1Dans le chapitre précédent, on a montré que la formation de la fonction publique européenne en tant que groupe ne reposait pas ou pas seulement sur la socialisation des individus aux organisations, mais plus au fond sur la formation d’un habitus commun lié à la position sociale en tant que membre d’un Stand. On a pu montrer ainsi que les modalités d’intériorisation des valeurs communes n’étaient pas univoques. Il y a différentes manières d’investir la fonction, et l’intériorisation de l’habitus commun dépend d’un ensemble de variables. Si les études ont jusqu’à présent souvent insisté sur l’origine nationale (Hooghe, 2005 ; Kassim et al., 2013), on a plutôt cherché ici à pointer l’impact potentiel de la trajectoire sociale, et donc des écarts entre la position sociale conférée par la position de fonctionnaire européenne d’une part, et de l’autre la position d’origine et/ou la position probable hors fonction publique européenne. Le statut d’« oblat », comme disait Bourdieu, au sens ici de quelqu’un qui n’appartient pas à l’ordre de l’élite transnationale mais s’y trouve promu, est de ce point de vue une variable clé de l’adhésion au groupe et à ses valeurs communes, telles que celles-ci sont construites par ses porte-parole. Plus l’institution reconnaît et consacre l’individu dans une position qui le promeut socialement (ou lui permet de poursuivre sa pente ascendante), plus celui-ci a des chances de se mettre au service de ses valeurs dominantes. Plus il tient ses ressources de l’extérieur (ou a des chances objectives de trouver une position matériellement ou symboliquement plus haute comme dans le cas des avocats de la concurrence par exemple), plus, au contraire, il est dans une position de liberté et voit réduit l’effet de consécration que confère sa position de fonctionnaire européen.

2Ce schéma permet de montrer ce que confirment à la fois beaucoup d’études quantitatives et nos propres entretiens et observations ethnographiques. La majeure partie des fonctionnaires ne proviennent pas des fractions dominantes des classes dominantes européennes, mais la carrière vient, et de façon homologue entre les pays, consacrer des trajectoires en partie alternatives – par exemple, enfant de classe moyenne, bon élève mais pas suffisamment bien situé socialement pour intégrer le cercle des élites nationales ; militant internationalisé ayant développé une vocation au service public peu monnayable dans l’espace national ou international plus large ; enfants de couples binationaux ou couples binationaux qui cherchent dans l’Europe le point de stabilisation au-delà des frontières nationales – auxquelles s’ajoutent toutes les stratégies sociales d’exit, qu’elles soient aspirées par le centre européen ou poussées de l’extérieur pour différentes raisons (économiques, politiques, sociales, sexuelles, etc.). Ce processus, qui existait historiquement très fortement lors des premiers recrutements, a été transformé par l’institutionnalisation et la routinisation des postes européens, mais continue d’être la base sociale qui permet de comprendre que l’émergence d’un modèle de nouvelles élites en construction, à la fois alternative à celles des États membres et au monde du business, a pu être longtemps une référence commune et un moteur. Il reste que pour comprendre toute la complexité de la relation entre le groupe et l’individu, et partant ses préférences, il faut aussi prendre en compte une autre variable : celle de la position dans le groupe et la capacité à jouir du capital d’autorité spécifique qui le distingue, c’est-à-dire à l’accumuler et l’incarner en retour. Cette dimension nous apparaît en effet essentielle ici. Elle permet de montrer que l’un des moteurs de la construction du groupe (de sa possible déconstruction) est lié à la capacité à forger et reproduire un capital d’autorité qui lui est spécifique. Elle permet de montrer plus précisément que la diversité n’est pas seulement une diversité d’attitude ou individuelle, c’est-à-dire liée au libre arbitre ou au hasard, mais une diversité structurée par l’inégale distribution de cette ressource. Pour le dire autrement, les prises de position probables ne nous paraissent pas seulement tenir à des préférences ou des valeurs déterminées par l’origine (Hooghe, 2012) ou la position (Ellinas et Suleiman, 2012) – pour prendre des points de vue qui s’opposent dans la littérature –, mais à la position (qui intègre de fait les deux dimensions précédentes) dans l’espace de relations et de concurrence que dessine l’organisation (dans ce cas, la Commission) ou plus largement le champ de l’Eurocratie.

3L’analyse des directeurs généraux de la Commission européenne, et ce tout particulièrement avant le cycle de réformes démarré avec les années 2000, soit de 1958 à 2005, nous paraît un bon exemple pour esquisser la démonstration d’une telle hypothèse tout en précisant le modèle du grand commis de l’Europe qui a dominé jusqu’à la fin des années 2000. Plus haut poste dans la hiérarchie administrative, les postes de directeur général sont en effet intéressants à étudier pour plusieurs raisons. Pendant longtemps, ils ont représenté des modèles pour les administrateurs, incarnant l’esprit des institutions la hiérarchie de l’administration avec des figures fortes, comme le montrent les historiens, qui ont servi de porte-parole du groupe, y compris parfois en étant solidaires des grèves et manifestations initiées par des fonctionnaires plus modestes (Georgakakis, 2002c). Mais ce sont aussi ceux dont la nomination a été le plus contrôlée par les États membres, incarnant ainsi, notamment dans la littérature anglo-saxonne (Michelmann, 1978), les vicissitudes de l’administration de l’Union européenne soumise aux quotas et clefs de répartition nationale plutôt qu’aux règles du bon management. Or ce que montre l’analyse, c’est que tout en intégrant le soutien de l’État membre comme ressource, les directeurs généraux se sont malgré tout très largement différenciés des bureaucrates nationaux, et ce notamment par la fabrication d’un capital symbolique propre et les dotant d’une capacité à incarner la Commission et surtout l’intérêt communautaire avec beaucoup plus de chance de succès que les autres. Cette autorité spécifique n’est toutefois pas partagée univoquement, mais selon des modalités différentielles, en fonction de leur parcours et du secteur à la tête duquel ils ont été placés notamment, et qui dessinent plutôt une structure d’opposition complexe entre des profils plus techniques et sectoriels et d’autres plus généralistes et politiques, deux façons concurrentes, donc, d’incarner la très haute administration européenne. C’est à ces deux aspects que se consacre successivement ce chapitre.

Genèse d’un capital institutionnel européen

4Si les fonctionnaires nationaux ont pu accumuler un capital symbolique tenant à leur capacité à incarner l’intérêt général, c’est grâce à un travail sociohistorique extrêmement long qui a partie liée à la façon dont les fonctionnaires se sont « construits en construisant l’État » (Bourdieu, 1993). Il faut du même coup s’interroger sur le véritable tour de force que constitue la revendication relativement réussie de l’incarnation de « l’intérêt communautaire » par les fonctionnaires de la Commission. Quelles que soient les mises en forme juridico-philosophiques qu’a pu prendre la définition de ce méta-intérêt général, la réussite de cette revendication est liée à des processus divers, parmi lesquels (et ce n’est pas le moindre) la construction de ce groupe sous la forme d’un corps séparé. On ne reviendra pas ici en détail sur les différents processus d’objectivation du groupe (dans des figures et des représentations de soi, dans un champ de représentation de ses intérêts, dans une politique du personnel propre), pas plus que sur les différentes modalités d’intériorisation qui permettent à des agents issus de provenances nationales très hétérogènes de se prévaloir d’un même capital collectif. S’agissant de ce dernier aspect, on voudrait toutefois montrer ici que la professionnalisation des agents de la Commission est allée de pair avec la genèse d’une forme de « capital institutionnel ou bureaucratique » spécifiquement « européen », c’est-à-dire une forme de crédit personnel fondé sur la crédibilité et la confiance, une qualification suffisamment démarquée pour finir par conditionner l’accès aux postes à responsabilités.

5À l’image des processus qui, entre le haut Moyen Âge et le début de l’époque moderne, ont conduit à la construction d’une fonction publique garante de l’ordre public et de l’intérêt général contre la maison du roi (Bourdieu, 1997), la construction de la fonction publique européenne comme corps séparé relève d’un processus de démarcation (cette fois contre les États d’origine), qui, sans être en tout point encore achevé, s’incarne largement dans les propriétés morphologiques de ce groupe.

Construction d’un corps et dénationalisation des habitus

6Alors que les travaux ont souvent insisté sur les caractéristiques multinationales (Michelmann, 1978) ou multiculturelles (Abélès et Bellier, 1996) des fonctionnaires européens, il faut simultanément prendre la mesure du travail social qui fait que tout en étant socialisés dans les États membres, les fonctionnaires sont en pratique conduits à refouler leur loyauté originelle aux États (ce qui ne signifie pas qu’elle n’existe plus). Ce travail de séparation progressive se donne à voir, sous la forme objectivée, dans les normes internes qui ont peu à peu été construites. Par exemple, les commissaires prêtent serment de ne servir que les intérêts européens. Le Statut de la fonction publique, réactualisé en 2004, pose par ailleurs le principe que « le fonctionnaire doit s’acquitter de ses fonctions et régler sa conduite en ayant uniquement en vue les intérêts de l’Union. Il ne sollicite ni accepte aucune instruction d’aucun gouvernement, autorité, organisation ou personne extérieure à son institution. Il remplit les fonctions qui lui sont confiées de manière objective et impartiale et dans le respect de son devoir de loyauté envers l’Union » (European Commission, 2004, article 11), principe dont le sens est renforcé par les commentaires des juristes qui en font le socle de la fonction publique européenne et qui est constamment réactivé non seulement dans et par une très abondante jurisprudence, mais aussi par un processus de juridictionnalisation singulier (création de la Cour de justice et du Tribunal de première instance des Communautés européennes et depuis 2005, du Tribunal de la fonction publique de l’Union européenne) (Maggi-Germain, 2005).

7À cette codification s’ajoute une abondante production « littéraire » qui, à la manière de l’historiographie chinoise analysée par Balazs (1968), répète, avec tous les effets que l’on peut escompter de cette pédagogie pratique, un ensemble de normes qui tendent à spécifier le caractère européen de cette fonction publique et ses modes d’allégeance. C’est le cas depuis la fin des années 1990 du site web Europa qui, à la faveur des politiques de transparence, est la référence constante des fonctionnaires lors des interviews, ou encore des débats internes sur l’intranet de la Commission. C’est aussi depuis plus longtemps le cas des revues syndicales ou des revues internes de fonctionnaires, comme Commission en direct (voir chap. 2). Lieux de diffusion de l’éthos de la fonction publique européenne, ces revues rappellent régulièrement la parole des fondateurs et mettent en « valeur » des agents modèles qui incarnent et font, dans le même mouvement, exister la « richesse » du groupe, notamment du fait de ses vertus multiculturelles. Véritable instrument de « stylisation de la vie » qui passe aussi par des recommandations pour régler la vie quotidienne (conseils pour le logement, la culture, les loisirs, toujours orientés vers leur caractère « européen »), elle leur permet d’incorporer tout ce que requiert la mise en œuvre de leur Amstcharisma, ou charisme de fonction (ou de service) spécifique, pour reprendre l’expression de Max Weber (voir chap. 1 et 2).

8Codification et stylisation sont réactualisées en pratique par des relations internes dont l’organisation est orientée vers des processus d’autocontrôle qui tendent à dénationaliser la fonction. Ces processus se donnent par exemple à voir dans les pratiques de répartition des postes au sein de la fonction publique. Sauf cas exceptionnel et souvent très rapidement corrigé, un secteur politique (marché unique, environnement, etc.) n’est jamais porté par un commissaire et un directeur général de même nationalité. Les directeurs généraux, comme plus largement les fonctionnaires de haut de niveau (directeurs, voire dans certains cas chefs d’unité même si c’est sur un mode moins directement contrôlé), font l’objet d’une répartition qui assure un relatif équilibre des nationalités. Dans le cas des « directions générales à drapeaux », c’est-à-dire lorsque le poste de directeur général est régulièrement de la même nationalité (la DG agriculture a longtemps été française, la DG concurrence longtemps allemande, le marché intérieur italien, etc.), ce poids est pondéré par la nomination de directeurs généraux adjoints ou, au moins, de directeurs d’une autre nationalité (voir tableaux dans l’annexe de ce chapitre).

9S’ils dépendent largement de ces relations interpersonnelles et de confiance mutuelle (avec les commissaires, les pairs, les services), les processus de contrôle interne qui conduisent à la dénationalisation des positions se donnent à voir dans les conflits qui résultent de leur transgression ou lorsque le « modèle » risque d’être remis en cause. Pour prendre quelques exemples, les conflits qui ont opposé les commissaires en charge de la réforme administrative et les syndicats de la fonction publique européenne pour la réforme sur le statut entre 1997 et 2004 ont ainsi porté pour une part sur les risques de renationalisation de la Commission qu’impliquait une plus grande latitude des directeurs généraux dans la nomination de collaborateurs ou leur évaluation. De plus en plus, les nominations de très hauts fonctionnaires font en outre l’objet d’une véritable veille (c’est-à-dire aussi de surveillance) de la part des syndicats hostiles à la réforme de la Commission ou des travaux semi-savants qui dénoncent les pratiques de parachutage. D’un point de vue proche, ces questions sont aussi au principe de la mise en place de politiques de lutte contre la corruption, quand bien même cette dernière semblerait surtout exemplaire d’un moment de développement de la bureaucratie². Les scandales dénonçant le clientélisme qui ont conduit à la démission de la commission Santer en sont un bon révélateur en même temps qu’ils montrent le poids accru qu’a acquis la presse en tant que moyen de contrôle. Il est de ce point de vue symptomatique – les scandales témoignent en ce sens de véritable rupture de cadre au sens de Goffman (1974) – que l’affaire Édith Cresson se soit focalisée sur son « dentiste de Châtellerault » et un ensemble d’avantages concédés à son entourage français. C’est en d’autres termes surtout le caractère national de ce clientélisme qui est à l’origine du scandale (Clarisse et Quatremer, 2005)³.

10Il résulte de tout cela, et il faudrait sans doute y ajouter les conditions de vie (salaires, vie à Bruxelles, inscription des enfants dans des écoles « européennes »), que sans disparaître, la relation à l’État d’origine prend des formes plus distantes. Significativement, dans un euphémisme mêlé d’humour, les fonctionnaires parlent de leur pays d’origine comme de « l’État qu’ils connaissent le mieux ». Le cas contraire relève de pratiques particulièrement stigmatisantes. Difficile pour un commissaire d’affirmer ouvertement une position nationale – un membre de cabinet rapportait à ce propos une séance où la commissaire d’un nouveau pays déclarait en collège que la politique discutée était contraire à la position de son État : « On était sur le cul, X [son commissaire] disait qu’en vingt ans de Commission, il n’avait jamais vu cela. » La distance à l’égard des États d’origine relève d’un « point d’honneur » qui s’exprime dans des pratiques de démarcation (comme ce directeur général irlandais qui dit avoir parlé français toute sa vie professionnelle). Cela n’exclut pas la participation à des réseaux nationaux ou la conservation des liens politiques originels, mais tout indique qu’elle s’exprime sous une forme qui relève de plus en plus de la sphère privée ou confidentielle.

Une morphologie conforme

11La population des directeurs généraux, dont la nomination est pourtant la plus soumise au contrôle des États membres, est exemplaire de l’inscription de ces processus de démarcation dans la différenciation du corps. La morphologie des directeurs généraux s’apparente de prime abord à celle des hauts fonctionnaires nationaux, mais cette proximité, ou ce caractère comparable, prend un sens singulier. Dans cet univers, qui s’est historiquement construit sur la base d’une affirmation par rapport aux fonctions publiques nationales (si ce n’est en tout point contre les États) et qui a fait de la compétence l’un de ses mots d’ordre (avec l’indépendance et la permanence), ces propriétés homologues, auxquelles s’ajoute pour beaucoup une maîtrise supérieure des langues, donnent aux hauts fonctionnaires européens tous les gages d’un « avantage comparatif » leur permettant de « tenir la distance » avec le personnel politico-administratif des États membres.

12Si ces postes ont longtemps représenté un intérêt très relatif, notamment pour les hauts fonctionnaires français spontanément plus attirés par les grands corps, les compensations notamment financières, mais aussi les « alternatives » que ces postes européens ont pu représenter par rapport aux possibles offerts par une carrière nationale (fonctionnaires libéraux à l’époque du Plan, ou mendésistes à l’époque gaulliste, dans le cas français par exemple [Mangenot, 2005]) ont permis que l’institution se dote d’un personnel de haut niveau comparable à celui des États membres. Les directeurs généraux de la Commission proviennent ainsi, dans leur grande majorité, de carrières publiques. Ils sont issus soit de la haute fonction publique européenne, soit des hautes fonctions publiques nationales au sein desquelles ils ont réalisé tout ou partie de leur carrière antérieurement à leur entrée à la Commission. Sur les 203 directeurs généraux et adjoints dont on a reconstitué au moins cinq ans de carrière avant leur nomination, il apparaît que seuls 3 % n’ont jamais occupé un poste soit dans la fonction publique nationale, soit dans la fonction publique européenne.

13Grâce à la classification que nous avons effectuée, nous pouvons obtenir une typologie des parcours des directeurs généraux (et adjoints) avant leur nomination. Il en ressort deux grandes classes et plusieurs profils minoritaires. La première classe compte 77 directeurs généraux et adjoints ayant effectué une grande part de leur carrière avant nomination dans la Commission européenne (79 % en moyenne). Leurs carrières sont dans l’ensemble très diversifiées puisqu’ils sont en moyenne passés par quatre DG avant leur nomination. Leur nomination est l’aboutissement d’une déjà longue carrière, puisqu’ils sont nommés à 52,6 ans en moyenne, après 26 années de carrière (connue), durant laquelle ils sont très souvent passés par un cabinet de commissaire européen, en général dénationalisé. Cette classe correspond plutôt aux directeurs généraux (et adjoints) les plus récents. La seconde classe (57 individus) regroupe les directeurs généraux (et adjoints) ayant effectué une carrière principalement dans la fonction publique nationale avant leur nomination (82 % en moyenne). Ils ne sont généralement pas passés en cabinet européen. Dans l’ensemble, ils ont effectué une carrière plus spécialisée que les directeurs généraux (et adjoints) du premier groupe (29 % de spécialisation contre 14 % pour les communautaires). Ce sont plutôt les individus ayant participé aux débuts de la Commission européenne.

14D’autres profils, plus minoritaires, existent. La catégorie des « spécialistes » totalise 26 individus ayant passé en moyenne 81 % de leur carrière dans la même DG que celle de leur nomination. Ces directeurs généraux et adjoints ont également un profil très communautaire puisqu’ils y ont passé en général 77 % de leur carrière avant nomination. Certains directeurs généraux et adjoints (17 au total) sont plutôt passés par la représentation permanente, y effectuant plus du quart de leur carrière en moyenne (pour le reste, près de la moitié de leur carrière est effectuée dans la fonction publique nationale). Treize individus ont des carrières majoritairement effectuées dans le privé (73 % en moyenne). Comme les directeurs généraux et adjoints du deuxième groupe, ils restent longtemps en poste (8,5 ans en moyenne), mais sont nommés plus jeunes (à 47 ans en moyenne, contre 49 ans pour ceux ayant une carrière dans le public national). Six autres directeurs généraux et adjoints ont comme point commun d’avoir effectué une carrière politique avant nomination. En moyenne, ils ont effectué un tiers de leur parcours comme politique national et un tiers dans la fonction publique nationale, leur taux de spécialisation étant de 45 %. Les sept individus restants ont des carrières atypiques et ne rentrent dans aucun des profils types décrits ci-dessus (figure 2).

Figure 2. Esquisse d’une analyse typologique

15Sur le plan de leur origine sociale, rien ne permet d’affirmer que ces fonctionnaires diffèrent des élites administratives nationales. Bien sûr, on peut repérer çà et là des caractéristiques binationales. Celles-ci sont valorisées et elles alimentent l’image européenne de quelques grands directeurs généraux. C’est par exemple le cas de Eneko Landaburu Illarramendi, Espagnol né à Paris, ou de Gianluca Di Gioia, qui tous deux font valoir des origines binationales ou des trajectoires parentales marquées par des expériences structurantes à l’étranger (fils d’ambassadeurs, de diplomates, cadres du privé à l’étranger, voire réfugiés politiques, etc.). Mais ils sont relativement rares. Si la position dans l’espace administratif national où le décalage des orientations politiques ou économiques a pu historiquement compter dans les mécanismes de conversion à l’Europe (Mangenot, 2005), les origines sociales n’apparaissent pas nécessairement clivantes, comme le montre le cas des inspecteurs généraux français (Rouban, 2002).

16Si cette homologie implique également des conformités aux modèles nationaux d’excellence administrative (les directeurs généraux allemands sont très souvent des docteurs qui ont une expérience d’assistant à l’université, les Britanniques ont fait un collège prestigieux à Oxford ou Cambridge, nombre de Français sont énarques, etc.), il faut simultanément observer que leur profil tend, sous d’autres rapports, à se fondre dans des cadres relativement homogènes qui peuvent trancher avec les spécificités nationales. Du point de vue de l’âge et du sexe, les hauts fonctionnaires européens sont ainsi très proches, et ce davantage que ne le sont dans leur ensemble leurs homologues nationaux.

17Quoi qu’il en soit, ces éléments permettent de remettre en cause un ensemble de mythes sur la spécificité du haut personnel administratif européen (hommes du secteur privé, bourgeoisie internationale). Seules quelques directions générales comme la DG Affaires économiques et monétaires ou la DG Crédits et investissements relèvent de ce modèle. Mais ce sont des cas statistiquement marginaux au sein de la Commission (ce qui ne veut pas dire que ces DG n’ont pas de poids).

18Pour autant, ces données n’invalident pas l’hypothèse d’une différenciation entre fonctionnaires européens et nationaux. D’une part, comme on l’a vu, les postes ont une homogénéité qui tranche parfois avec la diversité des situations domestiques à poste équivalent. On assiste bien, en d’autres termes, à une objectivation de ces rôles spécifiques dans des carrières typiques. D’autre part, et surtout, les chiffres d’ensemble ont tendance à masquer les effets d’autonomisation, et notamment ceux qui relèvent de la structuration et de la différenciation d’un capital symbolique propre à l’espace des directeurs généraux.

La différenciation d’un capital symbolique propre

19L’exercice de cette fonction fait que, bien que fortement liés aux États, les directeurs généraux ont toutes les chances de ne plus être complètement des agents nationaux. C’est d’autant plus le cas qu’à la faveur des transformations morphologiques du recrutement se structurent et se légitiment des trajectoires et des ressources qui tendent à transformer la hiérarchie des « valeurs » internes. De ce point de vue, l’analyse prosopographique permet d’établir un ensemble d’indicateurs qui donnent à voir des formes de capitalisation propres au corps.

20Parce qu’elles contribuent à la formation, et en retour, à la conformation, des représentations légitimes qui ont cours dans cet espace, les modalités de valorisation des carrières, les récits de vie ou les romans de profession sont un premier élément pour se convaincre de ces processus de capitalisation. La démarcation par rapport aux États, la valorisation de la vocation européenne, bref tout ce qui permet d’attester l’adéquation entre la trajectoire des agents et leur capacité à incarner l’intérêt communautaire sont au principe des mémoires des fondateurs et du travail d’écriture et de réécriture au principe de leur « fondation ». Ces écrits ont construit des modèles qui, en dépit de la modification des profils et de la transformation relative des enjeux politiques, perdurent dans les écrits ou mémoires plus récents de commissaires⁵. Ces mécanismes ne valent pas que pour les grandes figures et dans des grands textes. Fondées sur la déclaration des agents, les notices de Who’s Who enregistrent ainsi tout autant ces « stratégies identitaires », comme le montre la comparaison des notices figurant dans des Who’s Who nationaux ou européens⁶. Dans ces derniers, beaux exemples d’un effet de champ, sont plus nettement intégrées les expériences européennes, l’appartenance à des associations européennes, la mention d’un diplôme étranger ou la maîtrise des langues étrangères⁷, etc.

21Au-delà d’un jeu stratégique au sens commun du terme, cela renvoie plus profondément à un travail sur soi qui accompagne une transformation lourde des ressources sociales et politiques requises par ces fonctions, retraduite sous la forme de « compétence » et « d’indépendance » pour reprendre deux mots-clés des slogans de la fonction publique européenne⁸. Il faut de ce point de vue souligner que ces mots, comme les valeurs qu’ils incarnent, comptent tout particulièrement dans cet espace.

22On aurait tort d’enregistrer ces discours comme des déclarations de principe sans suite. Ces portraits correspondent en effet à la possession d’un ensemble de propriétés (diplômes universitaires, longévité dans le poste, ressources politiques internes, ressources ou savoir-faire internationaux) dont l’analyse prosopographique permet de rendre compte.

23Ce travail d’intégration, certes variable selon les secteurs et les nationalités, se donne notamment à voir dans la baisse tendancielle des nominations directes (c’est-à-dire à partir d’un poste de fonctionnaire national) par les États des directeurs généraux dont la légitimité est de plus en plus faible. Bien que la fréquence des élargissements les rendent mécaniquement naturelles (près de la moitié d’entre elles sont le fait des pays « entrants »), les nominations directes représentent 28,6 % des nominations des années 1958-1973, 26,5 % dans les années 1974-1985, 21,9 % entre 1986 et 1995, et 11,8 % des années 1996-2005. À l’inverse, le poids des carrières internes, « maison » comme le dit langage indigène (dans une dynamique qui prend au moins apparemment à rebours cette évolution de la maison du roi à la bureaucratie [Bourdieu, 1997] qui caractérise la genèse de l’État moderne), tend à s’accroître. La part des carrières longues au sein de la Commission et plus généralement de l’expérience des institutions européennes augmente au fil du temps : mesurée relativement à la structure moyenne des carrières, la part « carrière communautaire » croît (33,4 % en 1958-1973, 39,3 % en 1974-1985, 42,3 % en 1986-1996 et 56,3 % depuis 1996) à mesure que la part « carrière nationale » décroît (55,2 % en 1958-1973, 43,6 % en 1974-1985, 36,4 % en 1986-1996 et 28,5 % depuis 1996).

24Ensuite, l’âge moyen des directeurs généraux et de leurs adjoints au moment de leur nomination n’a cessé de s’accroître, ce qui laisse penser qu’il faut désormais disposer d’un capital plus important qu’auparavant pour occuper les positions les plus centrales du champ. Ainsi pour la période 1958-1973, l’âge moyen au moment de la nomination était de 46,1 ans, de 49,3 ans pour la période 1974-1985, de 50,9 ans pour la période allant de 1986 à 1995 et il est de 52,5 ans depuis 1996. Cet indicateur peut être associé à celui de la propension accrue des directeurs généraux nommés à cumuler des expériences variées dans un plus grand nombre de secteurs. S’il est directement corrélé à l’âge de la première nomination, il renvoie aussi à la nécessité de posséder une expérience de plus en plus vaste liée à la maîtrise d’un nombre plus important de secteurs (connaissance des dossiers, constitutions de relations, apprentissage de rôles spécifiques, etc.). Ainsi, alors que le nombre moyen de secteurs occupés avant la première nomination était de 2,6 pour la période 1958-1973, il est actuellement de 3,8.

25Cette « expérience » va également de pair avec l’accumulation d’un capital politique propre à la Commission. Pour un directeur général, le fait, par exemple, d’avoir été membre de cabinet d’un commissaire, bien plus que d’un ministre, devient ainsi une condition importante et on observe un accroissement dans le temps des nominations aux postes de dirigeants de ceux des agents qui sont passés par un cabinet de commissaire (Joana et Smith, 2002). Dans les années 1958-1973, 17,9 % des directeurs généraux et adjoints sont passés par un cabinet de commissaire. Ils sont 28,6 % dans les années 1974-1985, 24,4 % dans les années 1986-1995 et 43,5 % dans les années 1996-2005. Pour le dire autrement, le passage par un cabinet et l’apprentissage des dispositions à la politique européenne qu’il implique apparaît de plus en plus comme un passage obligé. Ce passage par les cabinets de commissaires permet d’observer simultanément un processus d’euphémisation et ou de dilution progressive des ressources nationales : depuis 1958, on assiste à la valorisation croissante (mesurée par le taux de nomination à un poste de directeur général ou de directeur général adjoint) de ceux qui sont passés par un cabinet de commissaire d’une autre nationalité que la leur. Ils n’étaient aucun avant 1973, et étaient 3 sur 14 à être passés en cabinet, soit 21 % en 1974-1985, 2 sur 10, soit 20 % en 1986-1996 et 17 sur 37, soit 46 % en 1996-2005. On n’ignore pas ici que les règles visant à intégrer pus d’agents d’autres nationalités dans les cabinets ont évolué des commissions Delors à Barroso (de 1 à la moitié), mais la tendance décrite semble ici précéder ces changements institutionnels. Enfin, le fait d’avoir été membre de cabinet d’un président de la Commission n’est pas neutre, ce qui tend à renforcer le fait que la pondération des ressources échappe de plus en plus aux seules logiques nationales.

Espace de la très haute fonction publique européenne et distribution du capital institutionnel

26Si la structuration de la Commission européenne procède de l’ensemble des propriétés relativement stables des directeurs généraux et de la genèse d’un crédit institutionnel propre, elle s’objective aussi dans la distribution différentielle de ce crédit au sein de cet espace. Tout indique, en effet, que cette distribution ne doit pas grand-chose au hasard ou à cette « incertitude » qui caractériserait les politiques européennes pour beaucoup d’analystes, et avec eux une partie des professionnels de l’Europe (du moins dans les fractions intermittentes de ce groupe) (Georgakakis, 2002a). Comme dans tout espace politique en partie structuré, l’incertitude n’est pas absente, et notamment parce qu’il existe ici aussi des ralliements et des mobilisations, même si c’est sous des formes souvent différentes de ce qui se produit au sein de la plupart des espaces nationaux fortement constitués. Mais se focaliser sur cette incertitude (comme du reste sur la « fragmentation » des politiques européennes) conduit à occulter les inerties assez fortes dont témoigne cet espace et que donne tout particulièrement à voir l’analyse statistique des directeurs généraux. Inertie dans la distribution du crédit institutionnel, tout d’abord, qui oppose notamment des postes (et avec eux des secteurs) considérés comme clefs de l’Union européenne et d’autres qui relèvent plus de spécificités nationales. Inertie liée aux évolutions de cette structure dans le temps, ensuite, qui conduit à la définition de « tendances » ou de pentes lourdes (comme la relégation de certains secteurs au profit d’autres qui ont durablement le vent en poupe) et qui, bien que ne relevant pas nécessairement de « choix » politiques stricto sensu, n’en ont pas moins des implications sur le « penchant » qu’adoptent les très hauts fonctionnaires ou auquel ils se rallient.

La Commission comme structure bipolaire

27Si des travaux néo-institutionnalistes ont bien mis en évidence l’existence de polarités structurantes au sein de la Commission, ces polarités ont peu été reliées avec les propriétés des agents qui peuplent cet espace (Christiansen, 1997 ; Hooghe, 1999 et 2000). Lorsqu’on s’intéresse aux modes de différenciation sectorielle et qu’on les relie aux trajectoires typiques de l’ensemble des directeurs généraux (et adjoints) sur cinquante ans, deux types d’opposition sont pourtant assez nettement repérables.

28Le premier type d’opposition distingue ainsi les agents dont la structure du capital est marquée par le cumul des expériences dans les institutions communautaires des agents dont les ressources sont plus liées à l’existence d’un capital politico-administratif national. Les premiers ont fait toute leur carrière dans les institutions européennes, et dans le cas des tout premiers, depuis leur entrée dans les administrations de la CECA ou d’Euratom ensuite fusionnées dans la Commission. À ceux-là s’ajoutent ceux dont la carrière communautaire au moment de leur nomination (à un poste de direction générale) est plus longue que la carrière nationale. Ils s’opposent aux agents dont le capital de relations politiques et administratives est davantage lié à la proximité entretenue avec des espaces domestiques. À ceux dont la carrière communautaire est plus courte que la carrière nationale, s’ajoutent ceux qui n’ont jamais travaillé à la Commission avant leur nomination, une distinction devant être faite dans ce dernier cas entre ceux qui ont été « socialisés » à la Commission via les négociations d’adhésion ou le travail en Représentation permanente, voire l’occupation d’un poste national spécialisé sur les questions européennes, et ceux qui n’ont aucune connaissance pratique de la Commission. Le second type d’opposition distingue cette fois des profils plus « techniques » de profils plus « politiques ». Les profils techniques se caractérisent notamment par la dimension souvent monosectorielle de l’activité professionnelle antérieure des dirigeants qui implique une forte spécialisation et par la dimension administrative de leur capital (mesuré par le plus faible passage en cabinets de ministres ou de commissaires, par exemple). À l’inverse, les profils « politiques » se caractérisent par une plus grande mobilité intersectorielle et par la structure plus politique de leur capital, marquée notamment par une proximité plus grande aux commissaires et par des passages plus fréquents en cabinets. Enfin, on observe une troisième opposition entre les carrières privées, plutôt spécialisées, et les autres carrières diversifiées (principalement publiques).

29Ce système d’opposition deux à deux dessine un espace qui rend bien compte de la réalité politique et administrative de la Commission, tant sous l’angle de sa démarcation que de ses proximités avec la structure des espaces nationaux de la haute administration – l’opposition entre profils « techniques » et « politiques » se retrouve, par exemple, dans la plupart de ces derniers. Mais, surtout, il permet de reconstituer une cartographie de la Commission qui prend sens compte tenu des liaisons existant entre les propriétés des directeurs généraux et les directions générales (c’est-à-dire aussi le type de politique) dont ils ont la charge. En couplant ces dimensions, on peut en effet montrer que s’opposent structuralement des DG dont le personnel dirigeant est fortement communautarisé et marqué par une forte mobilité dans plusieurs secteurs de la Commission ainsi qu’en cabinet (les DG communautaires/diversifiées) aux DG dont le personnel dirigeant est davantage lié aux États et plus spécialisé (les DG nationales/sectorisées) (figures 3 et 4).

Figure 3. Graphique de répartition des individus et DG dans le plan factoriel 1-2 (avec zoom)

Figure 4. Graphique de répartition des individus et DG dans le plan factoriel 1-3 (avec zoom)

30Le mode de distribution de ces DG et de leur personnel dirigeant doit ainsi peu de chose au hasard. Dans la partie de l’espace structurée par les profils communautaires, on peut distinguer un premier ensemble qui comprend des DG en charge des « grandes » politiques de l’Union européenne – comme la Concurrence, le Commerce, le Marché intérieur, les Politiques régionales, ou l’Élargissement – et du « management » interne de la Commission (Administration, Budget, Communication). Les plus typiques de ce groupe sont la DG Concurrence, la DG Administration, la DG Commerce et la DG Politiques régionales⁹. Si on prend comme indicateur la part relative du temps passé dans chaque type de carrière, on constate que les dirigeants ont passé une part importante de leur carrière au sein des institutions communautaires : 65,8 % pour les dirigeants de la DG Concurrence (pour 29,1 % passés en administration nationale), 67,2 % pour la DG Politiques régionales (contre 19,2 %), 49,4 % pour la DG Élargissement (contre 13,2 %), 79,0 % pour la DG Commerce (contre 17,1 %). Nombre des personnels dirigeants de ces directions sont marqués par leur mobilité entre secteurs politiques et administratifs de la Commission, notamment dans les secteurs qui comptent parmi les plus prestigieux (Affaires extérieures, Marché intérieur, Concurrence, principalement). L’indice de mobilité entre secteurs¹⁰ est systématiquement supérieur à la moyenne (3,2) : il est de 3,9 pour la DG Concurrence, de 3,5 pour les DG Politiques régionales et Élargissement, et de 5,7 pour la DG Commerce. Il est également convergent avec l’indicateur de passage en cabinet qui indique que les DG

31Concurrence ou Politiques régionales enregistrent des taux supérieurs à 50 %, que 75 % des dirigeants des DG Commerce ou Élargissement sont passés en cabinet. Enfin, toujours concernant le passage en cabinet, alors que la proportion (sur l’ensemble de la période) de ceux qui sont passés en cabinet national relativement à ceux qui sont passés dans un cabinet « dénationalisé » est de 2 pour 1, les DG Commerce et Élargissement sont dans la moyenne alors que c’est l’inverse pour la DG Concurrence (3 nationaux pour 5 dénationalisés), voire Politiques régionales (3 dénationalisés pour 2 nationaux).

32La structure du capital des directeurs généraux est proche dans les DG dévolues aux affaires internes de la Commission comme les DG Administration ou Budget. On trouve là un personnel doté d’une forme un peu spécifique de ce capital, marquée par l’accumulation de ressources « maison ». Ces DG se caractérisent ainsi par la promotion d’agents ayant accompli une lente et régulière carrière au sein de multiples secteurs de la Commission – notamment ceux liés à son management interne – aux postes de directeurs généraux adjoints alors que les directeurs généraux ajoutent à cette bonne connaissance des circuits internes à la Commission des passages – mêmes rapides – en cabinet et des expériences plus variées au sein ou en dehors de la Commission. Quoi qu’il en soit, les agents de ces DG ont des carrières très similaires en termes de temps passé dans les institutions communautaires (65,3 % pour la DG Administration, 50,6 % pour la DG Budget, 60,0 % pour la DG Contrôle financier) ou de mobilité (4,0 pour la DG Administration, 3,5 pour la DG Budget, 3,2 pour la DG Contrôle financier), mais ils se distinguent des premiers par leur plus faible taux de passage en cabinet (2 sur 13 pour la DG Budget et 1 sur 4 pour la DG Contrôle financier), à l’exception de la DG Administration (5 sur 11) qui se distingue des deux autres du fait de sa position relativement plus élevée dans la hiérarchie des directions).

33Ces DG sont également celles dont le personnel est le plus doté en termes de capital scolaire¹¹ (voir les DG Relations extérieures, Concurrence, Politiques régionales, Administration, dont le personnel dirigeant est, pour plus de la moitié d’entre eux, titulaire d’un doctorat) et détient une double compétence, en droit et en économie (Relations extérieures, Concurrence, Administration¹²). Sur les 10 individus passés par la DG Recherche, 6 sont titulaires d’un doctorat, mais majoritairement en sciences exactes. Plus généralement, c’est une double compétence science exactes/économie qui prévaut dans cette direction. Dans la DG Presse, 7 des 13 dirigeants sont titulaires d’un doctorat, mais essentiellement en science politique, qui est la compétence dominante de la direction, avec le droit. La direction Affaires sociales et emploi est quant à elle dominée par une double compétence droit/sciences sociales. Au-delà de ces cas atypiques, la double compétence droit/économie s’impose partout, mais de façon moins nettement marquée que dans les DG les plus prestigieuses. Certaines se distinguent par une compétence dominante : l’économie pour la DG Affaires économiques et monétaires, le droit pour la DG Marché intérieur. À l’inverse, la DG Agriculture se caractérise par un plus faible taux de docteurs « généralistes » parmi les directeurs généraux et adjoints, et par un plus fort pourcentage d’ingénieurs ou de docteurs techniques (ingénieurs agronomes, docteurs en agronomie).

34À l’intérieur de ce groupe, il existe bien sûr des différences, notamment sur l’axe de la plus ou moins grande spécialisation. Sans grande surprise, le service juridique occupe une position où le capital de spécialistes compte davantage, comme c’est le cas pour la beaucoup plus récente DG Justice qui tient une position assez extrême (compte tenu de sa jeunesse, cette position n’est toutefois pas significative). C’est à un moindre degré le cas pour la DG Relations extérieures, pour laquelle les capitaux diplomatiques ont longtemps primé, ou encore celle de la Concurrence, dans une position dont on relèvera toutefois le caractère assez central.

35Il reste que, dans l’ensemble, cette zone relativement circonscrite représente un lieu de concentration du capital institutionnel européen. Cursus scolaire ou universitaire à l’étranger, passages en cabinet qui renvoient à des formes de dénationalisation du parcours, mobilité et ascension en spirale qui permettent d’accumuler des expériences et des relations sectorielles diverses, en sont des traits saillants et qui se retraduisent dans le crédit (un « bon directeur général », un « grand négociateur », un « homme capable de faire la synthèse », etc.) prêté à ceux qui occupent ces positions. Dans une Commission dont l’une des clés de l’organisation réside dans les dynamiques et les compromis intersectoriels ou interservices, ce crédit de type « horizontal », à la différence d’un crédit vertical ou sectoriel, offre aux directeurs généraux des ressources importantes et correspond à l’accession aux DG les plus prestigieuses. Plus encore, on remarquera la relativement faible dispersion des positions, mis à part quelques cas comme celui de la DG Justice déjà évoqué. Au sein de cette zone, l’écart qui sépare des secteurs comme la concurrence et les politiques régionales est, et ce malgré tout ce qui les a opposés lors des premières années de mise en œuvre des fonds structurels, bien moindre qu’entre les DG dont les politiques concernent des « catégories » plus ciblées d’Européens, comme les DG Santé et Protection des consommateurs ou Agriculture sur l’autre pôle.

36Symétrique, l’autre pôle de l’espace invite à une interprétation convergente. Dans la partie du plan qui correspond à la détention de ressources plus nationales, on trouve en effet soit des secteurs contrôlés par les États (santé [Hassenteufel, 2004] et agriculture [Fouilleux, 2003]), soit des politiques de l’UE qui ne sont pas (ou pas encore) des politiques saillantes de l’UE, soit parce que les tentatives en ce sens se sont heurtées à la résistance des États (on peut penser aux tentatives encore peu abouties pour autonomiser une politique industrielle communautaire)¹³, ou que les enjeux restent encore très nationaux (ce fut le cas longtemps pour Transports et Énergie), ou encore qu’il y a des difficultés à incarner politiquement et symboliquement une politique¹⁴. On y trouve en effet des directions générales beaucoup plus sectorielles dont le personnel dirigeant est plus spécialisé. Les DG typiques sont ici les Affaires économiques, Affaires industrielles (Entreprise), Affaires sociales, Agriculture, Transports et Énergie, et Pêche.

37Ce serait un contresens de les considérer comme des DG plus petites que les précédentes. Le cas de la DG Agriculture suffit à s’en convaincre. Non seulement elle a longtemps été perçue comme le « saint des saints » par les agents y travaillant, mais son budget est demeuré, jusqu’à la récente définition des perspectives financières 2005-2009, le premier budget de l’Union. Il reste que ces directions générales voient leurs dirigeants cumuler plusieurs propriétés convergentes et qui s’opposent au premier pôle. La part de leur carrière nationale est bien plus importante (relativement) que la part de leur carrière communautaire – 54,1 % à la DG Agriculture (contre 39,2 %), 53,3 % à la DG Transports (contre 29,9 %), 44,5 % à la DG Affaires économiques (contre 31,4 %), 61,5 % pour la DG Pêche (contre 21,9 %) ; leur carrière est marquée par une assez faible mobilité entre secteurs (2,3 pour Affaires économiques, 2,5 pour Agriculture, 2,2 pour Pêche, 2,5 pour Énergie, 2,7 pour Affaires sociales, 3,4 pour les Transports) ; et ils passent relativement moins fréquemment par des cabinets de commissaires (3 sur 16 pour la DG Affaires économiques, 5 sur 20 pour la DG Agriculture, 2 sur 12 pour les transports, 3 sur 9 pour la DG Affaires sociales).

38Par rapport au pôle communautaire, on observe également une plus forte dispersion des points. C’est le cas de l’écart important entre la DG Agriculture et la DG Santé et Consommateurs (SANCO) comme on l’a dit, qui renvoie notamment aux statuts très différents de ces directions générales. La première est « historique » et traditionnellement dirigée par des spécialistes dont la carrière est souvent très longue. Pour prendre des exemples connus, les Français Louis-Georges Rabot et Guy Legras sont restés respectivement 20 et 17 ans à sa tête. La seconde possède un statut plus récent et est moins structurée. Sa position sur le pôle généraliste ne renvoie pas nécessairement aux enjeux qu’elle symbolise et qui sont devenus saillants avec la vache folle ou la définition du « principe de précaution », mais bien plutôt à une DG de passage. Comme d’autres directions générales récemment créées, son personnel dirigeant n’a pas pu y « faire carrière ». Y sont donc nommés des dirigeants au profil généraliste et dotés de ce capital institutionnel, qui ont auparavant œuvré dans des secteurs très différents ; ils ne restent pas très longtemps à la DG SANCO, avant soit de prendre leur retraite de la Commission, soit d’avoir un poste dans une autre DG.

39Autre exemple de ces fortes différences, le cas de la DG Crédits et investissements (DG 18), qui est perceptible dans le plan factoriel 1-2 mais plus encore dans le plan factoriel 1-3, qui rend compte de l’axe public/privé. L’étude des carrières des dirigeants de la DG montre qu’ils viennent du secteur bancaire privé ou ont contribué à sa privatisation lorsqu’ils relevaient du secteur public. Mais ces mêmes plans manifestent à quel point ce type de carrière est marginal au sein d’une population marquée par la dimension « publique » de leurs activités professionnelles antérieures.

Le renversement tendanciel des hiérarchies

40Les évolutions de cet espace de positions sont également instructives. Sur un plan général, la construction européenne s’est accompagnée d’une série de transformations importantes, c’est le moins qu’on puisse dire, si l’on regarde les vingt dernières années : la relance du marché unique, la réforme de la PAC, les politiques d’élargissement successifs ou la mise en œuvre de l’euro. Si ces transformations rendent difficile in abstracto la détermination d’un sens général, l’évolution de la structure des positions au sein de la Commission montre que l’autonomisation de cet espace a contribué à accroître la valeur du capital institutionnel européen en son sein et, dans le même mouvement, à reléguer le pôle jadis prestigieux des DG nationales et sectorisées pour valoriser les DG communautaires et diversifiées.

41La question de la variation du poids des directions générales et avec elle de ceux qui les dirigent ne va pas de soi. Mis à part les questions statistiques qu’elle soulève¹⁵, ce poids peut varier en fonction de conjonctures politiques précises puisqu’on constate une relative labilité ou une moindre stabilité des positions (et partant des oppositions) – ou de certaines d’entre elles – relativement à ce que l’on peut constater par exemple dans les administrations nationales. Plus que dans les espaces nationaux, la position occupée par une direction générale, et partant par ses dirigeants, est pour partie dépendante de jeux conjoncturels, et notamment du rôle des agendas tels qu’ils se donnent à voir dans la négociation de ce que l’on appelait les « paquets » sous les mandats de Jacques Delors – puis l’Agenda 2000 et aujourd’hui les perspectives financières – ou depuis plus récemment les priorités annuelles de la Commission. C’est un élément clé des effets de réputation et partant des calculs qui président aux candidatures et nominations des directeurs généraux.

À l’époque les gens se battaient aussi en fonction des directions générales. Certaines étaient perçues comme plus attrayantes ou plus attractives parce qu’elles étaient en pleine responsabilité d’élaboration d’une politique. Les gens voulaient à tout prix rentrer dans telle direction générale parce qu’il y avait du travail, parce qu’on parlait d’elle et que pour eux c’étaient une façon de montrer leur capacité pour leurs carrières futures. Si on prend la Pêche, c’est vrai qu’à un moment donné c’était très attrayant parce qu’il fallait faire : 1) la politique ; et 2) faire quelque chose de nouveau qui concernait un domaine pratiquement inconnu en dehors des États membres et où les États membres voulaient avoir leur chasse gardée (qu’ils ont perdue). Les choses étant maintenant complètement résolues, l’attractivité est un peu moins grande. C’est vrai qu’il y a des DG encore très attractives, comme la DG des Relations extérieures, la DG Développement, les Finances à cause de la mise en place de l’euro. Le Marché intérieur était une très grande direction générale mais elle perd un peu de son attrait dans la mesure où on gère désormais une politique […]. Il y a une DG qui est devenue importante c’est les Transports […] notamment depuis que c’est les Transports et l’Énergie [Entretien, ancien directeur général adjoint].

42Il reste que, malgré l’existence de ces variations conjoncturelles, l’analyse statistique dévoile des tendances assez lourdes dans la distribution du capital institutionnel. Si, comme on l’a vu en étudiant la genèse du capital européen, on assiste tendanciellement à l’accroissement du poids des variables européennes dans la structure des capitaux des directeurs généraux, cette tendance s’accompagne dans le temps d’une reconfiguration des positions des directions générales au sein de l’espace de relations (figure 5).

Figure 5. Le déplacement du centre de gravité de l’espace des directeurs généraux

43La comparaison des directions générales dans l’espace dans différentes conjonctures montre qu’on assiste à la redistribution progressive des postes en fonction de ces évolutions. Dans les premières années (1958-1973), les DG importantes sont relativement proches et elles sont dirigées par des directeurs généraux dont la structure du capital est plutôt à dominante nationale. Il s’agit notamment des Relations extérieures, de l’Agriculture ou du Marché intérieur. Plusieurs indicateurs en attestent : présence de « grands commissaires » aux vice-présidences de la Commission (Agriculture, Relations extérieures, Marché intérieur) ; et directeurs généraux perçus comme ceux qui comptent.

Alors, tout à fait au début il y avait pour des années, il y avait trois types absolument extraordinaires, hors du commun […] évidemment c’était Émile Noël qui est resté jusqu’en 1986, et puis à l’époque Michel Gaudet, le chef du service juridique, c’était un commissaire en plus, Michel, ah ! et d’un équilibre formidable, personne n’a jamais soupçonné Noël ou Gaudet de représenter les intérêts français, im-pen-sable ! et le troisième tout grand, c’était Edmund Wellenstein, Néerlandais qui était en charge des Relations extérieures, ça, c’est les trois tout grands, tout grands […] vraiment d’une catégorie à part […] [de par] leurs capacités professionnelles, la contribution de leur travail, leur absence totale de défense des idées nationales [si elles] n’assuraient pas la promotion de l’idée communautaire et troisièmement leur manière de traiter leurs gens. Pour un grand chef, c’est indispensable d’être respecté et aimé par les gens qui travaillent pour lui. […] Il y en avait d’autres certainement, un type également grand directeur général, longtemps porte-parole, qui est resté jusqu’à la présidence de Jenkins, Bino Olivi, qui a dû quitter parce qu’il avait dit un certain nombre de choses sur les Anglais, justes, mais comme c’est un type qui n’a jamais caché son opinion, il a dû s’en aller quand Jenkins est arrivé […] et c’était une perte pour la Commission sans aucun doute. Il connaissait les matières, c’était un juriste, et professeur à l’époque, mais il connaissait tout ce qui se passait à la Commission, merveilleusement bien. Il était ami avec tous les fonctionnaires importants. Il connaissait très bien tous les journalistes également. On l’appelait la Madonna Mediterraneana parce qu’il avait ses airs mais on le respectait partout, Bino Olivi… Qui encore… ? Oui bien sûr il y avait Rabot, longtemps directeur général à l’Agriculture… Tout ça c’était… […] c’étaient des hauts fonctionnaires de qualités exceptionnelles aussi, mais d’une autre manière […] il y en avait d’autres comme Fernand Braun, Fernand qui a commencé à faire une politique industrielle sans l’appeler de cette manière, Fernand par exemple au Marché intérieur a travaillé très très bien… J’en oublie certainement… [Entretien, ancien directeur général].

44À l’inverse, les jeunes DG occupent des positions sur l’autre pôle. C’est le cas des Finances ou du Budget qui ne sont pas des directions générales très importantes à l’époque, puisque c’est surtout au moment de la relance communautaire et de la politique monétaire qu’elles vont le devenir. Il en va de même pour la Concurrence, dont la position sur l’axe communautaire peut s’interpréter, non pas comme l’indice d’un fort enjeu politique, mais comme celui de son peu de poids relatif à l’époque.

45Dans la conjoncture de relance de l’Europe (1986-1995), l’espace se redistribue. Le pôle des carrières nationales est toujours important, mais ce sont les DG situées sur le pôle communautaire qui prennent plus de poids. En d’autres termes, si les secteurs institutionnalisés conservent un poids important, ceux qui sont en développement semblent plutôt confiés à des directeurs dont la structure du capital est plus européanisée. Cette tendance s’accentue encore en 1997-2007. Les DG dominantes que sont aujourd’hui les Affaires extérieures toujours, mais aussi la Concurrence, les Transports et l’Énergie, la Recherche, la Politique régionale ou l’Élargissement sont toutes situées sur le versant « communautaire » de l’espace.

46Ces évolutions mériteraient sans doute d’être précisées au regard d’une histoire sociale plus dense des politiques européennes. Mais elle permet de voir que ce processus a tendance à cliver les secteurs, entre ceux qui suivent cette évolution générale et ceux pour lesquels la conversion du capital ne s’opère pas. Deux exemples concernant des DG assez lourdes permettent de le montrer. Si les Relations extérieures ont tendance à suivre le mouvement, c’est bien moins le cas pour l’Agriculture.

47La DG Relations extérieures (RELEX) est ainsi caractéristique d’un processus de déplacement du second « pôle » vers le premier. De 1958 à 1987, les profils de carrières des dirigeants de la DG sont très marqués par une logique nationale, même s’ils ont des carrières spécifiques, à dimension très fortement diplomatique. Ce sont souvent des diplomates, en poste dans les ministères des Affaires étrangères ou de l’Économie et/ou à l’étranger, dans les ambassades et – quoique plus rarement – dans les organisations internationales. À partir de 1988, la tendance s’inverse complètement et le poids de ceux qui ont fait toute leur carrière ou la majorité de leur carrière dans les institutions européennes devient majoritaire à partir des années 1990. On retrouve d’une part, comme dans les carrières typiques des directions générales « politiques » (Concurrence, Marché intérieur), beaucoup de dirigeants passés par les cabinets et/ou par des directions spécifiques (Marché intérieur, Concurrence, Développement, Crédit et investissement), et, d’autre part, des agents « maison » qui ont fait toute leur carrière à la DG RELEX (figure 6).

Figure 6. L’européanisation de la direction générale de Relex

48L’évolution est beaucoup plus nuancée pour la DG Agriculture. Le poids de l’Agriculture n’est pas à démontrer. Elle a longtemps représenté l’essentiel du budget de l’Union avant de perdre en puissance relative notamment à partir des perspectives financières de 2005-2009. Tous les acteurs interrogés soulignent par exemple le poids écrasant de l’Agriculture dans les années 1960-1970, à la fois quantitativement et politiquement. Il reste que son évolution s’inscrit sur le long terme plutôt à contre-courant de l’européanisation du capital des directeurs généraux de la Commission.

49Enfin, Jean-Luc Demarty est un « spécialiste » de l’agriculture dont la nomination marque une forme de retour à la tradition nationale de la direction, même si sa carrière s’est communautarisée depuis son entrée à la Commission au cabinet de Jacques Delors en 1989. Ingénieur du génie rural des eaux et forêts (École polytechnique [1974], École des eaux et forêts [1976]), il est chargé de mission au ministère de l’Économie avant de rejoindre Jacques Delors, dont il est membre du cabinet entre 1981 et 1984. Membre du cabinet du Président Delors de 1989 à 1994, il est ensuite éphémère membre du cabinet d’Édith Cresson en 1995, rapide conseiller principal auprès du directeur général assistant à la DG Recherche et est nommé en 1998 directeur à la DG Agriculture, dont il deviendra directeur général adjoint en 2000. Il n’empêche que sa nomination est interprétée dans les milieux bruxellois comme un retour à la tradition rendu possible par la position de « la France » conduite à se replier sur une direction traditionnelle dans une conjoncture où elle n’aurait pas obtenu grand-chose (voir le cas de François Lamoureux placé en position de conseiller « hors classe » au lieu d’obtenir un nouveau poste de directeur général), stratégie qu’on la laisse d’autant plus adopter que le secteur de l’agriculture n’est plus perçu comme stratégique (sanctuarisation des dépenses agricoles et concurrence du commerce international). De fait le capital politico-administratif de l’ancien directeur est légèrement moins important que celui de ses prédécesseurs français¹⁶ (figure 7).

Figure 7. La polarisation de la direction générale de l’agri

Le poids (dans la structure) et le penchant (individuel)

50Il serait simpliste de prétendre que l’orientation politique d’une politique publique se réduit à la position de son directeur général. Même si ceux-ci ont un poids certain, ce que rappellent tant la sociologie de l’organisation que les monographies sectorielles des politiques européennes, s’en tenir là reviendrait à verser dans une histoire des grands hommes et à négliger tout le circuit de définition des politiques – depuis les relations complexes qui peuvent exister entre un commissaire et son directeur général, la capacité d’anticipation de ce dernier et le résultat des consultations avec les représentants des États membres, jusqu’à la structure des réseaux sectoriels et des investissements consentis par ceux qui les peuplent. Il n’empêche que la forte corrélation entre la structure du capital et les positions occupées, comme la structure d’opposition que dessine l’espace de relations, peut conduire à quelques hypothèses pour conclure.

51C’est tout d’abord le cas de l’adéquation entre la possession de ce capital et la probabilité d’incorporer un ensemble de normes ou de valeurs supranationales. La perspective centrée sur le capital européen permet en effet de rompre avec l’opposition entre socialisation antérieure et socialisation dans l’institution dont se fait l’écho la littérature internationale, en montrant la forte relation qui existe entre les deux – tout en permettant, au passage, de mieux intégrer à l’analyse les mécanismes de reconstruction identitaire qui sont l’un des problèmes de méthode des entretiens centrés sur la recherche des déterminants des attitudes politiques, surtout lorsqu’il s’agit d’un personnel de la haute administration spontanément enclin à euphémiser ses croyances politiques personnelles. Cette rupture s’impose d’autant plus que, comme on l’a vu, il existe également une corrélation forte entre la possession de ce capital et l’occupation de postes au sein des DG qui ont le « vent en poupe » ou qui sont considérées comme DG d’avenir. Dans ces conditions – c’est un des effets de la causalité du probable dans ce type d’espace –, les agents placés dans ces positions sont non seulement enclins à être « loyaux » envers le système de normes de l’institution (plus de communautarisation, méfiance envers l’intérêt particulier des États, si ce n’est même de la forme étatique), mais ils tendent plus encore à le renouveler ou à l’actualiser dans les objectifs prioritaires qui sont au principe de la « coordination » des politiques européennes, comme lorsqu’il s’agit de formuler le vœu de développer simultanément le marché et la redistribution dans les années Delors ou, par la suite, l’« esprit » du processus de Lisbonne et de la compétitivité.

52On comprend mieux du même coup les glissements successifs qui font que des directeurs généraux d’origines politiques différentes puissent être conduits à épouser des choix politiques très convergents. Ces glissements n’impliquent pas nécessairement de reniement ou de reconversion politique pensée comme telle, mais ils passent, à un premier niveau, beaucoup plus inaperçus dans le processus plus général de conversion à l’institution, avec tout ce qu’il implique d’adhésion vertueuse à ses « nécessités » présumées. C’est dans ces microconversions et dans l’acquisition, tout aussi progressive et différentielle selon la position, de la capacité à projeter la position collective de l’institution et de ses « intérêts », beaucoup plus sûrement que dans des positions de doctrines idéologiques, que se construisent les préférences des très hauts fonctionnaires européens. Il en va de même des effets de pente ou d’entraînement collectif qui ont cours au sein de la Commission européenne. Celle-ci présente une force d’inertie par rapport aux changements politiques qui peuvent conjoncturellement marquer l’actualité politique – comme notamment le plus ou moins grand rapport de force politique au sein du Conseil¹⁷, inertie qui se forge et se renforce dans les déplacements de la structure dans le temps vers un ensemble de politiques fortement dotées en capital institutionnel (notamment celles du Marché intérieur, la Concurrence, le Commerce). C’est autour d’elles et de leur constitution en « politique modèle » que s’organise le courant – c’est le propre d’un effet de mainstream – et avec lui soit la relégation, soit les ralliements d’autres politiques au départ plus éloignées. Pour prendre quelques exemples, ce type de dynamique pourrait expliquer que des politiques a priori aussi opposées que l’étaient la politique de concurrence et la politique régionale dans les années 1990 tendent à se rapprocher autour de la référence à la compétitivité.

53Si l’autonomie relative de ces mécanismes permet de comprendre que, par un effet de repoussoir, on puisse prêter à la Commission des positions politiques inverses de celles que l’on veut défendre – soit cette position « socialisante » que lui prêtait Margaret Thatcher ou aujourd’hui son « néolibéralisme » dans le contexte français –, la perspective permet enfin de pointer les oppositions dans lesquelles se construit la « pente objective » de la Commission et de reposer ainsi la question de son « néo ou ordolibéralisme ». Il s’agirait en ce sens moins d’un libéralisme doctrinal (comme le montre la situation marginale de la DG18, Crédits et investissements) que d’un libéralisme de situation, notamment lié à cette nécessité pratique qui est celle de l’exercice du métier de fonctionnaire européen, de se tenir à distance des différents points de vue étatiques. Moins une pente radicale qu’un penchant qui, en la double absence de volonté politique contraire au sein du Conseil et de forces sociales suffisamment fortes ou constituées comme telles, condamne les politiques jadis les plus interventionnistes et redistributives à se rallier aux canons économiques de la compétitivité (comme la politique régionale) et de la régulation (comme les politiques sociales) ou à voir rabattue leur existence, comme dans le cas de l’agriculture, sur l’intérêt particulariste ou, ce qui hypothèque plus encore sa longévité, le blocage national.

Annexe méthodologique

54Cette étude procède d’une base de données construite au sein du groupe de Sociologie politique européenne entre 2000 et 2005. Elle a bénéficié du financement de la Maison des sciences de l’homme d’Alsace et du travail d’un ensemble de collègues du centre de recherche que je tiens à remercier, en particulier Marine de Lassalle, qui a coprésidé le projet, Valérie Lozac’h, Philippe Juhem, Virginie Schnabel, Sébastien Michon, Willy Beauvallet et à nouveau Pierre Nordemann pour la partie statistique. Nous avons extrait de notre base l’ensemble des 242 individus ayant occupé au cours de leur carrière un poste de directeur général ou de directeur général adjoint. Le nombre d’individus pour lesquels nous ne disposons pas d’informations concernant leur carrière avant nomination reste relativement faible (21 sur 242). Afin de pouvoir travailler sur cette base de données, qui comporte de nombreuses données textuelles, il nous a fallu effectuer un codage, en particulier de la carrière des individus. Le codage effectué sur les postes occupés année après année renseignait le secteur d’activité (privé, public national, Commission européenne, représentation permanente… en 9 classes), le niveau hiérarchique, et le secteur d’activité (recoupant, pour les premières, les numéros de DG… une cinquantaine de classes au total).

Les variables calculées

55À partir des informations disponibles dans la base de données, nous avons calculé un certain nombre d’indicateurs, notamment concernant la carrière avant la nomination comme directeur général ou adjoint.

Indicateurs de la carrière avant nomination

1. La part de spécialisation de la carrière avant nomination : c’est la proportion de la carrière connue qui a été effectuée dans le même domaine d’activité que celui de la première nomination comme directeur général ou adjoint.

2. Le nombre de domaines d’activité différents traversés avant la nomination. C’est l’indicateur de diversité de la carrière.

3. La part de la carrière avant nomination passée dans les différents secteurs :

• privé national,

• privé international,

• public national,

• public européen (Commission européenne),

• public international,

• politique et syndical national,

• politique européen,

• national européen (représentations permanentes),

• international européen (Conseil des ministres, Secrétariat général du Conseil [SGC]).

L’analyse en composante principale

56Les variables nous ayant servi à construire cet espace (les variables actives) sont les 11 variables d’indication de la carrière des individus avant leur nomination comme directeur général ou adjoint (part de spécialisation, indicateur de diversité de la carrière, et part de la carrière effectuée dans les différents secteurs).

57Ces indicateurs nous permettent ainsi de créer un espace représentant la carrière des individus de notre base, mettant en opposition les carrières plus ou moins spécialisées et plus ou moins européennes.

Données de l’ACP standard

58Nous disposons de 202 individus actifs lors de l’analyse car on sélectionne ceux pour lesquels nous disposons de suffisamment d’informations sur la carrière. Ce sont ces directeurs généraux (ou adjoints) qui nous serviront à construire notre espace d’analyse.

59Nous avons toutefois écarté Colette Flesch de l’analyse (mise en individu illustratif), à cause de la particularité de son parcours, qui influençait trop la construction de l’espace. C’est en effet la seule personne de notre base de directeurs généraux (et adjoints) qui a effectué la majorité de sa carrière comme politique européen (en l’occurrence, plus de 65 % de sa carrière connue en tant que député européen cumulant avec des mandats nationaux ou locaux). L’inclure dans l’analyse revenait à construire artificiellement un deuxième axe factoriel autour de son profil de carrière, axe pour lequel elle contribuait à plus de 82 %.

Tableau 2

Tableau 3

Plan factoriel

60La recherche de palier entre les valeurs propres des différents axes nous indique que ce sont les 3 premiers axes que nous devons étudier qui regroupent au total plus de 45 % de l’inertie totale du nuage de points.

61Sur le 1^er axe du premier graphique ci-après, qui représente près de 19 % de l’inertie totale du nuage de points, se dégage une nette opposition entre les deux variables « part_public_natio_avant » et « part-public_euro_avant ». Cet axe exprime donc les 2 types de carrières que peut faire un directeur général (ou adjoint) avant sa nomination : une carrière en tant que fonctionnaire national, ou une carrière au sein de la Commission européenne.

62Le 2^e axe, représentant 13,62 % de l’inertie du nuage de points, montre l’opposition entre les variables « part_spé_avant » et « nombre_dg_avant », cette dernière étant corrélée avec les variables « part_privé_natio_avant » et « part_privé_internat_avant ». L’axe 2 montre donc l’opposition entre les carrières plus ou moins spécialisées, les carrières plus diversifiées correspondant plutôt aux carrières effectuées dans le privé.

63Le 3^e axe, d’une inertie de 12,53 %, est particulièrement influencé par la variable « part_privé_natio_avant » (en partie corrélée avec la variable « part_spé_avant »), qui s’oppose à la variable « nombre_dg_avant ». Cet axe distingue donc les carrières plutôt spécialisées s’étant déroulées dans le secteur privé (national ou international), des carrières plutôt diversifiées s’étant déroulées dans d’autres secteurs. Cet axe est cependant moins porteur de sens pour notre analyse, et nous ne présentons les résultats sur cet axe que lorsqu’ils sont remarquables (deuxième graphique ci-après).

Figure 8. Construction de l’espace factoriel par les variables actives et dispersion des individus

Les variables illustratives

64Nous disposons d’un certain nombre de variables illustratives, dont nous aimerions connaître le positionnement dans cet espace. Cela nous permettra de trouver d’éventuelles relations de corrélation entre nos variables illustratives et les variables de construction de l’espace factoriel.

65Les variables illustratives les plus intéressantes à étudier sont :

1. la nationalité : nous verrons ainsi le positionnement des différents pays dans les choix de leurs directeurs généraux (et adjoints) ;

2. le passage dans les différentes DG : nous observerons ainsi les différences structurelles entre DG à travers le parcours de leurs directeurs généraux et adjoints ;

3. le fait d’avoir fait ou non des études à l’étranger, et dans quelle zone géographique (Europe, États-Unis ou les deux) : cette variable permet de déceler la présence d’un capital européen ou international renforcé ;

4. le fait d’être ou non passé dans le cabinet d’un commissaire européen (et notamment d’un cabinet dénationalisé ou d’un président ou vice-président) renforce sensiblement le capital européen des directeurs généraux et adjoints ;

5. l’évolution dans le temps des profils de carrière de l’ensemble des directeurs généraux et adjoints. Nous pourrons ainsi détecter les évolutions structurelles de la Commission européenne ;

6. l’évolution dans le temps des profils de carrière des directeurs généraux et adjoints des différentes DG. Nous observerons ainsi les évolutions de stratégie des différentes DG. (Tous les effectifs sont notés entre parenthèses sur les graphiques. Certaines DG ne sont pas présentées, car reposant sur un effectif trop faible. Par ailleurs, certaines DG représentées ne comptent que quelques individus par période : ces graphiques sont donc assez fragiles et ne doivent servir qu’à retracer les grandes tendances d’évolution des DG.)

Figure 9. Distribution des lieux d’étude au sein de l’espace

Figure 10. Distribution des passages en cabinet

La classification

66Afin d’avoir une vision d’ensemble, nous avons décidé de créer une typologie des parcours de l’ensemble des directeurs généraux et adjoints avant leur nomination. Pour cela, nous avons effectué une classification de l’ensemble des individus, classification que nous avons ensuite partitionnée de façon à ce que le maximum d’informations possible de la dispersion du nuage de points soit gardé (c’est-à-dire que chaque sous-ensemble soit le plus homogène possible et le plus distinct possible des autres sous-ensembles). La partition en 9 classes d’individus est ainsi celle qui nous permet de disposer du maximum d’informations.