En souvenir du nez d’Antiochos
Louvre, hiver 1991/1992

1S’il est un terme que récusera toujours avec force le dédicataire de ce volume, au moins appliqué à son propre cas, c’est bien celui d’école. Et ce, tant par l’effet de sa modestie que par le caractère foncièrement rigide et exclusif de la notion. Point de Maître et point d’épigones, donc point d’« ayatollisme » intellectuel ou esthétique : telle est la seule manière qui sied à l’ouverture d’esprit de Francis Croissant et qui fait de ces Mélanges un livre un peu paradoxal. Pourtant, certains des jeunes auteurs de ce volume, qui ont travaillé sous sa direction, se considèrent, à juste titre, comme ses élèves et héritiers. Aussi convient-il de parler, à son propos, tout ou plus de « mouvance » ou de « sillage », termes qui permettent d’inclure à leur tour ceux qui travaillent dans le même esprit et ont accepté de participer à cet ouvrage.

2Les mouvances se distinguent sans doute des écoles par leur capacité à enrichir leur réflexion, au lieu de voir s’assécher et se durcir leur problématique initiale. Et ce volume en est assurément la meilleure preuve, où s’ordonnent autour de la notion d’identité dix-sept contributions poursuivant, par des chemins variés, l’exploration de pistes ouvertes depuis une quarantaine d’années. Cette conclusion a précisément pour but de mettre en lumière quelques-uns des concepts nouveaux qui ont émergé dans la discipline depuis l’époque du structuralisme et qui sont partout à l’œuvre dans ces Mélanges. Nous choisissons ici de revenir à l’anthropologie sous sa forme cette fois contemporaine, car elle fournit nous semble-t-il certains des outils nécessaires à une mise en perspective.

3La réunion annuelle de Tarente, chère au dédicataire de ces lignes, s’était ouverte en 1997 sur la conférence inaugurale de Jean-Loup Amselle, anthropologue spécialiste des sociétés de l’Afrique occidentale. Aucun hasard en cela, puisque le congrès était, cette année-là, consacré à la notion de « frontière » et, partant, à toutes les questions d’identité et de découpages ethniques. La démarche était audacieuse et ne pouvait qu’être féconde, même si l’on a pu y voir « le souci de l’archéologie de chercher la caution d’une autre discipline »1. Il n’est pas certain que l’apport potentiel du travail d’Amselle ait été perçu ou tout au moins accepté dès la tenue du colloque, puisque l’on constata d’abord que celui-ci « n’avait pas de solutions toutes faites à proposer » en matière de « compréhension des sociétés grecque et indigène de la grécité d’Occident »2.

4On objectera peut-être encore aujourd’hui que l’objet d’étude de l’anthropologue, l’ethnie, ne présente guère qu’une parenté étymologique avec la notion grecque d’ethnos et qu’il ne s’agirait point de commettre un anachronisme. De même, les matériaux servant de base à la réflexion — enquêtes de terrain chez les Peul pour l’un, documents figurés archaïques pour la plupart des auteurs du présent volume — n’ont objectivement aucun point commun. Pourtant, si le détour anthropologique nous a paru pertinent, comme aux organisateurs de Tarente en 1997, c’est justement parce que la réflexion d’Amselle dépasse largement la réflexion sur la notion d’ethnie pour embrasser dans son ensemble la question de l’identité des groupes sociaux, quelle que soit leur nature. Et la lecture du présent volume conduit, cinq ans après, à la conclusion que les discours des archéologues hellénistes sur leur objet d’étude rejoignent largement les propositions de l’anthropologie constructiviste.

5Pour faire bref, on peut dire que la démarche de J.-L. Amselle a consisté, entre 1970 et 1990 durant les quelque vingt années qui ont séparé sa thèse, Les négociants de la savane3, de cet ouvrage majeur que sont les Logiques métisses4, à se défaire des deux plus puissantes tendances de l’époque dans la discipline et dans les sciences humaines en général : le marxisme et le structuralisme : « aucune des sociétés que j’ai étudiées sur le terrain ne m’a semblé correspondre à ce que l’on nous avait enseigné sur les bancs de l’université. On nous avait parlé (...) de sociétés sans État et de sociétés à État, du polythéisme et de l’islam, de l’oral et de l’écrit. Or aucune de ces catégories et aucune de ces oppositions binaires ne me semblait rendre compte de façon pertinente de la fluidité sociale et historique de la région où je menai mes enquêtes »5. Toute la tâche consista, à partir de là, à déconstruire la notion d’ethnie qui restait l’outil d’analyse privilégié de l’anthropologie. Et ce démontage aboutit à trois propositions au moins, développées à Tarente et qui nous serviront ici de fil conducteur :

1. l’impossibilité de procéder à des « enjambements comparatifs6 » où toutes les sociétés pourraient être indifféremment comparées entre elles, hors du temps et de l’espace
2. la nécessité de considérer les systèmes ou les groupes sociaux non point comme clos et discontinus, mais comme intrinsèquement hybrides
3. enfin, l’affirmation que, s’il n’existe pas de « groupes en soi »7, il ne peut y avoir que des groupes construits, c’est-à-dire dont l’existence repose sur une revendication identitaire des individus constituant le groupe.

La circulation des modèles et les contraintes de la géographie

6Le handicap majeur dont souffrent les archéologues par rapport à leurs collègues anthropologues est, c’est banal, d’avoir affaire à des sociétés disparues, l’archaïsme constituant à cet égard un défi d’autant plus redoutable que l’on ne dispose pratiquement pas de sources écrites contemporaines, point de départ possible d’un discours identitaire. Il faut donc faire avec les « traces » matérielles et la démarche première est de tenter d’identifier les « modèles » et leur origine, ce que font tour à tour les auteurs du volume.

7Pourtant, il n’est pas question de comparer n’importe quoi à n’importe quoi, mais bien d’affirmer que la circulation de ces modèles obéit à des contraintes spatio-temporelles qui, par le passé, n’ont pas toujours été prises en considération avec suffisamment de rigueur. Cette position est précisément celle d’Amselle qui souhaite « réévaluer l’un des postulats centraux de l’anthropologie, le relativisme culturel » et refuse « la juxtaposition arbitraire de sociétés éloignées dans le temps et dans l’espace »8. C’est la position, clairement affichée, de S. Fourrier, selon qui « une œuvre ne doit pas être trop éloignée de son prototype » et qui veut « pouvoir définir géographiquement des voies de contact, directes ou indirectes, et en ce cas distinguer les relais ou les étapes »9. De même, pour M.-C. D’Ercole, à propos des scènes de tissage gravées sur différents supports au VII^e siècle, « la proximité de sujets figuratifs entre l’Adriatique et l’aire hallstattienne orientale soulève évidemment des interrogations sur les voies et les moyens par lesquels une transmission éventuelle d’iconographies aurait pu concrètement se produire »10. Une fois ce postulat mis en place, reste à identifier les modes concrets de transmission des modèles, par la circulation des objets ou des hommes.

8L’importation constitue le mode le plus répandu de diffusion d’un modèle, mais faut-il encore pouvoir établir de façon certaine que ces importations ont lieu, autrement dit qu’il existe un commerce à plus ou moins longue distance. M.-C. D’Ercole met au jour « un réseau d’échanges dirigés de la Méditerranée, plus particulièrement de l’Adriatique, vers les cultures hallstattiennes orientales » au haut-archaïsme : on a ainsi retrouvé, entre autres, un certain nombre d’objets de fabrication étrusque (bijou en or, coupe, bassins et pieds en bronze, ornements de cheval) sur des sites hongrois, Slovènes ou autrichiens. Ces productions, comme d’autres encore (vases proto-corinthiens, céramique à motifs géométriques de Daunie, métaux des Carpathes, ambre baltique) empruntent des voies terrestres ou maritimes, par la Méditerranée ou l’Adriatique. C’est aussi le cas, dans la Péninsule ibérique, pour la région située autour de l’embouchure du Ségura : P. Rouillard montre bien que s’y succèdent deux mouvements d’échanges « venus de la Méditerranée orientale »11, le mouvement phénicien à la fin du VIII^e et au VII^e siècles et le mouvement grec, tous deux galvanisés par ces espaces favorables aux interactions que sont les emporia.

9Le transfert de modèles par la circulation des hommes n’est pas moins important, même s’il est plus difficile à prouver par la seule archéologie. Comme le note encore M.-C. D’Ercole, c’est la « mobilité des individus » qui permet d’expliquer certaines productions reposant sur « l’apprentissage direct des savoirs techniques, sur l’adhésion à des pratiques sociales étrangères, sur l’échange des dons, en un mot sur des relations personnelles », car ici s’échangent non point seulement des images, mais « leurs contenus symboliques ». L’auteur verrait même, dans l’échange de ces images de tissage, les relations unissant ces aristocraties lointaines autour de mêmes pratiques sociales fortement valorisées. De même, selon S. Fourrier, les modèles ayant inspiré la plastique archaïque de la cité de Kition à Chypre ont été transmis à l’île depuis le continent voisin, à l’intérieur d’un même domaine de fabrication (la coroplastie) « par l’intermédiaire de figurines ou de moules, ou bien au gré de l’installation d’artisans »12, au moins pour les productions dites égyptisantes. La difficulté qu’éprouvent les archéologues eux-mêmes pour distinguer la production kitienne des importations phéniciennes autrement que par la pâte est significative des liens étroits liant les deux aires géographiques : « la consécration des mêmes types de figurines implique des pratiques cultuelles semblables et peut-être aussi des mouvements réguliers de personnes ». C’est toute la différence avec les figurines de type nord-syriennes, dont il faut rechercher les modèles sur d’autres supports, simples importations cette fois, les plaques de métal à décor figuré du répertoire des orfèvres chypriotes.

10Il est plus facile de montrer, comme le fait A.-M. Guimier-Sorbets pour Alexandrie hellénistique, que les grandes nécropoles doivent beaucoup aux Grecs installés dans la cité des Ptolémées : ces Grecs « ont évidemment importé leurs croyances et leurs pratiques funéraires », même si on constate des adaptations comme le passage de la tombe fermée, selon la pratique macédonienne, à la « chambre funéraire ouverte pour des cultes et des visites périodiques ». Mais l’essentiel de l'architecture macédonienne est conservé dans ces tombes collectives où « la chambre funéraire conçue comme un baldaquin glorifie [un] défunt héroïsé »13.

11Plus précisément, c’est la notion d’ateliers et d’artisans itinérants qui est le plus souvent invoquée pour expliquer l’apparition de tel ou tel modèle. De tels ateliers sont en expansion dans la deuxième moitié du VI^e siècle, comme celui d’Archermos de Chios et de ses fils, qui selon D. Viviers serait responsable de la totalité du décor sculpté du Trésor de Siphnos à Delphes14. Les artistes vont même d’un atelier à l’autre, comme le note M. Pécasse pour l’Attique à la fin du VI^e siècle, où des styles très différents se répètent sur des supports de nature diverse : il faut y voir « la circulation des artisans entre des ateliers dont les productions n’ont en commun que leurs parties graphiques »15. Il est clair, également, que le coroplathe créateur, au V^e siècle, des deux antéfixes et de l’acrotère de l’Aphrodision d’Argos analysés par M.-Fr. Billot, est un grand voyageur curieux de tout : il puise, en effet, « les pièces de son puzzle et les couleurs dont il compose les tonalités de chacune [des terres cuites] à plusieurs sources, de Périnthe à Paras par la côte Nord et Thasos, par Larissa, Chios, Milet et Samos, et de Poséidonia à Tarente par Métaponte »16. Cela vaut enfin pour la péninsule Ibérique avec la découverte, dans une tombe de Cabezo Lucero (Guardamar del Segura, Alicante) datée vers 400 av. J.-C., de nombreux outils dont des moules pour la fabrication de bijoux où se manifeste un véritable « condensé de l’iconographie orientale » : il faut voir là, d’après P. Rouillard, la trace d’un « artisan itinérant décédé lors d’un déplacement » et qui venait sans doute de Cadix, « centre majeur d’échanges avec l’Orient ».

Identités et hybridité : l’impossible origine

12La recherche d’éléments de comparaison plausibles sur le plan géographique aboutit, dans tous les cas de figure, au constat suivant qui constitue le second apport important de ce volume : il n’est point d’identité unitaire et homogène des groupes sociaux grecs tels qu’on peut les percevoir, de l’archaïsme à l’hellénisme, à travers les matériaux figurés qu’ils nous ont laissés et qui en sont les « indices ultimes », pour reprendre la jolie expression de M.-C. D’Ercole. Et les archéologues acceptent mal aujourd’hui d’étiqueter leur matériel sous des rubriques exclusives et définitives (« parien », « naxien », « macédono-thrace » etc) et cherchent au contraire à en établir la diversité.

13L’exemple le plus frappant d’une telle diversité est, à l’évidence, le cas des productions thasiennes archaïques qui sont restées longtemps sans « identité » stylistique, précisément parce qu’il était difficile de leur appliquer une étiquette précise, comme le montre A. Coulié. Le concept opératoire le plus productif à propos de Thasos est indéniablement aujourd’hui celui d’éclectisme inventif, qui fonde l’identité du style thasien dans des domaines comme la sculpture ou la céramique locales. Ainsi, l’analyse d’une série de vases orientalisants, datés vers 600 av. J.-C. et décorés du motif de la chasse aux lièvres, montre comment un tel motif qui n’a rien de thasien à l’origine, est « extrait de son contexte narratif » par les artisans de l’île et appliqué à une forme cycladique, le plat creux, « étranger à cette tradition ».

14Mais l’éclectisme n’est pas le propre des seules cités et les artisans dans leur atelier sont aussi susceptibles d’avoir aujourd’hui plusieurs styles, là où jadis on ne leur aurait reconnu qu’une seule façon, celle de leur région d’origine. D. Viviers montre ainsi, après restitution de la signature du sculpteur Boupalos de Chios sur le bouclier du Trésor de Siphnos à Delphes, que l’ensemble de la décoration, on l’a vu, est sans doute due à un seul atelier, celui d’Archermos et de ses fils, Boupalos et Athénis, alors qu’on y voyait traditionnellement la réunion de plusieurs ateliers peut-être « réunis par le hasard d’une commande pressée » : il convient, en effet, « de ne pas postuler l’homogénéité stylistique d’un atelier de sculpteurs, à tout le moins à partir du milieu du VI^e siècle av. J.-C. ». Cet exemple trahirait le déclin des écoles régionales de sculpture au profit de l’expression de l’évolution personnelle des artistes au contact d’autres traditions et, partant, de l’individualisation des ateliers.

15Plus tard, enfin, l’identité peut être complexe et multiforme au-delà même de la cité. Il en va ainsi de la Macédoine royale dans la deuxième moitié du IV^e siècle, où, selon R. Étienne, les objets et monuments découverts dans la tombe dite de Philippe II à Vergina laissent percevoir plusieurs niveaux de référents identitaires, pour peu qu’on les analyse ensemble et « en situation ». Ainsi, la chasse au lion sur la frise peinte de la tombe renvoie à l’image du cavalier-chasseur de la tradition thrace locale plutôt qu’à l’idéologie royale achéménide. Parallèlement, les « chasses multiples », où plusieurs types de gibiers sont mis à mort, n’ont elles non plus rien d’oriental et « leur bestiaire reprend, jusque dans ses associations, celui des poèmes homériques ». Lecture qui s’applique sans difficulté aux objets découverts dans la tombe, tissus, coffres d’or, armes, mobilier et vaisselle de bronze. Même les gobelets d’inspiration nettement achéménide n’impliquent pas une inféodation idéologique à la Perse et sont plus affaire de goût que d’identité. Seuls le diadème à rinceaux de la reine et les corps de personnages, dont la Rankengöttin et son parèdre le dieu barbu, se terminant en acanthes ou en rinceaux n’ont pas de parallèles dans les textes épiques : ces représentations renvoient plutôt à l’aire thraco-macédonienne et à un couple divin autochtone, formé d’une « déesse aux rinceaux » et d’un Dionysos-Sabazios.

16Pour revenir à la perspective anthropologique, on dira que ces groupes, quels qu’ils soient (ateliers, cités, royaumes) forment, selon l’expression de J.-L. Amselle, des « ensembles symplectiques », qui nous intéressent par leurs « interrelations, [leurs] chevauchements, [leurs] entrelacs »17, bref par leur hybridité. Cette notion implique d’abandonner l’idée de modèles purs qui se corrompraient progressivement au contact d’éléments culturels étrangers et, en inversant « le parcours », de postuler « une impureté et un mélange originaires »18. Telle est précisément la position de M. Gras à propos de la fondation de Carthage19 : les fouilles récentes permettent de situer celle-ci au VIII^e siècle av. J.-C. et de montrer qu’il existe dès cette époque « un habitat structuré et organisé » dès avant les fondations des poleis grecques de Sicile, ce qui « perturbe les habitudes hellénocentriques ». Dès lors se pose le problème de l’origine du modèle de cet habitat structuré en lots, que l’on retrouve peu après en Sicile. Plutôt que de supposer une évolution parallèle, il semble préférable d’émettre l’hypothèse « d’une interférence culturelle forte et globale entre les milieux phéniciens et grecs coloniaux », vers laquelle tous les indices convergent. Les milieux chalcidiens de Sicile en particulier, « qui ont depuis longtemps des liens avec Chypre et le Proche-Orient » et arrivent en Occident « imbibés d’influences orientales » constituent probablement une sorte de plaque-tournante de ces interférences. On constate ici l’impossible recherche d’un modèle originel et, à l’inverse, le caractère hybride des composantes culturelles de départ.

17La notion d’hybridité implique donc de renoncer à toute tentation de retrouver une quelconque « linéarité » dans la « diffusion » des modèles et des « influences » par eux exercées, tous termes pratiquement bannis aujourd’hui du vocabulaire des stylisticiens. Le réexamen critique de certaines données conduit même parfois, comme le fait A. Hermary, à remettre en cause certaines identités comme « l’identité phocéenne » au VI^e siècle av. J.-C., qui paraissait pourtant bien établie depuis E. Langlotz et ses épigones : même s’il existe un groupe cohérent sur le plan stylistique, il ne connaît pas de diffusion naturelle dans les colonies de Phocée, à Marseille ou dans d’autres colonies occidentales, au-delà des monnaies dites « au type d’Auriol ». La position des auteurs de ce volume est, en somme, bien résumée par S. Fourrier, pour qui « l’exemple kitien invite à ne pas envisager (...) l’artisanat chypriote archaïque comme un développement linéaire, une influence chassant l’autre au gré des vicissitudes de l’histoire politique de l'île »20.

Soi et les autres : la revendication identitaire

18On reconnaîtra alors que c’est la différence qui crée l’identité plutôt que l’inverse21 : comme le note R. Étienne, « si l’on compare une culture à une autre, encore faut-il faire l’inventaire de différences autant que de similitudes »22. Conséquence de ce premier point : l’identité est d’abord construction et revendication d’identité, autrement dit elle est du côté du subjectif. Un tel « affichage », selon l’analyse de M. Gras23, est le propre en particulier des sociétés qui sont « dans des phases d’expansion, voire de “colonisation”, ou plus largement (...) en construction identitaire », donc des sociétés archaïques. Il y aurait même des « moments identitaires » spécifiques, par exemple la fondation d’une ville qui, plus qu’un épisode aisément datable par recoupement avec les données littéraires, constitue « un processus, (...) au cours duquel la ville passe du projet à la réalisation » et dont l’importance pour la cohésion du groupe se lit dans « les manifestations cultuelles envers les fondateurs ». Et l’auteur, on l’a vu, d’analyser le cas de Carthage à l’appui de sa démonstration.

19Mais l’on atteint ici une sorte de limite extrême de la démonstration pour l’archéologue de l’archaïsme, puisqu’il lui faut prouver, à travers son seul matériel et sans textes contemporains, une intentionnalité. Tel est le propos clairement revendiqué de Fr. Prost24, dans son examen des tessons du sanctuaire délien de l’Archégète Anios. Les trois séries de fouilles menées entre 1935 et 1996 dans ce sanctuaire réservé aux Déliens ont permis de rassembler quelque 400 tessons inscrits et datés, pour les plus anciens, de la fin du VII^e siècle et du début du VI^e siècle. Ceux-ci révèlent un alphabet propre « doté de particularités graphiques et phonétiques distinctes de celles des alphabets en vigueur dans les autres Cyclades à la même époque ». Dans cet alphabet « rouge », phénomène inhabituel pour le lieu, peut-être verra-ton la trace de colons eubéens, ceux-ci utilisant le même alphabet, même s’il est difficile d’étayer cette hypothèse de manière irréfutable. Mais l’intérêt principal de cet alphabet est de permettre de « mieux repérer le domaine de la cité et de départager une zone délienne d’une zone fréquentée par des étrangers à la cité », en l’occurrence les sanctuaires des trois grandes divinités de l’île, Apollon, Artémis et peut-être aussi Létô. Selon Fr. Prost, les Déliens accordaient une réelle importance à cet « acte d’écriture », grâce auquel ils soulignaient leur « identité culturelle », même s’ils n’étaient pas tous nécessairement en mesure de lire les inscriptions que d’autres gravaient sans doute à leur place. La cité d’Égine, quant à elle, s’affirme aussi, dès le VII^e siècle, dans la construction de la personnalité de ses divinités, comme le montre bien E. Walter-Karydi : mais l’identité collective des Éginètes s’exprime d’abord dans les mythes et les légendes de fondation, dans les héros et les statues de vainqueurs athlétiques, dans les fêtes de victoire et les Épinicies en particulier pindariques, identité qui se renforce au fur et à mesure de l’épanouissement de la cité, comme le montre le cas de la monnaie de l’île.

20Par ailleurs, si toute collection d’individus est susceptible de revendiquer une identité propre, il devient difficile d’établir des critères de reconnaissance de tel ou tel groupe (polis, ethnos...) valables en tout temps et en tout lieu. Seul compte le contexte au sein duquel s’opère la différenciation fondatrice : pour reprendre l’exemple de J. M. Hall25 cité par Fr. Prost26, dans la Grèce archaïque, « appartenance ethnique et dialecte ont été en corrélation très libre et utilisés, selon les cas de figure, dans le but d'une assimilation ou d’une différenciation par rapport à l’origine ou au dialecte des peuples voisins ». Il n’en va pas autrement pour la société macédonienne du IV^e siècle que R. Étienne tente d’interpréter « à travers des structures locales » plutôt que des schèmes rigides d’explication, tant il est vrai que « le sens d’un même signe peut changer dans l’espace et dans le temps27 ».

21Aussi les auteurs de ce volume, plutôt que de passer au crible de critères prédéterminés les groupes sociaux qui sont au centre de leur attention, s’appliquent-ils à évaluer les modalités de leur différenciation identitaire au sein d’ensembles contextuels précis. Telle est la démarche d’A. Rouveret qui s'attache à démonter les variations sur le thème du sacrifice des prisonniers troyens dans l’art funéraire étrusque et italique au IV^e siècle av. J.-C. On dispose, en effet, de multiples données qui « font du thème du sacrifice des prisonniers (...) une thématique des récits des guerres de conquête du IV^e siècle ». Tel est l’arrière-plan historique sur lequel s’appuie l’emprunt à Homère d'une image présente sur des supports aussi variés que le cratère du Peintre de Darius à Canosa, la Tombe François de Vulci ou la Ciste Révil de Préneste : les variations dans la représentation (absence de bûcher et présence de l’ombre de Patrocle sur la Tombe François, présence du bûcher et absence du corps de Patrocle sur la Ciste Révil, absence du corps de Patrocle mais présence du personnage par le biais de l’épitaphe sur le Cratère de Canosa) témoignent de « réécritures du mythe » multiples et porteuses de sens. On retiendra, par exemple, que dans la Tombe François où « l’accent est mis sur l’égorgement », la réinterprétation du mythe troyen « permettait au commanditaire du monument, Vel Saties, de développer un discours anti-romain en jouant sur l’identification de Rome avec Troie » et sur celle « des Étrusques de Vulci » avec les « héros achéens ». Bref, « ce langage commun sert (...) d’outil de différenciation entre les cités et les peuples en présence au cours des conflits du IV^e siècle (...) et se charge d’une valeur différente selon (...) les stratégies adoptées par les aristocraties italiques et étrusques ».

22Le seul cas où il semble possible d’appliquer à un groupe particulier une série de « critères » constitutifs d’une identité est celui que décrit M. Jost, à propos de l’ethnos des Arcadiens chez Pausanias au II^e siècle ap. J.-C. Dans la lignée directe des travaux de Th. H. Nielsen28 sur les époques archaïque et classique, l’auteur retrouve dans les Arkadika les six éléments définis par le sociologue anglais A. D. Smith29 : appellation commune, mythe d’origine commun, histoire commune, culture commune propre, territoire spécifique et sens de la solidarité. Notons qu’au-delà des facteurs d’unité régionale mis en lumière par le Périégète, il subsiste une « diversité propre à chaque cité d’Arcadie ».

23Il convient cependant d’ajouter que la source ici traitée, le texte de Pausanias, constitue un matériau totalement distinct des autres types de documents analysés, puisqu’il s’agit d’un discours sur l’identité arcadienne, produit au II^e siècle ap. J.-C. À ce titre, il mérite sans doute, comme l’a écrit récemment Y. Lafond, d’être considéré avant tout comme un témoignage sur « la façon dont les Grecs ont pu chercher à se définir eux-mêmes comme grecs face aux Romains »30. Certes l’Arcadie n’est ni la Béotie, ni la Phocide, et la recherche de ses spécificités « ethniques » est d’autant plus légitime que le découpage régional pratiqué par Pausanias lui est bien évidemment antérieur31. Pourtant, le Périégète, entre autres par la structure systématiquement répétitive de son discours d’une région à l’autre, donne le sentiment de s’approprier ce découpage traditionnel pour le fondre dans une trame beaucoup plus complexe, entièrement sous-tendue par un effort pour recomposer « l’unité grecque ancestrale : celle-ci, quoique relevant de « l’illusion rétrospective », « n’en correspond pas moins à un idéal qui appartient à l’imaginaire collectif du temps de Pausanias »32. En bref, si le projet du Périégète est de proposer une certaine représentation de la Grèce au sein d’un monde romain où celle-ci est destinée à occuper une place bien déterminée, alors l’identité de l’Arcadie est, au-delà des realia, d’abord une identité de composition. Pausanias, pour les besoins de la cause, se fait tour à tour arcadien, béotien ou phocidien et revendique successivement l’existence de chacune de ces identités régionales qui prennent place dans un espace plus vaste (« national »), mais n’ont pas accès au pouvoir politique réel : on ne saurait s’étonner, dès lors, que l’auteur occulte, comme dans le cas de l’Arcadie, la description de ces lieux de contre-pouvoir potentiel que sont les Confédérations.

24Ainsi, l’identité « ethnique » procède clairement chez Pausanias d’un « durcissement » des traits, pour reprendre une ultime réflexion de J.-L. Amselle qui s’applique particulièrement bien au cas présent : « la stratégie de constitution des groupes est (...) essentiellement de nature politique, de sorte que leur existence ne peut s’analyser indépendamment des discours émis par leurs mandataires. (...) Cette stratégie politique de reconnaissance et d’accréditation utilise les méthodes de production de la vérité ayant cours dans le domaine scientifique : à savoir le “durcissement des faits” ». On peut aller encore plus loin, dans la direction suggérée par Amselle lui-même et se demander si la construction d’une identité chez Pausanias n’est pas, en définitive, le résultat d’un phénomène de « rétroaction », au sens où, dans un contexte de colonisation, « la manière dont les indigènes se perçoivent eux-mêmes serait liée à l’effet en retour des textes ethnologiques coloniaux et post-coloniaux sur leur conscience d’eux-mêmes ». Autrement dit, le schéma identitaire construit par Pausanias serait un schéma d’abord et avant tout romain : on en voudra pour preuve l’existence du Panhellénion « qui avait pu apporter sa caution »33 à l’image idéale de l’unité ancestrale.

25Puisqu’il faut clore enfin ce volume, on retiendra qu’il s’inscrit profondément dans un double mouvement propre à l’archéologie contemporaine34, que le détour anthropologique nous a permis de mieux mettre en lumière : d’une part, la volonté marquée de « contextualisation » caractéristique de l’archéologie dite, d’après l’anglais, « post-processuelle » ou « contextual archaeology », la notion de contexte différant sensiblement de celle de système ou de structure ; et, d’autre part, les deux éléments étant liés bien sûr, le retour à l’histoire, celle-ci étant entendue comme le lieu d’expression de la contingence et de la singularité, susceptibles de produire davantage de ruptures que de continuité. En somme, il n’y a pas plus libre que cette archéologie-là qui est, d’abord et avant tout, à l’écoute de son objet.