1Si les projets constitutionnels de Sieyès font l’objet, à juste titre, d’études importantes et approfondies, nous ne pouvons que souligner le déséquilibre avec les études portant sur l’action politique proprement dite du personnage.

2Cette constatation n’est certes pas nouvelle ; elle était déjà constitutive de l’image très brouillée, très paradoxale, du personnage à son époque. Avant Brumaire, il y a de nombreuses attaques portées contre Sieyès, qui mettent en cause le « grand métaphysicien »1. Épithète péjorative à l’époque où la doctrine officielle de la République, largement distribuée dans les courants politiques, est plutôt le sensualisme condillacien. C’est encore une figure énigmatique et sentencieuse qui délivrerait parcimonieusement quelques sentences creuses, une sorte de nouvel avatar du Janus bifrons, une face publique auréolée de son passé de théoricien du gouvernement représentatif, une face obscure tissant une toile complexe, avec pour seule finalité la satisfaction d’une vanité démesurée. Ainsi apparaît-il dans les Mémoires de deux personnages qui, s’ils furent ses collègues au Directoire, ne furent certainement pas ses amis : Barras et Gohier2.

3Pour satisfaire à une curiosité bien légitime, concernant l’action publique d’un acteur dont l’analyse du rôle théorique n’est plus à faire, nous nous portons bien naturellement vers les fonds privés, et notamment vers la correspondance.

4Or, en envisageant l’ensemble de ces fonds, le déséquilibre initialement constaté n’existe pas. Sur seize cartons survolés, cinq portent sur la période 1797-1799, période pendant laquelle Sieyès exerce des fonctions publiques, ce qui n’est pas du tout négligeable3.

5Nous avions souhaité initialement rendre compte de l’ensemble de cette période, en mettant l’accent sur les rapports de Sieyès avec l’Italie, sans toutefois perdre de vue la cohérence d’une vision de la refonte des équilibres européens, qui est naturellement la grande question de ce temps. Mais les difficultés4 et surtout le manque de temps nous ont amené à recentrer le propos sur la seule période où Sieyès était directeur.

6Il faut encore souligner une question de méthode. L’analyse historique ne peut plus aujourd’hui se faire selon les critères de la traditionnelle histoire des idées ; or, les restrictions actuelles d’accès aux Archives nationales, quand il s’agit de fonds privés, nous ramènent aux limites de l’exégèse ou de la compilation.

7Il restait donc la phase hautement paradoxale où Sieyès fut membre du Directoire exécutif de la République, du 27 floréal an VII, date où le tirage au sort le désigne pour remplacer Reubell, jusqu’à la fin de l’année 1799 (le mois de frimaire an VIII), même si ses fonctions de directeur arrivent à leur terme avec sa démission volontaire, le 19 brumaire an VIII (10 novembre 1799). Position paradoxale, comme on le sait, puisque Sieyès occupe les plus hautes fonctions dans un régime dont il dénonce les faiblesses constitutionnelles. Il avait montré davantage de cohérence en l’an IV, le 31 octobre 1795, lorsque, désigné pour exercer les mêmes fonctions, il y avait renoncé volontairement. Nombre d’historiens expliquent ce revirement par sa détermination à détruire l’édifice constitutionnel de l’an III ; démarche téléologique, sur laquelle je reviendrai en conclusion, qui consiste à rabattre l’advenu sur les advenants.

8Pourquoi la question italienne ? Officiellement, ce n’est pas le nom de Sieyès que l’on rattache le plus immédiatement à celle-ci. Or, j’avais été frappé, lors du premier inventaire de la correspondance de Sieyès en 1799, par l’importance des lettres relatives à la péninsule italienne.

9Cette importance ne fait qu’enregistrer, après tout, la réalité du monde comme il va : l’année 1799 est une année cruciale pour le destin politique de l’Italie. Jacques Godechot souligne qu’en mars 1799, le projet d’union de l’Italie par convergence (souveraineté unique ou lien fédéral) des diverses républiques sœurs qui couvrent l’ensemble de la Péninsule n’a jamais été aussi près de se réaliser. Et puis la situation se renverse tout aussi brutalement au printemps, avec une signification politique non moins fondamentale :

L’Italie fut, de tous les pays occupés par l’armée française, celui qui accueillit les idées révolutionnaires avec le plus d’enthousiasme, le plus de passion, mais celui, aussi, où les insurrections furent les plus nombreuses et les plus violentes. […] C’est la première fois que […] sont organisées contre la France [des insurrections] au nom des principes mêmes de la Révolution française5.

10S’appuyant sur ces insurrections, les troupes de la Seconde Coalition détruisent les fragiles républiques italiennes ; les patriotes qui ont pu échapper à la répression se retrouvent en France. On trouve dans les papiers de Sieyès les lettres de certaines des figures les plus marquantes de ce courant patriotique, mais aussi de leurs adversaires, écho des vives controverses qui traversent alors l’espace public.

11Et – c’est un autre paradoxe à relever – les alliés quasi naturels de ces « patriotes » sont, en France, les néo-jacobins qui deviennent, au cours de l’été 1799, les adversaires les plus résolus du directeur Sieyès. Quelle est donc la nature des demandes très pressantes adressées par les patriotes et leurs alliés à Sieyès, et quelles réponses ce dernier est-il disposé à leur apporter, compte tenu du contexte particulièrement tendu ?

12De quelle marge de manœuvre peut disposer le directeur, enfin ? Contrairement à la propagande ultérieure d’un exécutif abaissé ou humilié, force est de constater, en parcourant cette fois l’ensemble de la correspondance que Sieyès, à son poste, a touché un peu à tous les domaines ; les affaires les plus présentes étant toutefois la diplomatie, la police et les finances.

13L’équilibre politique interne du Directoire, après le 30 prairial, impose une répartition des tâches entre les directeurs assez sensiblement différente de ce qu’elle était sous le Second Directoire. Les directeurs se répartissaient les circonscriptions du territoire national, pour le contrôle des administrations locales, la préparation des élections, etc. Ils avaient également des « domaines réservés » qui recoupaient les compétences ministérielles. Sieyès, ne pouvant être vraiment assuré de la confiance que du seul Roger-Ducos, personnalité assez effacée au demeurant, doit superviser un grand nombre de domaines d’intervention. Pour la diplomatie, toutefois, il peut trouver un appui efficace chez Talleyrand, qui continue à diriger les affaires de façon occulte, par l’intermédiaire de Reinhard.

14Le versant italien est illustré par douze correspondances. Nous avons retenu ici les correspondances concernant ce qu’il est convenu d’appeler la question italienne : bilan de l’échec du « Triennio » et perspectives immédiates sur les propositions politiques pour reprendre la main face à l’offensive des armées de la Seconde Coalition.

15Sur les douze correspondants, les patriotes italiens et leurs alliés français se taillent la part du lion. Pour les Italiens, le Napolitain Nicola Celentani, qui fut ministre plénipotentiaire de la République napolitaine auprès de la République cisalpine ; le Piémontais Giuseppe Cavalli, représentant à Paris du groupe opposé à l’annexion du Piémont par la France6, et catalogué comme « anarchiste » par les autorités. Les Français sont Marc-Antoine Jullien, l’ancien adjoint du général Championnet et ancien secrétaire du gouvernement de la République napolitaine ; le chargé d’affaires Joseph Mengaud, un cousin de l’ancien directeur Reubell, qui s’était retourné contre ce dernier à la suite de démêlés avec le beau-frère de Reubell, Rapinai ; le commissaire du pouvoir exécutif auprès de l’administration départementale des Alpes-Maritimes, Massa, et deux publicistes importants de l’époque, Jean-Baptiste Salaville, qui avait été secrétaire de Mirabeau, et Édouard Lefebvre.

16D’un autre côté, on trouve des mémoires auto-justificatifs des personnalités dénoncées par les patriotes, l’ancien ministre de la Guerre Schérer, et l’ancien commissaire civil du Directoire auprès de la République cisalpine, Trouvé.

17Il y a enfin les correspondances plus difficiles à identifier, de personnages proches de Sieyès ou de sa famille, exerçant des fonctions officielles, à un titre ou à un autre, en Italie : Gruet, Couturier et Augier.

18Il est possible de regrouper les thèmes développés par ces correspondants en quatre ensembles : l’information sur les événements, la dénonciation des responsabilités dans l’échec de l’expérience italienne du Directoire, la prospective sur les solutions pour relancer l’action républicaine dans la Péninsule, les indications sur l’implication personnelle dans les affaires italiennes.

19Au terme de l’analyse, nous nous interrogerons sur la non-réponse opposée par Sieyès aux sollicitations de ses principaux correspondants.

analyse de la correspondance

Les informations

20Nous passerons assez rapidement sur l’aspect proprement événementiel, que l’on trouve dans les deux mémoires de Mengaud et Jullien.

21Joseph Mengaud analyse longuement les derniers moments de la République cisalpine, et notamment la mise sous tutelle de celle-ci par les commissaires civils. La correspondance est datée de Gênes, le 15 prairial an VII, au tout début donc de la prise de fonctions de Sieyès. Mengaud fait part d’un récit intitulé « Tableau des événements politiques… », dont il reprendra les éléments au cours de l’été pour composer son propre mémoire accusateur contre le Directoire.

22Il oppose la « scène enchantée de la liberté et de la félicité italiques sous la tutelle française : les patriotes français et italiens s’étaient tellement unis et incorporés que les deux Nations n’en formaient désormais qu’une seule, et l’on entendait retentir dans toutes les bouches cette maxime consolante, que tous les hommes libres ont la même patrie », à la situation dégradée qui a précédé l’effondrement : « Les patriotes sont persécutés, on les accuse d’anarchie parce qu’ils veulent maintenir l’ordre, d’immoralité parce qu’ils s’opposent au vol, de haine contre la France parce qu’ils détestent quelques dilapidateurs qui laissent l’armée en proie aux besoins… Il faut détruire la Constitution parce qu’elle donne aux Législateurs les moyens d’arrêter ces désordres ; et la remplacer par une autre constitution qui ne laisse au Législatif que l’approbation passive des actes du gouvernement, et qui foule au pied le droit de penser, de parler et d’écrire. »

23Cette situation politique dégradée a provoqué l’affaissement du système défensif :

Les hommes vertueux qui commandent l’armée triomphante, combattent un système qui menace de détruire, et l’indépendance de l’Italie et la gloire du nom français… à force d’intrigues et de calomnies, de rapports mensongers, ils sont éloignés de l’Italie. On soudoie des hommes pour envoyer au gouvernement français des rapports qui travestissent la réalité, on viole le secret de la correspondance.

L’armée, plongée dans la disette et le mécontentement, se vit impérieusement forcée d’employer des moyens moins fraternels pour subvenir à ses besoins. L’amour du peuple pour les Français disparut, ou s’affaiblit. L’opinion qui avait favorisé les victoires des Français, se déclare pour leurs ennemis lorsque la guerre recommence7.

24Marc-Antoine Jullien écrit également de Gênes, un mois plus tard, le 21 messidor an VII8. Il confirme les informations données par Mengaud :

[…] la Cisalpine est entièrement envahie. Les magistrats qu’avaient placés Rivaud et Trouvé sont conservés en partie par les Autrichiens, qui arrêtent et déportent à Venise les patriotes que nous avions proscrits comme anarchistes.

25Nicola Celentani avait envoyé des nouvelles de Naples, qui respiraient encore l’espoir, le 10 prairial an VII (29 mai 1799). Lui aussi se trouve à Gênes (« comme je me trouve dans ce moment à Gênes par suite des événements de la guerre, ayant dû quitter Milan… ») :

[…] le départ de l’armée française de Naples a donné lieu à l’énergie napolitaine de se manifester tout entière. Le peuple et le gouvernement laissés à leurs seules ressources, et qui étaient également compromis pour la cause de la liberté, n’ont pas voulu s’exposer à être la proie ou des Anglais, ou de la cour de Palerme, revenant triomphante, et il y a eu une imposante réunion de forces et de volontés pour se préparer à affermir la République.

26Optimisme que la suite des événements allait se charger de démentir cruellement.

Les dénonciations

27La finalité des correspondances est également un réquisitoire contre la politique menée par le Directoire et ses agents locaux. Le contexte est celui des lendemains des journées des 29 et 30 prairial de l’an VII (19-20 juin 1799) : les directeurs renversés et plusieurs ministres, dont Schérer, s’attendent à être arrêtés d’un moment à l’autre. De toute la France, des adresses de félicitations parviennent au Corps législatif pour le féliciter d’avoir épuré l’exécutif, et pour l’inciter à instruire le procès des « traîtres et des dilapidateurs »9. Ces adresses émanent principalement des groupes politiques qui s’inscrivent dans la continuité des clubs jacobins ; mais elles sont également le fait de particuliers, comme c’est le cas pour les textes retrouvés dans les papiers de Sieyès. Ils montrent à quel point les affaires intérieures à la France, la crise de prairial et la recherche d’une issue démocratique, sont liées à l’évolution interne des républiques-sœurs. On peut l’interpréter de plusieurs manières, parfois totalement contradictoires : conséquence de l’ingérence de la République française dans les affaires des pays voisins qu’elle a vassalisés, ou bien désir des patriotes locaux de secouer la tutelle du Directoire, pour explorer les voies d’une confédération plus respectueuse des souverainetés particulières10.

28Pour Joseph Mengaud, les désastres s’enchaînent avec le coup d’État opéré par l’agent du Directoire en République cisalpine :

La chaîne des malheurs a commencé avec la réforme opérée par Trouvé. Cette réforme touchait les dépenses et l’économie publique ; diminution du nombre des départements, des fonctionnaires publics, des bureaux. Dans la nuit du 13 fructidor (an VI), Trouvé convoque à sa résidence la minorité des membres des deux conseils, et fait exclure les autres. Ainsi s’élabore dans le secret une nouvelle constitution. Vingt-deux députés qui désapprouvaient le coup de force sortirent de l’assemblée.

La liberté de la presse fut détruite. On ferma les cercles, on étouffa tous les moyens d’instruction, on proscrivit comme anarchiques et contre-révolutionnaires les discussions raisonnables des vrais philanthropes.

29La nomination de Schérer au commandement de l’armée d’Italie scelle le désastre :

L’armée, accoutumée à marcher à une victoire assurée sur les traces de Bonaparte, et à renverser les nombreuses phalanges de l’Autriche, ne voit plus dès lors dans son général qu’un vieux tacticien, un homme inepte ou perfide. La défiance est semée dans tous les rangs, le mécontentement s’empare de toutes les armes.

30C’est une suite de défaites, où la trahison le dispute à l’incompétence. L’interprétation des revers militaires de 1799 est identique à celle qui avait prévalu dans l’été 1792 : trahison de l’exécutif, ineptie du commandement qui refuse de mener la guerre révolutionnaire. Au cours des journées des 15 et 16 germinal, 15 000 patriotes venus de tous les départements de la Cisalpine, réclament des armes à Milan.

31Le Directoire repousse ces demandes, et refuse d’armer les patriotes11.

32Marc-Antoine Jullien rend compte de la chute de la République romaine, dans des termes voisins :

La triste république romaine est un squelette décharné, grâce au tyran Bertholio, dont la conduite surpasse tout ce qu’il est possible d’imaginer ; il n’y a plus par ses soins ni pain, ni or, ni aucune énergie, ni esprit public. C’est un système chez lui de gouverner par l’arbitraire et la terreur, par les arrestations et les baïonnettes, par une police à la Sartine. Il a supprimé les journaux et les correspondants pour assurer le silence de ceux qui lui déplaisent ; ceux qui lui parlent avec franchise sont jetés au château Saint-Ange ou exportés… Entre Rome et Florence, les routes ne sont pas plus libres, des insurrections organisées les couvrent de tous côtés. Trois causes ont créé ces insurrections ; les agents français ont multiplié les impositions et exactions ; l’armée a pillé ou a refusé obstinément d’armer les patriotes, c’est-à-dire les amis des Français ; nous avons nous-mêmes travaillé pour les Autrichiens12.

33Les patriotes italiens tiennent un discours identique : le renversement du Second Directoire ne les contraint plus à de prudentes réserves, et libère la parole. Pour le Piémontais Cavalli :

Le système incertain et incohérent qu’on a suivi en Italie jusqu’à l’invasion des Austro-Russes a été une des causes principales des revers que l’armée française a soufferts et des maux dont l’Italie fut la victime… L’expulsion des rois ne fut pour l’Italie que le signal du pillage et des concussions de toute espèce… on ôta toute la force physique et morale à ces petits États qu’on avait isolés et désarmés, et qui furent rendus incapables de résister un seul moment aux barbares du nord…13

34L’analyse est semblable pour le Napolitain Celentani :

Citoyen Directeur, je le dis avec douleur, mais avec vérité, il y a eu le rapprochement le plus frappant et le plus affligeant pour les républicains entre les dilapidations de l’ancienne Cour, qui avait emporté l’argent des citoyens, celui des caisses publiques, et même des églises, et les dilapidations de beaucoup de ceux qui ont présidé à l’organisation du nouveau régime, qu’on devait rendre aimable pour faire détester le système détruit.

On empruntait toujours avec arrogance le nom de la république française, et on employait cette menace banale ; si vous refusez à nos demandes, vous montrerez trop ouvertement votre ingratitude pour la nation généreuse qui vous a donné la liberté.

Je n’entrerai pas ici dans le détail de toutes les demandes extravagantes et inouïes qui ont été faites successivement, et qui n’aboutissaient à rien moins qu’à laisser le gouvernement sans un seul sou pour subvenir à ses propres dépenses. Car à mesure qu’il entrait la moindre somme dans le trésor public, les agents français se l’appropriaient aussitôt, et de tant d’exactions, il ne revenait rien au profit de la France, ni de l’armée, dont la solde a été toujours arriérée, et l’est encore… Alors on a présenté les membres du gouvernement, et les patriotes napolitains comme rebelles à la République Française pour laquelle ils avaient tant prodigué, et par une calomnie contradictoire, on les a présentés comme manquant d’énergie, et indignes de la liberté14.

35En contrepoint de ces pièces à charge se trouvent deux documents auto-justificatifs des responsables mis en cause par les correspondances précédentes : le général Schérer présente, le 19 prairial an VII (7 juin 1799), un « tableau exact et vrai des opérations militaires auxquelles [il a] présidé comme général ». Cet exposé se prolonge par un texte plus politique, le « Rapport au Directoire exécutif sur les événements survenus à l’armée d’Italie depuis le 20 ventôse jusqu’au 8 floréal de l’an VII ». Schérer défend le système des commissaires civils, vilipendés par les patriotes et les néo-jacobins. Pour lui, ce sont les militaires qui sont responsables des dilapidations :

[…] il existe à l’armée d’Italie, chez beaucoup d’individus de tout genre, une soif de richesses presque impossible à éteindre. On va à l’armée d’Italie pour s’enrichir, comme on allait autrefois aux Indes.

36C’est à la sévérité de ses principes et à sa volonté de faire cesser les dilapidations qu’il attribue l’indisposition de l’armée envers lui. Il met en garde contre les tableaux mensongers que l’on peut faire de l’opinion publique en Italie, tels qu’on les trouve dans la correspondance de Mengaud, par exemple :

Le Directoire serait dans une grande erreur s’il pensait que le peuple cisalpin aime le nouvel ordre de choses, je puis lui protester que les neuf dixièmes de ce peuple sont sans énergie ; en général accoutumés au joug des Autrichiens, ils appellent en secret l’ennemi et ils assassinent en traîtres à son approche tout ce qui est patriote ou français. Pour surcroît de mal, ce qui est patriote et énergique est exagéré15, et porte ses vues et ses vœux sur un agrandissement de territoire auquel ils s’attendaient si l’armée eût fait des conquêtes…

37Ces patriotes, également stigmatisés sous le nom de « parti anarchiste cisalpin », imputent les revers à Schérer et appellent Joubert pour le remplacer.

38L’ancien commissaire civil C. J. Trouvé envoie également un mémoire au Directoire exécutif, le 3 fructidor an VII (20 août 1799), « Quelques explications sur la république Cisalpine ». À cette date, le Conseil des Cinq-Cents a repoussé à une très faible majorité (217 voix contre 214) la mise en accusation des anciens directeurs, et de plusieurs ministres, dont Schérer, laquelle pouvait entraîner la peine capitale pour haute trahison. Il n’y aura donc pas de retour aux origines de la République, pas de réplique du procès de Louis XVI, pas de nouvelle proclamation de la « Patrie en danger ». Quant à Joubert, le successeur de Schérer, l’espoir des patriotes, il est mort à Novi le 15 août.

39Dans la correspondance sur l’Italie, Sieyès possède à la fois les arguments de l’accusation, et ceux de la défense. Partie prenante à un éventuel procès de l’exécutif, il participa au réquisitoire lorsque le Second Directoire était encore installé, avant que les gens de son parti ne repoussent de justesse l’inculpation lorsque cette dernière menaça leurs positions récemment acquises.

40La prospective, ou – pour hasarder un rapprochement avec d’autres situations historiques – Que faire ?

41Nous sommes placés là au cœur du problème, de l’une des contradictions majeures de Sieyès homme politique ; la difficulté de prendre une décision ferme, et de l’ériger en principe d’action. Plusieurs des correspondants du directeur réclament une initiative qui, selon eux, permettrait aux républicains de redresser la situation.

42Suivons la progression chronologique.

43Mengaud espère, le 15 prairial an VII (3 juin 1799), soit quelques jours avant le renversement du Second Directoire, que

tous les vrais amis de la Nation française, les républicains purs de l’Italie sont convaincus que le Gouvernement couronnera par sa justice et sa bonne foi les succès des armes de la Liberté. Ils attendent de lui qu’il assurera l’indépendance des républiques d’Italie et qu’il montrera enfin aux peuples de l’Europe que la France n’a pas oublié ces principes augustes qui l’ont rendue l’objet de l’amour des peuples, la terreur des tyrans comme l’admiration de l’Univers.

44La « révolution de prairial » opérée, l’objectif se précise. Pour Jullien, le 20 messidor an VII (8 juillet 1799) :

Il y a des remèdes à tant de maux, mais il ne faut pas hésiter. Proclamez la République italique, pendant que l’Italie est occupée par les barbares, et vous rendrez une patrie, de l’énergie, de la confiance et de l’espoir à tant de patriotes proscrits et fugitifs qui n’ont d’autre appui que les Français… proclamez-la… car les destinées de la France et de l’Italie sont indivisibles. Nous avons détruit et désorganisé tous les petits États, royaumes et duchés d’Italie. Nous n’avons plus qu’à les voir engloutis par la domination autrichienne ou réunis en faisceau pour former une République. Livrer l’Italie à l’Autriche par le fait, comme elle l’est, ou diplomatiquement par un traité, ce serait livrer aussi la France. Car l’Italie aussi fournira des soldats à l’ennemi que vous fortifierez ainsi, tandis que pour n’avoir pas voulu lui donner aucune consistance et aucune organisation politique ni militaire, nous n’en avons retiré aucun avantage… Proclamez la République italique, et vous offrez un mobile puissant à des hommes découragés et désespérés qui sauront désormais pour quel intérêt ils pourront prodiguer leur vie.

45Il revient à Cavalli de s’étonner du retard à prendre une décision aussi évidente, le 19 vendémiaire an VIII (11 octobre 1799) :

La nation française est convaincue de cette grande vérité que son existence et son bonheur sont étroitement liés à la Liberté et à l’Indépendance de l’Italie. Pourquoi retarder donc encore un acte que la Justice, la Liberté, l’Humanité réclament et que l’intérêt de la Nation Française exige ?… Si, en rentrant dans ce pays, on reproduit des gouvernements provisoires dans toutes ses fractions, si on expose de nouveau ces gouvernements au mépris des agents français, et si on leur ôte tous les moyens de faire le bien, l’Italie sera toujours retenue dans sa nullité, les Austro-Russes n’y rencontreront que peu d’ennemis à combattre, et la Nation entière sera exposée à de nouveaux malheurs…16

46L’impatience laisse place peu à peu au doute ; l’absence de toute décision sur l’Italie n’est-elle pas le signe, chez les dirigeants de la République française, d’une volonté de poursuivre l’ancien système dont le constat de faillite a pourtant été dressé ? Cavalli poursuit :

Il ne faut pas de grands arguments pour prouver que la crainte de créer une rivale à la France17 est une crainte chimérique et puérile.

Les anciennes Républiques étaient les rivales les unes des autres parce que la diversité des principes, la forme différente de gouvernement, l’aristocratie des gouvernants, la divergence des intérêts politiques et de commerce, l’esprit de domination enfin les ferait sortir de leur véritable caractère.
Mais, à présent que les véritables droits de l’Homme en société forment la base de tous les gouvernements républicains, qu’une forme de gouvernement représentatif est partout adoptée, que la nécessité de fixer des bornes aux territoires respectifs est reconnue, et la liberté de commerce respectée, les républiques ne peuvent plus rivaliser que d’amitié et de confiance, car leur intérêt commun est de se réunir contre les tyrans qui voudraient les détruire, et de serrer de plus en plus les nœuds de la fraternité qui les lient.

D’ailleurs, 32 millions d’hommes qui composent la République française auraient-ils à craindre la République italique qui, à une population presque de la moitié, ne réunit pas tous les autres avantages d’un peuple depuis longtemps réuni en une seule famille, belliqueux par habitude et fier de ses victoires ?

Il est vrai que, si la France établissait dans l’Italie plusieurs républiques, ou si, renonçant à ses limites naturelles, elle voulait réunir à ses États une portion de territoire subalpin, on pourrait prévoir des germes de discorde entre les Italiens et les Français car, dans le premier cas, les froissements continuels des diverses Républiques, la facilité avec laquelle les puissances confinantes pourraient les diviser entr’elles et en détacher une partie de leur dévouement à la France, amèneraient tôt ou tard la dissension et la guerre. Dans le second cas, de même, on peut prévoir que les Italiens, choques par l’occupation d’une partie de leur sol qui, quoique réuni à la France, ne cesserait pas d’être italien, saisiraient la première occasion, non pour passer les Alpes et porter la guerre en France, mais pour établir des limites plus naturelles et reconquérir leur domaine.

Hors de ces deux cas, il n’est pas possible de prévoir une source de guerre entre les deux Républiques, et l’établissement de la République italique telle qu’on la conçoit par sa dénomination, et par sa configuration géographique, est faite pour les prévenir tous les deux.

La seule rivalité qui s’établirait entre ces deux Nations, serait celle du progrès dans les sciences et dans les arts, du perfectionnement de l’esprit humain, et du grand art de gouverner les hommes. Rivalité qui tournerait au profit du genre humain et à la gloire et au bonheur réciproque de la France et de l’Italie…

47Cavalli cherche à assurer l’avenir, en soulignant une différence de nature dans les hésitations du gouvernement français quant au futur statut de la république voisine ; la volonté de puissance de l’ancien Directoire conquérant est devenue complexe de puissance envers la future Italie unifiée. Aussi, s’agit-il de rassurer d’abord, d’anticiper ensuite, en étant le plus précis possible sur les formes de cette proclamation de l’indépendance de la République italique :

1. un acte du Corps législatif provoqué par le Directoire exécutif, qui déclare les Italiens indépendants et libres de se donner la forme de gouvernement qu’ils jugent la plus convenable à leur bonheur » ;
2. la nomination par le Directoire exécutif d’une personne digne de la confiance des deux nations qui lui présente un plan d’organisation d’un Gouvernement italique provisoire, et qui suive ce gouvernement en Italie en qualité d’ambassadeur de la République française » ;
3. un décret du Directoire qui invite le général en chef de l’Armée d’Italie à reconnaître ce gouvernement et à le proclamer tel à tous les peuples de l’Italie ».

48Moment crucial, où les questions de forme (les unitaires l’emportent sur les fédéralistes) rejoignent les questions de fond (la construction d’une confédération européenne de républiques démocratiques18). Ces demandes relaient de multiples initiatives, toutes convergentes : les patriotes « unitaires », menés par Giovanni Fantoni et Carlo Salvador, qui ont rédigé à Grenoble Le Cri de l’Italie ; ce texte, ainsi que deux autres du même ordre, lu à la tribune du Conseil des Cinq-Cents par Pierre-Joseph Briot19 ; les adresses de Ugo Foscolo aux généraux Moreau et Championnet20 ; le mémoire des patriotes napolitains remis au Directoire exécutif par Marc-Antoine Jullien21. Mais cette demande est également appuyée par des publicistes.

49Jean-Baptiste Salaville22 écrit au même moment que Cavalli :

ne serait-il pas plus convenable à nos intérêts et à celui de ces peuples de ne former qu’un seul État de toute l’Italie, d’en établir le chef-lieu à Rome, et de lui donner le nom de République romaine ? La considération que nous aurions à craindre que cette république ne devînt trop puissante a sans doute guidé l’ancien Directoire lorsqu’il a morcelé l’Italie : mais si il y avait quelque chose à craindre pour nous après la réunion de toutes les parties de l’Italie en une seule république, je crois que ce serait qu’elle ne fût pas encore assez puissante, et que le caractère moral de ses peuples ne lui permît pas d’aspirer à l’indépendance23.

50Édouard Lefebvre, employé aux Relations extérieures, écrit un peu plus tard, le 10 frimaire an VIII (1^er décembre 1799). Ce texte passionnant mériterait une étude à lui seul24. Résumons-en les aspects principaux.

51À la question de savoir s’il faut de nouveau chasser l’empereur de l’Italie, beaucoup de gens en France répondent par la négative, car cette conquête a coûté très cher en argent et en hommes : nous devons abandonner l’Italie à l’impulsion de ses propres forces, et nous dépêcher de conclure pour notre liberté, sans nous embarrasser de celle des autres. Gageons que Lefebvre part de ce qui devait être l’opinion largement majoritaire dans le pays. Il va chercher à montrer que cette opinion commune est erronée, selon une argumentation qui part de la recherche de l’intérêt personnel. Pour lui, conclure la paix dans de telles conditions, ce ne serait qu’une trêve. Soit l’Autriche augmente sa puissance, et sa présence aux frontières de la France rend inévitable le recours à la guerre. Soit elle accepte de revenir aux bases du traité de Campo-Formio, et on ne peut éluder la question : quel système convient le mieux à la prospérité de ce pays et à notre intérêt personnel ?

Nous avons été chassés d’Italie, parce que nous y avions établi un système incohérent, décousu, qui déchiquetait l’Italie par morceaux, et la livrait nécessairement garrottée à ses anciens maîtres.

Ce fut à peu près alors que fut conçue l’idée de former autour de la France un cordon de républiques modelées toutes sur la nôtre, c’est-à-dire d’après les dimensions du système représentatif, idée neuve, libérale, hardie qui, liant d’un côté l’Helvétie à la Ligurie, et de l’autre à la Hollande, formait depuis la Baltique jusqu’à la Méditerranée, une ceinture d’États libres qui mettaient nos frontières à l’abri des entreprises du Nord. Mais cette belle conception, déshonorée bientôt par des formes d’exécutions sanglantes en Helvétie, périt tout à fait sous le génie mesquin qui ordonna dans le reste de l’Italie l’entrelacement des monarchies et des républiques.

52La Cisalpine n’est pas une république viable, car elle n’a pas reçu de frontières naturelles, « garanties nécessaires à un peuple libre » : pas de positions militaires, des fleuves souvent guéables, un sol plat et ouvert de tous côtés, « tout pour celui qui attaque, rien pour celui qui se défend ». Il n’y a que Mantoue.

53Il aurait fallu accorder à la Cisalpine des places fortes, de grands fleuves et la mer pour frontières. Elle devait servir de rempart contre l’Autriche au reste de l’Italie.

54Face à l’invasion de l’Italie en 1799, il y avait deux manières de reprendre la main : faire de l’Italie « un seul État libre », ou créer dans le nord une grande république réunissant la Lombardie, le Piémont, la Ligurie, le duché de Parme, les deux légations de Bologne et de Ferrare.

55Le Directoire caressa un moment l’idée de la république unifiée, mais il eut peur qu’elle ne devienne un jour « redoutable à la France ». Cette exécution est par ailleurs difficile en raison des différences de mœurs, de la variété des idiomes, des barrières naturelles.

56Pour ce qui est de l’établissement d’une grande république du Nord, 1799 était le moment propice puisque le « faux système d’équilibre » était contesté, puis renversé en France.

57Ce mémoire d’Édouard Lefebvre a été établi en deux exemplaires. Sur l’un de ceux-ci, Sieyès a écrit en marge : « mémoire très intéressant ».

58Lefebvre ne se prononce pas pour une république unitaire, mais pour un système intermédiaire de consolidation de la République cisalpine, avec un fédéralisme modéré qui lui semble plus adapté à la persistance des particularismes péninsulaires.

59La lettre de Gruet, employé au secrétariat de l’ordonnateur de marine à Toulon, le 1^er jour complémentaire de l’an VII25, se prononçait plus nettement pour un système fédéral : il présente des plans d’organisation pour l’Allemagne, l’Helvétie et l’Italie.

60Pour cette dernière, il propose un gouvernement fédératif, des provinces égales et équilibrées dirigées par un Sénat d’un ou deux députés, rassemblés dans un Sénat central, divisé en chambre de gouvernement et chambre législative, avec une armée française soldée par la République italienne.

61Le gouvernement représentatif est le meilleur, quand il est garanti par un bon système d élections. Mais il peut y avoir un gouvernement représentatif fédéral et un gouvernement représentatif unitaire. Ce dernier convient à un peuple qui passe de l’obéissance à un seul monarque à la liberté républicaine : il est plus nerveux, capable de meilleures ripostes dans le cas d’atteintes à ses intérêts et à ses frontières. Il convient mieux à la France, et il serait souhaitable qu’elle soit la seule à posséder ce type de gouvernement concentré et démocratique, toujours prête à venger les outrages faits aux républiques alliées. Ces dernières auraient un gouvernement fédéral, qui convient à plusieurs peuples qui passent de l’obéissance à des autorités aristocratiques disparates à la liberté républicaine, pour s’amalgamer en une seule nation. Ce gouvernement est moins fort pour résister promptement et pour conquérir ; il ne pourrait présenter un danger pour la France, car trop lent dans ses réactions offensives et défensives.

Les implications personnelles

62Il serait tentant de répondre que, si Sieyès ne prend pas position sur ces différentes demandes pressantes, c’est parce qu’il se sent moins concerné par la péninsule Italienne que par d’autres parties de l’Europe, et qu’il connaît mal les dossiers la concernant. Ce n’est pas le cas. Certaines correspondances évoquent une implication personnelle plus précise du directeur dans les affaires italiennes.

63Couturier, vice-consul de la République française à Naples, écrit de Gênes, le 3 messidor an VII (21 juin 1799)26. Il fait parvenir au directeur une lettre de son frère, consul à Naples. « Le consul Siéyès doit arriver à Gênes demain avec son épouse, et apporter des nouvelles de Florence », menacée par les « rebelles » d’Arezzo (le soulèvement contre-révolutionnaire des Viva Maria).

64Couturier ajoute une note plus particulière :

Tous les républicains d’Italie jouissent de votre nomination, Citoyen Directeur, parce que, disent-ils, celui-là, nous le connaissons ; il a pensé et écrit le bonheur des hommes ; il va le mettre en action, actuellement qu’il gouverne.

Vous le savez, Citoyen Directeur, tous les vrais républicains de Paris et de la France avaient les yeux sur vous, quand vous êtes parti pour Berlin : vous étiez leur espérance, vous êtes aujourd’hui leur consolation…

65Celentani, le Napolitain, évoque des conversations particulières, qui prouvent non seulement que Sieyès est très au fait des affaires italiennes, mais qu’il adhère au plan général des patriotes :

Il est juste en effet que le sang français ne coule pas seul pour la défense de l’Italie, et il est utile et politique d’associer les Italiens aux périls et à la gloire des Français pour les compromettre pour jamais avec l’Empereur, et pour leur rendre la liberté d’autant plus chère qu’ils auront prodigué leur vie en la défendant. Mais pour cela, il ne faut pas y comprimer l’énergie des patriotes italiens, et il faut même peut-être, dans le moment présent, leur offrir le puissant mobile de l’indépendance et de la confédération italique.

Permettez-moi de vous rappeler, Citoyen Directeur, que vous m’avez vous-même témoigné à Paris combien vous trouviez faux le système d’isoler, et de morceler de petites républiques destinées à servir de rempart à la République Française ; tandis que la vraie politique était de les rendre fortes, unies puisque leur force devait être tout entière au profit de la France, et que les intérêts de la mère et de ses filles étaient trop identifiés et confondus, pour que la première n’eût rien à craindre des autres.

Permettez-moi de vous rappeler aussi que vous m’aviez parlé d’un plan pour former une république en Italie, dont les limites avaient été déterminées par le bassin du Pô et qui, assez puissante pour se maintenir, ne l’était pas assez pour donner de l’ombrage aux autres États européens… Pourquoi vous cacherai-je, Citoyen Directeur, que l’espoir et les vœux des patriotes italiens, fatigués par une longue oppression étrangère, et par les malheurs de la guerre sont aujourd’hui d’avoir en vous un protecteur, un législateur, qui fixera les destinées longtemps précaires de l’Italie ?… Un jour, vous y viendrez jouir de votre courage, et de la reconnaissance de ceux qui déjà, vous regardent comme leur libérateur, et leur père.

66Ainsi, la demande des patriotes va-t-elle précisément vers Sieyès, pour qu’il devienne le législateur de la Nation italienne, dans ce moment que j’ai défini par ailleurs comme un « moment machiavélien ». D’autres, comme Ugo Foscolo, s’adresseront de préférence aux généraux, Moreau, ou Championnet. Mais tous attendent la venue d’un « nouveau Prince », qui sera plus un législateur qu’un conquérant.

67Or, Sieyès n’a pas répondu à la demande. Nous venons de voir que ce n’était pas de l’ignorance, ni du désintérêt. Pourquoi ce silence ?

hypothèses sur un silence

Les circonstances qui tiennent à la configuration des pouvoirs

68La demande des patriotes italiens est principalement relayée, au cours de l’été 1799, par les néo-jacobins, très actifs au Conseil des Cinq-Cents, et par la presse démocratique, comme Le Journal des hommes libres. Or, ce néo-jacobinisme est devenu l’adversaire principal de Sieyès et des révisionnistes. Accéder à la demande des patriotes, en laissant de côté la discussion sur les moyens, ce serait donner des gages aux néo-jacobins.

69Dans cette période de déstabilisation profonde, une période proprement révolutionnaire, les positionnements et repositionnements politiques sont parfois complexes, et l’historiographie pratique souvent le contresens ou le contournement.

70Sieyès arrive au pouvoir avec la réputation d’être le principal opposant du Directoire exécutif, alors qu’il est surtout le critique de la Constitution de 1795. Il est exact qu’au mois de juin 1799, son principal relais au Corps législatif, Boulay de la Meurthe, est singulièrement actif dans la mise au point du dispositif qui se termine par la démission forcée des trois directeurs lors des journées des 29 et 30 prairial. Les historiens soulignent que les trois personnalités les plus énergiques du régime, Rewbell, La Révellière et Merlin, étant placées hors jeu, la voie était libre pour la révision constitutionnelle planifiée par Sieyès et ses acolytes27.

71Les affaires italiennes, dans cette conjoncture, jouent contre les directeurs déchus et contre les ministres, dont le principal est Schérer, rendus responsables, par commissaires civils interposés, des défaites militaires et des dilapidations.

72Au cours de l’été, le front qui avait constitué la majorité de prairial se fissure : il apparaît bien vite à Sieyès que faire le procès des anciens directeurs et de leurs agents, pour trahison et dilapidation, c’est affaiblir l’exécutif tout entier, au profit d’un Corps législatif où les néo-jacobins gagnent sans cesse du terrain.

73Les deux grandes interventions publiques de Sieyès, ses discours du 26 messidor (anniversaire du 14 juillet) et du 9 thermidor (la Fête de la Liberté), sont essentiellement marquées par l’évolution intérieure, et notamment par la mise en garde contre la « nouvelle terreur ». De la question italienne, et de l’évolution de la situation extérieure en général, on ne trouve aucune trace.

74C’est au sein du Conseil des Cinq-Cents que sont formulées les analyses les plus intéressantes sur la situation intérieure et extérieure de la République à la fin du mois d’août. Briot accorde un rôle central à la question italienne, en se faisant l’écho de la revendication d’une République italique unifiée, et même plus précisément unitaire28.

75Manifestement, Sieyès a perdu la main au sein du Législatif. Il cherche à la récupérer sur le terrain.

L’épisode Joubert

76Au même moment, il se tourne vers le général Joubert, dont il espère faire l’exécutant docile de ses projets.

77Cet épisode est encore mal connu : le choix de Joubert tiendrait pour une part à sa docilité, et au fait qu’il ait largement fait ses preuves, en matière de coups d’État, tant à La Haye qu’à Milan. Cette présentation fait bon marché du positionnement politique autonome des acteurs militaires. Joubert, notamment, avait joué un rôle absolument central dans le plan de républicanisation de l’ensemble de la Péninsule, un an auparavant, en septembre 179829. Joubert partage avec Championnet un double prestige aux yeux de l’opinion démocrate : une association aux campagnes victorieuses dans la péninsule italienne, et le fait d’avoir été victime des commissaires du Directoire renversé. Nous avons vu que ce prestige reste intact chez les patriotes italiens correspondants de Sieyès. Cette dimension est loin d’être insignifiante dans le choix du jeune général.

78La petite histoire retient l’intervention de Talleyrand, et le « mariage Semonville », arrangé entre Joubert et la fille d’un diplomate, très proche conseiller de l’ancien ministre des Relations extérieures, à la veille du départ du général pour prendre le commandement de l’armée d’Italie. Certes… Mais, par-delà l’anecdote, Talleyrand avait-il un plan pour la recomposition politique de la Péninsule, dans l’hypothèse où le sort des armes aurait tourné à l’avantage des forces républicaines ?

79Dans la Correspondance de Napoléon, il y a cette lettre de Talleyrand, alors qu’il est encore ministre du Directoire, qui se prononce d’une façon un peu vague, pour des « États-Unis d’Italie », c’est-à-dire en fin de compte pour un modèle fédéral.

80L’examen de la correspondance de Sieyès, confrontée à la conjoncture politique qui l’amène à se méfier des unitaires, les remarques très positives apposées en marge du mémoire d’Édouard Lefebvre, nous conduisent à penser que la préférence du directeur allait vers une solution transitoire, qui serait une consolidation de la République cisalpine et la recherche d’une plus grande cohérence territoriale de cette dernière, dans un environnement péninsulaire qui resterait une marqueterie de petits États dominés par les forces politiques traditionnelles. Bref, davantage que la république fédérale de certains patriotes, c’est cette construction intermédiaire qui s’est imposée au lendemain de Marengo et qui avait alors la faveur des « modérés », des « réalistes » adversaires des « patriotes ».

81Joubert fauché à la bataille de Novi, le 15 août 1799, l’absence d’indications portant sur d’éventuelles instructions, nous ne pouvons guère dépasser ce niveau d’hypothèses. La troisième manifestation publique de Sieyès à cette époque, le discours prononcé lors de la commémoration du 18 fructidor, est d’un laconisme aussi désespérant que les deux autres :

[…] nous pleurons l’irréparable perte de ce jeune héros dont les talents et la vertu magnanime nous promettaient tant de victoires. Chaque jour arrivent à nous les horribles détails d’une contre-révolution qui vient d’éclater comme la foudre dans un pays renouvelé naguère par la liberté ; et nous voilà les contemporains d’une vengeance royale exercée contre les peuples qui veulent être libres30.

82Au-delà de la déploration des scènes sanglantes qui accompagnent la restauration de l’Ancien Régime, il n’y a rien pour reprendre l’initiative en Italie. C’est pourtant l’époque où le gouvernement français est sollicité avec insistance pour prendre une décision politique majeure en faveur de l’indépendance.

L’équilibre européen

83Il reste une dernière hypothèse, suscitée cette fois par le rapprochement éventuel de la pensée du directeur avec un autre publiciste, qui compte parmi ses proches, Charles Theremin31. Il n’y a pas lieu de faire l’analyse du trajet de ce diplomate prussien, collaborateur épisodique de La Décade, de laquelle il s’éloigna après le 18 fructidor, intermédiaire entre les intellectuels allemands et les salons parisiens. Il y a, chez ces intellectuels allemands, à l’image de Humboldt en visite en France à la même époque, une véritable mise en question des préceptes condillaciens largement hégémoniques.

84Theremin avait développé en l’an III un point de vue sur la guerre et la paix qui était assez original. La tonalité de la brochure était violemment anglophobe : l’Angleterre est « une nation insulaire féroce par caractère, et aimant le sang ». Par elle-même, ce n’est « qu’une petite île sans force intérieure, souvent envahie, habitée par un peuple peu nombreux ». Sa puissance ne vient que de l’abaissement et de la division du continent européen. Si le continent est en paix, l’Angleterre est en faillite ; si le continent est en guerre, l’Angleterre prospère.

85Or, le continent doit s’unir jusqu’à former un « corps politique européen », seule solution pour établir une situation pacifique plus ou moins permanente. Pour cela, l’Europe doit s’organiser autour de quelques grandes puissances : l’agrandissement d’une puissance continentale n’est pas préjudiciable à la paix du continent ; bien au contraire, elle en est la condition. La fréquence des guerres est inversement proportionnelle à la grandeur des États. Il y a plus de sujets de guerre entre vingt petits États qu’entre deux ou trois empires qui s’équilibrent.

86Comme il le montrera par la suite, en l’an IV, sa priorité est de remodeler l’espace allemand autour de deux ou trois pôles puissants, dont la Prusse et l’Autriche.

87Theremin réinvestit l’héritage du cosmopolitisme du xviii^e siècle dans le contexte d’un équilibre européen bouleversé par les guerres révolutionnaires. Il articule son projet autour des notions de territoire et de « caractère national », qui lui servent à caractériser la « puissance » apte à garantir la paix et la stabilité. Il dénie aux Anglais le caractère de « grande puissance », mais c’est une autre affaire. Retenons qu’il est assez étranger aux définitions de la nation comme « communauté de citoyens » qui ont porté le grand mouvement de « républicanisation » à l’époque directoriale. Ce qui est curieux, quand on sait la place centrale que cette notion occupe dans les écrits de Sieyès, au moins au début de la Révolution.

88Si, comme nous le pensons, Theremin est l’inspirateur de Sieyès, ce dernier cherche en Italie la puissance établie susceptible de garantir l’équilibre européen, et il ne la trouve pas. L’une des rares notes qu’il écrivit en marge des Mémoires sur l’Italie porte en réalité sur l’Allemagne :

La prépondérance dans l’Empire32 : le vain fantôme de l’Empire Romano-Germanico (sic) dont les papes se sont fait un jouet tour à tour et un pivot de leur puissance, doit tomber avec le « trirègne ». Un nouvel ordre de choses plus analogue aux circonstances et aux lumières de l’Europe doit succéder en Allemagne, où l’Empire ne doit plus être la propriété d’une seule maison, ni l’attribution d’une opinion religieuse. La paix de l’Europe est attachée à cette opération salutaire et sublime : la Prusse est la seule qui puisse exécuter cette idée digne d’un successeur du Grand Frédéric. Le moment en est le plus favorable…

89Il est essentiellement intéressé par la consolidation des puissances pivots, sur lesquelles pourrait s’appuyer la France pour construire un nouvel ordre européen. La République cisalpine restaurée pourrait-elle être l’une de ces puissances ? L’intérêt qu’il porte au mémoire de Lefebvre inclinerait à le penser. Mais, par ailleurs, la notion de « tri-règne » incline à voir l’Europe centrale, davantage que la péninsule italienne comme la colonne de l’équilibre continental, équilibre garanti par la Prusse, l’Autriche, et un pôle à consolider en Allemagne du Sud. Dans cette projection géo-politique, il ne saurait être question d’affaiblir l’Autriche, sauf à envisager de lui fournir des compensations vers l’Europe centrale, en échange de la reconnaissance d’une République cisalpine souveraine et neutre.

conclusion

90Cette brève analyse d’une petite partie des archives privées pose quelques problèmes historiographiques.

91Les études classiques sur Sieyès ont négligé cette dimension de sa pensée, et aussi de son action. Paul Bastid ne fait pas référence aux archives privées. La biographie de Jean-Denis Bredin, outre les nombreuses erreurs factuelles quelle renferme pour la période considérée, celle où Sieyès fut directeur, est décevante dans la mesure où elle néglige la dimension proprement intellectuelle du personnage (les réseaux, l’inscription dans les grands courants de pensée de son temps).

92À l’inverse, les études menées à partir du fonds Sieyès se sont plutôt polarisées sur cette dimension, que ce soit le système philosophique, ou la construction d’un édifice constitutionnel. Or, Sieyès fut aussi un praticien des relations internationales. La seule période qui retienne l’attention des historiens est celle du traité de La Haye, et l’interprétation de la position de Sieyès à cette époque est quelque peu réductrice. On en fait le chantre d’un intérêt national, d’une politique de puissance, sans relier ces prises de position aux spéculations sur l’ordre international, telles qu’on les trouve exposées chez un Theremin, par exemple.

93Quant à l’année 1799, elle est surdéterminée par l’épilogue de brumaire. Cette perspective téléologique est également réductrice : les quelques mois où Sieyès exerça le pouvoir exécutif (les seuls de sa carrière, cette remarque devrait pourtant en souligner tout l’intérêt) sont vus comme une période passive d’attente du sabre qui permettra de réaliser un dessein de révision constitutionnelle, posé comme un a priori intangible indifférent aux circonstances. C’est le déroulement inexorable de la grande « conspiration de brumaire ».

94Ces quelques aperçus laissent ouvertes beaucoup de questions, comme une invitation à se pencher sur ces documents encore peu exploités. Ils n’ont aucune prétention à l’exhaustivité.