1Sieyès est assurément plus connu pour son œuvre constitutionnelle voire ses essais philosophiques que pour sa réflexion sur le maintien de l’ordre. D’une manière plus générale, les travaux de Sieyès sur ce qu’il est convenu d’appeler avec lui la force publique occupent une place minoritaire dans ses papiers. Un ensemble substantiel de manuscrits, datant des premières années de la Révolution française, a cependant été conservé et rassemblé sous la cote 284 AP 4 dossier 11 dans le fonds Sieyès des Archives nationales1. Ces documents, pourtant rédigés au cœur d’une des périodes les plus fécondes pour la pensée de l’abbé, restent assez mal connus. D’un côté, les commentateurs de Sieyès se sont penchés sur des textes plus cardinaux pour comprendre la pensée du constituant, sans s’embarrasser d’écrits consacrés à la basse police2. De l’autre, chez les historiens de la police et du maintien de l’ordre, la réflexion de Sieyès sur ces matières tend à être ignorée, et l’abbé considéré avant tout comme un faiseur de constitutions. La composition du dossier 11 de la liasse 284 AP 4 signale pourtant que les problèmes de l’exercice de la force publique comme du maintien de l’ordre ont constitué un volet non négligeable du travail de l’abbé, à un moment crucial de la Révolution. On y trouve deux grands blocs de textes. Un premier ensemble, datant de 1789, se compose des « Préliminaires de la Constitution », des pièces préparatoires pour un écrit (resté inédit) intitulé aussi « Séparation des deux forces », et d’un « Plan d’organisation de la grande milice nationale », formé d’un long discours et de projets de décret assez aboutis. Un second ensemble est constitué par deux textes normatifs, des « Règles de conduite pour les gendarmes3 » et un véritable projet de « Règlement pour l’exercice de la force légale dans Paris », datant tous les deux de 1791. Sieyès s’est donc penché sur des aspects divers du déploiement de la force publique (ou l’usage de la violence par l’État), au niveau très général de l’organisation des pouvoirs et de la détermination des principes de la Constitution, mais aussi sur des détails très concrets de l’action de la force publique dans des contextes précis. Plus tard encore, la loi de grande police et le discours que fit Sieyès pour la présenter montrent la prégnance de cet objet chez le penseur le plus rigoureux de l’organisation des pouvoirs publics pendant la Révolution française. C’est à ce premier ensemble de textes peu connus et encore inédits que nous limiterons notre propos, dans un double dessein : montrer que la réflexion de Sieyès sur la force publique, loin d’être l’œuvre anecdotique d’un représentant quelconque du peuple, prolonge la pensée politique de Sieyès, d’une part ; et restituer la cohérence et l’originalité d’une pensée du maintien de l’ordre à l’époque révolutionnaire, d’autre part. Le problème n’était pas simplement intellectuel. Étaient d’abord en jeu la composition et la nature des instruments de la force publique : depuis la révolution des pouvoirs de l’été 1789, aux forces armées traditionnelles héritées de l’Ancien Régime (régiments des armées royales, guet et troupes soldées, compagnies de maréchaussée) s’étaient ajoutées les compagnies de la garde nationale. Il fallait aussi s’atteler à la tâche immense de régler la place de ces forces dans l’État, comme d’organiser les modalités légales de leur action, sous le contrôle des divers représentants de la Nation, nouvelle détentrice de la souveraineté4. C’est à ces problèmes que s’est attaqué de front Sieyès. La dispersion apparente des sujets des manuscrits ramène en fait à une question centrale, à laquelle Sieyès tente constamment de répondre, des illusions lyriques de l’automne 1789 aux menaces du printemps 1791, comme on va essayer de le montrer : comment organiser la force publique nécessaire à une nation libre ? Pour Sieyès, la liberté ne peut s’exercer sans force publique, mais la réponse à cette question de police passe aussi par une réflexion sur les détails les plus minuscules et les plus concrets de l’exercice de la force : des principes les plus abstraits à la codification des gestes du gendarme face à une foule hostile, il n’y a aucune solution de continuité pour l’abbé. La police est une chose trop sérieuse pour être laissée aux policiers.

2La nécessité d’une force publique, et donc d’une réflexion spécifique et urgente du législateur sur celle-ci, est un leitmotiv dans les manuscrits de notre étude. Sieyès en fait la condition nécessaire de la liberté. C’est la loi qui permet son exercice et sa protection. Mais la loi n’est rien sans exécution, sans garantie : « il ne faut pas trop compter sur la protection de la loi par cela seulement qu’elle est bien faite » (« Séparation des deux forces5 »). Dès 1789, Sieyès met en garde contre l’illusion de la Constitution parfaite et de la toute-puissance du législateur. Il prend l’exemple de la disposition fétiche des libéraux en France, l’habeas corpus : transposé dans la France monarchique, il n’aurait pu remplir sa fonction.

Transportez-le seulement en France, y sera-t-il comme en Angleterre le moyen de la liberté de chaque citoyen ? Croit-on de bonne foi, que ce rempart attaqué par des armes plus redoutables, aurait tenu longtemps devant le pouvoir absolu qui commanda la France ? (SPDF).

3Dans le « Plan de la milice nationale » contemporain, Sieyès met aussi en garde contre un certain idéalisme constitutionnel et législatif :

Il ne suffit pas de créer l’établissement public, d’en constituer toutes les parties, de donner les meilleures loix, d’en faire la meilleure application. Tout cela fait le fond de l’ordre social. […] Mais tout cela ne suppose-t-il pas que tout le monde obéira ?

4Sieyès rejoint ici certains points de l’anthropologie pessimiste des responsables du maintien de l’ordre. La loi, aussi bien faite qu’elle soit, ne peut suffire :

La meilleure loi est incomplète, quand elle n’a pas tout ce qu’il faut pour être tutélaire. Elle n’est pas tutélaire tant qu’elle peut être impunément enfreinte, n’importe par quel pouvoir (sic) (SPDF).

5Parmi les conditions nécessaires à l’épanouissement et à la pérennité de la liberté, Sieyès insiste sur l’existence de ce qu’il appelle dans plusieurs textes « une force intérieure relativement irrésistible » ou « force d’exécution relativement irrésistible ». Elle est l’adjuvant, le complément nécessaire, le pendant naturel de la loi. Elle est ce qui rend la loi tutélaire. Elle est par-dessus tout la garantie indispensable de la liberté. Dans le « Plan de la milice nationale », Sieyès dresse la liste des « ennemis » et des formes d’atteinte possibles à la liberté : les citoyens désobéissants, l’invasion étrangère, les gouvernants qui tourneraient leurs forces contre les citoyens. Dans tous les cas, le rempart de la force est nécessaire : « votre liberté ne sera donc garantie que quand vous aurés (sic) contre tous ces dangers une force d’exécution relativement irrésistible ». Dans « Séparation des deux forces », Sieyès reprend également cette tripartition pour montrer qu’à chaque menace sous un rapport particulier de liberté, il faut opposer un type de force spécifique. Garantir l’exécution et « l’autorité » de la loi n’est d’ailleurs qu’une des fonctions de la force publique, plus généralement au service de la liberté. Contre les étrangers, la force militaire garantira le respect du « droit naturel » et des « conventions nationales ». Contre le pouvoir exécutif attentant aux libertés civiles, enfin, Sieyès presse d’inventer une force adéquate. De manière générale, un lien indissoluble est établi entre force publique et liberté, celle-ci constituant la fin de celle-là.

6On mesure la rupture avec les conceptions des responsables du maintien de l’ordre, magistrats, policiers ou militaires, dans la seconde moitié du dix-huitième siècle, où la présence de forces de police était légitimée par des notions assez vagues comme « l’intérêt du public », la « sûreté » ou le « maintien du bon ordre », y compris au sein de magistrats d’anciennes républiques urbaines rattachées au royaume, comme à Strasbourg par exemple6. L’expression fameuse « le bonheur est une idée neuve en Europe » mérite ici d’être retournée, car la liberté, plus que le bonheur, semble une idée nouvelle pour la force publique : jusqu’à la veille de la Révolution, la police du dix-huitième siècle se définit comme la science du bonheur, et ses chefs comme ses théoriciens aiment à lui assigner comme fin le « bonheur des peuples ». On pourra objecter que la notion de police englobe à l’époque une gamme de fonctions et de services beaucoup plus étendue que la simple force publique. Jacques Peuchet, dans les volumes de l’Encyclopédie méthodique consacrés à la police (1789-1791), demeure fidèle à cette conception7. Il revient cependant à Sieyès (et sans doute à d’autres), en 1789, d’avoir fait éclater le cadre de pensée classique des pouvoirs de la France monarchique. Sieyès ne prétend pas imaginer une police au sens classique à l’ère de la souveraineté nationale, comme le tente Jacques Peuchet dans les deux volumes de l’Encyclopédie méthodique par exemple. Sieyès propose une théorie de l’État, en faisant surgir le concept de « force publique » et éclater le cadre conceptuel classique de la « police », auquel il ne fait guère allusion. Le concept de « force publique » lui permet d’isoler un type d’organes de l’État, de statuts très divers (milices, guet, maréchaussée, armées), dont le point commun est l’exercice légitime de la violence. Sieyès peut instaurer une séparation décisive entre l’armée et ce qu’il appelle la « force intérieure d’exécution », autrement dit les forces publiques chargées du maintien de l’ordre intérieur (« Séparation des deux forces »). Jusque-là, l’armée était utilisée indistinctement pour des opérations de maintien de l’ordre comme pour la guerre. Cette utilisation ne se faisait pas seulement en cas de troubles exceptionnels (comme pendant l’été 1789, par exemple), mais aussi au quotidien : dans les grandes villes de garnison des frontières du royaume, les régiments royaux assurent ordinairement le maintien de l’ordre aux côtés des autorités urbaines locales8. À Paris, la principale force de police est constituée par le régiment des Gardes françaises dont les postes jalonnent la ville9. Cette confusion des tâches ne semble pas remise en question au dix-huitième siècle, en dépit de l’émergence de corps spécifiquement voués au maintien de l’ordre intérieur comme la maréchaussée. Pour Sieyès en revanche, elle est incompatible avec la nature même du nouveau régime politique. L’armée représente par nature une force écrasante et un pouvoir redoutable dans l’intérieur du pays. Elle doit être confinée dans la défense exclusive de la nation contre ses ennemis extérieurs. C’est « un instrument qui ne doit avoir rien à démêler avec les rapports qui lient les citoyens les uns avec les autres et avec la chose publique » (« Séparation des deux forces »). Il reste pour Sieyès à faire émerger une force spécifique vouée à l’ordre intérieur et à en régler les modalités d’action.

7Ce n’est pas la police qui intéresse Sieyès, mais la violence d’État – dans ses rapports avec la nation et les individus qui la composent. Pour cette raison, les organes de la violence d’État doivent être considérés ensemble (même si Sieyès admet que l’organisation de chacun d’eux doit se faire séparément), comme leur agencement et leurs compétences. Dans la physique des pouvoirs de Sieyès, la menace ou l’exercice de la violence par la force publique peut ainsi s’opposer efficacement aux formes de violence particulières qui portent atteinte à la liberté. C’est la question politique de la violence et de son ambivalence qui obsède Sieyès.

8Ambivalence de la force et du recours à la violence : l’idée traverse tous les manuscrits consacrés au maintien de l’ordre, des plus généraux aux plus spécifiques. Deux écueils menacent la liberté lorsqu’intervient la violence, quelle qu’elle soit. Le premier élément est l’arbitraire, le second l’insuffisance de la force. L’usage arbitraire de la force, entendu comme usage particulier de la violence contre l’individu, est naturellement une atteinte essentielle à la liberté. Mais, dans la physique du pouvoir sieyèsienne, la force publique doit être aussi suffisamment importante pour s’opposer à toute force particulière ou arbitraire et contraindre, par le recours effectif ou par sa menace, les opposants à s’incliner. Il s’agit pour Sieyès non de trouver une juste position entre ces deux termes, mais « d’accorder ces deux principes » (« Règles de conduite pour les gendarmes »). Péché capital de l’absolutisme honni pour les libéraux des années 1780, l’arbitraire se conçoit clairement : pour Sieyès l’usage de la force publique ne peut émaner que d’une disposition légale et de fonctionnaires compétents. Le second principe est moins banal par le terrain vers lequel il entraîne Sieyès. Il faut qu’il « existe encore pour obliger au physique, une force publique relativement supérieure à toute force individuelle » (« Séparation des deux forces »). Sieyès voit la garantie de la liberté non dans la simple existence d’une force véritablement publique, soit non arbitraire, mais organisée elle-même selon des conditions spécifiques garantes de son efficacité : « la liberté de tous exige que la force, lorsqu’elle est commandée par la loi, soit dans son exécution, certaine et irrésistible » (« Règles de conduite pour les gendarmes »). La clé de la liberté se trouve donc dans l’agencement concret des moyens du maintien de l’ordre, dans la détermination pratique des conditions du déploiement efficace de la force. Le philosophe se trouve entraîné dans la réflexion sur les détails matériels des instruments du maintien de l’ordre. C’est ainsi que se tisse une continuité entre les premiers manuscrits généraux de 1789 sur la définition de la force publique et de sa place dans l’État et les différentes « règles » pour les forces armées élaborées par Sieyès en 1791.

9Paradoxe apparent : le législateur-philosophe, l’architecte des constitutions, l’homme à systèmes ne se borne pas aux questions générales et se mêle de « règles pour la conduite des gendarmes » (distinguant 19 degrés correspondants à des situations distinctes !) et même d’un minutieux « Règlement pour assurer l’action légale de la force publique dans Paris ». C’est là qu’intervient la réflexion de Sieyès sur les conditions concrètes d’efficacité de la violence d’État, et celle-ci réside dans les détails. Dans la variation infinie des visages possibles de la violence, il faut choisir ceux qui sont pertinents, techniquement et politiquement pourrait-on dire. C’est à cette sélection que s’emploie Sieyès dans ces deux manuscrits. Les « Règles pour la conduite des gendarmes » semblent logiquement constituer le premier d’entre eux et se présentent comme une sorte de grammaire des gestes, un exposé des conduites possibles pour les membres de la force publique confrontés à une autre force, individuelle ou collective. C’est un texte théorique, dans les différents états duquel Sieyès dégage toute une gamme de situations et, pour chacune, une attitude à tenir. Le flou semble régner sur sa destination pratique : « gendarmes en fonction ou pour les gardes nationales ». À l’inverse, le « Règlement pour assurer l’action légale de la force publique dans Paris » semble un projet plus abouti : l’exemplaire conservé est soigneusement manuscrit (mais pas de la main de Sieyès). Le texte est cependant bien de l’abbé, comme l’indiquent les annotations de Sieyès et surtout la parenté manifeste avec les « Règles pour la conduite », dont maintes dispositions sont reprises à la lettre. Le « Règlement » pour Paris semble une tentative d’application pratique des principes dégagés dans les « Règles pour la conduite des gendarmes ». Le contexte de rédaction précis reste à élucider : Sieyès y a-t-il travaillé dans le cadre de son mandat dans la municipalité de Paris ? Sur quels obstacles a-t-il achoppé ? Toujours est-il que le texte cristallise la pensée sieyèsienne du maintien de l’ordre.

10Il s’agit toujours d’éviter l’arbitraire et l’insuffisance : « si ces moyens étaient laissés à l’arbitraire, ou s’ils étaient insuffisants, la liberté civile et publique ne serait pas assurée » (« Règles »). La formulation de règles précises constitue pour Sieyès la parade contre l’arbitraire. Pour pallier le risque d’insuffisance, l’incapacité de la force publique à faire face à une force qui lui serait éventuellement supérieure, Sieyès propose une gradation dans le déploiement de la force publique, suffisamment étendue pour pouvoir faire face aux situations les plus variées et les plus graves. C’est pour répondre au double impératif de l’arbitraire et de l’efficacité physique que Sieyès a choisi d’exposer des moyens « proportionnés à la nature et à la gravité des obstacles ». D’où une présentation qui combine le degré de l’opposition rencontrée, la qualité et le nombre des assaillants, les circonstances enfin. Sieyès retient ainsi un nombre relativement limité de combinaisons – 19, néanmoins ! – correspondant chacune à une situation type. À l’officier responsable de trouver celle qui s’applique à l’opposition qu’il rencontre pour appliquer ensuite mécaniquement les moyens appropriés. De la profusion du réel de l’émeute et de la violence, Sieyès a retenu des critères simples, pour faciliter le repérage de la situation et la prise de décision par l’officier. Il y a une sémantique du désordre à laquelle le responsable de la force publique doit être attentif et qu’il doit analyser par ses différents sens : la vue, sens policier par excellence, mais aussi l’ouïe. Sieyès établit toute une gradation selon ce que disent les opposants : injures légères, injures graves, mais aussi « questions importunes », « bavardage insignifiant », menaces vaines enfin. Mais cela permet aussi a posteriori, en cas d’échec, imputable dans cette optique à une erreur d’appréciation ou au déchaînement arbitraire de la violence de la part des soldats, de déterminer plus aisément les responsabilités au sein des forces de l’ordre d’après les rapports sur l’événement : en cas de fusillade ou de débordement de l’émeute, les enquêteurs pourront, de l’écheveau des faits, dégager les signes clairs et distinctifs – injures ou passage en force, hommes armés ou non, organisés ou non – que l’officier aurait dû correctement percevoir pour agir en conséquence. Le maintien de l’ordre est ainsi fondé sur l’analyse puis la combinaison de ces critères, sur ce qu’on peut appeler un calcul. Le caractère mécanique des imputations et de la réaction appropriée permettra de limiter pour Sieyès la débandade comme la « bavure », en bornant strictement la manœuvre des forces de l’ordre à une série limitée d’opérations. Le prévoyant Sieyès a également pris en compte le caractère dynamique de la violence comme de son endiguement : l’échelle des situations dégagées n’est pas statique, mais reflète aussi le souci de répondre adéquatement à l’évolution de l’opposition, et même d’anticiper le déchaînement de la violence.

11Il y a d’ailleurs là, dans la gamme des moyens jugés appropriés et leur gradation, une première psychologie des foules. Chaque opération est destinée à désamorcer la violence adverse, – puis de la réitération de l’ordre « on ne passe pas » jusqu’au « je vous arrête, au nom de la loi », en passant par le barrage. Tirer sur les opposants reste l’option ultime, venant lorsque le poste ou le soldat est effectivement agressé physiquement : Sieyès prend soin de distinguer la situation où l’opposant « veut forcer » de celle où « il force ». Toute cette gradation, cette multiplication des possibles, vise à repousser jusqu’au dernier moment le déploiement maximal de la force publique, c’est-à-dire la fusillade. La décision de tirer est particulièrement grave. Sieyès n’envisage pas l’emploi d’armes ou de parties d’armes (crosses, plat du sabre, gourdins ou matraques) non létales, mais il est bien conscient de la gravité du geste : tirer sur l’opposant est le déploiement nu et absolu du pouvoir de donner la mort d’une manière légitime. En langage sieyèsien, c’est l’atteinte la plus absolue à la liberté de la part du pouvoir exécutif, retirant toute liberté à l’individu. C’est pourquoi la détermination de règles qui la rendent légitime fait l’objet d’un luxe de précautions de la part de Sieyès. Son recours n’est finalement autorisé que dans la confrontation physique effective, et ce quelle que soit la nature des moyens employés par l’opposition contre la force publique (de la pierre à l’arme à feu) ou la qualité des assaillants : la force publique doit toujours l’emporter in fine et ne peut donc se priver d’aucun moyen pour cela. On voit que la conception de la violence d’État de Sieyès, même en codifiant strictement le recours ultime à la fusillade, ménage pour l’État un espace où, directement agressé, celui-ci peut donner la mort de façon légitime. Il y a une conception spécifique de ce que peut être l’exercice légitime de la violence dans un État libre, qui s’éloigne par exemple du mouvement de désarmement de la police londonienne. L’existence, dans les dernières décennies de l’Ancien Régime, de protocoles d’intervention comme de techniques de riposte graduée au sein des forces de l’ordre est aujourd’hui discutée par les historiens de la police10. Quoi qu’il en soit, la mise au point de telles précautions se pose avec plus d’acuité dans un régime respectueux des droits de l’homme que sous l’Ancien Régime. Il revient à Sieyès d’avoir ainsi tenté d’inscrire les principes de 1789 dans les pratiques les plus concrètes des forces de l’ordre.

12Peut-on dégager une pensée du maintien de l’ordre sieyèsienne, cohérente et originale ? On a tenté de montrer la continuité logique entre les grands textes sur les pouvoirs publics, eux-mêmes liés à la réflexion de Sieyès sur la Constitution, et les détails des « Règles » et du « Règlement »11. Il s’agit de fonder un exercice légitime et efficace de la « force publique », notion dont Sieyès semble l’inventeur. En subsumant sous cette catégorie générale tous les corps armés détenteurs d’une parcelle de la violence légitime et en leur assignant comme fin unique la liberté, l’abbé met fin à la confusion funeste et liberticide qui régnait en France et qui permettait d’employer les armées et les milices au maintien de l’ordre comme à la guerre. Sieyès institue ainsi la division moderne entre la force intérieure d’exécution chargée de l’ordre intérieur et l’armée qui ne sert qu’à la guerre. Le partage sieyèsien, motivé politiquement, ouvre la voie à une réflexion sur les spécificités du maintien de l’ordre intérieur, de ses méthodes comme de ses praticiens, et à l’émergence de la police moderne.