reste aux chanoines à décider de leur nombre, du jour où elles seront célébrées, du parcours qu’elles suivront, de la station où elles aboutiront, du genre et de la forme qu’il conviendra de leur donner76. Car la liturgie met à la disposition des clercs tout un arsenal qui leur permettra d’adapter la procession aux buts qu’ils se proposent, toute une grammaire par quoi des yeux avertis pourront mesurer leur ferveur ou leur tiédeur.

La forme des processions

25Quand les clercs parlent d’une procession, sans autre qualificatif, c’est une simple procession, dont ils précisent parfois, rarement à la vérité, qu’elle est « commune »77 ou « particulière »78. Cette simple procession commune ou particulière ne sort pas de sa paroisse. « Le mardy derrenier jour de may, oudit an [1412], partie des parroisses de Paris firent procession, et leurs parroissiens autour de leurs parroisses » écrit dans son journal celui que l’on appelle traditionnellement le Bourgeois de Paris79. Clément de Fauquembergue est un peu plus précis. « Ce jour, écrit-il le 13 février 1423, par l’advis et ordonnance des gens du Conseil du roy et de l’evesque de Paris, furent faictes processions es Églises de Paris, et en chascune parroisse autour du circuite de chascune des dictes Églises, pour prier Dieu pour le salut et prosperité de ce royaume »80. C’est-à-dire que le clergé et les paroissiens firent ce jour-là pour cette procession spéciale le trajet, à l’extérieur de l’église, qu’ils avaient l’habitude de faire à la procession prévue chaque dimanche par la liturgie81.

26A la procession particulière s’oppose la procession générale82. Guillaume Durand, on se le rappelle, disait « générales » les processions qui avaient lieu pendant les trois jours des Rogations83. Les processions des plusieurs paroisses voisines84. Le lundi 22 septembre 1399, les chanoines de Notre-Dame de Paris décident qu’ils iront le dimanche suivant en procession générale à Sainte-Geneviève85. Le 14 juillet 1405, nous dit Michel Pintoin, l’Université de Paris avait décidé « de faire une procession générale et d’aller de Saint-Mathurin à l’église Sainte-Geneviève »86. Enguerran de Monstrelet dit exactement la même chose : « L’Université de Paris faisant processions generales en alant à Saincte Katherine du Val des Escoliers [...] »87. Le vendredi 3 juin 1412, nous dit Nicolas de Baye, la Cour de Parlement a vaqué « pour ce qu’elle est alée à la procession general qui s’est faicte du clergié de Nostre Dame de Paris à Saincte Genevieve »88.

27S’il peut donc y avoir une procession générale, il y a plus ordinairement des processions générales lorsque toutes ou partie des paroisses parisiennes se rendent le même jour en la même église. Le lundi 5 octobre 1394, les chanoines de Notre-Dame sont informés qu’il y aura, le dimanche suivant, des processions générales à Sainte-Catherine89. Le 14 juin 1414, Nicolas de Baye nous dit que la Cour vaque « pour ce qu’elle a esté aux processions generales de toutes les Églises de Paris »90. Le 8 août 1413, écrit le Religieux de Saint-Denis, « les curés des églises de la ville, suivis d’une multitude de paroissiens des deux sexes, firent une procession générale à Saint-Martin-des-Champs »91. Le Bourgeois de Paris note dans son journal que, le 10 juin 1412, « fut faicte une procession generalle, une des plus honnourables que on eust oncques veue, car toutes les Églises, colleges et parroisses y furent tous »92.

28On aura observé que ces deux dernières citations parlent d’une procession générale, usent du singulier pour désigner l’ensemble des processions générales menées par le clergé de chaque paroisse. Ce peut être simple façon de dire. Ce peut être aussi la conséquence d’un fait dont nous n’avons le témoignage clairement exprimé que pour les dernières années du règne. Les processions générales viennent de toutes les paroisses de la ville à Notre-Dame et se rendent ensemble, de là, en une énorme procession générale, à Sainte-Geneviève (1412, 1420) ou à Sainte-Catherine-du-Val-des-Ecoliers (1419), ou à Saint-Martin-des-Champs (1413, 1420)93. Par exemple, le mercredi 2 août 1413, il est décidé qu’il y aura le dimanche suivant des processions générales à Saint-Martin-des-Champs (processionem generalem [...] apud Sanctum Martinum de Campis)94. Le Religieux de Saint-Denis relate ce qui s’est passé ce dimanche 6 août : le clergé de Paris (in villa Parisiensi [...] viri ecclesiastici) chanta un Te Deum dans l’église de Notre-Dame (in ecclesia Beate Marie Parisiensis) puis se rendit en procession générale à Saint-Martin-des-Champs (generalem processionem ad Sanctum Martinum de Campis peragentes)95.

29Les églises où se rendent les processions générales varient donc. Les parcours empruntés par les processions générales peuvent donc changer. Il reste qu’une procession générale va toujours d’une église à une autre église, de ecclesiis ad ecclesias, comme dit le Religieux de Saint-Denis. Aussi notre historien parle bien parfois de processions générales qui vont d’églises en églises : de ecclesiis ad ecclesias facte sunt generales letanie ; de ecclesiis ad ecclesias devotas generales letanias96. Mais, la plupart du temps, il se dispense de préciser que ces processions sont générales. Puisqu’elles vont d’églises en églises, ses lecteurs savent bien qu’elles ne peuvent être que générales. « Processions d’églises en églises » et « processions générales » sont pour Michel Pintoin deux expressions synonymes. La preuve en est qu’en 1418 et 1419, pour décrire deux journées de processions, il reprend les mêmes phrases. A quelques variantes près. Il dit la première fois : generales processiones celebrantes ; la seconde fois : de ecclesiis ad ecclesias percelebres egerunt letanias97. Comme toujours, les mots ont un sens précis, mais les auteurs les plus rigoureux, surtout lorsque les choses sont évidentes, peuvent en user avec une certaine souplesse. Ainsi le notaire du chapitre de Notre-Dame peut-il mentionner « les processions qui iront à l’église des Frères Mineurs » sans préciser qu’elles sont générales, puisque cela va de soi98.

30Une procession est souvent dite générale. Souvent aussi, elle est dite solennelle. Mais autant, comme nous venons de le voir, la procession générale est une notion simple, autant est complexe la notion de procession solennelle. On se rappelle sans doute que Guillaume Durand disait « solennelles » les processions célébrées en quatre grandes fêtes99. Mais, disant que telle procession spéciale était solennelle, nos auteurs n’entendaient certes pas renvoyer au modèle précis qu’offrait la liturgie de ces quatre grandes fêtes, qui n’était d’ailleurs pas toujours la même d’une de ces fêtes à l’autre. Parlant de solennité, ils se référaient à une notion plus large et très relative. Pour eux, une procession était plus ou moins solennelle. Ce qui ne veut pas dire que la solennité était une notion subjective. L’œil averti du clerc savait très bien quels critères faisaient une procession plus ou moins solennelle.

31Il n’y avait pas de procession sans croix. Les plus simples des processions spéciales étaient uniquement, comme les processions dominicales, précédées d’une croix. Ces simples processions n’avaient rien de solennel.

32La solennité commençait déjà avec les bannières, vexilla, ou, comme dit Michel Pintoin en une expression plus relevée, arma spiritualia100. Les comptes de la fabrique de Notre-Dame disent solennelles des processions où les seuls frais ont consisté à payer les porteurs de bannières de l’église101.

33Plus couramment, la procession est rendue solennelle par la présence de reliques. Le 27 septembre 1388, ou le 3 août 1393, le clergé de Notre-Dame de Paris a participé à des processions solennelles en portant les châsses de Notre-Dame et de saint Marcel102. La procession solennelle la plus habituelle comporte croix, bannières, reliques. Les auteurs le précisent parfois. Cruces, arma spiritualia et sanctorum pignora sacrosancta, peut détailler le Religieux de Saint-Denis103. Le plus souvent, seules les reliques sont mentionnées, croix et bannières allant alors de soi.

34Naturellement, les processions sont d’autant plus solennelles que les croix, les bannières et les reliques sont plus nombreuses, que les croix et les châsses sont plus riches, que les reliques sont plus vénérables. Ce que les témoins ne manquent pas de noter. En la procession qui alla le 25 novembre 1418 de la Sainte-Chapelle à Notre-Dame de Paris, nous dit Clément de Fauquembergue, « fu portée la vraye Crois et autres pluiseurs reliques et sainctuaires »104. Le 13 juin 1412, nous dit le Bourgeois de Paris, ceux qui vinrent de Saint-Maur-des-Fossés à Notre-Dame de Paris étaient « acompaignez de xviii banieres, des reliques tres grant foison, vingt croix »105. Le 17 juin 1412, nous dit Michel Pintoin, le clergé de la Sainte-Chapelle alla à Saint-Denis en une procession d’autant plus solennelle (cum sollempniori tamen processioné) qu’ils y portèrent un morceau de la Vraie Croix, la tête de saint Louis et tous leurs joyaux106. Le même Michel Pintoin nous dit qu’il n’y eut jamais de procession plus solennelle (sollempniorem processionem) que celle du 25 juin 1414 car, ce jour-là, les processions venues de toutes les paroisses portèrent à Notre-Dame des reliques en plus grand nombre que jamais (quia secum ecclesie majorem reliquiarum numerum [...] adduxerant). Pour leur part, les religieux de Saint-Denis portaient les châsses contenant les corps de sainte Osmanne, de saint Hilaire, de saint Eugène, de saint Hippolyte, de saint Eustache, et la tête de saint Benoît. Puis, derrière le chantre, d’autres moines portaient la croix d’or, l’oriflamme royale, le menton de sainte Marie-Madeleine, le doigt de saint Louis, une petite châsse, les statues dorées de sainte Marie et de saint Nicolas, la main de l’apôtre saint Thomas. Enfin, les derniers portaient la couronne, le saint Clou et la croix de Notre-Seigneur107. Aucune procession, en vérité, ne pouvait être plus solennelle que celle-là.

35Les reliques sont le trait essentiel de la procession solennelle. Il en est pourtant d’autres, parfois notés. Les vêtements des ecclésiastiques importent. Des dalmatiques, des tuniques, des chapes de soie font une procession plus solennelle108. La chape, même s’il n’est pas précisé qu’elle est de soie, rehausse la solennité d’une procession. Par exemple, en septembre 1415, Harfleur est sur le point de tomber. Il faut demander à Dieu de sauver la ville. Les chanoines de Notre-Dame décident qu’ils iront en procession générale avec des reliques le vendredi 20 septembre aux Jacobins, le samedi 21 aux Carmes. Le dimanche, ils iront à Saint-Martin-des-Champs en portant la tête de saint Philippe. Enfin, dernière décision, et erunt omnes in capis, « tous seront en chapes »109. Ce dont la chronique de Jean Juvénal des Ursins rend compte très exactement : « Et pour ce fut ordonné que iceluy vendredy et samedy, voire le dimanche ensuivant, on ferait processions. Ce qui fut fait bien solennellement à chapes et reliques, le plus honorablement qu’on peut »110.

36Le samedi 25 juin 1418, pour tenter de pacifier le peuple, l’Université et le chapitre de Notre-Dame songent à « une procession solennelle »111. Celle-ci est organisée en effet et, nous dit le Bourgeois de Paris, « toutes les Églises de Paris s’assemblerent à Nostre Dame de Paris et de là vindrent à grant luminaire et sainctuaires à [...] Sainct Martin des Champs »112. Ceci attire notre attention sur un autre trait de la procession solennelle, le luminaire. Les choses, ici, semblent avoir beaucoup évolué sous Charles VI. Au début du règne, à la procession solennelle de la Purification de la Vierge, le 2 février, chaque fidèle avait un cierge à la main113. C’était bien la seule procession, ordinaire ou spéciale, où il en était ainsi. Dans les années 1390, une châsse pouvait être entourée de quatre porteurs de cierges, parfois huit114. Aucun texte n’incite à penser qu’il y avait d’autres cierges dans ces processions. En revanche, dans les grandes processions qui se sont déroulées à Paris en 1412 pendant que le roi et son armée étaient partis mâter le duc de Berry, des cierges nous apparaissent brutalement, innombrables. Dans la procession du 31 mai, le Bourgeois de Paris a vu « tous les prestres revestuz de chappe ou de sourpeliz, chascun portant ung sierge en sa main et reliques, tous piez nudz » ; deux châsses « avecques bien 200 petiz enfens devant, tous piez nudz, chascun cierge ou chandelle en sa main ; tous les parroissiens qui avoient puissance, une torche en leur main, tous piez nudz, femmes et hommes ». Le 3 juin, le même témoin a compté dans la procession du commun plus de 40 000 personnes « avecques [...] bien plus de 4 000 torches allumées »115. Les innombrables cierges de quelques-unes des processions de 1412 ont tellement frappé les contemporains que Michel Pintoin, qui n’a jamais rien dit de tel dans les nombreuses processions qu’il a décrites depuis 1380, note, pour l’une ou l’autre de ces mêmes processions de mai et juin 1412 : une foule d’hommes et de femmes suivant nu-pieds et un cierge à la main (cum cereis ardentibus et nudis vestigiis subsequente) ; chacun tenant un cierge à la main (cereos ardentes tenentes in manibus)116. Ces scènes exceptionnelles, avec ces nombreux laïcs tenant un cierge, ne se répéteront pas. Mais, en 1415, Harfleur étant tombée, le roi parti pour Rouen, plusieurs processions générales furent organisées, auxquelles participèrent de nombreux prélats, tout le clergé parisien, et l’Université. Les prélats étaient « vêtus de leurs habits pontificaux » (indumentis pontificalibus insignitï) et, pour exciter le peuple à plus de dévotion, tous les clercs avaient, chacun, à la main, un cierge allumé, ce qui, tient à préciser Michel Pintoin, n’était pas l’habitude (quod non consuetum erat, ardentes cereos singuli deferebant)117.

37La sonnerie des cloches était aussi, dans une procession, un élément important. On pouvait sonner les cloches à toute volée (compulsari), de haut en bas (depulsari), ou les faire simplement tinter (simpliciter pulsari)118. Tout naturellement, une messe solennelle (missa solemnis) était célébrée cum solemni pulsacione119. Et, pour une procession solennelle (processio solemnis), les cloches sonnaient solemniter120.

38La solennité d’une procession se marquait enfin dans le chant. Au total, pour organiser une procession qu’ils voulaient solennelle, les clercs disposaient de nombreux éléments qu’ils pouvaient plus ou moins accentuer. Une remarquable décision du chapitre de Notre-Dame le montre bien. Le 25 avril 1407, les chanoines prévoient une messe et une procession solennelles. Ils seront en chapes de soie. De l’herbe sera répandue dans le chœur et la nef comme au jour du Saint-Sacrement. Les grandes cloches sonneront. L’orgue jouera. « Et il y aura toute la solennité qu’on pourra mettre dans le chant et le reste »121.

39Les autorités religieuses allaient parfois aussi jusqu’à préciser comment les laïcs devaient se préparer et participer à la cérémonie pénitentielle. Il arrivait que le peuple fût invité à jeûner ce jour-là et à suivre nu-pieds la procession pour bien marquer sa dévotion122.

40Comme le but d’une procession est d’entraîner les fidèles, de les exhorter ou de les informer123, il est important de bien choisir la « station » de la procession générale, c’est-à-dire l’église où elle aboutira, où seront célébrée la messe et prononcé le sermon. Considérons les 104 processions évoquées par les registres capitulaires de Notre-Dame de Paris dont la station est connue. Rarissimes sont celles qui sortent des murailles de Philippe Auguste et qui vont à Saint-Victor, à Notre-Dame-des-Champs, à Saint-Germain-des-Prés. Plus nombreuses sont celles qui se rendent, le plus souvent sur la rive gauche, dans des églises conventuelles. Mais plus des deux tiers des processions restent à Notre-Dame même, ou vont, dans l’île de la Cité, au Palais et à la Sainte-Chapelle tout proches, ou se rendent, au sud, sur la rive gauche, à Sainte-Geneviève, ou aboutissent, sur la rive droite, à Saint-Martin-des-Champs au nord, à Saint-Germain-l’Auxerrois à l’ouest, et à Sainte-Catherine-du-Val-des-Ecoliers à l’est. C’est l’ensemble de l’espace parisien qui est ainsi couvert.

41Une procession spéciale peut être célébrée n’importe quel jour de la semaine. A la vérité, elle l’est rarement les lundi, mardi, mercredi, jeudi ou samedi, un peu plus souvent le vendredi. En revanche, plus des deux tiers des processions évoquées par les registres capitulaires de Notre-Dame sont fixées à un dimanche. Par un mouvement en quelque sorte naturel, la procession spéciale se contente donc très souvent de transformer une procession dominicale célébrée dans l’église ou en tout cas dans la paroisse en une procession générale dont la station est choisie, à l’extérieur de la paroisse, plus ou moins lointaine.

42Tels sont les traits que peut prendre une procession. Mais, à la vérité, sous Charles VI, une procession est rarement isolée. Elle fait le plus souvent partie d’un ensemble. Lorsque les circonstances l’exigent sont organisées ce que j’appellerai faute de mieux des campagnes de processions dont la durée et l’intensité sont fort variables. Le vendredi 2 octobre 1394, les chanoines de Notre-Dame décident que, le prochain dimanche, une procession ira jusqu’à l’église des Frères Mineurs et, le dimanche suivant, à Sainte-Catherine-du-Val-des-Ecoliers124. Chaque dimanche, plusieurs semaines de suite, le clergé de Notre-Dame peut ainsi aller en procession générale. En 1388, pour prier Dieu pour le roi qui est parti en campagne, le clergé de Notre-Dame va le dimanche 27 septembre à Sainte-Geneviève, le dimanche 4 octobre à Saint-Germain-l’Auxerrois, le dimanche 11 octobre à Sainte-Catherine-du-Val-des-Ecoliers, le dimanche 18 octobre à Saint-Germain-des-Prés125. En 1393, pour la même raison, entre le 13 avril et le 4 mai, il va quatre dimanches de suite à Notre-Dame-des-Champs, à Saint-Martin-des-Champs, à Saint-Victor et à Sainte-Catherine126. On pourrait ainsi multiplier les exemples où des processions ont eu lieu plusieurs semaines de suite, « singulis ebdomadibus »127.

43En cas de nécessité, Dieu peut être imploré à un rythme plus haletant. Des processions ont alors lieu trois fois par semaine, « ter in ebdomada », les lundi, mercredi et vendredi. D’ordinaire, ces trois processions se déroulent dans l’église, « per ecclesiam », « in ecclesia », et sont suivies, le samedi, par une messe solennelle ou, le dimanche, par une procession générale128.

44Plus d’angoisse peut entraîner plus de processions encore. Trois fois au moins, en 1415, 1417 et 1421, le chapitre Notre-Dame a jugé bon de remplacer les processions trihebdomadaires par des processions quotidiennes129. En cas de crises extrêmes, jour après jour, parfois pendant des semaines, les processions se succèdent sans interruption130. Elles restent souvent dans l’église mais, parfois, elles sont générales. Lorsque, en 1415, la chute d’Harfleur est imminente, les chanoines de Notre-Dame décident d’aller en procession générale le vendredi 18 septembre aux Jacobins, le samedi 19 aux Carmes, et le dimanche 20 à Saint-Martin-des-Champs131. En 1392, après la première crise de la folie du roi, entre le 11 août et le 1er septembre, il n’est pas un jour où le clergé de Notre-Dame n’ait été en quelque autre église parisienne ou n’ait pas reçu le clergé d’autres paroisses de la ville132. En 1412, lorsque le roi est parti avec une armée pour mâter le duc de Berry, du 30 mai au 22 juin, les processions se succèdent jour après jour sans interruption. Il peut même y avoir plusieurs processions dans la même journée133.

45Ainsi, particulière ou générale, plus ou moins solennelle, isolée ou répétée, la procession spéciale est devenue à Paris, sous Charles VI, une donnée de la vie quotidienne remarquablement riche de formes. Il reste que, une fois la procession décidée et ses modalités fixées, clercs et laïcs pouvaient répondre avec plus ou moins de ferveur à l’invite qui leur était faite. Il convient maintenant de se demander avec quel succès les autorités civiles et religieuses ont joué de l’instrument si riche et si sensible que la liturgie mettait désormais à leur disposition.

Le succès des processions

46Toutes les décisions prises avaient un sens liturgique évident. Nous sommes peut-être moins conscients que beaucoup d’entre elles avaient, pour la paroisse, des incidences financières. A chaque procession générale à laquelle participait le clergé de Notre-Dame, les porteurs de bannières touchaient ensemble, très régulièrement, deux sous, les porteurs de châsses au moins quatre sous, les porteurs des torches qui entouraient les châsses au moins seize deniers. A quoi s’ajoutait la sonnerie des cloches, ce qui coûtait environ cinq sous134. Décider une procession un peu solennelle, avec bannières et reliques, c’était donc déjà, pour Notre-Dame, engager une première dépense d’au moins douze sous. Mais lorsque, le dimanche 19 janvier 1393, Notre-Dame a été à Saint-Germain-des-Prés en une procession générale où le roi était présent, il a fallu payer deux sous aux porteurs de bannières, quatre sous aux porteurs de châsses, et vingt-huit sous pro pulsando campanas solemniter135. Une procession plus ou moins solennelle, c’est plus ou moins de ferveur. C’est aussi plus ou moins de frais.

47Toutes ces dépenses-là, à Notre-Dame, étaient payées par la fabrique. Les chanoines et les chapelains eux-mêmes, lorsqu’ils participaient à une procession, bénéficiaient de distributions. Le fait est certain136. Mais comme ces distributions étaient payées par l’officier des matines137, nous n’avons plus les moyens de mesurer concrètement le poids de cette dépense. Une note des registres capitulaires, cependant, montre combien les chanoines y étaient attentifs. Le mardi 25 août 1405, ils décident qu’une procession se rendrait le dimanche suivant à Sainte-Geneviève mais, précisent-ils, il n’y aura pas d’autre distribution que la distribution habituelle138. La procession dominicale donnait donc lieu à distribution. Une procession spéciale fixée au dimanche n’entraînait au pire qu’un faible supplément de dépense. On voit très bien pour quelles raisons liturgiques les processions spéciales étaient le plus souvent fixées à un dimanche. On ne peut pas tout à fait exclure un souci d’économie. Le dimanche, une procession spéciale coûtait moins cher à l’église.

48Toute procession impliquait des frais. La décision d’une procession spéciale entraînait des dépenses inhabituelles que la paroisse ou l’abbaye devait bien couvrir, d’une manière ou de l’autre. Dans les problèmes que pose la multiplication des processions spéciales sous Charles VI, il va de soi que l’aspect dévotionnel est important. Il ne faudrait pourtant pas oublier, si difficile qu’il soit à saisir, le point de vue financier.

49En tout cas, les distributions qui sont faites aux processions permettent de bien comprendre le caractère ambigu de la participation des clercs. Elle se situe entre ferveur et profit. Il a pu arriver que les chanoines aient été obligés de rappeler à certains des leurs qu’ils ne devaient pas quitter la procession aussitôt après la distribution des deniers, et qu’ils devaient en attendre la fin pour s’en aller139.

50La mauvaise volonté était ici individuelle. Une fois au moins, elle nous apparaît collective. Le mardi 13 août 1415, Henri V débarquait en Normandie et commençait le siège d’Harfleur. Sitôt sue cette menace, le vendredi 16 août, les chanoines de Notre-Dame décidaient que des processions générales se rendraient à Sainte-Geneviève le dimanche suivant 18 août. Le mercredi 21 août, il était décidé qu’une procession générale se rendrait à Sainte-Catherine-du-Val-des-Ecoliers le dimanche suivant 25 août et qu’en outre, les lundis, mercredis et vendredis, il y aurait une procession à l’intérieur de l’église, « comme on l’a fait à d’autres occasions ». Le mercredi 28 août, il était décidé qu’il y aurait une nouvelle procession générale, cette fois à Notre-Dame, et qu’on inviterait les religieux de Sainte-Geneviève et de Saint-Martin-des-Champs à y venir avec leurs châsses. Le dimanche 1er septembre, les religieux de Sainte-Geneviève étaient bien présents à Notre-Dame avec la châsse de sainte Geneviève, mais les religieux de Saint-Martin ne vinrent pas140. Pourquoi cette abstention ? Je ne sais. Elle montre bien en tout cas que décider une procession, même dans les heures où elle semblait s’imposer, restait un pari. Les clercs viendraient-ils ? Et surtout que feraient les laïcs, pour lesquels la procession n’était en aucune façon une affaire d’argent ?

51Il n’est pas si facile d’avoir une vue d’ensemble sur le plus ou moins grand succès des processions célébrées sous Charles VI. Les registres capitulaires de Notre-Dame mentionnent les processions décidées mais ne nous informent en rien sur leur déroulement réel. Le Bourgeois de Paris, les deux greffiers du Parlement, Nicolas de Baye et Clément de Fauquembergue, nous donnent de précieux détails concrets, mais leurs témoignages sont trop tardifs et trop ponctuels. La Chronique du Religieux de Saint-Denis est le seul texte qui, donnant une information continue et usant avec constance d’un système de mots précis et rigoureux, nous permette des comparaisons. De l’examen de ce qu’il dit ou ne dit pas, on peut conclure à un succès plus ou moins grand.

52Michel Pintoin ne décrit en détail que deux processions. Deux processions évidemment organisées par l’abbaye de Saint-Denis, que l’historien juge exceptionnelles. Dans la première, le 2 janvier 1396, les religieux de Saint-Denis sont allés à la Sainte-Chapelle pour demander à Dieu le retour du roi à la santé. Dans la seconde, le 25 juin 1414, les religieux sont allés à Notre-Dame pour demander à Dieu la paix et la santé du roi alors parti en Picardie mâter le duc de Bourgogne. La première renouvelait une cérémonie qui, au dire de Michel Pintoin lui-même, « n’avait pas eu lieu depuis 1239 ». Quant à la seconde, toujours au dire de Michel Pintoin, les annales des temps modernes ne faisaient pas mention d’une procession plus solennelle. L’historien avait donc pris le parti de longuement décrire ces deux processions « pour l’instruction de la postérité »141.

53D’ordinaire, le Religieux traite tout autrement des processions. Il y a d’abord celles dont il ne juge pas utile de parler. Sur cent processions ou campagnes de processions dont j’ai trouvé la trace entre 1380 et 1422, la Chronique de Charles VI n’en mentionne pas quarante. Et, de ces quarante processions, elle fait état en des phrases dont le caractère convenu, répétitif et stéréotypé ne peut que frapper. C’est d’abord que, pour dire qu’il y a eu processions, Michel Pintoin s’aide souvent, selon son habitude, de deux moules qu’il a trouvés dans la Chronique de Guillaume de Tyr142. D’autre part, il utilise à satiété des expressions toutes faites. Dix fois, il nous dit que les prières des fidèles ont « frappé les oreilles divines » (aures divinas pulsabant)143. Quatorze fois, il nous dit que les processions ont été « d’églises en églises »144, ce qui est sa façon de dire en un style plus soutenu qu’il y a eu processions générales. Onze fois, il nous dit que les processions ont été suivies par des fidèles « de l’un et l’autre sexe » (utriusque sexus)145. La reprise de la phrase est tellement mécanique qu’elle aboutit à d’étranges erreurs. Plusieurs fois, le texte note que les ecclésiastiques étaient « suivis de gens du peuple, nu-pieds, de l’un et l’autre sexe » (utriusque sexus plebe nudis vestigiis subsequente). Par une curieuse aberration, la formule devient ailleurs : sexu utriusque plebis nudis vestigiis subsequente. Et, chose plus étonnante encore, cette formule aberrante est au total trois fois reprise146. Voilà qui jette d’intéressantes lueurs sur la façon dont la chronique a été rédigée, ou copiée. Pour l’instant, je retiendrai simplement l’idée que, pour la procession comme pour chaque autre type d’événement ou de cérémonie, Michel Pintoin a constamment repris les mêmes mots et les mêmes phrases. Passant sous silence les processions sans intérêt, précisant parfois la date de processions un peu plus marquantes, le chantre de Saint-Denis se contente en somme, le plus souvent, de dire en une phrase routinière et un peu « littéraire » que telle circonstance a été l’occasion d’une campagne de processions générales.

54Pourtant, dans la grisaille de ces stéréotypes, Michel Pintoin use parfois de variantes dont quelques-unes ont pour lui un sens. Trois fois sur quatre, il se contente d’évoquer la présence de laïcs dans les campagnes de processions dont il parle. Mais, pour une dizaine d’entre elles, il précise qu’elles ont été suivies par une multitude de gens147, par une foule innombrable148. Lorsqu’il parle d’une procession déterminée à laquelle, de toute évidence, il a en personne participé, l’historien va même parfois jusqu’à plus de précision. Le dimanche 2 janvier 1396, la procession qui a mené les religieux de Saint-Denis jusqu’à la Sainte-Chapelle a été suivie par « près de trois mille personnes des deux sexes »149. Au début de juillet 1412, la procession qui a mené les chanoines de la Sainte-Chapelle à Saint-Denis a été suivie par « près de six mille personnes des deux sexes »150.

55Le succès d’une procession se mesure au nombre de laïcs qui y participent. Il tient aussi à la dévotion dont ils font preuve. Il est entendu qu’une procession est toujours pieusement célébrée. Mais lorsqu’on suggère aux chanoines de Notre-Dame d’organiser des processions solennelles « avec la plus grande dévotion » (cum maxima devocione), ceux-ci demandent au peuple de venir à jeun151. La marque la plus évidente de la dévotion est cependant le fait d’y participer nu-pieds, nudis pedibus ou nudis vestigiis. Mais Michel Pintoin n’en fait pas état plus d’une demi-douzaine de fois. Pendant la première crise de folie du roi, en 1392, le peuple a manifesté une telle dévotion (tanto fervore devocionis) qu’il a suivi les processions nu-pieds. En 1393, pendant la seconde crise de folie du roi, le peuple a aussi suivi les processions avec beaucoup de dévotion ; une grande partie des gens était nu-pieds (nudis in parte magna pedibus et cum multa devocione). De même, pendant la mortalité de 1399, le peuple a suivi les processions nu-pieds. Après quoi, si l’on en croit Michel Pintoin, seules les grandes processions de 1412 ont été suivies nu-pieds152. C’est d’ailleurs à ces mêmes processions, comme nous l’avons vu, que les laïcs ont également manifesté leur ferveur par un geste inouï, inconnu, auparavant, sous Charles VI. Jusqu’alors seuls portaient des cierges les clercs qui entouraient les châsses. La seule procession où les laïcs avaient un cierge à la main était celle de la Purification de la Vierge, le 2 février. En certaines des processions de 1412, la foule des hommes et des femmes était allée nu-pieds, un cierge à la main (sexu utriusque plebis cum cereis ardentibus et nudis vestigiis subsequente)153.

56Le clergé pouvait bien décider qu’une procession serait solennelle. C’est le nombre et la ferveur des fidèles qui en faisaient le succès et la rendaient plus solennelle encore. En juillet 1412, les chanoines de la Sainte-Chapelle se rendirent à Saint-Denis en une procession particulièrement solennelle (cum sollempniori tamen processione) parce qu’ils y portèrent « un morceau de la Vraie Croix, la tête de saint Louis et tous leurs joyaux », mais aussi parce qu’ils furent suivis « d’environ six mille personnes des deux sexes qui marchaient nu-pieds »154. Le 25 juin 1414, les religieux de Saint-Denis allèrent en procession à Notre-Dame. Ce fut la procession la plus solennelle qu’on eût jamais vue (sollempniorem processionem) parce qu’on y porta une « quantité prodigieuse de reliques » « avec un respect inaccoutumé » et qu’« elle fut suivie par une foule immense »155.

57Les responsables notaient le succès d’une procession avec d’autant plus de satisfaction qu’ils étaient bien conscients de manier là une arme à double tranchant. Une procession était d’abord décidée pour adresser des prières à Dieu. Mais ceux qui l’organisaient espéraient aussi qu’elle serait l’occasion de sermons où les prédicateurs engageraient les habitants du royaume à changer de conduite156, à prier avec plus de dévotion encore pour le roi et pour le royaume. Lorsque les princes commencèrent à se dresser les uns contre les autres, ils comprirent vite qu’une procession était le moment rêvé pour publier une décision ou justifier une position. La cérémonie liturgique devint un moyen de propagande étroitement associé aux aléas de la vie politique.

58Mais les fidèles pouvaient être réticents, voire hostiles. On pouvait craindre qu’une procession tombe à plat, ou même que ce rassemblement soit l’occasion de désordres157. Un rapide survol des processions spéciales célébrées à Paris sous Charles VI nous permettra de mieux savoir comment, derrière la dévotion affichée, s’y cachaient des intentions politiques, et comment, entre les autorités et les fidèles, une procession pouvait être l’occasion d’un jeu délicat et même dangereux.

Processions et politique

59Nous sommes le 30 août 1383. En novembre de l’année précédente, le roi de France avait écrasé les Gantois révoltés à Roosebeke. Au début de 1383, revenu à Paris avec son armée victorieuse, il avait pu mâter la ville elle aussi révoltée. Mais, au début d’août, il était reparti en Flandre pour en chasser les Anglais. Le 30 août, les clercs allèrent en procession, nu-pieds, en portant des reliques, de Notre-Dame à Sainte-Geneviève. Depuis le début du règne, c’était la première fois à notre connaissance que les autorités décidaient d’une procession spéciale. Elles voulaient assurément profiter de la nouvelle expédition pour ranimer l’amour de leur roi chez les Parisiens depuis peu écrasés. Mais la prudence s’imposait. Les laïcs ne furent pas invités à suivre la procession. Simplement, lorsqu’elle fut revenue à Notre-Dame, il y eut dans le cloître un sermon auquel assistèrent « un assez grand nombre de paroissiens »158.

60Mais l’atmosphère se détendit peu à peu. Et, avec le problème du Schisme, la folie du roi à partir de 1392, et la mortalité qui dura de 1399 à 1402, Paris vécut une période de processions nombreuses, bien suivies, consensuelles.

61Les choses se gâtèrent dans les premières années du XV^e siècle. En 1404, une nouvelle épidémie faisait rage. Philippe, duc de Bourgogne, succombait. Jean, duc de Berry, était à la veille de succomber. Il demanda qu’on prie pour sa guérison. Comme il avait multiplié les dons de joyaux et de reliques aux églises, le clergé décida que des processions solennelles seraient célébrées pour lui. Mais, dit Michel Pintoin en continuant son récit, « j’ai su que beaucoup n’y assistèrent qu’à contrecœur. Ils osaient au contraire maudire ouvertement le duc pour le nouvel impôt qu’il avait décrété ». Le mourant les entendit. Il remit au peuple le vingtième qu’il prélevait d’ordinaire sur tous les objets mobiliers. Il retrouva bientôt la santé159. La procession voulue par le prince avait révélé un profond malaise dont il avait fallu tenir compte.

62En août 1405, la tentative d’enlèvement du dauphin par le duc d’Orléans fut l’occasion du premier conflit entre Jean sans Peur et Louis. Des processions furent organisées pour demander à Dieu « le rétablissement de la bonne harmonie entre les ducs ». En fait, il y fut prêché au peuple que le duc de Bourgogne « travaillait à l’intérêt du royaume »160. Le redoutable manipulateur d’opinion que fut Jean sans Peur avait bien compris quel parti il pouvait tirer des sermons des processions. Ses adversaires se mirent vite à son école. Entre les mains des princes, la liturgie se fit propagande.

63Les grandes processions de mai à juillet 1412 révélèrent les sympathies bourguignonnes de la population parisienne autant que les processions de 1405 avaient montré son hostilité à Jean de Berry. Accompagné des ducs de Bourgogne et de Guyenne, le roi était parti en Berry avec son armée pour mater le vieux duc de Berry. Célébrées pendant que Charles VI était hors de Paris à la tête de son armée, les processions de 1412 continuaient, en un sens, une tradition vieille d’une trentaine d’années. En demandant à Dieu la santé du roi, la paix des princes et la tranquillité du royaume, elles semblaient tenir entre les deux parties balance égale. En fait, nombre de traits donnèrent à ces processions un caractère exceptionnel161. Le roi avait quitté Paris au début de mai. Dès le 23 mai, les pressions de la base étaient évidentes162. Les autorités devaient céder. Et, le 30 mai, c’était la première d’une longue série de processions à bien des égards extraordinaire. Pendant six semaines, les processions allaient tous les jours, ici ou là, sillonner Paris. Parfois communes, elles furent le plus souvent générales. Certaines furent célébrées avec une rare solennité. Elles furent suivies par des foules immenses d’hommes et de femmes qui allèrent nu-pieds, ce qui n’était pas fréquent, et un cierge à la main, ce qui ne s’était encore jamais vu sous Charles VI. Sous la neutralité des vœux traditionnellement affichés, le nombre et la ferveur des fidèles disaient assez avec quelle passion ils souhaitaient la victoire du roi en Berry. Avec le temps, d’ailleurs, cette passion s’apaisa. La lassitude apparut. Après le 22 juin, les processions ne furent plus quotidiennes et retinrent moins l’attention. Le 4 juillet encore, l’Université allait de Saint-Mathurin à Sainte-Catherine-du-Val-des-Ecoliers. « Toute l’Université, de quelque estat qu’il fust [...] furent à la procession ». Mais ce fut, laisse échapper le Bourgeois de Paris, « sur peine de privacion »163. Ces pressions et ces réticences, ces démonstrations spectaculaires font au total des processions de 1412 un puissant révélateur de l’état des esprits à Paris à ce moment-là. Elles annonçaient les troubles de 1413.

64Pourtant, en 1413, les processions n’ont pas du tout joué le même rôle que l’année précédente. Ou bien les « Cabochiens » n’ont vu aucun intérêt à s’assembler en procession, ou bien, ce que j’aurais plutôt tendance à croire, les ecclésiastiques n’ont pas cédé à la pression des émeutiers. Toujours est-il que les chanoines de Notre-Dame ont décidé le 24 mai de se rendre en procession au Palais le dimanche 28 mai164. Mais c’est la seule procession dont nos sources fassent mention pendant ces journées agitées. Aucune procession non plus en juin. En revanche, en juillet, dès que la paix sembla possible, les ecclésiastiques commencèrent à célébrer des processions pour l’encourager, puis ils les multiplièrent pour l’imposer165. Après la paix, ce fut la réaction. Au Parlement, le 5 septembre, une ordonnance royale annula toutes les décisions prises dans les derniers mois166. Le lendemain, 6 septembre, tous les docteurs, maîtres et écoliers de l’Université et les bourgeois de Paris « firent une procession solennelle à Saint-Martin-des-Champs pour prier Jésus-Christ, le père de la paix, de consolider l’union et la concorde qui venaient d’être rétablies entre les ducs et les princes des fleurs de lis et les habitants du royaume »167. Et, nous dit encore le Religieux de Saint-Denis, « pendant plusieurs jours du mois d’octobre et du suivant, on fit à Paris et ailleurs des processions générales où l’on chantait des litanies et, chaque fois, au milieu de la messe, après le sermon, on lisait l’ordonnance royale à haute et intelligible voix pour recommander la paix et justifier la conduite des princes »168. Ainsi, les autorités civiles et religieuses s’étaient bien gardées de célébrer des processions au plus fort de la crise. Les uns avaient marqué leurs distances ; les autres avaient fait preuve de prudence. Tous avaient attendu des jours meilleurs. Et dès que la chose leur avait paru possible, ils avaient repris les processions pour apaiser les esprits, puis pour tenter de les convaincre. Les processions d’octobre et novembre 1413 eurent-elles quelque succès ? Le récit de Michel Pintoin ne parle pas d’une assistance nombreuse. Il préfère même faire entièrement silence sur la participation des laïcs. Les princes avaient triomphé. Les partisans de la paix respiraient. Mais le peuple n’était pas aux processions auxquelles le pouvoir l’invitait.

65Nous voici en mai 1418. La France a été vaincue, en 1415, à Azincourt. Henri V est maintenant en train de conquérir la Normandie. Le conflit entre Armagnacs et Bourguignons ne fait que s’envenimer. Le 3 mai, le légat du pape arrive à Paris « pour faire la paix entre les princes de ce royaume »169. Mais dès le mercredi 11 mai il a compris que sa mission ne pourrait aboutir sans l’aide de Dieu. Il pense donc, comme il se doit, aux processions. Il fait dire aux chanoines de Notre-Dame qu’« il lui semblait opportun que soient célébrées des processions solennelles avec la plus grande dévotion pour la paix de ce royaume, car il ne voyait pas d’autre voie pour avoir la paix ». Les chanoines délibèrent. Ils décident finalement que le lundi suivant 16 mai, qui serait le lundi de la Pentecôte, ils suivraient la décision du Conseil du roi et iraient en procession générale et solennelle à Saint-Martin-des-Champs. Ils y porteraient le corps du Christ et demanderaient au peuple de jeûner ce jour-là170. La procession du 16 mai était bien une procession spéciale très classique. Elle voulait, dans une situation désespérée, se tourner vers Dieu.

66Cette procession fut-elle suivie ? On ne sait. Comme personne n’en parle, on aurait plutôt tendance à croire qu’elle n’eut aucun succès. En tout cas, quelques jours plus tard, le dimanche 29 mai, les Bourguignons entraient dans Paris. S’en suivirent les troubles que l’on sait. Un mois plus tard, ils duraient encore. La situation était intolérable. Les responsables commencèrent à se demander si le moment n’était pas venu d’une procession. Le vendredi 24 juin, des députés de l’Université demandèrent aux chanoines de Notre-Dame de les aider « à trouver un moyen de pacifier le peuple par le moyen d’une prédication au cours d’une procession solennelle »171. Les chanoines voyaient bien l’enjeu de cette procession, sa nécessité, mais aussi les risques qu’elle comportait. Le lundi 27 juin, ils délibérèrent. Fallait-il ainsi prêcher au cours d’une procession solennelle ? N’était-il pas bien dangereux, en ce moment, de rassembler le peuple et de prêcher sur la paix et la justice ? Il fallait agir avec la plus grande prudence. Finalement, les chanoines décidèrent qu’une telle procession pourrait avoir lieu, mais ils y mettaient plusieurs conditions. Ce serait à la requête formelle du Conseil du roi, et à la demande des échevins de la ville et des autorités universitaires, ceux-ci et celles-là rassemblés en grand nombre172. La procession eut finalement lieu le dimanche 3 juillet. Ce fut, dit le Bourgeois de Paris, « une des plus belles processions que on eust veu oncques »173. Et les troubles, en effet, pour un temps, s’apaisèrent.

67Prière solennelle adressée à Dieu dans des circonstances critiques, la procession était aussi devenue un instrument dont les autorités civiles et religieuses devaient savoir jouer avec doigté et discernement. Sous Charles VI, la procession accompagna ainsi tous les grands moments de la vie politique. Elle finit même par être la simple occasion d’un spot publicitaire. En 1422, l’Hôtel-Dieu vivait des temps difficiles. Les chanoines de Notre-Dame voulurent l’aider. Ils décidèrent qu’il y aurait le dimanche 21 juin une procession générale à la cathédrale « pro publicando nécessitates Domus Dei »174. On était bien loin de ces processions spéciales célébrées naguère, en cas de péril imminent, pour apaiser la colère de Dieu.

68En 1380, une procession spéciale était une cérémonie liturgique rare. Les autorités religieuses invitaient les fidèles à se tourner vers Dieu en cas de grande nécessité. Sous Charles VI, ces processions se multiplièrent. Les circonstances aidant, le plus grand nombre d’entre elles fut célébré pour le roi et pour le royaume. La procession était alors devenue un puissant auxiliaire dans la construction de l’Etat moderne.

69Mais derrière ces grands thèmes beaucoup comprirent bientôt tout le parti qu’ils pouvaient tirer des processions et de leurs sermons pour publier leurs décisions et justifier leurs positions. La procession suivait maintenant les vicissitudes de la vie politique. Entre des mains expertes, elle était devenue un instrument de propagande.

70Encore fallait-il que les fidèles fussent là, et qu’ils pussent être rassemblés sans danger. Les autorités proposaient, le peuple disposait. Le dialogue entre les gouvernants et les gouvernés était alors important. Faute de relais institutionnels, il se faisait souvent, plus ou moins violent, plus ou moins tendu, dans la rue. La procession en était devenue, à Paris, sous Charles VI, un moment-clé.

71C’était un instrument, délicat à mettre en œuvre, par quoi on pouvait espérer peser sur les convictions et sur les événements. C’était en même temps un baromètre très sensible qui révélait l’état des esprits et permettait une sorte de sondage d’opinion rudimentaire.

72L’historien ne saurait donc marquer trop d’attention au nombre, à la forme, aux vœux affichés, aux intentions cachées et au succès des processions. La cérémonie liturgique qu’était une procession spéciale était devenue, sous Charles VI, un moyen et un témoin privilégiés de la vie politique.