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Figures de Sieyès

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Jean Salem
, 
Vincent Denis
, 
Pierre-Yves Quiviger

Troisième partie. Sieyès, figure philosophique

Sieyès, lecteur des physiocrates : droit naturel ou économie ?

Catherine Larrère

Texte intégral

  • 1 Sieyès, Préliminaire de la constitution ; Reconnaissance et exposition raisonnée des droits de l’h (...)

1Dans son Exposition raisonnée des droits de l’homme et du citoyen – le projet de Déclaration des droits de l’homme qu’il lit devant le comité de constitution les 20 et 21 juillet 1789, Sieyès considère que « la société n’affaiblit point, ne réduit pas les moyens particuliers que chaque individu apporte à l’association pour son utilité privée ; au contraire elle les agrandit, elle les multiplie par un plus grand développement des facultés morales et physiques ». Il affirme donc que l’homme, en entrant en société, ne fait pas le sacrifice de sa liberté, mais que, « loin de diminuer la liberté individuelle, l’état social en étend et en assure l’usage »1. Dans son discours du 18 août 1789, Mirabeau loue Sieyès d’avoir posé « le principe fondamental de toutes les sociétés politiques, savoir : que les hommes, en se réunissant en société, n’ont renoncé à aucune partie de leur liberté naturelle ». Il en indique l’origine :

  • 2 Mirabeau (H. G. Riquetti, comte de), discours du 18 août 1789, dans Orateurs de la Révolution fran (...)

Tout est dans ce principe si élevé, si libéral, si fécond, que mon père et son illustre ami ont consacré il y a trente ans, que M. Sieyès a démontré peut-être mieux qu’un autre ; et tous les droits, tous les devoirs de l’homme en dérivent2.

  • 3 C’est la position défendue par Philippe Steiner, dans La « Science nouvelle » de l’économie politi (...)

2Sieyès aurait trouvé chez le père de Mirabeau (Victor Riquetti, marquis de Mirabeau, auteur de L’Ami des hommes, 1756) et chez son « illustre ami » (François Quesnay, fondateur de la physiocratie) le principe de sa conception des droits de l’homme, celui de l’extension du droit naturel en société ? L’affirmation a de quoi surprendre – aussi bien ceux qui voient dans la physiocratie la fondation d’une « science nouvelle », l’économie politique, étrangère à toute vision normative du droit naturel3, que ceux qui s’interrogent sur la lecture que Sieyès a faite des physiocrates et d’autres écrits économiques contemporains.

  • 4 Délinéaments politiques, dans Des Manuscrits de Sieyès, 1773-1799, Ch. Fauré dir., op. cit.
  • 5 J. Valier, ibid., p. 192.

3Sieyès a écrit une Lettre aux économistes (c’est-à-dire aux physiocrates qui se désignaient sous ce nom), qu’il semble avoir eu l’intention de publier (le texte reçoit l’approbation de la censure en 1775). Ses cahiers de travail témoignent d’une lecture attentive non seulement de Quesnay et de ses disciples, mais également des principaux écrits contemporains sur le commerce ou l’économie : Turgot et ses Réflexions sur la formation et la distribution des richesses (1766), Condillac et son livre sur Le Commerce et le gouvernement (1776)4. Cependant, pour qui lit ces manuscrits en se demandant ce que Sieyès a retiré de ses lectures, et si on peut le considérer comme un économiste, l’enquête est décevante. Jacques Valier, dans la présentation qu’il en fait, trouve que Sieyès fait une « critique confuse » des physiocrates, juge ses « réflexions économiques […] bien pauvres » et conclut que « l’apport de Sieyès à l’économie politique est négligeable »5.

  • 6 Lettres aux économistes sur leur système de politique et de morale est le titre complet du manuscr (...)
  • 7 Dans « Sieyès et la Langue de l’économie politique, un manuscrit inédit » (dans Dictionnaire des u (...)
  • 8 Des Manuscrits de Sieyès, 1773-1799, Ch. Fauré dir., op. cit.

4Mais peut-être la déception est-elle dans l’œil du lecteur, non dans les textes lus ? A rechercher, dans ces manuscrits, un contenu économique, un apport scientifique, on ne trouve pas grand-chose. Sans doute. Mais c’est peut-être que l’on ne cherche pas ce qu’il faut. Les « Lettres » que Sieyès écrit aux « économistes » portent sur « leur système moral et politique »6, sur leur conception globale de la société, non pas sur tel ou tel contenu spécialisé. Peut-être Sieyès s’intéresse-t-il plus à la dimension normative et à la portée générale de la doctrine des physiocrates qu’à son contenu positif ? Ce n’est pas nécessairement en tant qu’économiste qu’il se mesure à eux7. Nous voudrions donc, dans une lecture centrée sur les manuscrits de Sieyès récemment publiés8, suivre la piste indiquée par Mirabeau, celle d’un principe commun, celui de l’extension du droit naturel en société : nous y verrons comment, aussi bien dans ce que Sieyès retient des physiocrates que dans ce qui l’en sépare, c’est son interrogation globale sur la société qui donne cohérence à son propos. Après avoir dégagé la signification de la lecture que Sieyès fait des physiocrates, nous pourrons, en conclusion, insister sur l’importance véritablement centrale de ce principe dans la pensée politique et sociale de Sieyès, ainsi que sur sa permanence, d’avant à pendant la Révolution et nous interroger sur sa dimension normative.

« jouir plus, travailler moins » : ce que sieyès retient des physiocrates

5La lecture des écrits physiocratiques confirme l’affirmation de Mirabeau (le fils). En 1767, Dupont de Nemours avait réuni en un seul volume, sous le titre de Physiocratie, les principaux écrits de Quesnay, plaçant en tête celui qui était intitulé Le Droit naturel. Deux ans plus tard, dans un article synthétique sur les conceptions économiques, il en présentait ainsi la thèse centrale :

  • 9 P.-S. Dupont de Nemours, « Notice abrégée des différents écrits modernes qui ont concouru en Franc (...)

Ce traité montre que l’usage du droit naturel, au lieu d’être restreint et diminué, comme l’ont cru les philosophes et les jurisconsultes, a été considérablement augmenté par l’institution de la société, et qu’il aurait la plus grande extension possible si les lois positives de la société étaient les meilleures possibles9.

  • 10 Préliminaire de la constitution, dans Écrits politiques, R. Zapperi éd., op. cit., p. 195.

6On y retrouve sans peine l’idée, exposée par Sieyès, que « la liberté est plus pleine et plus entière dans l’ordre social, qu’elle ne peut l’être dans l’état qu’on appelle de nature »10.

  • 11 F. Quesnay, Droit naturel, dans François Quesnay et la physiocratie, Paris, Institut national d’ét (...)
  • 12 Préliminaire de la constitution, dans Écrits politiques, op. cit., p. 192.
  • 13 Sieyès, Lettres aux économistes, dans Écrits politiques, op. cit., p. 28.
  • 14 Pasquale Pasquino emploie l’expression dans son livre, Sieyès et l’invention de la constitution en (...)
  • 15 Louis Althusser, en présentant l’économie classique, parle ainsi de l’« anthropologie naïve qui fo (...)
  • 16 F. Quesnay, Droit naturel, op. cit., p. 732.

7Ce qui rend la convergence possible, c’est que Sieyès partage avec Quesnay une même conception du droit naturel, comme une capacité ou un pouvoir individuel, conception qui renvoie à l’homme comme être de besoins, apte à les satisfaire. Quesnay définit ainsi le droit naturel comme celui que « l’homme a aux choses propres à sa jouissance »11. On retrouve chez Sieyès la même définition de l’homme par ses besoins (« l’homme est, de sa nature, soumis à des besoins ; mais, de sa nature, il possède les moyens d’y pourvoir », écrit-il dans son projet de Déclaration12), la même insistance sur la jouissance (dans ses Lettres aux économistes, il définit un « bien » comme « tout ce qui est propre à donner des jouissances à l’homme »13). Quesnay et Sieyès se retrouvent ainsi dans une même « anthropologie des besoins »14, que l’on peut considérer comme classiquement – voire « naïvement » – économique15. Dans cette façon de lier besoin et droit, la liberté n’est pas définie, de façon volontariste, comme la capacité de suspendre ses déterminations ou de se soumettre à la loi, mais plutôt comme une capacité de faire ou un pouvoir de jouir. La réalité du droit, comme pouvoir, s’appréhende alors dans son extension, que le travail mesure. Critiquant l’idée, qu’il attribue à Hobbes, du droit naturel comme « droit à tout », Quesnay affirme ainsi qu’il n’est de droit qu’effectif : « Son droit à tout est semblable au droit de chaque hirondelle à tous les moucherons qui voltigent dans l’air, mais qui dans la réalité se borne à ceux qu’elle peut saisir par son travail ou ses recherches ordonnées par le besoin16. »

  • 17 F. Quesnay, Le Despotisme de la Chine, dans François Quesnay et la physiocratie, op. cit.,
  • 18 On trouve cependant, dans certains fragments manuscrits de Sieyès, une allusion à la théorie des « (...)
  • 19 Préliminaire de la constitution, dans Écrits politiques, op. cit., p. 194.
  • 20 Qu’est-ce que le Tiers-état ?, dans Écrits politiques, op. cit., p. 161.
  • 21 P. Pasquino, Sieyès et l’invention de la constitution en France, op. cit., p. 117.

8Sieyès s’accorde également avec Quesnay dans un même rejet de l’explication par le contrat de l’institution volontaire de la société. Dans le Despotisme de la Chine, Quesnay ne fait pas appel au contrat pour rendre compte de l’origine des sociétés politiques. A la façon de Turgot, ou de Ferguson, il présente la constitution des sociétés et de l’autorité politique comme le résultat d’un processus continu qui se diversifie selon les modes de subsistance, chasse, pêche, pâturage, agriculture… : « de là se sont formées les nations sauvages, les nations ichtyophages, les nations pâtres, les nations agricoles, les nations commerçantes…17 » S’il ne reprend pas, dans ses écrits publiés, la succession de ces différentes étapes18, Sieyès affirme, lui aussi, une continuité sans rupture entre l’état de nature et l’état social : « l’ordre social est comme une suite, comme un complément de l’ordre naturel », affirme-t-il dans son projet de Déclaration19. La même idée se trouve dans Qu’est-ce que le Tiers-état ? : « la nation se forme par le seul droit naturel »20. Sieyès y présente une « histoire naturelle de la société » (selon l’expression de P. Pasquino21) qui décompose en une succession de trois époques, ce que les théoriciens du contrat (comme Pufendorf) réunissent en un seul acte : la multiplicité des individus isolés, la volonté commune, le gouvernement.

  • 22 Sur le concept de civilisation et son contexte d’apparition, voir J. Moras, Ursprung und Entwicklu (...)
  • 23 Délinéaments politiques, premier cahier, dans Des Manuscrits de Sieyès, 1773-1799, op. cit., p. 25 (...)

9Sieyès ne cherche donc plus dans la nature, saisie comme la permanence d’un état, le modèle normatif de l’origine. Comme les théoriciens du commerce et de l’économie, il préfère l’idée d’une transformation continue et progressive, par le développement des relations sociales et l’amélioration des conditions matérielles, dans lesquels s’accomplit un progrès moral : c’est cette conception nouvelle d’une dynamique positive des sociétés que résume le mot de « civilisation », introduit par Mirabeau dans L’Ami des hommes, et dont le milieu d’apparition, et le domaine de réception, sont les réflexions sur le commerce et l’économie22. Sieyès s’en fait l’écho dans le premier cahier de ses Délinéaments politiques : il y évoque « les nations les plus opulentes et les plus civilisées » et leurs progrès « vers la civilisation morale »23.

  • 24 Préliminaire de la constitution, dans Écrits politiques, op. cit., p. 197.
  • 25 Lettres aux économistes, dans Écrits politiques, op. cit., p. 32.
  • 26 F. Quesnay, Dialogues sur les travaux des artisans, dans François Quesnay et la physiocratie, op. (...)
  • 27 Lettres aux économistes, dans Écrits politiques, op. cit., p. 32.
  • 28 Fragment « Travail ne favorise la liberté qu’en devenant représentatif », Écrits politiques, op. c (...)

10Avec une telle conception du droit naturel comme capacité à satisfaire ses besoins, et une telle vision de la société comme un progrès continu vers l’amélioration matérielle et morale, on peut poser que la socialisation renforce le droit individuel, loin de le limiter, et donner cette extension comme objectif global à la société : « L’art de faire sortir tous les biens possibles de l’état de société est le premier et le plus important des arts », écrit Sieyès dans son projet de Déclaration24. Il ne fait que reprendre ce qu’il affirmait, en accord avec les physiocrates, dans les Lettres qu’il leur adressait : « une association n’est qu’un moyen plus parfait d’obtenir avec plus de profusion et plus de sûreté ce que chacun désire, les richesses »25 Le droit individuel comme l’ordre social sont donc réglés par un même principe de l’optimum, dont Quesnay, dans ses Dialogues sur les travaux des artisans, a donné la formule : « Obtenir la plus grande augmentation possible de jouissances, par la plus grande diminution possible de dépenses, c’est la perfection de la conduite économique26. » Sieyès, dans ses Lettres aux économistes, reconnaît comme la « loi de tous les travaux : perfectionner l’effet et diminuer les frais »27. Plus tard, alors même qu’il a lu Smith, c’est bien la formule de Quesnay qui lui inspire cette réflexion : « jouir plus, travailler moins, voilà l’accroissement naturel de la liberté dans l’état social28. »

  • 29 Délinéaments politiques, premier cahier, dans Des Manuscrits de Sieyès, 1773-1799, op. cit., p. 20 (...)
  • 30 Sieyès, Préliminaire de la constitution, dans Écrits politiques, op. cit., p. 198. Sur ce passage, (...)

11Les cahiers de Sieyès des années d’avant la Révolution montrent bien ce qu’il retient des physiocrates : l’idée d’une société reposant sur la contribution des individus, guidés par la recherche de leur satisfaction, à un ordre social qui se forme de lui-même. Dans un fragment du premier cahier des Délinéaments politiques, Sieyès note le plan de ce qui serait une recherche du « meilleur ordre » : en « exposer les éléments » (les individus), et, après avoir fait voir en quoi il consiste et avoir montré « l’impossibilité d’y mettre la main », il pourrait « démontrer ensuite que cet ordre tend tout seul à s’établir » : il s’ensuivrait qu’il faut « n’employer l’autorité qu’à éloigner les obstacles et perfectionner les éléments »29. C’est cette même vision libérale et économique de la société qui l’amène, dans son projet de Déclaration, à rejeter toute conception constructiviste du lien social, pour limiter l’art politique à la seule constitution du gouvernement : « Ce n’est point la nation que l’on constitue, c’est son établissement politique30. »

12C’est sur la question politique, cependant, que Sieyès se sépare des physiocrates. La critique qu’il en fait est très claire, si l’on peut juger « confuse » sa critique économique. C’est de là, cependant, qu’il faut repartir si l’on veut comprendre comment les chemins des physiocrates et ceux de Sieyès divergent.

sieyès, critique des physiocrates : du travail à la division du travail

  • 31 Lettres aux économistes, dans Écrits politiques, op. cit., p. 32.

13Aux physiocrates, Sieyès reproche d’abord et avant tout de méconnaître l’importance du travail. Dans sa première Lettre, il revient sur la définition des richesses et distingue entre les biens (« tout ce qui est propre à donner des jouissances à l’homme ») et les richesses (les biens qu’il est possible d’échanger). Entre ces deux catégories, il en intercale une autre, constituée par des richesses, ainsi qualifiées parce qu’elles sont le résultat d’un travail, mais qui, pour autant, ne peuvent être échangées parce qu’elles ne sont pas appropriées exclusivement : ce que nous nommerions des biens publics. Sieyès reproche aux physiocrates, en s’en tenant aux seuls bien échangeables, d’ignorer les travaux publics qui forment ces biens et d’avoir une catégorie trop étroite des richesses : « c’est le travail, affirme-t-il, qui forme la richesse »31, et il ne faut négliger aucune sorte de travail.

  • 32 Délinéaments politiques, premier cahier, dans Des Manuscrits de Sieyès, 1773-1799, op. cit., p. 22 (...)

14Il est donc conduit à rejeter la théorie de la productivité exclusive de l’agriculture : en voyant dans la terre l’« unique source de richesses », les physiocrates méconnaissent que les travaux non agricoles sont également créateurs de richesses. Pour Sieyès, ce que les physiocrates appellent « produit net », et qui témoigne pour eux de la productivité exclusive de l’agriculture, n’est qu’une rente, liée à un monopole ou à un privilège qui permet à un petit nombre de propriétaires de détenir la terre : « Il n’est pas douteux que les propriétaires du sol ne soient exclusivement privilégiés, ne soient de vrais monopoleurs, et, encore une fois, c’est pour cela qu’ils ont un produit net considérable »32, insiste-t-il dans ses cahiers.

  • 33 Voir J. Locke, Deuxième traité sur le gouvernement civil, chap. V, § 43 : « C’est donc le travail (...)

15Affirmer que le travail forme la richesse n’a rien d’original. Pour W. Petty, comme pour Cantillon, la terre et le travail sont la source des richesses, et Locke, présentant la même idée, insiste bien pour dire qu’en la matière, la part la plus importante revient au travail33. La thèse des physiocrates paraît donc, à un grand nombre de leurs contemporains, outrée, ou absurde, et l’on ne manque pas de leur opposer que le travail, y compris dans l’agriculture, doit être distingué de la terre comme source de richesse : c’est l’argument de Graslin dans son Essai analytique sur la richesse et l’impôt (1767). Sieyès est d’autant moins original, ou novateur, en faisant aux physiocrates l’objection du travail que, s’il parle de richesses, il ne raisonne pas en valeur. C’est ce qui fait sa différence avec Quesnay.

  • 34 F. Quesnay, Maximes générales, dans François Quesnay et la physiocratie, op. cit., p. 954. Sur l’i (...)
  • 35 Sieyès, Délinéaments politiques, premier cahier, dans Des Manuscrits de Sieyès, 1773-1799, op. cit (...)

16Que ce soit dans l’article Grains ou dans le Tableau économique, Quesnay, en effet, n’établit la productivité de l’agriculture que par un calcul en termes de prix. Pour faire apparaître, au-delà des frais de la culture, l’existence d’un produit net, il ne soustrait pas des quantités matérielles, il fait un calcul en valeur, valeurs qu’expriment des prix. « Telle est la valeur vénale, tel est le revenu », affirme la XVIIIe maxime économique34. Pour Sieyès, au contraire, il n’est de conception possible du produit net que comme un surproduit matériel, ou physique. C’est donc en s’appuyant sur une distinction physique (celle des denrées alimentaires et non alimentaires, « nutritives et innutritives », dans son vocabulaire) qu’il concède aux physiocrates l’existence de quelque chose comme un surproduit, du moment où, dans une société, la masse des subsistances produites excède les besoins de ceux qui les produisent. Mais alors, il n’y a pas lieu de mettre l’agriculture a part ; tout travail est productif, puisqu’il permet d’acquérir une part du surproduit matériel : « Tout travail donne du produit disponible, par la raison que tout le monde ne s’occupe pas des denrées de nécessité et que, cependant, tout le monde subsiste35. »

  • 36 Sur Gournay et son équipe, dont Forbonnais, voir C. Larrère, L’Invention de l’économie, chap. IV, (...)
  • 37 Délinéaments politiques, premier cahier, dans Des Manuscrits de Sieyès, 1773-1799, op. cit., p. 21 (...)

17La conséquence en est qu’il ne peut y avoir de profit qu’accidentel. De ses lectures économiques (de l’école de Gournay, sans doute, plus encore que des physiocrates), Sieyès a retenu la loi de ce qu’il appelle, comme le fait déjà Forbonnais36, « la concurrence parfaite », l’équilibre de l’offre et de la demande, où il voit « les travaux se balancer et se mettre dans les rapports naturels de valeur »37. Dans un tel équilibre, les échanges se font à valeur égale, et le profit ne peut provenir que d’un monopole qui vient perturber cette égalité. L’explication de la rente est ainsi généralisée, c’est celle des perturbations inévitables de l’équilibre des échanges :

  • 38 Ibid., p. 209.

Tel serait le résultat de la balance s il ne se présentait aucun privilège dans la nature ou dans le travail, ou naturel ou factice. Mais tout est privilège, les terres, les ateliers d’industrie, l’adresse des commerçants…38

  • 39 Ibid., p. 205.

18Sieyès assimile alors le profit (ou le produit net) à une épargne, à ce qui excède les besoins et peut être retiré de la circulation : « il n’y a personne qui ne puisse thésauriser et, par conséquent, qui n’ait un produit net »39.

  • 40 K. Marx, Le Capital, Paris, Garnier-Flammarion, 1985, livre I, section I, chap. 1, p. 41.
  • 41 « Je conclus que votre définition renferme les deux vices que la saine logique réprouve le plus sé (...)

19Sieyès n’a sans doute pas tort de reprocher aux physiocrates d’avoir une définition « vague » des richesses, de ne pas en délimiter clairement l’extension : cela tient sans doute à ce que les physiocrates n’ont pas de théorie systématisée de la valeur, et en restent à une acception intuitive. Mais ce faisant, il ne voit pas que la délimitation à laquelle les physiocrates se tiennent plus ou moins clairement, celle qui ne retient, parmi les richesses, que les « biens échangeables », leur permet de se donner un domaine de recherche, de développer une réflexion économique. Les « richesses » ne sont pas une construction conceptuelle rigoureuse, c’est un donné empirique, mais c’est celui que Marx, lecteur de l’économie classique, met au point de départ de sa réflexion, dans Le Capital : « La richesse des sociétés dans lesquelles règne le mode de production capitaliste s’annonce comme une immense accumulation de marchandises », ce qui implique que l’on commence par « l’analyse de la marchandise, forme élémentaire de cette richesse »40. La critique que Sieyès fait de la définition physiocratique des richesses, dans ses Lettres aux économistes, se réfère aux règles générales, « logiques », de la définition41, mais elle ne permet pas la constitution d’un objet, la délimitation d’un domaine spécialisé.

  • 42 Délinéaments politiques, premier cahier, dans Des Manuscrits de Sieyès, 1773-1799, op. cit., p. 24 (...)
  • 43 « Le bon emploi de notre force, de notre adresse et de tous nos moyens physiques dépend en premier (...)

20En reprochant aux physiocrates de ne pas prendre en considération le travail, Sieyès n’ouvre pas l’espace d’une réflexion sur la façon dont le travail forme la valeur : il efface la distinction entre valeur d’échange et valeur d’usage. Rencontrant la distinction entre les travaux productifs, ceux des travailleurs salariés, qui donnent lieu à des marchandises, et les travaux improductifs, ceux des domestiques qui ne produisent que des valeurs d’usage, Sieyès la déclare sans objet. Tous les travaux sont productifs : tout travail qui crée de l’utile « est dans le vrai producteur de richesses »42. Sans doute l’homo œconomicus est-il un homme de besoins, mais cela ne suffit pas à le définir. À tout référer aux besoins, à la jouissance, à la consommation (qui seule, pour Sieyès, accomplit l’acte économique), on en vient à ne plus voir que la fin et à oublier les moyens : or ce sont eux qui font l’objet de la réflexion économique. Il manque à Sieyès de prendre en considération « l’esprit de calcul » dont Grivel, un disciple des physiocrates, fait au contraire dans l’article « Économie politique » des volumes de l’Encyclopédie méthodique consacrés à ce domaine, la marque même de la conduite économique43.

21Faute d’appliquer « l’esprit de calcul » à la détermination du besoin, Sieyès rate la dimension propre de l’économie, celle de la quantification. De sa lecture des physiocrates, il retient moins l’arithmétique de l’évidence qu’une physique sociale. Aussi la critique qu’il en fait, et qui l’amène à se déclarer plus proche des « idées colbertines » que de celles des « économistes » (il n’a pas encore lu Smith), ne repose-t-elle pas sur une argumentation proprement économique. C’est la comparaison des travaux agricoles et des travaux industriels (« la manipulation artielle ») qui l’amène à affirmer la plus grande productivité de ceux-ci parce qu’ils se prêtent mieux à la division du travail, c’est-à-dire à la décomposition technique de leurs opérations :

  • 44 Délinéaments politiques, premier cahier, dans Des Manuscrits de Sieyès, 1773-1799, op. cit., p. 25 (...)

Les nations les plus civilisées et les plus opulentes l’emportent de beaucoup par leurs progrès dans les arts, et bien peu par ceux qu’elles peuvent faire en agriculture. Le travail rural n’est ni divisible ni perfectible comme la manipulation artielle. La nation riche y met plus d’avances et plus de connaissances et le surplus qu’elle en retire paie à peine le surplus des frais et des hauts prix. Il n’y a bientôt plus de conquête à faire dans ces fonds. Il faut se tourner vers les arts ; en les perfectionnant, vous obtenez la préférence des marchés et vous rendez les nations tributaires. Ainsi le produit des arts est illimité44.

  • 45 Voir A. A. Parmentier, Le Parfait Boulanger, Paris, Imprimerie Royale, 1778 ; et l’étude qui en es (...)

22Pour les physiocrates, une nation « portée à son plus haut point d’agriculture » jouit de l’ordre naturel le plus avantageux pour des hommes réunis en société. Non que les physiocrates ignorent la division du travail, le rôle des machines, ou l’importance de la décomposition analytique des opérations techniques : il suffit, pour s’en rendre compte, de lire les passages que Parmentier consacre à la « mouture économique » (un moyen d’obtenir plus de farine, et de meilleure qualité, en décomposant les opérations de mouture)45. Mais, pour eux, elle a pour fonction de diminuer les frais (dans quelque secteur qu’elle intervienne) non d’augmenter la productivité. Leurs conceptions économiques les conduisent donc à concevoir le maximum comme un optimum, à rester enfermés dans ce qu’eux-mêmes appellent « le cercle de la reproduction ». Sieyès peut échapper à cette circularité et poser la linéarité d’un progrès illimité des arts, parce que, chez lui, la conception technique prime l’analyse économique.

  • 46 Voir J.-P. Séris, Qu’est-ce que la division du travail ? Paris, Vrin (« Pré-Textes »), 1994, p. 49

23La critique que Sieyès fait des physiocrates ne le conduit donc pas à une théorie économique de la valeur-travail mais à l’adoption de la division du travail comme principe explicatif de la société entière. Au début des années 1780, alors que La Richesse des nations est connue en France, Sieyès s’étonne que l’on admire tant le chapitre sur la division du travail. Il affirme que, sur ce point, il était déjà allé plus loin que Smith. Car il ne s’en était pas tenu à l’analyse des métiers (comme celle de la manufacture d’épingles dont Smith a trouvé le modèle dans l’article « Épingle » de l’Encyclopédie, rédigé par A. Deleyre46), mais il y avait vu un principe social général :

  • 47 Fragment « Travail ne favorise la liberté qu’en devenant représentatif », Écrits politiques, op. c (...)

Non seulement, je regardais la division du travail dans le même métier, c’est-à-dire sous la même direction supérieure, comme le moyen le plus certain de réduire les frais et d’augmenter les produits ; j’avais de plus considéré la distribution des grandes professions ou métiers, comme le véritable principe des progrès de l’état social. Tout cela n’est qu’une partie de mon ordre représentatif dans les relations particulières47.

24La lecture que fait Sieyès de Smith confirme ce qui se dégage de sa lecture des physiocrates : il ne cherche pas, chez les économistes (de quelque école qu’ils soient), le savoir spécialisé d’un domaine indépendant (celui de l’échange des biens marchands) ; il se situe dans une vision globale de la société dont il cherche les principes généraux. C’est ce qui le conduit à faire une critique politique de la physiocratie.

critique de la physiocratie : représentation politique et justice sociale

  • 48 « Classes productives… tout ce qui travaille », écrit Sieyès (Délinéaments, p. 246). Il est visibl (...)

25La division du travail n’est pas seulement un principe social, c’est aussi un principe politique. Toute tâche est un travail, et tout travail est productif : cela vaut pour les travaux publics d’infrastructure (producteurs de biens publics) comme pour les tâches politiques48. Celles-ci peuvent donc s’appréhender selon le principe général de la société, celui de la division du travail. Sieyès assimile représentation politique et division du travail et voit dans la distribution des pouvoirs politiques (législatif, exécutif) l’application du principe général de la division du travail. L’objectif en est toujours de « perfectionner l’effet et diminuer les frais » : il s’agit bien d’un progrès en liberté. En décomposant les tâches et en les distribuant, la division du travail augmente la productivité de chacun, elle est donc le moyen de l’extension du droit naturel en société. Cela vaut pour les tâches sociales, comme pour les tâches politiques : pour Sieyès la représentation politique n’est pas seulement une délégation de pouvoir, c’est une forme de répartition des tâches suivant les compétences et les disponibilités.

26Le principe de la division du travail s’applique donc à la mise en place de l’établissement politique. Celui-ci répond donc à un besoin rationnel, ce qui éloigne Sieyès d’une conception conflictuelle des rapports politiques (où il s’agirait de composer entre des forces affrontées) et le rapproche des physiocrates : comme ceux-ci, il a une vision unitaire de la nation. Mais c’est aussi sur ce point qu’il s’en différencie. La représentation politique procède analytiquement, elle divise ou sépare : le gouvernement, ou l’établissement politique, s’il n’est pas opposé à la nation, peut en être dit séparé. Or les physiocrates s’opposent à cette conception de la spécialisation politique, les tâches politiques ne sont que des tâches économiques globales au niveau de l’ensemble de la nation. C’est ce qu’ils appellent « le gouvernement économique d’un royaume agricole ». Pour Sieyès, il n’y a là que transposition, au niveau national, de la situation de privilège qui permet aux propriétaires de s’approprier la rente foncière :

  • 49 Délinéaments politiques, Premier cahier, dans Des Manuscrits de Sieyès, 1773-1799, op. cit., p. 23 (...)

Sur ce point de vue, les Économistes sont dangereux ; comment n’admettre pour véritables citoyens que les propriétaires du sol et regarder tout le reste comme des gagistes qui ne doivent fournir ni aux frais ni aux soins de l’administration ? Ce serait sacrifier 12 millions d’hommes à 2 millions au plus de tyrans49.

27La distinction de l’économique et du politique, selon Sieyès est celle du point de vue individuel, « particulier » ou « privé », et celle du point de vue général ou commun. Les physiocrates ont tort d’assimiler le point de vue du propriétaire à l’intérêt général : c’est assimiler les hommes à des choses. Les liant à leur adversaire Linguet (critique des physiocrates et défenseur paradoxal du despotisme), Sieyès affirme clairement que l’administration des choses – la « réprivée », dit-il, fécond en néologismes – ne peut se substituer au gouvernement des hommes :

  • 50 Ibid., p. 249.

Les économistes ont tort de tant crier contre Linguet. Au fond, ils pensent de même ; ils veulent tous que les citoyens soient la propriété bien administrée d’un maître tout-puissant qui connaît ses intérêts, qu’ils se regardent comme tels. Il y a loin de là au sentiment de la liberté et de la jouissance d’une protection infaillible que le citoyen établit lui-même par ses représentants dans une société dont il est membre et où le gouvernement existe pour ceux qui sont gouvernés. Ce qui fait une monarchie républicaine ou une république monarchique, car au lieu de cela on n’a qu’une réprivée, qu’importe que cette chose privée soit celle d’un ou de plusieurs. L’aristocratie est-elle moins antirépublicaine que le despotisme royal ?50

  • 51 C’est particulièrement clair dans l’article que Forbonnais consacre au luxe dans ses Éléments du c (...)

28Dans sa critique des physiocrates, Sieyès manifeste l’exigence de l’égalité, qui va en faire, en 1789, un critique rigoureux du privilège. Sans doute reconnaît-il – qui ne le fait ? – que les hommes ne sont pas égaux dans leur capacité à réaliser leurs fins. Mais cela ne peut remettre en cause l’égalité des droits, l’égale liberté des hommes. De l’égalité, Sieyès fait à la fois un principe politique (une domination inégalitaire ne peut être « publique », elle rate le politique) et une exigence sociale qui guide sa lecture des débats économiques de son époque. Le débat sur le luxe a duré tout au long du siècle, et l’un des principaux enjeux en est l’égalité51 : condamner le luxe, c’est condamner un développement des arts qui favorise le développement des inégalités (le luxe ostentatoire des riches humilie les pauvres) ; justifier le luxe, c’est montrer que ces inégalités peuvent profiter aux plus pauvres (le luxe des riches salarie les pauvres). Revenant sur cette question, Sieyès semble vouloir répondre à l’argument rousseauiste contre le progrès des arts ; il dissocie celui-ci du développement des inégalités :

  • 52 Sieyès, Délinéaments politiques, premier cahier, Des Manuscrits de Sieyès, op. cit., p. 248.

Les arts ne sont point mauvais ; s’ils sont uniquement employés à la consommation d’un petit nombre de riches ce n’est pas leur faute mais celle de la constitution sociale. On peut empêcher les abus d’une bonne chose et alors elle ne produit que des biens. L’art doit perfectionner le but et épargner sur les moyens52.

  • 53 Ibid., p. 249.

29Accorder la maxime économique (« jouir plus, travailler moins ») avec une « constitution sociale » qui garantit l’égalité, tel est l’objectif politique de Sieyès. C’est bien un objectif de justice sociale, comme le montre sa formulation d’un principe d’égalité : « qu’il n’y ait d’accroissement à la jouissance des particuliers que quand cet accroissement pourra s’étendre sur toute la nation »53. Cela n’implique pas nécessairement une politique volontariste et interventionniste. De ses lectures sur l’économie et le commerce (peut-être de Condillac, chez qui le thème apparaît clairement), Sieyès retient que le développement économique se fait dans le sens d’une réduction des inégalités :

  • 54 Ibid., p. 256.

Plus l’homme deviendra productif, plus les consommations individuelles s’accroîtront. Plus on fera de pas vers la civilisation morale, plus les consommations se distribueront également, et plus elles soutiendront de félicités individuelles. 10 citoyens perfectionnés et jouissant valent mieux que 9 esclaves commandés par un despote étouffant du luxe formé des privations de ses 10 esclaves. La différence véritable est de 10 contre 054.

30La civilisation ne peut être dite « morale » que si, à un accroissement en quantité, elle combine une distribution plus égalitaire. La lecture que fait Sieyès des économistes est, sans conteste, une lecture normative, et s’il accepte l’ordre économique c’est parce qu’il est capable, par lui-même, de réaliser une certaine justice distributive, au travers de l’égalité des échanges. Il ne suffit pas qu’une nation possède « la plus grande somme possible de jouissances », il faut aussi que s’y ajoute « la distribution la plus équitable » :

  • 55 Ibid., p. 259.

Il ne faut qu’une loi : que cette portion soit proportionnée au travail qui la demande et cette loi-là même n’est pas nécessaire, elle s’établit toute seule. Il est bien naturel que celui qui produit plus ne veuille pas échanger son travail pour le même prix que celui qui a moins produit ; l’ordre des valeurs s’établit tout seul, et il distribue à chacun selon l’étiquette la plus stricte la portion que chacun a le droit de répéter de la somme totale des jouissances55.

conclusion

31De sa lecture des physiocrates, Sieyès retient l’idée de l’extension du droit naturel en société : il applique ainsi au droit individuel (conçu comme pouvoir, ou liberté) la maxime économique d’optimisation des effets (chercher à faire plus avec moins). Ce droit individuel, Sieyès cherche, dans ses écrits d’avant la Révolution, à le concilier avec un principe d’égalité qui est à la fois social et politique : c’est ce qui le conduit à critiquer la vision politique des physiocrates, qui, en consacrant la domination des seuls propriétaires fonciers, contredit au principe d’égalité dans la représentation politique et devant la loi.

32Dans ses écrits ultérieurs, et tout particulièrement dans ses écrits révolutionnaires, Sieyès n’est jamais revenu sur cette conception de la liberté individuelle. Comme Mirabeau l’avait justement fait remarquer, elle est, pendant l’été 1789, au principe de son « exposition raisonnée des droits de l’homme » :

  • 56 Préliminaire de la constitution, dans Écrits politiques, op. cit., p. 195.

Loin de diminuer la liberté individuelle, l’état social en étend et en assure l’usage ; il en écarte une foule d’obstacles et de dangers, auxquels elle était trop exposée, sous la seule garantie d’une force privée, et il la confie à la garde toute-puissante de l’association entière56.

  • 57 Sur la critique de la conception politique des jacobins faite par Sieyès, voir : « Des intérêts de (...)

33On retrouve le même principe tout au long de la période révolutionnaire. C’est qu’il s’agit d’un principe à la fois social et politique. Dans la polémique qui l’oppose aux jacobins et à leur conception d’une autonomie politique qui met en cause la représentation57, Sieyès peut ainsi argumenter que c’est le même principe qui est à l’œuvre dans la division du travail au sein de la société et dans la représentation politique : il s’agit toujours de variantes du « faire faire » qui ne sont nullement une forme de dépendance mais, au contraire, une affirmation de liberté puisque le pouvoir en est renforcé :

  • 58 Fragments politiques, dans Des Manuscrits de Sieyès, 1773-1799, op. cit., p. 475.

Donc la liberté de tous les associés ne consiste pas à faire la même chose, ni à s’occuper tous de ce qu’ils peuvent faire absolument, mais à se distribuer l’ouvrage, mais à faire faire, pourvu que vous restiez le maître de choisir vos faisants, et de les changer58.

  • 59 Ibid., p. 497.

34De cette application de la rationalité économique de la division du travail au principe politique de la représentation, faut-il conclure que, pour Sieyès, la vie sociale n’est qu’une instrumentalisation réussie des hommes les uns par les autres ? Certains passages pourraient le faire penser. Dans son projet de Déclaration, partant de l’individu isolé, il pose que, pour celui-ci, « les autres individus se présentent nécessairement, ou comme moyens, ou comme obstacles ». Une telle alternative semble ignorer le principe même, posé par Kant, d’une coexistence normative des libertés : voir dans les autres individus, non des moyens, mais autant de fins. La question se pose d’autant plus que la définition que donne Sieyès du droit est purement factuelle : il y voit un pouvoir, dont on mesure la puissance de fait, et qui n’a rien de normatif : ce pouvoir est commun à tous les êtres vivants. Comme Quesnay, Sieyès considère qu’il n’y a pas, de ce point de vue, de différence entre les hirondelles et les hommes : « Dans la nature, tout ce qui a des besoins (et tout ce qui est animé a des besoins) a le droit d’y satisfaire et par conséquent des droits aux moyens essentiels pour cela59. »

  • 60 Préliminaire de la constitution, dans Écrits politiques, op. cit., p. 195.

35À la différence des théoriciens modernes du droit naturel (comme Grotius, Locke ou Pufendorf), Sieyès ne fait pas appel à des lois naturelles qui permettraient de faire la différence entre le pouvoir (de fait) et le droit (légitime). C’est l’égalité des droits qui, chez lui, remplit cette fonction. Un pouvoir de faire ne peut signifier un droit de nuire : « le droit de nuire n’a jamais pu appartenir à la liberté »60. Une distribution inégale des libertés équivaut à donner à certains un droit de nuire : c’est le sens de la critique qu’il fait des privilèges. L’opérateur de normativité qui transforme les pouvoirs en droits en associant tout droit (de faire) à un devoir (de ne pas nuire), c’est la réciprocité. Elle ne peut avoir lieu qu’entre des hommes, tous volontaires et rationnels, et n’accepte d’instrumentalisation que si elle s’accompagne d’un engagement réciproque. C’est ainsi que l’on peut concilier la rationalité instrumentale de la satisfaction des besoins et la rationalité axiologique du respect de la liberté d’autrui :

  • 61 Fragments politiques, dans Des Manuscrits de Sieyès, 1773-1799, op. cit., p. 498.

Les droits de l’homme viennent de la même source, des besoins, et ne sont qu’un échange. Ils se réduisent à un seul : ne point forcer autrui, le laisser libre de déterminer sa volonté par l’offre de quelque chose qu’il préfère à ce que vous lui demandez61.

36Les rapports interindividuels consistent donc en des échanges, qui constituent autant d’engagements : ils ne peuvent pas être rompus unilatéralement. Le motif de cette réciprocité et de ces échanges, pour Sieyès, c’est la diversité et la multiplicité des besoins. C’est ce qui fait la différence entre « l’égalité dans le concours », simple juxtaposition d’individus identiques et séparés, et l’égalité dans la réciprocité – qui conduit les individus à entrer dans des relations réciproques pour satisfaire des besoins différents. Là encore, cette distinction est à la fois sociale (elle renvoie aux progrès de la division du travail) et politique (elle fait la différence entre démocratie directe et gouvernement représentatif). Elle montre que, dans sa réflexion sociale, comme dans sa réflexion politique, Sieyès associe la rationalité instrumentale que lui a enseignée sa lecture des économistes avec les principes normatifs du droit naturel. S’il a exclu le contrat comme modèle politique global rendant compte de l’institution volontaire de la société, le contrat individuel, l’engagement réciproque, reste bien la référence normative des rapports sociaux, comme des rapports politiques.

Notes

1 Sieyès, Préliminaire de la constitution ; Reconnaissance et exposition raisonnée des droits de l’homme et du citoyen (20 et 21 juillet 1789), dans Sieyès, Écrits politiques, R. Zapperi éd., Paris, Éditions des archives contemporaines, 1985, p. 195.

2 Mirabeau (H. G. Riquetti, comte de), discours du 18 août 1789, dans Orateurs de la Révolution française, I : Les Constituants, F. Furet et R. Halévi éd., Paris, Gallimard (« Bibliothèque de la Pléiade »), 1989, p. 668.

3 C’est la position défendue par Philippe Steiner, dans La « Science nouvelle » de l’économie politique, Paris, PUF, 1998. Pour un point de vue différent (qui demeure celui qui est exposé dans cet article), voir C. Larrère, L’Invention de l’économie au xviiie siècle, Du droit naturel à la physiocratie, Paris, PUF, 1992.

4 Délinéaments politiques, dans Des Manuscrits de Sieyès, 1773-1799, Ch. Fauré dir., op. cit.

5 J. Valier, ibid., p. 192.

6 Lettres aux économistes sur leur système de politique et de morale est le titre complet du manuscrit de Sieyès (Sieyès, Écrits politiques, R. Zapperi éd., op. cit., p. 25).

7 Dans « Sieyès et la Langue de l’économie politique, un manuscrit inédit » (dans Dictionnaire des usages socio-politiques (1770-1815), Fascicule 7, Notions théoriques, Paris, Champion, 2003), Jacques Guilhaumou se demande de la même façon « pourquoi Sieyès s’intéresse à la réforme de la “langue de l’économie politique”, sans vraiment se donner les moyens d’innover dans le domaine de la science économique ». C’est peut-être bien que ce n’est pas cela qui l’intéresse : Sieyès explique ainsi que la division qu’il présente « n’est pas dans l’ordre scientifique, mais seulement dans l’ordre des méthodes linguales » (cité par J. Guilhaumou, p. 84).

8 Des Manuscrits de Sieyès, 1773-1799, Ch. Fauré dir., op. cit.

9 P.-S. Dupont de Nemours, « Notice abrégée des différents écrits modernes qui ont concouru en France à former la science de l’économie politique », Éphémérides du citoyen, I, 1, 1769, p. XI.

10 Préliminaire de la constitution, dans Écrits politiques, R. Zapperi éd., op. cit., p. 195.

11 F. Quesnay, Droit naturel, dans François Quesnay et la physiocratie, Paris, Institut national d’études démographiques, 1958, t. II, p. 729.

12 Préliminaire de la constitution, dans Écrits politiques, op. cit., p. 192.

13 Sieyès, Lettres aux économistes, dans Écrits politiques, op. cit., p. 28.

14 Pasquale Pasquino emploie l’expression dans son livre, Sieyès et l’invention de la constitution en France, Paris, Odile Jacob, 1998 (p. 119).

15 Louis Althusser, en présentant l’économie classique, parle ainsi de l’« anthropologie naïve qui fonde, dans les sujets économiques et leurs besoins, tous les actes par lesquels sont produits, répartis, reçus et consommés les objets économiques » (« L’objet du capital », dans L. Althusser, Lire le Capital, Paris, Maspero, 1965, 2 vol., t. II, p. 133).

16 F. Quesnay, Droit naturel, op. cit., p. 732.

17 F. Quesnay, Le Despotisme de la Chine, dans François Quesnay et la physiocratie, op. cit.,

18 On trouve cependant, dans certains fragments manuscrits de Sieyès, une allusion à la théorie des « trois étapes » – chasseurs, bergers, agriculteurs – commune aux historiens des Lumières écossaises et à l’économie politique française (voir P. Pasquino, Sieyès et l’invention de la constitution en France, op. cit., p. 118).

19 Préliminaire de la constitution, dans Écrits politiques, op. cit., p. 194.

20 Qu’est-ce que le Tiers-état ?, dans Écrits politiques, op. cit., p. 161.

21 P. Pasquino, Sieyès et l’invention de la constitution en France, op. cit., p. 117.

22 Sur le concept de civilisation et son contexte d’apparition, voir J. Moras, Ursprung und Entwicklung des Begriffs der ‘Zivilisation’ in Franckreich (1756-1830), Hambourg, Seminar für romanische Sprachen und Kultur, 1930 ; J. Starobinski, « Le mot civilisation », dans Le Remède dans le mal ; critique et légitimation de l’artifice à l’âge des Lumières, Paris, Gallimard, 1989, p. 11-59 ; C. Larrère, « Mirabeau et les origines agrariennes de la civilisation ».

23 Délinéaments politiques, premier cahier, dans Des Manuscrits de Sieyès, 1773-1799, op. cit., p. 255.

24 Préliminaire de la constitution, dans Écrits politiques, op. cit., p. 197.

25 Lettres aux économistes, dans Écrits politiques, op. cit., p. 32.

26 F. Quesnay, Dialogues sur les travaux des artisans, dans François Quesnay et la physiocratie, op. cit., p. 894.

27 Lettres aux économistes, dans Écrits politiques, op. cit., p. 32.

28 Fragment « Travail ne favorise la liberté qu’en devenant représentatif », Écrits politiques, op. cit., p. 62.

29 Délinéaments politiques, premier cahier, dans Des Manuscrits de Sieyès, 1773-1799, op. cit., p. 204.

30 Sieyès, Préliminaire de la constitution, dans Écrits politiques, op. cit., p. 198. Sur ce passage, voir P. Pasquino, Sieyès et l’invention de la constitution française, op. cit., p. 105.

31 Lettres aux économistes, dans Écrits politiques, op. cit., p. 32.

32 Délinéaments politiques, premier cahier, dans Des Manuscrits de Sieyès, 1773-1799, op. cit., p. 226.

33 Voir J. Locke, Deuxième traité sur le gouvernement civil, chap. V, § 43 : « C’est donc le travail qui donne à la terre la plus grande partie de sa valeur, sans laquelle elle ne vaudrait presque rien. »

34 F. Quesnay, Maximes générales, dans François Quesnay et la physiocratie, op. cit., p. 954. Sur l’importance, du point de vue de la théorie économique, de ce raisonnement en valeur, voir l’introduction de Jean Cartelier à F. Quesnay, Physiocratie, Paris, GF Flammarion, 1991, p. 22-37.

35 Sieyès, Délinéaments politiques, premier cahier, dans Des Manuscrits de Sieyès, 1773-1799, op. cit., p. 211.

36 Sur Gournay et son équipe, dont Forbonnais, voir C. Larrère, L’Invention de l’économie, chap. IV, « Les doux principes du commerce », op. cit. ; et S. Meyssonnier, La Balance et l’Horloge, La Genèse de la pensée libérale en France au xviiie siècle, Paris, Passion 1989.

37 Délinéaments politiques, premier cahier, dans Des Manuscrits de Sieyès, 1773-1799, op. cit., p. 214.

38 Ibid., p. 209.

39 Ibid., p. 205.

40 K. Marx, Le Capital, Paris, Garnier-Flammarion, 1985, livre I, section I, chap. 1, p. 41.

41 « Je conclus que votre définition renferme les deux vices que la saine logique réprouve le plus sévèrement, savoir de renfermer trop et trop peu » (Lettres aux économistes, dans Écrits politiques, op. cit., p. 32).

42 Délinéaments politiques, premier cahier, dans Des Manuscrits de Sieyès, 1773-1799, op. cit., p. 246.

43 « Le bon emploi de notre force, de notre adresse et de tous nos moyens physiques dépend en premier lieu de notre intelligence appliquée à l’esprit de calcul » (Guillaume Grivel, article « Économie », dans Encyclopédie méthodique. Économie politique et diplomatique, Paris-Liège, Panckoucke/Plomteux, 4 vol. in-4°, 1784-1788, t. II, p. 184).

44 Délinéaments politiques, premier cahier, dans Des Manuscrits de Sieyès, 1773-1799, op. cit., p. 255.

45 Voir A. A. Parmentier, Le Parfait Boulanger, Paris, Imprimerie Royale, 1778 ; et l’étude qui en est faite dans C. Larrère, « La physiocratie comme science nouvelle », dans Nouvelles sciences, Modèles techniques et pensée politique, de Bacon à Condorcet, F. Tinland dir., Seyssel, Champ Vallon, 1998, p. 126-142.

46 Voir J.-P. Séris, Qu’est-ce que la division du travail ? Paris, Vrin (« Pré-Textes »), 1994, p. 49.

47 Fragment « Travail ne favorise la liberté qu’en devenant représentatif », Écrits politiques, op. cit., p. 62.

48 « Classes productives… tout ce qui travaille », écrit Sieyès (Délinéaments, p. 246). Il est visiblement choqué par les divisions des physiocrates (classe productive, classe stérile), qui lui paraissent autant d’exclusions, et insiste au contraire sur l’interaction des contributions sociales : « Toutes les classes au reste sont coproductrices, elles tendent toutes médiatement ou immédiatement à faire naître la plus forte reproduction » (Écrits politiques, op. cit., p. 52).

49 Délinéaments politiques, Premier cahier, dans Des Manuscrits de Sieyès, 1773-1799, op. cit., p. 239.

50 Ibid., p. 249.

51 C’est particulièrement clair dans l’article que Forbonnais consacre au luxe dans ses Éléments du commerce (1756).

52 Sieyès, Délinéaments politiques, premier cahier, Des Manuscrits de Sieyès, op. cit., p. 248.

53 Ibid., p. 249.

54 Ibid., p. 256.

55 Ibid., p. 259.

56 Préliminaire de la constitution, dans Écrits politiques, op. cit., p. 195.

57 Sur la critique de la conception politique des jacobins faite par Sieyès, voir : « Des intérêts de la liberté dans l’état social et dans le système représentatif », Journal d’instruction sociale par les citoyens Condorcet, Sieyès et Duhamel, no 2, juin 1793, et la présentation qui en est faite dans C. Larrère, L’Invention de l’économie, op. cit., chap. VII.

58 Fragments politiques, dans Des Manuscrits de Sieyès, 1773-1799, op. cit., p. 475.

59 Ibid., p. 497.

60 Préliminaire de la constitution, dans Écrits politiques, op. cit., p. 195.

61 Fragments politiques, dans Des Manuscrits de Sieyès, 1773-1799, op. cit., p. 498.

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