1Cet hommage à Fr. Croissant s’adresse tout d’abord au professeur. Sa présentation de la korè de Chéramiès lors d’un séminaire au Louvre, en 1991, fut pour moi un révélateur de la justesse et de l’efficacité des analyses stylistiques : l’acuité du regard, la sensibilité de la description nourrissaient un décryptage des structures, éclairant elles-mêmes une conception de l’espace, des modes de perception et de pensée antiques. Pas de description sèche et stérile, mais l’envergure d’un savoir où l’analyse du détail prenait tout son relief dans une quête de la cohérence et du sens. Rien d’étonnant donc si les réflexions de Fr. Croissant ont rencontré cette réalité majeure de l’histoire grecque qu’est la cité. Équivalent antique du concept opératoire que fut la démocratie en Amérique selon A. de Tocqueville, la cité serait « le fait générateur dont chaque fait particulier [semble] descendre, [...] un point central où toutes |les] observations [viennent] aboutir »1. Il convient de souligner la fécondité d'une démarche, qui, en liant, dans la tradition d’E. Langlotz, style et cité, intègre l’idée de la prééminence du politique comme principe organisateur de la société grecque. « Considérer la polis comme l’expression caractéristique de la conscience collective grecque, c’est comprendre comment la polis domine la religion, la famille, les structures tribales, les rituels funéraires, militaires et les rites de commensalité [...]. Ce point de vue explique pourquoi aucun aspect important de la culture grecque ne semble indépendant de ses structures politiques »2. L’ambiguïté du terme a souvent été relevée. Au-delà du sens étroitement institutionnel, que la documentation, d’ailleurs, permet rarement d’appréhender pour les périodes hautes, la polis est dans une acception plus large « ce qui définit la communauté », le cadre privilégié où se formule une identité collective3.

2Si la notion de cité a fait récemment l’objet d’une mise à distance critique, insistant sur les projections modernes4, les études stylistiques, nées dans le sillage de l’intérêt naissant pour la cité5, ont su mettre en valeur une dimension proprement antique, particulièrement révélatrice des mentalités archaïques. La culture matérielle est une des manifestations identitaires des cités grecques qui s’affirment dans un contexte agonistique, fait de rivalités et d’émulation. Outre la riche moisson d'analyses désormais classiques qui illustrent la variété des faciès stylistiques des cités grecques6, les recherches de Fr. Croissant ont également contribué au renouvellement de la réflexion sur le monde colonial7. Parce que Thasos est une cité coloniale, l’analyse du style thasien qui va suivre lui doit beaucoup.

3Cette communication se veut aussi un hommage à l’archéologue : une des pièces maîtresses du matériel évoqué provient de sa première fouille grecque, conduite en 1965 sur la terrasse inférieure de l’Artémision, où il eut la main heureuse !

4L’objectif de cet article est d’analyser le mode de constitution d’un style aux origines de la cité jusqu’au coup d’arrêt à son expansion que fut la défaite devant Athènes en 463. La période archaïque qui sert de cadre à l’enquête correspond à une large indépendance des cités grecques. Dans le cas de Thasos, elle coïncide avec le processus de formation d’une cité, tout d’abord conquérante, puis désireuse de s’affirmer tout au long de ce qui fut pour elle un âge d’or. Nous préciserons, dans un premier temps, la notion débattue de « style thasien » en retraçant l’historique de la recherche ; puis nous analyserons, à partir d’un petit lot de vases orientalisants, décorés du motif de la chasse au lièvre et remontant à la fin du VII^e siècle, l’élaboration d’un style spécifique qui infléchit les modèles de la métropole. Nous reviendrons, pour finir, sur la définition du style thasien, en réévaluant, à partir des différents domaines de production, trois facteurs : le lieu, le temps et le milieu, permettant sinon d’« oublier la cité pour penser la société »8, du moins une approche plus concrète d’une communauté grecque en pleine gestation.

Le style thasien : historique de la recherche

5Par style, nous entendons, dans une acception plus large qu’il n’est de coutume, l’ensemble des marqueurs culturels qui permettent de cerner une personnalité artistique. Au-delà des différences fondamentales qui séparent le fonctionnement d’un atelier de sculpture, étroitement subordonné, à l’époque archaïque, aux commandes d’une certaine clientèle et celui d’un atelier de productions courantes, comme les céramiques, l’ensemble de l’archéologie figurée nous semble susceptible d’éclairer une spécificité thasienne.

6« Un style est un fait historique, daté et localisé. [... ] Un style est donc affecté de cette contingence qui caractérise tous les faits historiques. Il aurait pu ne pas être, il n’aurait pas été si les conditions qui l’ont déterminé ne s’étaient pas réalisées ou pas réalisées aux mêmes temps, aux mêmes lieux »9. L’histoire du style thasien est, dès l’origine, paradoxale et problématique : il aurait pu ne pas être, cette idée prévalut longtemps.

Thasos et l’absence de style

7Au commencement était le doute ! C’est dans le domaine de la sculpture que se sont manifestés le premier intérêt et les premières réticences quant à l’existence d’un style local. P. Devambez, à la suite de E. Pfuhl et d’E. Langlotz10 soulignait, dès les années trente, la réceptivité très grande de Thasos face aux grands centres et l’absence d’homogénéité des productions. « Il n’y a pas eu d’école à Thasos si, sous cette dénomination, on entend une suite d’artistes plus ou moins fidèles à une tradition, à un idéal, voire simplement à une technique ; mais on peut, dans la production de l’île, trouver une variété de tendances qui ne s’explique que par l'excessive facilité avec laquelle les artistes accueillaient les influences étrangères11 ».

8Plus de quarante ans plus tard, B. Holtzmann confirmait l’analyse : les ateliers de Thasos « très sensibles à toutes les tendances et fort habiles à les refléter, n’ont jamais dégagé durablement un style homogène qui en eût été la synthèse ; la plastique thasienne est très réceptive, mais elle n’a pas de créativité propre... »12.

9Tout récemment encore, l’étude des styles coloniaux, qui aurait pu permettre de situer, à partir d’un schéma général, un cas thasien, aboutit au même constat. Selon Fr. Croissant, « l’exemple de Thasos est là [...] pour nous montrer que l’éclectisme n’aboutit pas nécessairement à la formation d’un style13 » et, selon Cl. Rolley, « [...] l’intérêt des Thasiens pour les œuvres sculptées n’a jamais conduit à la naissance d’un style propre »14.

10L’analyse fut confortée par l’étude de la céramique. La contribution de L. Ghali-Kahil, dont le mérite est d’avoir distingué une fabrique locale, insiste sur un phénomène durable, celui de l’imitation, qu’il s’agisse de modèles cycladiques pour les débuts de l’atelier, corinthiens et attiques pour son prolongement en figures noires15. C’est le même concept d’imitation qui revient sous la plume de N. Weill, lorsqu’elle dégage le trait dominant de ce même atelier thasien au dernier quart du siècle : « l’adaptation obéissante » des modèles attiques16. Enfin, c’est sous un titre fort explicite « La céramique de style chiote à Thasos » que Fr. Salviat propose d’augmenter le nombre des productions thasiennes d'un lot nouveau17.

11Pourtant, on assiste, à partir des années 80, à l’affirmation d’une autre tendance dans les études thasiennes qui insiste non seulement sur la dimension originale des productions, ce que n’avaient jamais dénié, au moins ponctuellement, les études de sculpture, mais surtout sur la définition d’une attitude thasienne cohérente dans le processus de production-création.

Le style thasien et la notion d’éclectisme

12C’est N. Weill qui, à partir des innovations de la petite plastique, a relancé la réflexion. « Les terres cuites de l’Artémision montrent que Thasos est, pendant tout le haut archaïsme, très ouverte à la circulation des objets, mais que sa réaction, accueillante aux influences les plus diverses, est pourtant sélective et créative » ; « loin de se limiter aux figurines de taille modeste, elle crée vers la fin du VII^e siècle des statues en terre cuite tout à fait exceptionnelles à cette date dans le domaine égéen18 ».

13Ce constat fut ensuite exploité fructueusement dans d’autres domaines. En architecture, J. des Courtils19 souligne l’importance des influences sur l’atelier thasien et le manque de rayonnement qui le caractérise : il s’agit d’un atelier qui assimile. La nouveauté de l’analyse consista à placer la notion d’assimilation, repérée également en sculpture et dans l’artisanat céramique, au cœur du débat : au lieu d’être interprétée comme la preuve d’une absence de style, elle servit à révéler une attitude particulière face à un modèle. Le style thasien fut alors défini dans un rapport faisant intervenir une constante, le récepteur, et une variable, les centres créateurs. J. des Courtils évoque, à travers l’étude de l’architecture thasienne, des combinaisons durables qui ont « abouti à la création d’un mélange stable, d’un style local »20. « Thasos est bien la fille de Paros » : elle lui emprunte la technique du marbre. La pratique des couvertures en terre cuite vient d’Éolide. « La combinaison — originale — est, elle, proprement thasienne21 ».

14Peut-on s’étonner dès lors si cette nouvelle vision des choses a affecté en profondeur l’étude de la sculpture, par laquelle le débat avait été lancé ? Les travaux récents de B. Holtzmann apportent de sérieuses nuances à une thèse qui faisait jusque-là l’objet d’une remarquable unanimité. Dès les premières lignes du chapitre consacré aux reliefs de passage, l’auteur met l’accent sur l’originalité profonde et l’inventivité, dont témoignent les représentations monumentales, sculptées aux portes de la cité. Cette typologie « qui n’a pas vraiment de parallèle dans le monde grec » perdure « sur plus de trois siècles22 » et définit, d’une façon qui n’est guère contestable, une tradition proprement thasienne.

15De même que pour la sculpture, toutes les conditions étaient désormais réunies pour permettre un autre regard sur la céramique peinte locale. La production à figures noires, qui fera l’objet du prochain volume des Etudes thasiennes, fonctionne très largement sur l’imitation. Là encore, il ne s’agit pas d’inventer une cohérence, démentie par le renouvellement constant des modèles (ioniens du Nord, chiote, attique...), mais de détecter, au delà d’imitations clairement repérables, un mode d’appropriation proprement thasien qui dénote une double attitude. Tout d’abord, la volonté d’afficher clairement le modèle. Pour Thasos, une cité aux frontières du monde barbare, l’affirmation d’une identité thasienne passe par la référence grecque. En second lieu, on retrouve le processus sélectif et combinatoire analysé par N. Weill et J. des Courtils qui signale l’emprunt. La notion d’éclectisme, fer de lance de la réflexion sur les styles coloniaux, est une composante essentielle du style thasien. Le dossier des vases à reliefs23, issu d’un atelier différent de celui des céramiques peintes, illustre, plus encore que ces dernières, un éclectisme inventif, « créateur », pour reprendre une expression de Fr. Croissant24. Par la qualité de l’exécution et l’ambition de ses sujets mythologiques et agonistiques, Thasos occupe, après Corinthe, la seconde place dans la production de vases à reliefs estampés à la roulette, à l’époque archaïque. L’absence d’une grande tradition de reliefs modelés, qui fit la gloire de certaines Cyclades au VIT siècle, expliquerait paradoxalement le succès de la nouvelle technique, dont l’épanouissement semble avoir été favorisé dans les cités nouvelles du monde colonial, par exemple en Occident.

16La réflexion sur le style thasien a été dynamisée par le concept d’éclectisme. Composante probablement irréductible de tout style, cette donnée est particulièrement sensible dans la constitution des styles coloniaux. À Thasos, l’éclectisme est étroitement articulé à un second paramètre : l’affirmation ostentatoire des références grecques. C’est dans la tension entre un éclectisme inventif et une imitation fondatrice25 que se dessinent les différentes facettes du style thasien. Nous avons choisi d’illustrer ce phénomène à travers un petit lot de céramiques orientalisantes qui se démarque clairement des modèles métropolitains pour définir une spécificité thasienne.

Style thasien et céramique orientalisante : le motif de la chasse au lièvre

17Le lot présenté, issu d’un atelier local, actif vers 600, a déjà été très largement publié. Son unité s’organise autour de la technique (qu’il s’agisse de l’argile, de l’engobe) et de l’iconographie. Le motif de la chasse au lièvre, inconnu dans les Cyclades, fait alors irruption dans l’atelier thasien26 ; il se retrouve sur les sima aux cavaliers « thraces » et, de façon très sporadique, dans l’atelier local à figures noires, au deuxième quart du VI^e siècle. Cette petite série nous permettra d’analyser le processus de constitution d’un style qu’il s’agira de replacer dans une tradition locale plus large.

Catalogue

181. 3937. Plat, de l’Artémision (champ Valma, remblais Sud). Trouvé par Fr. Croissant. Fr. Salviat, « La céramique thasienne orientalisante et l’origine des vases “méliens” », in CNRS (éd.), Les Cyclades. Matériau pour une étude de géographie historique. Table ronde réunie à l’université de Dijon les 11, 12 et 13 mars 1982, Paris (1983), p. 189, fig. 5. (Fig. 1, 2, 3).

19Le plat à la Potnia Thérôn présente, sur son marli horizontal, des animaux courants : trois chiens, un lièvre et deux taureaux. La tête des chiens est caractéristique avec le détail de la languette vernie placée sous l’œil et le dessin du museau dont les limites verticales font penser à une muselière. Les dimensions du plat (37,5 cm) et la largeur du marli (3,7 cm) sont identiques sur le plat suivant, un des fleurons de la céramique orientalisante thasienne.

202. 2057. Plat, du sanctuaire d’Athéna sur l’Acropole. Fr. Salviat, « La céramique thasienne orientalisante et l’origine des vases “méliens” », in CNRS (éd.), Les Cyclades. Matériau pour une étude de géographie historique. Table ronde réunie à l’université de Dijon les 11, 12 et 13 mars 1982 (1983), p. 186-187, fig. 1 et 2 et p. 190. (Fig. 4).

21Le plat au cavalier de l’Acropole présente, lui aussi, un marli décoré d’une chasse au lièvre : trois chiens et deux lièvres sont conservés. Le motif est repris au revers, également décoré, de ce plat réversible. Entre deux moulures, après une zone périphérique ornées de godrons, une frise animalière très proche de celle de l’avers : deux chiens, un lièvre et un sanglier se succèdent vers la droite. Sur la tête des chiens du revers, la succession de lignes entre le nez et l’œil télescopent des éléments déjà rencontrés sur l’avers : la double limite du museau, en forme de « muselière », le contour de l’œil et de la languette caractéristique qui le flanque. Par rapport au plat à la Potnia, la scène principale présente des ornements de remplissage différents, comme l’avait noté Fr. Salviat, plus volumineux et mieux adaptés à l’espace libre autour des chevaux et du cavalier. On observe des raffinements supplémentaires : si le profil de l’avers est identique, le revers du plat au cavalier est mouluré et décoré ; de plus, la présentation de la frise animalière du marli, sur la face principale, intègre le spectateur, en opérant un changement de sens des animaux au sommet du plat, de façon à ce que les pieds soient orientés vers le bas. L’existence d’une ligne réservée pour noter l’épaule des chiens est omise sur le plat à la Potnia qui conserve, en revanche, le même système de rehauts rouges sur les encolures, l’allure, les proportions des animaux, le dessin de la tête des chiens et un remplissage très proche sur la frise animalière : svastikas tordues formées par l’agencement de deux Z, languettes simples ou groupées accrochées au cadre, spirales, rosettes de points, etc. La svastika plus complexe au-dessus du lion présente la même forme désarticulée sur le revers du plat au cavalier ; les godrons, le même contour gondolé.

223. 2152. Plat creux, de l’Artémision. Diam. : 30 cm. ÉtThas XI, p. 52. Fr. SALVIAT, « Plats creux insulaires à décor orientalisant à Thasos », in CNRS (éd.), Les Cyclades. Matériaux pour une étude de géographie historique, Paris (1983), p. 214, fig. 23 et p. 215. (Fig. 5).

23Le motif de la chasse au lièvre décore la zone principale du vase. Sur le bord, des languettes. Suit une zone de godrons avant la frise animalière, composée de trois chiens et deux lièvres. Comme sur le plat à la Potnia, on retrouve la languette vernie sous l’œil des chiens, l’absence de filets réservés sur les corps. Le remplissage fait de croix, de croix bouletées, de svastikas complexes, de spirales, de languettes est largement identique.

244. 2212 et A 83. Plat creux, de l’Artémision. Par rapport aux publications passées, le plat a été complété de deux fragments nouveaux dont l’un a été donné dans la chronique, BCH 108 (1984), p. 871 ; fig. 8. Diam. : 30 cm. Fr. Salviat, « Plats creux insulaires à décor orientalisant à Thasos », in CNRS (éd.), Les Cyclades. Matériaux pour une étude de géographie historique, Paris (1983), p. 213, fig. 22. (Fig. 6).

25Sur le bord, de fines languettes obliques, puis une zone de « chiens courants » entre des filets doubles. Suit la frise animalière, composée d’un lièvre entre deux chiens vers la droite. Le dernier fragment conserve les restes d’un animal plus volumineux. Son œil est rond, contrairement aux lièvres précédents qui présentaient un œil en amande, grossièrement dessiné. Ses oreilles, dessinées au trait, se superposent. Un trait vernis signale le creux de l’oreille. Sur les encolures, la couleur rouge a été appliquée à même l’argile. L’incision apparaît pour noter les omoplates, les détails du pelage du lièvre et la ligne de son ventre. Des incisions sinueuses et régulières ornent le départ de la cuisse du grand animal. La tête du chien innove par rapport au schéma précédent. Le museau est plus carré ; il n’y a pas de languette sous l’œil. L’œil en amande, effilé au bout et renflé au centre, et l’oreille, tréflée, trouvent un parallèle sur le fragment à la panthère (3987, Fig. 7). La grosseur et la rondeur de la pupille donnent de l’intensité au regard. Les éléments de remplissage ne diffèrent pas fondamentalement de ceux du premier groupe, mais le dessin des volutes et des svastikas est plus sûr et plus régulier. Le tracé des godrons conforte l’impression d’une maîtrise plus grande. A l’intérieur, contrairement au plat creux précédent, les bandes vernies sont assez minces et très écartées.

26La technique (l’apparition de l’incision, l’utilisation de la couleur rouge appliquée à même l’argile), la finesse et la précision du trait, présente jusque dans les détails des éléments de remplissage, dénotent une nouvelle main. Se rattache à ce groupe, outre le fragment à la panthère, précédemment cité, un plat non publié (2192), incisé et décoré d’une chasse au lièvre.

27Le catalogue, loin d’être exhaustif27, permet de distinguer au moins deux peintres qui ont participé à la diffusion du motif de la chasse au lièvre à Thasos à la fin du VII^e siècle. Reste maintenant à comprendre l’origine de l’emprunt, au fondement de ce renouvellement stylistique.

L’atelier thasien : un motif revisité

28Le motif de la chasse au lièvre n’est pas une invention thasienne. Il apparaît en Crète sur des vases estampés et à Corinthe sur la céramique peinte dès le second quart du VII^e siècle28. En Crète, le motif est associé à une chasse en char, comme il le sera au siècle suivant sur les terres cuites architecturales de Larissa. À Corinthe, les détails d’une chasse plus réaliste sont davantage explicités sur la documentation du troisième quart du siècle, grâce à la présence d’éléments comme le filet tendu entre des buissons pour la capture du gibier : c’est le cas sur la célèbre oinochoè Chigi ou encore sur l’aryballe protocorinthien à tête de lion, datés vers 64029. C’est en Ionie et en Doride que le motif, élaboré plus tard, présente les plus grandes analogies avec Thasos. Un premier groupe30, désormais attribué à Milet, date des années 56031 et ne peut donc pas avoir inspiré l’atelier thasien. Le second groupe viendrait de l’extrême Sud-Ouest de l’Asie Mineure. L’atelier, encore mal localisé, ne se situerait ni à Rhodes, ni à Nisyros, mais l’on ne peut encore trancher entre Cos, Cnide, Calymnos, Halicarnasse, etc. Cette production qui s’étale dans le premier quart du VI^e siècle présente quelques vases plus soignés, un peu plus anciens32. Ce type de vase a été importé à Thasos, comme le montrent un plat de l’Acropole et un autre de l’Artémision, anciennement attribués à ce groupe33, que l’on peut compléter par un vase d’Aliki qui pourrait bien appartenir au même atelier34. C’est donc à une mode contemporaine, s’élaborant à l’extrême Sud de la Grèce de l’Est que les artisans thasiens choisissent de participer.

29Les liens stylistiques avec Thasos ont été établis de longue date35 : on retrouve quelques motifs de remplissage comme les demi et quarts de rosettes, ou la croix aux branches flanquées de V (Fig. 5 et Samos VI. 1, pl. 139, 1100) ; mais l’essentiel du remplissage reste dans la tradition thasienne. L’emprunt est sélectif : il se focalise sur le thème figuré, extrait de son contexte narratif, contrairement aux ateliers de Crète et de Corinthe. La veine ornementale a bien été soulignée. Les chasses au lièvre thasiennes tendent à se dégrader en frises animalières composites, où l’esprit décoratif est encore accentué par des proportions fantaisistes : sur le plat à la Potnia, les taureaux sont plus petits que les chiens (Fig. 1 et 4) ! L’adaptation se signale par le sens du mouvement, une donnée qui se confirme sur les vases à reliefs locaux de la seconde moitié du VI^e siècle : les courses de biges se démarquent des versions rhodiennes et attiques contemporaines par un dynamisme qui les associe à un contexte grec oriental dans lequel s’insèrent les terres cuites architecturales de Larissa.

30L’introduction de la chasse au lièvre à Thasos signale l’importance de l’éclectisme dans le renouvellement d’une tradition cycladique jusque-là fondamentale. Ainsi la figure 5 juxtapose une forme cycladique, le plat creux, à un décor principal, étranger à cette tradition. Comment l’ensemble du lot permet-il de situer l’affirmation d’un style thasien à l’intérieur d’un processus jouant sur la tradition et l’innovation ?

L’atelier thasien et la naissance d’une tradition

31Nous aborderons tour à tour, au cours de cette enquête, les formes, la technique et le décor peint.

32Les plats au cavalier et à la Potnia Thérôn illustrent bien le rôle moteur de la tradition, au fondement de l’innovation, selon un processus qui caractérise très largement l’évolution dynamique de l’artisanat grec. Ils consacrent l’importance d’une forme qui définit à Thasos, pendant le haut archaïsme, l’offrande votive par excellence dans le domaine de la céramique. Les anses en bobine du plat au Bellérophon sont conservées, avec quelques innovations, notamment l’apparition de boutons de préhension (Fig. 1). Sur le plat au cavalier, cette protubérance ronde est superposée à l’anse en bobine (Fig. 4). Le revers mouluré du plat au cavalier s’inspire largement d’une tradition antérieure, bien attestée sur le plat au Bellérophon et sur un plat encore non publié (2184), présentant un décor de protomés équines et un profil très proche du précédent. Le revers mouluré marque durablement une tradition d’atelier qui perdure jusqu’au second quart du VI^e siècle, dans l’atelier à figures noires. L’originalité du plat au cavalier réside dans l’audace et la surenchère, le décor figuré du peintre soulignant la prouesse technique du potier. Les plats 1 et 2 illustrent bien, à travers leur taille ambitieuse et leurs variantes plus ou moins élaborées, un processus complexe selon lequel une création se nourrit d’une tradition antérieure, en la modifiant.

33La technique est, elle aussi, le lieu d’innovations. L’argile, par sa couleur plus orange, sa texture moins fine, sa consistance souvent moins dure, se distingue du groupe des plus anciens plats trouvés à Thasos : le plat au Bellérophon et celui aux protomés équines. L’usage de l’engobe est conservé, même s’il semble en général plus épais. Sur le plan de la technique picturale, on constate, à la place du dessin au trait sur le plat au Bellérophon, l’utilisation plus fréquente de la couleur rouge, servant à rendre la crinière du lion sur le plat à la Potnia et celle des chevaux sur le plat au cavalier. Le motif de la chasse au lièvre permet aussi de repérer l’introduction de l’incision dans l’atelier thasien. Ce climat d’expérimentation où se côtoient dessin au trait, technique polychrome et détails incisés caractérisera également les débuts de l’atelier à figures noires local au tournant des deux premiers quarts du VI^e siècle.

34Le décor permet d’approfondir les filiations stylistiques. La tête du lion sur le plat à la Potnia s’inspire de la chimère du plat au Bellérophon, qu’il s’agisse des proportions, des plis du mufle, du dessin de l’oreille. Le rendu des chevaux sur le plat au cavalier est étonnamment proche du plat aux protomés équines. Les crinières sont identiques, à mèches, rehaussées de rouge, avec un long toupet sur le front. On retrouve le galbe des encolures, même si les formes tendent à s’arrondir avec le temps et à perdre de leur sèche élégance cycladique. On retrouve l’œil en amande incliné dans le sens du museau. Le grand motif floral à droite du plat au Bellérophon, annonce celui du plat au cavalier, en dépit d’un dessin plus fourni et plus épanoui. De façon générale, les productions thasiennes se signalent par une luxuriance, un foisonnement qui doit plus à la Grèce de l’Est qu’à la métropole.

35Si la tradition cycladique conditionne l’élaboration d’un style orientalisant spécifiquement thasien, comment ce dernier se rattache-t-il à la phase suivante, c’est-à-dire à l’atelier à figures noires du VI^e siècle ?

36L’articulation entre les deux phases est facilitée par l’existence d’un climat d’expérimentation commun qui accompagne les mutations du style orientalisant thasien. Les quatre premiers peintres de l’atelier à figures noires ont tous commencé dans l’ancienne technique du trait et du réservé, à la fin du premier quart du VI^e siècle. Tous ont donc eu leur phase orientali sante. La production ancienne du Peintre passéiste qui, comme son nom l’indique, fait le lien avec la tradition antérieure conserve certains motifs de remplissage comme les spirales et les volutes, accrochées au cadre de la zone, ou encore la rosette de points disposés autour d’un cœur noir et relativement volumineux (Fig. 4 et 5). D’autres indices montrent que ce peintre a été formé dans l’atelier orientalisant thasien qu’il prolonge sous de nombreux aspects, au début du VI^e siècle. Nous cantonnerons la démonstration à l’analyse d’un jalon important : le fragment à la panthère (Fig. 7). Les analogies avec le plat creux n^o 4, décoré d’une chasse au lièvre, ont déjà été analysées. Celles avec le Peintre passéiste et la phase ultérieure de l'atelier concernent essentiellement le style et, plus accessoirement, la forme du vase. Le dessin de la panthère annonce les masques très particuliers des panthères du peintre passéiste qui reprennent, outre la structure générale, les détails de l’oreille en cœur et du décor central sur le front. On retrouve aussi le caractère renflé des lotus, même si le Peintre passéiste, dont le dessin est beaucoup moins maîtrisé, omet les raffinements chromatiques de son devancier (point rouge à la base des boutons de lotus et rehaut de la même couleur sur le pétale central). Un détail décoratif à l’intérieur du vase à la panthère constitue une analogie supplémentaire : deux filets rouges flanqués de deux blancs rehaussent l’intérieur verni. Cet usage des filets bichromes se rencontre sporadiquement dans la production d’un collègue du Peintre passéiste ; ce dernier l’adopte, très fréquemment, comme décor secondaire.

37Quant à la forme du vase à la panthère, sous réserve d’une étude plus systématique, elle semble rarement attestée à Thasos. Cette adaptation thasienne du calice (23 cm de diamètre et 0,4 cm d’épaisseur) se retrouve, sous une version moins fine et moins verticale, chez le Peintre chiote, le collègue le plus ancien du Peintre passéiste.

38Réfléchir sur l’articulation entre la production orientalisante locale et celle du VI^e siècle permet d’insister sur la figure pivot du Peintre passéiste. Sa carrière coïncide avec un renouvellement en profondeur de l’atelier au niveau des formes : c’est l’apparition de la lékanè, qui sera désormais la forme reine pendant près d’un siècle. Le style thasien s’infléchit sous l’impulsion de nouveaux modèles : l’Ionie du Sud perd du terrain au profit de l’Ionie du Nord et de Chios qui deviennent les références dominantes dans l’atelier thasien au début du VI^e siècle.

39Ce n’est pas un hasard si la phase orientalisante de la céramique thasienne a clairement été repérée. Cette production correspond à l’intégration de nouveaux modèles, servant à l’expression d’une affirmation stylistique forte où l’ambition, l’audace, la surenchère, le goût de l’expérimentation étaient au rendez-vous.

Le style thasien : le lieu, le temps et le milieu

40Thasos, on l’a souvent relevé, s’insère dans une zone d’échanges dynamiques, « à un carrefour de voies économiques », dans un lieu de passage « entre la civilisation anatolienne et la vallée du Danube »36. La donnée insulaire est bien sûr essentielle dans cette ouverture sur l’extérieur. À la veille de la colonisation grecque, les contacts avec l’Est privilégient l’Égée du Nord, comme l’atteste l’archéologie précoloniale37. L’arrivée des colons bouleverse la carte des échanges. « Thasos en cette fin du VII^Ie siècle et dans la première moitié du VII^e est bien le point de rencontre entre deux cultures : l’une venue du Sud et des Cyclades, et jusqu’à maintenant Thasos apparaît comme la pointe la plus avancée en cette première moitié du VII^e siècle ; l’autre, établie au Nord-Est de l’Égée, où les relations avec l’Asie Mineure sont déterminantes38 ». Vu l’importance de l’éclectisme dans la formation du style thasien, il paraît naturel d’examiner le cadre dans lequel des contacts vont se nouer et évoluer au cours de l’archaïsme.

Les zones de contact

41L’héritage précolonial façonne durablement la carte des échanges. Des contacts avec Lemnos et l’Éolide, attestés dans l’habitat le plus ancien fouillé sur le site et que l’on tend à interpréter désormais comme un habitat indigène39, se prolongent au VI^e siècle et même au-delà pour l’Éolide, qui demeure une référence essentielle de l’architecture locale, avec la mode des toitures en terre cuite au décor figuré. Les relations avec Lemnos se poursuivent jusqu’au second quart du VI^e siècle40. La céramique témoigne de l’intérêt pour la région des Détroits : un lot décoré de cygnes, proche d’un groupe provenant d’Éléonte, a été importé à Thasos et a donné lieu à des imitations locales jusqu’à la fin du VI^e siècle. Un vase de ce type, exposé au musée archéologique de Lemnos, indique que cette île participait à ce courant d’échanges. Enfin, si les relations avec la Thrace continentale sont largement inconnues à l’époque grecque, l’ouverture vers le Nord est matérialisée par la fondation de « colonies » thasiennes sur le continent, dès la seconde moitié du VII^e siècle.41

42L’origine essentiellement cycladique des colons consacre l’irruption d’une culture du Sud dans le Nord de l’Egée. Bien sûr, les liens avec Paros dominent, mais ils entraînent sur leur sillage des contacts imprévus, — et semble-t-il ponctuels — avec la Crète42. De plus, certains ateliers thasiens, comme celui des vases à reliefs, s’inspirent à l’extrême fin du VII^e siècle d’une culture cycladique plus large que celle de la seule métropole. Les reliefs modelés à la main sont une spécialité de Ténos et de Naxos, dans laquelle Paros ne s’est guère illustrée. Enfin, les Pariens, de par leur origine, restent tributaires d’une culture ionienne que l’implantation thasienne va contribuer à approfondir. Les contacts entre Thasos et la Grèce de l’Est sont à la fois le fruit de la géographie et de l’histoire.

43Le commerce thasien à l’époque archaïque nous échappe largement. L’approche très parcellaire à laquelle nous condamne une documentation réduite à des importations et à des imitations locales interdit même de parler d’échanges, en l’absence d’exportations thasiennes bien identifiées. Des contacts traduisent, néanmoins, l’approfondissement des relations avec la côte de l’Asie Mineure, dans une sorte de synthèse opérée à partir des traditions pariennes et indigènes. L’Ionie du Sud, bien intégrée aux circuits commerciaux des Cyclades, est une terre de contacts anciens. Des figurines samiennes sont dédiées à l’Artémision de Thasos dès la première moitié du VII^e siècle43. Les vases plastiques rhodiens permettraient de déceler une évolution des importations vers la fin du VII^e siècle. Alors que l’atelier est toujours actif, « le goût de la clientèle thasienne s’est apparemment détourné de ce genre de fabrication »44. On constate qu’au même moment des contacts se nouent plus au Sud avec la Doride, comme le montrent les importations et les imitations locales du motif de la chasse au lièvre. Les échanges avec l’Ionie du Nord et Chios s’intensifient au début du VI^e siècle au point de provoquer un renouvellement du style orientalisant thasien et, dans son sillage, l’adoption de la technique de la figure noire.

44L’implantation de Thasos dans une région très convoitée, riche en matières premières et pourvoyeuse d’esclaves, explique l’ancienneté des contacts avec les grands centres de la Grèce traditionnelle : avec Corinthe, ils s’intensifient à partir de 630 ; avec Athènes, ils deviennent très clairs au second quart du VI^e siècle. Au VII^e siècle, en revanche, ils restent ponctuels, se limitant à l’importation d’un vase protoattique et de quelques amphores SOS. La petite plastique archaïque révèle, dès le VII^e siècle l’ouverture sur le Péloponnèse. Des contacts avec la Laconie, repérables à travers la céramique et la petite plastique dès la fin du VII^e siècle, se prolongent dans le domaine des terres cuites architecturales au siècle suivant.

45L’histoire économique et culturelle de la cité archaïque s’insère dans un réseau de relations, hérité d’une tradition indigène et cycladique, que les Thasiens ont réadaptée en fonction de la géographie régionale et du dynamisme d’un système emporique en pleine gestation, largement impulsé par les marchands grecs de la côte micrasiatique : l’évolution des échanges se décèle fugitivement à travers le recul des relations traditionnelles avec l’Ionie du Sud qui semblent se distendre au profit de la Doride et de l’Ionie du Nord. Comment se définit, dans ce contexte d’échanges diversifiés, l’émergence d’une personnalité thasienne ?

De l’espace au temps : l’affirmation d’une identité thasienne

46Les ateliers locaux se constituent dans la seconde moitié du VII^e siècle, mais l’affirmation d’une spécificité thasienne ne se signale pas avant la création des reliefs du Pythion, datés vers 640-63045. Si cet ensemble reste à ce jour isolé, la contribution thasienne à la sculpture dédalique est représentée par d’étonnantes effigies de terre cuite pouvant atteindre jusqu’à 1,90 m de hauteur, les plus anciennes connues de cette dimension en domaine grec46. En céramique, les modèles cycladiques, jusque-là très prégnants, s’infléchissent pour aboutir à une version thasienne du « mélien ». La grande amphore-cratère de Cavala, datée du troisième quart du siècle47, se caractérise par une luxuriance décorative qui caractérise le climat du plat au cavalier (Fig. 4). La veine créative en céramique persiste dans les dernières années du siècle, à un moment où la tentation du gigantisme donne lieu à la version thasienne d’un criophore qui se distingue par la façon très rare de tenir l’animal48. L’atelier des figurines peintes49, actif dans la seconde moitié du VII^e siècle, permet de suivre le long processus qui aboutit à l’appropriation personnelle d’un modèle, c’est-à-dire à une véritable création. L’exemplaire le plus novateur de la série, avec l’introduction d’une forme de jupe de section quadrangulaire, est daté vers 600, voire un peu après50. Cette poussée novatrice se prolonge jusqu'au second quart du VI^e siècle. À côté du type nouveau de la Dame au pôlos51, créé vers 580, on peut citer l’affirmation de traits spécifiques dans la sculpture thasienne, manifestés par le sphinx Wix52 et les mutations du style orientalisant thasien qui crée, avec le renouvellement des modèles, venus de l’Ionie du Nord et de Chios, les conditions d’émergence de la technique à figures noires. C’est aussi le moment d’une activité édilitaire intense : les premières constructions au sanctuaire d’Aliki53, l’extension du téménos d’Artémis et l’érection de l’édifice à appareil polygonal de l’Héracleion54, dont les terres cuites architecturales constituent une des originalités de l’artisanat thasien55.

47Un second pôle créatif se situe entre le dernier tiers du VI^e siècle et la fin de l’archaïsme. L’adoption de la monnaie, créée vers 520, comme la construction d’un rempart, traditionnellement daté vers 50056, correspondent à une affirmation identitaire forte qui pourrait s’éclairer dans le contexte des réformes institutionnelles du troisième quart du VI^e siècle57, contemporaines d’opérations hautement symboliques, comme le transfert du séma de Glaucos, la plus ancienne relique conservée du passé colonial58. La soumission probable au Grand Roi à la fin du VI^e siècle et au début du VI^e siècle59 a pu contribuer à renforcer les réflexes identitaires. Cette période coïncide avec la multiplication des constructions publiques : l’extension du téménos de l’Artémision avec l’installation de la terrasse inférieure, l’aménagement de la place en contre-bas autour de puits publics, la construction de la leschè de l’Héracleion et du grand temple d’Athéna sur l’acropole60. Du point de vue de la céramique, l’essoufflement de l’atelier à figures noires dès la fin du VI^e siècle ne signe pas la mort de la céramique figurée : la série des vases à reliefs fournit alors sa production la plus achevée, avec la dispute d’Héraclès et d’Apollon pour la possession du trépied, dont la datation a été rabaissée au début du V^e siècle61. Au second quart du siècle, les reliefs du Passage des théores62 prolongent brillamment la tradition. Quant à l’activité rayonnante de Polygnote, elle assure la popularité de Thasos dans la capitale culturelle de l’époque et dans le sanctuaire panhellénique de Delphes.

48La vitalité de l’artisanat permet de repérer, à partir du dernier tiers du VII^e siècle, l’affirmation d’une personnalité thasienne. L’analyse de la céramique du VII^e siècle montre qu’à Thasos l’éclectisme est un style. Le faciès particulier du style thasien invite à revenir sur le milieu colonial.

Du milieu colonial à la culture de la cité

49Même si J. Pouilloux a fortement nuancé son hypothèse d’une cité mixte, que les études d’urbanisme ont d’ailleurs bien du mal, en l’état actuel de la documentation, à étayer63, le caractère mêlé de la société thasienne est une donnée difficilement contestable. Le témoignage d’Archiloque rappelle, au détour d’une amplification littéraire, l’origine panhellénique des colons grecs (πανελλήνων ’οϊζύς, Fr. 54 D), dont les Pariens forment le noyau dur. L’étude des céramiques à figures noires a permis de repérer, vers 580, l’installation à Thasos d’un peintre chiote, un des plus prolifiques de l’atelier. Au-delà de l’anecdote, cette immigration précise l’image d’une cité ouverte, facteur de mobilité. Quant à la composante thrace64, elle se trahit à travers l’onomastique et soulève la question des femmes. Leur origine indigène, déduite du caractère masculin de la colonisation grecque — en dépit de l’exception thasienne que constitue Cléoboia —, pourrait s’éclairer par l’étude de la céramique culinaire de l’habitat.

50Les éléments composites de la société thasienne ne favorisent pas l’émergence d’une cohérence stylistique. Il s’agit donc de voir si la documentation artisanale témoigne, au-delà des distinctions d’ateliers, d’une culture visuelle commune, d’un cadre mental unifié, bref d’une culture de la cité. Nous concentrerons l’analyse sur trois exemples qui invitent à confronter la documentation céramique aux domaines de la sculpture, de la grande peinture et des terres cuites architecturales.

51Le premier illustre la rencontre complexe entre deux cultures et ses conséquences sur la tradition thasienne, qui en sort dynamisée et renforcée. Le Peintre chiote s’intègre à l’atelier thasien dont il respecte les formes, à de rares exceptions près qui confortent son origine. En revanche, son style figuré infléchit en profondeur la tradition locale : il forme un de ses collègues et inspire, ponctuellement, les deux autres. Si le Peintre chiote « fait école » à Thasos, la phase tardive de sa production, exécutée en figures noires, manifeste des liens inattendus avec la grande sculpture locale. L’introduction d’une file de panthères à côté de la file traditionnelle de lions65 est une réélaboration des modèles véhiculés par l’atelier chiote du « Sphinx et du lion » à la lumière d’une image religieuse forte et originale. Inspirée des reliefs du Pythion, dont le traitement graphique rappelle d’ailleurs celui de la peinture sur vase, la version du Peintre chiote témoigne d’un processus d’imprégnation culturelle.

52Les deux exemples suivants invitent à réfléchir sur la signification d’une iconographie mythologique dont la récurrence éclaire la mentalité d’une cité coloniale. Le meurtre de Tityos apparaît deux fois dans le répertoire de l’atelier de céramiques à figures noires, à moins d’un quart de siècle d’intervalle. La victoire de deux divinités majeures de Thasos sur la sauvagerie constitue le premier élément d’un succès qui n’étonne pas dans le contexte d’une histoire coloniale. La représentation du mythe, peu après 580, compte parmi les occurrences les plus anciennes : c’est dire l’attachement des Thasiens pour cette image delphique. Au siècle suivant, la grande peinture en conserve le souvenir avec la Nékya de Polygnote66. La punition de Tityos s’insère alors dans une composition plus vaste qui l’associe au mythe fondateur de la cité thasienne. La présence de Tellis, grand-père d’Archiloque, et de Cléoboia insiste sur la caution apportée par l’oracle de Delphes à l’entreprise des premiers Pariens, venus introduire les mystères de Déméter à Thasos. Ainsi lié aux origines de la colonie, le mythe de Tityos prend tout son sens dans la version polygnotéenne qui magnifie le triomphe des valeurs religieuses grecques dans la réussite d’une implantation coloniale. On peut être tenté d’interpréter, dans ce contexte, l’iconographie barbarophobe de la Stoa poikilè : la sensibilité athénienne, galvanisée par Marathon, pourrait avoir rencontré, de façon féconde, une tendance plus ancienne de l’art thasien, nourrie par l’expérience de la marge.

53Les lignes précédentes peuvent fournir un cadre d’interprétation renouvelé à un mythe dont le succès est bien attesté à Thasos pendant tout l’archaïsme. Bellérophon et la Chimère figurent sur l’une des plus anciennes trouvailles grecques, faites sur le site. Le plat au Bellérophon, daté des années 660-650, inaugure une vogue qui ne se dément pas jusqu’à la fin du VI^e siècle. Un vase local de la fin du VII^e siècle conserve sur son col les restes d’une Chimère67 ; une importation du second quart du VI^e siècle68 confirme le goût de la clientèle thasienne pour un thème, retenu, au même moment, sur les terres cuites architecturales de l’Héracléion. Enfin, le Pégase de l’Héracléion69, un des fleurons de la sculpture locale, fournit, vers 500, une allusion plus discrète au mythe qui s’éclaire dans le contexte élargi du sanctuaire. Comment expliquer la vogue en territoire thasien d’un mythe fortement ancré à Corinthe ? Fr. Salviat et N. Weill ont insisté dans leur publication sur le cadre lycien dans lequel se déroule le meurtre de la Chimère : « les péripéties de cette lutte à une marche-frontière auraient ensuite été transposées et mythiquement développées en un aition de type folklorique »70. Contrairement à certaines versions archaïques où il combat à pied, aidé de Pégase71, Bellérophon se présente comme un cavalier et un lancier. Si la version thasienne s’inspire largement du schéma corinthien, popularisé dès le second quart du VIF siècle, il innove sur un détail vestimentaire. Bellérophon à Thasos n’est pas représenté dans sa nudité héroïque. Le héros grec, vêtu, chasseur et lancier, apparaît sous des traits qui réduisent l’écart avec ses frères de la sima, un des documents les plus mystérieux de Thasos, un des rares à afficher l’exotisme thrace. Par le biais d’un mythe qui explore le thème de l’étranger, l’image de Bellérophon se veut intégratrice. La Chimère, d’origine orientale, est, sous sa forme de monstre hybride à trois têtes, une création de l’archaïsme grec. Pégase, également d'origine orientale, est dompté par Bellérophon, un héros grec, présenté au sanctuaire d’Héraclès, un dieu dont la tradition souligne l’origine non hellénique72, sous des traits qui facilitent l’intégration des cavaliers thraces.

Conclusion

54Le temps est un facteur essentiel dans la gestation d’une identité thasienne qui se pense à travers un mythe de fondation étalé sur trois générations et qui s’affirme sur le rythme d’une double aparchè, interprétée par Fr. Salviat comme l’indice possible de deux vagues colonisatrices73. L’organisation de l’espace éclaire, à son tour, une spécificité thasienne. D. Viviers a brillamment analysé ce qui distingue Thasos, dès la seconde moitié du VII^e siècle, d’une cité grecque traditionnelle : comparée à une « tête de pont », la ville, dont la situation excentrée au Nord-Est de l’île répond à des préoccupations stratégiques, est à la convergence de voies terrestres et maritimes ; la fondation de « colonies » très proches, dont les liens avec Thasos sont forcément accentués par rapport aux métropoles classiques, contribue à modifier la relation au territoire, en valorisant, au détriment de l’arrière-pays insulaire, un réseau d’échanges privilégiés, locaux et continentaux, où des exportations de l'artisanat thasien de la terre-cuite sont enfin représentées74. L’originalité de Thasos réside dans une construction marginale de l’espace civique qui revendique l’ouverture sur le monde extérieur. La borne d’Aliki atteste, au V^e siècle, une organisation circulaire et périphérique de l’espace civique qui privilégie l’occupation du pourtour de l’île, cautionnée par l’implantation de deux sanctuaires, dont l’un, au moins, celui d’Aliki, remonte aux premiers temps de la colonisation75. Du côté de la ville, la création sans précédent des grands reliefs sculptés, affichés comme une publicité politique et religieuse aux portes du rempart, confirme, avec ostentation, les réflexes identitaires d'une cité coloniale, à la fois au cœur et à la marge du monde grec.